Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1844

Chronique no 304
14 décembre 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 décembre 1844.


La session s’ouvrira dans quelques jours. Les députés arrivent. On se demande quelles seront les dispositions des chambres, comment elles jugeront la politique des derniers mois, quel sera le langage du cabinet, quelle sera l’attitude de la majorité.

On se rappelle ce que la majorité pensait du ministère à la fin de la dernière session. Le cabinet avait essuyé de graves échecs. Il s’était montré faible et indécis dans la question de l’enseignement secondaire et dans la discussion des chemins de fer. Il avait laissé échapper de ses mains la direction des intérêts moraux et matériels. Dans les questions politiques, il n’avait écarté les difficultés qu’en ajournant le débat. S’agissait-il du droit de visite, M. le ministre des affaires étrangères négociait. Si l’on parlait de Taïti, M. Guizot disait : C’est une question qui commence. Quant à la dotation, le ministère promettait d’en parler dans le Moniteur, pour s’éviter l’embarras d’en parler devant les chambres. Habile ou non, une pareille conduite n’honore pas un gouvernement. Elle fait douter de sa sincérité et de sa force. Aussi, vers les derniers jours de la session, en présence des nouvelles complications sorties de la question du Maroc et de l’affaire Pritchard, plusieurs membres influens du parti conservateur n’ont pas dissimulé leurs griefs contre la politique du 29 octobre. Entre eux et le ministère une scission a paru imminente.

Telles étaient les dispositions des chambres à l’égard du ministère il y a cinq mois. Sont-elles plus favorables aujourd’hui ? Nous ne le pensons pas. Les fautes nouvelles, plus grandes que les fautes passées, ont dû produire des mécontentemens plus vifs. Si les chambres ont repoussé le droit de visite, comment pourraient-elles approuver les concessions de notre diplomatie dans les affaires de Taïti et du Maroc. Si des conservateurs ont blâmé dès le début les entreprises de l’Océanie, comment pourraient-ils ne pas juger sévèrement une politique qui a dédaigné leurs avertissemens, et qui a si malheureusement justifié leurs prévisions ? Après le désaveu de M. du Petit-Thouars et le déplorable effet qu’il a produit, comment supportera-t-on le désaveu de M. d’Aubigny et l’indemnité de M. Pritchard ? Si les provocations de la tribune anglaise, si les paroles injurieuses de sir Robert Peel ont jeté dans le parlement français une émotion si vive, que sera-ce quand on jugera les actes dont ces paroles ont été suivies ? Enfin, si l’attitude prise par notre diplomatie dans les affaires du Maroc a irrité les chambres il y a cinq mois, si les communications que M. Guizot a faites à sir Robert Peel leur ont paru peu dignes et dangereuses, que penseront-elles du traité de Tanger et de la précipitation fatale qui a compromis les intérêts de la France ?

Nous le disons sans haine ni passion, sans vues hostiles, sans esprit d’opposition contre les hommes, la situation du ministère n’a peut-être jamais été plus faible qu’aujourd’hui, jamais sa politique n’a soulevé des reproches plus mérités. Est-ce à dire pour cela que la discussion de l’adresse va emporter le ministère ? Dieu nous garde de faire des prédictions. Nous connaissons les ressources du cabinet ; il a déjà montré plus d’une fois ce que peuvent l’éloquence et la dextérité parlementaire, unies à la ferme volonté de conserver le pouvoir. De plus, le ministère connaît sa situation ; il saura probablement garder dans son langage la mesure et la modestie qu’elle commande. Il cache aujourd’hui ses inquiétudes sous une apparence de fierté ; il est plein de confiance en lui-même, plein de mépris pour ses adversaires ; vous croiriez qu’il va rédiger des phrases pompeuses dans le discours du trône, et paraître en conquérant devant les chambres. Attendez-le à l’ouverture de la session, vous verrez qu’il changera d’attitude et de langage. En montrant de l’arrogance, le ministère blesserait le sentiment des chambres ; en montrant de l’humilité, il pourra désarmer des adversaires redoutables, dont l’intention est de combattre sa politique plutôt que ses intérêts, et qui croiraient inutile d’attaquer cette politique dès qu’elle se serait jugée elle-même en réclamant leur indulgence. La modestie devant les chambres a bien souvent réussi au ministère. Nous serions trompés si, dans les circonstances présentes, il renonçait à ce moyen de succès, devenu pour lui d’une nécessité plus impérieuse que jamais.

On a beaucoup parlé ces jours derniers d’un programme d’opposition contre le cabinet, on a parlé d’un plan de campagne concerté entre ses adversaires ; nous n’avons pas besoin de dire au public ce qu’il doit penser de ces révélations. Si des hommes graves, si des personnages politiques jugeaient convenable de s’entendre pour dresser leurs batteries contre le ministère, ils sauraient garder leur secret. Mais à quoi bon dresser des plans de campagne en ce moment ? pourquoi les adversaires du cabinet, qu’ils appartiennent au centre droit, au centre gauche ou à l’opposition constitutionnelle, iraient-ils perdre leur temps à rédiger aujourd’hui un programme pour le débat de l’adresse ? Avant de préparer des discours contre le ministère, il faut savoir ce qu’il dira. Pour méditer contre lui des argumens, il faut connaître les siens. Or, qui sait aujourd’hui ce que le ministère dira sur le droit de visite, sur Taïti, sur le Maroc, sur l’enseignement secondaire, sur la dotation ? Le ministère le sait-il bien lui-même ? Nous voyons au sein des chambres, et sur des bancs différens, des hommes que les fautes du cabinet ont réunis dans une opposition commune. Ces hommes n’ont pas besoin de concerter en ce moment leurs moyens d’attaque. Ils attendent que le ministère s’explique. Leur langage dépendra du sien.

Une chose toutefois mérite de fixer dès à présent l’attention des hommes qu’un même sentiment de dignité nationale réunit contre la politique du cabinet. Le premier acte de la session, et l’un des plus importans, sera la nomination du président de la chambre élective. Tout annonce que le ministère a fait son choix. Il soutiendra M. Sauzet. L’intérêt des diverses nuances de l’opposition parlementaire serait de placer en face du candidat ministériel un homme dont le caractère politique fût l’expression de leur pensée commune, et dont le choix pût être regardé comme une protestation modérée, mais ferme, contre la politique suivie depuis quatre ans. Cet homme, la voix publique le désigne, c’est M. Dupin. Tout le monde connaît les défauts de M. Dupin, il n’a jamais cherché à les dissimuler ; mais tout le monde aussi connaît ses qualités éminentes. On a vu son rôle à la chambre depuis qu’il a quitté le fauteuil de la présidence. On se rappelle le vote unanime qui a suivi son discours sur le droit de visite. Partisan sincère de la paix, M. Dupin a blâmé l’empressement irréfléchi du ministère pour l’alliance anglaise. Il veut une alliance fondée sur des intérêts sérieux, sur des besoins réciproques, utile aux deux peuples en unissant leurs forces dans des entreprises glorieuses, utile au monde en lui garantissant les bienfaits de la paix ; il ne veut pas l’alliance anglaise telle que l’ont imaginée pour leurs besoins particuliers M. Guizot et sir Robert Peel, c’est-à-dire un traité d’assurance mutuelle entre deux cabinets. On sait quelles sont les opinions de M. Dupin sur la question universitaire. C’est l’esprit gallican par excellence armé d’une puissante érudition, d’une verve inépuisable, et d’un impitoyable bon sens. Sur le droit de visite, sur l’alliance anglaise, sur la paix, sur la question de l’enseignement secondaire, M. Dupin représente fidèlement, dans la chambre des députés, les opinions constitutionnelles que la politique du ministère a froissées. Nous ne parlons pas des qualités rares qui distinguent M. Dupin comme président. Qui ne sait avec quelle netteté, quelle présence d’esprit, quelle impartialité et quelle vigueur M. Dupin a dirigé pendant plusieurs années les débats de la chambre ? Par tous ces motifs, nous croyons que l’opposition parlementaire ferait bien d’arrêter son choix sur l’honorable député. Ce serait inaugurer dignement la session. Cela vaudrait mieux qu’un programme, ou plutôt ce serait un programme d’une clarté évidente, et que tout le monde comprendrait. Nous savons que l’opposition constitutionnelle renferme d’autres candidats que M. Dupin. S’il suffisait, pour être nommé président de la chambre, d’être un orateur éminent, un chef de parti justement considéré, nous savons que M. Dupin trouverait dans l’opposition constitutionnelle des concurrens sérieux ; mais leur caractère politique ne répondrait pas à la situation. Ils n’auraient pas d’ailleurs la majorité, tandis que le choix de M. Dupin convient à plusieurs fractions de la chambre, et caractérise nettement la lutte qui va s’ouvrir contre le cabinet. Du reste, si nous sommes bien informés, le ministère a des amis clairvoyans qui lui conseillent en ce moment d’abandonner M. Sauzet, et d’enlever M. Dupin à l’opposition. M. Dupin se laisserait-il enlever ? C’est une question. Dans tous les cas, l’opposition parlementaire ferait bien, selon nous, de proclamer le plus tôt possible son candidat. Si le ministère le lui prend, qu’on sache au moins qu’elle a été volée.

On sait que tous les ans la discussion de l’adresse est terminée au Luxembourg avant d’être commencée au palais Bourbon. Il en sera probablement de même cette année. La chambre des pairs est donc appelée à ouvrir le débat. Cette circonstance mérite d’être remarquée. Depuis plusieurs années les discussions politiques de la chambre des pairs ont rarement exercé sur l’opinion l’influence qu’elles devraient avoir. D’où cela vient-il ? De ce que les hommes éminens du Luxembourg prennent rarement la parole, de ce qu’ils abdiquent volontiers leur rôle politique, de ce qu’ils abandonnent la tribune à des discoureurs médiocres dont les réflexions banales ont peu d’attrait pour le public. Généralement l’opposition n’est pas facile au Luxembourg ; elle est surtout très difficile, dit-on, pour certains hommes qui ont traversé les affaires et qui ont une grande situation dans le pays. L’auditoire n’est pas bienveillant pour eux ; il les écoute avec défiance ; il suspecte leurs intentions ; il les prend pour des ambitieux mécontens qui s’agitent dans le but de ressaisir le pouvoir qu’ils ont perdu. Aussi, pour ne pas soulever contre eux des préventions injustes, ces hommes gardent ordinairement le silence : résultat fâcheux pour tout le monde, pour le pays d’abord qui se voit privé des conseils de leur expérience, pour la chambre des pairs dont l’éclat diminue ; fâcheux enfin pour ceux-là même qui n’osent braver les inconvéniens attachés à la renommée politique, car leur silence, en se prolongeant, affaiblit l’autorité de leur nom, et les expose à l’oubli de leurs concitoyens. Les hommes dont nous parlons vont être soumis à une nouvelle épreuve ; espérons qu’ils prendront un parti plus conforme à leurs intérêts. La session qui va s’ouvrir offre à la chambre des pairs un rôle important ; espérons qu’elle l’acceptera dans toute son étendue.

Après avoir soutenu la discussion pendant plusieurs mois, la presse devient à son tour spectatrice. Après avoir commencé l’instruction du procès, elle va voir comment ce procès sera jugé par les chambres. La presse de l’opposition s’est-elle trompée ? Les journaux du ministère le lui ont dit souvent ; nous verrons si leurs reproches étaient fondés. Quant à la presse de l’opposition conservatrice, elle attend avec confiance la lumière que fera jaillir la discussion des chambres. Nous l’avons dit bien des fois, notre pensée n’a jamais été de nous réjouir des fautes du ministère, car ces fautes retombaient sur le pays. Si l’on nous avait prouvé la parfaite innocence du cabinet, nous aurions accepté cette démonstration avec empressement ; si donc les débats parlementaires viennent justifier la politique du 29 octobre, s’ils prouvent qu’elle a été prudente et digne, nous féliciterons la France et le ministère de cet heureux résultat.

Le ministère sera dans quelques jours entre les mains des chambres. Qu’elles l’examinent et qu’elles le pèsent ; qu’elles nous disent ce qu’il faut penser de sa diplomatie, de son influence parlementaire, de sa direction administrative, de son action au dedans et au dehors. Que le parti conservateur examine surtout la situation du pays ; qu’il considère les suites probables d’une dissolution faite par le cabinet, les dispositions des colléges, le mouvement de l’opinion. Que les conservateurs songent à l’avenir ; qu’ils arrêtent leur pensée sur une éventualité que la prudence humaine ordonne de prévoir. En réfléchissant attentivement sur toutes ces choses, les chambres trouveront la solution des difficultés qu’elles seules peuvent trancher.

Après les questions politiques, plusieurs objets importans viendront occuper la session. Dans la chambre des députés, une proposition sur le droit de timbre amènera la question du journalisme, si brûlante en ce moment. Les chemins de fer ranimeront les débats sur la loi de 1842. Le projet de l’enseignement secondaire, remis entre les mains de M. Thiers, fixera l’attention publique. On annonce une proposition d’enquête sur la condition des classes ouvrières. Nous verrions avec plaisir le gouvernement prendre l’initiative sur cette question. Un organe de l’extrême gauche déclarait dernièrement que le premier besoin des classes laborieuses est l’exercice des droits politiques ; d’un autre côté, des utopistes promettent aux ouvriers un nouvel ordre social, où ils goûteront les joies du paradis, sans leur promettre l’une ou l’autre de ces deux choses, le gouvernement pourrait cependant améliorer leur situation par des mesures administratives recommandées depuis long-temps par des esprits sérieux. Les classes ouvrières paraissent comprendre aujourd’hui leurs véritables besoins. Plus sages que ceux qui prétendent exercer sur elles une sorte de patronage humanitaire ou politique, elles se proclament amies de l’ordre, amies des lois, et sincèrement opposées à toute réforme qui aurait pour base le renversement de la famille ou de l’état. Elles savent aussi que tout progrès réel est l’œuvre du temps et qu’elles ne gagneraient rien à chercher l’adoucissement de leur sort dans la voie des bouleversemens politiques. Le gouvernement doit s’empresser de seconder ces dispositions favorables. Représentant des classes moyennes, il est de son devoir et de son honneur de protéger les intérêts populaires. La révolution de juillet ne doit pas laisser les classes laborieuses sous la tutelle des partis.

L’état de notre marine, l’emploi du matériel naval, la direction et la comptabilité des ports feront naître sans doute très prochainement de vives discussions. Aucun sujet n’est plus digne d’appeler l’attention des hommes qui étudient sérieusement les intérêts du pays. La France a témoigné assez hautement qu’elle voulait une marine puissante, capable de protéger son indépendance et de soutenir dignement l’honneur de son pavillon ; mais pour avoir une marine, il faut une administration maritime : or, on peut dire sans hyperbole que cette administration n’existe pas. Il y a un ministre de la marine et des colonies, il y a des bureaux, il y a des préfets maritimes dans les ports, il y a des directeurs dans les arsenaux ; mais ce qu’on appelle une administration, c’est-à-dire ce lien étroit qui unit toutes les parties d’un vaste ensemble, cet esprit d’ordre qui l’anime, ce contrôle qui en surveille tous les degrés, cette lumière qui pénètre partout, rien de tout cela n’existe à la marine. Sous les apparences d’une unité mensongère, il y a des élémens épars, indépendans les uns des autres, et qui ne se rattachent pas à un centre commun ; il y a des pouvoirs qui se nuisent réciproquement au lieu de se servir ; c’est un chaos où le désordre est partout et la lumière nulle part. Chose étrange ! chaque année, le ministre de la marine confie à de hauts fonctionnaires la mission d’inspecter le service des ports ; ces fonctionnaires, revenus à Paris, dénoncent au ministre les prodigieux abus dont ils ont été les témoins, et lui soumettent leurs plans de réforme : on trouve leurs idées excellentes, et l’on n’en parle plus. Éclairées par des scandales récens, les chambres, dans la session dernière, ont imposé à la marine le contrôle de la cour des comptes sur la comptabilité des matières. À quelle époque ce contrôle pourra-t-il fonctionner utilement ? Quand l’administration produira-t-elle des documens exacts, des justifications complètes, qui présentent fidèlement l’emploi des valeurs matérielles, cette immense partie de la fortune de l’état ? Nul ne le sait, et le ministre lui-même, malgré les engagemens qu’il a pris envers les chambres, ne paraît pas mettre à ce travail un grand empressement. Le département de la marine a besoin d’être stimulé par les chambres. C’est la tribune qui triomphera de son inertie et de son esprit de routine. Plusieurs députés connaissent parfaitement les causes qui perpétuent le désordre ; on peut supposer qu’ils regarderont comme un devoir de les révéler.

L’emprunt de deux cents millions a été adjugé à 84 fr. 75 cent. L’adjudication s’est faite à 1 fr.cent. au-dessus du cours de la veille, qui lui-même était en hausse sur les cours précédens. Cette opération est un succès pour M. Laplagne. Elle marquera dans les souvenirs de son ministère. Elle prouve qu’il a sagement fait de ne pas recourir au mode de souscription, conseillé par la chambre des députés. La résolution du ministre porte un caractère personnel qui fait honneur à sa pénétration comme à sa fermeté. Depuis l’emprunt, le cours de la rente a continué de recevoir une vive impulsion. Nous aimons à constater ce témoignage de la confiance publique. Cependant, ce n’est pas sans raison que cette ardeur qui pousse à la hausse depuis quelques semaines inspire des craintes à beaucoup d’esprits. On admire aujourd’hui la situation de la Bourse ; les capitaux abondent sur la place ; mais demain, les prêteurs de l’emprunt et les soumissionnaires des chemins de fer enlèveront des sommes immenses pour répondre à leurs engagemens. Pendant vingt mois, la Bourse aura à supporter le fardeau périodique de l’emprunt, et les compagnies de chemins de fer pèseront sur elle peut-être plus long-temps. Ne parle-t-on pas depuis plusieurs jours d’une compagnie qui présentera un capital de 400 millions ? Au milieu des appels de fonds qu’entraîneront des opérations si gigantesques, que de fluctuations dangereuses peut amener un engouement irréfléchi ? Sans compter les circonstances critiques dont nous sommes toujours menacés, et qu’il est impossible d’oublier quand il s’agit de la Bourse, c’est-à-dire d’un terrain où les moindres secousses, exagérées par l’intérêt ou par la peur, peuvent produire des catastrophes.

La situation politique de plusieurs pays étrangers mériterait en ce moment une étude approfondie. Les états du Nord sont travaillés par des mouvemens populaires. La Suède enfante sa constitution. En Pologne, on annonce la découverte d’une conspiration. Des arrestations nombreuses ont été faites. Le bras de la Russie inflige des tortures atroces à de malheureux prévenus, qui peut-être ne sont pas coupables. Ils expirent dans les supplices sans proférer une parole. Quand ils meurent avant d’avoir subi toute leur peine, on continue de sévir sur leurs cadavres, et les parens des victimes sont contraints d’assister à ces exécutions. C’est ainsi que l’empereur Nicolas étouffe les derniers cris de la nationalité polonaise. Voilà sa réponse à l’amendement sur la Pologne. La vue se repose de ces horreurs en contemplant l’aspect tranquille de l’Allemagne, et l’activité commerciale des divers états englobés dans l’union des douanes. Les jésuites, admis à Lucerne, y ont provoqué des troubles graves. Cela ne surprendra personne. Le sang a coulé dans la lutte. La tranquillité est rétablie en ce moment, mais la nature du débat et le caractère des hommes qui l’ont soulevé laissent pour l’avenir de sérieuses inquiétudes. L’Angleterre et l’Irlande ont aussi leurs questions religieuses. Les évêques catholiques d’Irlande viennent de prendre une résolution importante. Plusieurs d’entre eux ont accepté les fonctions de commissaires du bill des donations. L’objet de ce bill, voté dans la dernière session, est de rétablir le droit de propriété de main-morte au profit du clergé catholique d’Irlande. On sait qu’en Irlande le clergé catholique n’est point salarié par l’état. Il reçoit les contributions volontaires du peuple. Cette situation le met nécessairement à la merci des masses, et en fait un instrument d’opposition permanente contre le pouvoir. Offrir au clergé catholique une existence indépendante, c’était le moyen de détruire l’élément le plus puissant de désunion entre l’Angleterre et l’Irlande. Plusieurs évêques ont donc accepté cette propriété de main-morte, qui doit les dispenser de recourir aux contributions volontaires ; mais les ultrà-catholiques fulminent ; ils crient à la trahison ; ils déclarent que l’église d’Irlande est asservie, et que son unité est rompue. Une opposition violente éclate dans tous les rangs de la population catholique, même parmi les évêques, et jusqu’ici les offres conciliantes du gouvernement anglais ont excité l’indignation plutôt que la reconnaissance.

Nous ne dirons qu’un mot de ces inconcevables injures que M. O’Connell a lancées dernièrement contre les journaux de Paris. Le libérateur n’a pas toujours sa tête à lui. Cela n’empêche pas ceux qu’il outrage de rendre justice à ses qualités, et de plaindre sincèrement la malheureuse nation dont il n’a pu encore guérir les souffrances. Parlons de sujets plus importans. Il y a un point qui semble en ce moment fixer les regards de la diplomatie européenne : c’est l’isthme de Suez. Coupera-t-on l’isthme par un canal ou par un chemin de fer ? Telle est la question mise en avant. On suppose, peut-être fort gratuitement, que le gouvernement anglais veut un chemin de fer : dans tous les cas, l’intérêt évident de la France est de préférer un canal. Tous les inconvéniens d’un chemin de fer ont été démontrés. Les difficultés d’établissement seraient immenses, les frais énormes. La voie pourrait être obstruée d’un moment à l’autre par les sables, ou interceptée par les Arabes du désert. Il faudrait tout faire venir d’Europe : matériaux, combustibles, et jusqu’aux agens chargés des plus minces détails de l’exploitation. Enfin, quand le chemin de fer serait construit, à quoi servirait-il ? aux voyageurs seulement. Pour aller dans l’Inde, les marchandises suivraient toujours la route du Cap. Au contraire, un canal serait la jonction des deux mers. Une nouvelle route serait ouverte au commerce du globe.

En Grèce, M. Coletti et M. Metaxa sont toujours les maîtres de la situation. Ils montrent des intentions excellentes ; il ont la confiance du roi et celle des chambres. Cependant peu s’en est fallu, il y a quelques jours, que le cabinet ne fût renversé. Chose singulière ! l’auteur de sa chute eût été M. Duvergier de Hauranne. On se rappelle un travail sur la Grèce que l’honorable député a publié dans cette Revue il y a peu de temps ; ce travail, fort goûté à Paris, et regardé comme l’œuvre d’un esprit calme et impartial, n’a pas produit à Athènes le même effet. Le parti anglais et le parti russe n’ont pu supporter les justes éloges que M. Duvergier de Hauranne a donnés à M. Coletti, et leur fureur est tombée sur ce dernier. Une coalition anglo-russe s’est formée sous les auspices de M. Lyons. M. Coletti eût succombé s’il n’eût fait tête à l’orage. La coalition s’est dissoute, mais les germes n’en sont pas détruits, et leur présence crée une situation nouvelle qui agite sensiblement les esprits. Si quelqu’un peut décrire habilement cette situation, c’est assurément M. Duvergier de Hauranne. Nous savons qu’il compte l’examiner prochainement dans cette Revue. Il exposera les faits qui se sont passés en Grèce depuis trois mois, et en même temps il répondra aux suppositions ridicules de la coalition anglo-papiste. Nous attendons ce nouveau travail de M. Duvergier de Hauranne, et nous sommes sûrs qu’en ami de la Grèce, il évitera cette fois de dire tout le bien qu’il pense de M. Coletti.

Mais revenons à la France, et disons un mot de nos légitimistes, dont nous parlons du reste si rarement. On se souvient que l’année dernière, à pareille époque, le parti légitimiste faisait assez de bruit dans le monde. Il était dans l’ivresse de son voyage à Belgrave-Square. Il jouissait avec délices du scandale qu’il avait causé. Les temps sont bien changés. Le voyage à Venise n’a pas été glorieux, comme on sait, pour l’hôte de Belgrave-Square, et le parti, naguère si triomphant, a essuyé depuis peu bien des traverses. On s’est vu forcé de rompre successivement avec plusieurs cours, dont les démonstrations devenaient de jour en jour plus froides et plus embarrassées. On comptait sur le roi de Naples : il a échappé. On croyait tenir la Saxe ; mais le mariage qu’on projetait avec elle n’aura pas lieu. Où aller maintenant ? Tous les efforts sont dirigés du côté de la Russie ; mais l’empereur est difficile à aborder. Il est plongé dans un profond chagrin depuis la mort de sa fille. Sa douleur l’a rendu fantasque ; on ne sait comment s’y prendre pour obtenir son appui. On a près de lui un ambassadeur, mais quel ambassadeur ! Pendant ce temps, les fidèles de Paris commencent à sentir leur constance s’ébranler. Les temps sont durs. La presse légitimiste coûte cher et produit peu. Les réfugiés carlistes sont nombreux ; ils ont besoin de tout, et il faut sans cesse quêter pour eux. D’un autre côté, on a de beaux jeunes gens, bien lestes et bien fringans, dont on ne sait que faire. Ils entrent dans la marine et à Saint-Cyr ; ils portent l’épaulette ; ils prennent l’épée, l’épée de la révolution de juillet ! Pour les pousser, il faut les recommander ; mais on n’ose le faire officiellement. On sollicite donc par procuration ; on se rappelle qu’on a des amis, des parens même, qui dînent avec les ministres, qui ont prêté le serment de fidélité, et qui le tiennent. Ces amis, ces parens, ont l’humeur obligeante ; on obtient par eux tout ce qu’on veut. On leur confie ses ennuis, ses dégoûts ; on apprend d’eux ce qui se passe dans ce monde révolutionnaire que l’on ne doit pas voir, mais dont on aime à parler de temps en temps. On leur fait des questions. La cour des Tuileries sera-t-elle un peu gaie cet hiver ? dansera-t-on ? puis-je y mener mes filles ? Si seulement les femmes de vos ambassadeurs étaient un peu mieux nées ; et si les dames d’honneur de vos princesses avaient quelques quartiers de plus ! Allons, je n’irai pas cet hiver ; mais l’hiver prochain, je ne réponds de rien ; car je veux bien convenir, après tout, que vos princes d’Orléans sont d’assez bonne maison ! Voilà ce qui se dit maintenant dans certaines familles aristocratiques du faubourg Saint-Germain. Nous ne donnons pas cela pour une nouvelle politique ; c’est une petite scène de mœurs qu’il faut placer en regard du tableau de Belgrave-Square.


Le régime de l’intimidation pèse toujours sur la Péninsule. On sait déjà combien de sang a coûté à l’Espagne l’insurrection de la Rioja ; à Madrid, à Cadix, à Valence, à Barcelone, il n’est question, depuis les derniers pronunciamentos, que d’arrestations préventives, de bannissemens, de déportations. Dans le Haut-Aragon, le capitaine-général de Saragosse, don Manuel Breton, a ordonné qu’on fit en une seule fois ce qu’à diverses reprises a fait l’autorité militaire qui commande à Logroño. Douze insurgés ont été passés par les armes à Hecho, à Siresa et à Ansò. Peut-on espérer que d’autres exécutions n’ajouteront pas à la consternation qui règne par-delà les Pyrénées. Nous ne savons ; personne encore ne le pourrait affirmer, car, à Madrid, un conseil de guerre, présidé par le général Cordova, frère du célèbre général qui a combattu les carlistes en Biscaye et en Navarre, vient de prononcer trois condamnations capitales. À la date de nos dernières nouvelles, on craignait que l’un des condamnés, celui à qui l’on attribue la pensée de la conspiration découverte en juillet, le colonel Rengifo, ne fût exécuté le lendemain même de l’arrêt. En vérité, plus nous réfléchissons, moins nous pouvons comprendre que le gouvernement espagnol se laisse entraîner à de telles extrémités par ce que ses journaux appellent la raison d’état. Au point où sont arrivées les choses, c’est précisément la raison d’état qui lui fait un devoir d’en finir avec ces mesures que repousse l’esprit de notre siècle. Le cabinet Narvaez ne s’est formé que pour restaurer en Espagne le règne de la légalité. Le noble but vers lequel tous ses efforts devaient tendre n’en est-il pas aujourd’hui aussi éloigné que pouvait l’être le cabinet de M. Gonzalez-Bravo lui-même, après la répression du soulèvement d’Alicante ? Et les exécutions du mois de mars, à Carthagène, diffèrent-elles beaucoup des exécutions de novembre, à Logroño ?

Une autre considération, et, selon nous, une considération toute-puissante, devrait déterminer le cabinet Narvaez à se relâcher de cette politique impitoyable qui jamais, du reste, n’a prévenu en Espagne l’explosion des mécontentemens. Dans le pays entier l’opinion publique se prononce avec énergie contre la juridiction militaire qui, sans protéger efficacement la société, enlève à l’accusé toute espèce de garantie. On se souvient de l’incroyable réquisitoire dans lequel le fiscal Aznar concluait, sur de vagues présomptions, à la peine de mort contre le comte de Reus. Le conseil de guerre annula le réquisitoire et ordonna qu’une autre instruction aurait lieu. Cette instruction eut lieu, en effet, aussi rapide, aussi sommaire, aussi incomplète que la précédente, et si Prim ne fut point condamné à être passé par les armes, si on se contenta de lui appliquer une peine sans proportion avec le crime qui lui était imputé, cela tint, on le sait bien, à des raisons politiques, et non certes aux argumens développés dans le second rapport de M. Aznar. Le procès du général Prim et celui du colonel Rengifo ont fait clairement ressortir tous les inconvéniens de la juridiction militaire, telle qu’en ce moment elle subsiste chez nos voisins. Des témoins qui déposent sous l’impression de la crainte, d’autres que l’on refuse d’appeler à l’audience, bien que les accusés demandent instamment qu’ils y soient appelés ; un tribunal composé d’officiers subalternes, — nous parlons du procès de Rengifo, — fonctionnant sous les regards du président avec le même esprit de discipline que s’ils étaient en campagne, à la suite de leur brigadier ou de leur colonel ; des défenseurs officiels pris au hasard dans la garnison de la ville, qui à peine savent lire les mémoires que les défenseurs sérieux, des avocats civils ont été forcés de dresser en vingt-quatre heures ; bien souvent un fiscal qui ne sait pas même écrire, comme dans l’affaire de M. Pascual Madoz, toutes les règles de la procédure enfin méconnues, ou, pour mieux dire, ouvertement violées : en faut-il davantage pour démontrer que la réforme judiciaire doit commencer par celle des conseils de guerre ? Et cependant, quand on ne fusille pas sur la seule constatation de l’identité, en vertu du bando de quelque capitaine-général, ce sont les conseils de guerre qui dominent l’Espagne ; c’est l’autorité militaire, en un mot, qui règne de l’un à l’autre bout du royaume, sans influence rivale, politique ou civile, qui la puisse le moins du monde tempérer. De bonne foi, M. Martinez de la Rosa, qui a long-temps étudié en France et en Angleterre les mœurs constitutionnelles, M. Pidal, M. Mon, qui croient à l’avenir du régime libéral dans leur pays, le général Narvaez, qui doit se souvenir qu’Espartero s’est perdu par l’exagération du régime militaire, pensent-ils qu’une telle situation se puisse long-temps, maintenir ?

Non, évidemment, et ce n’est pas seulement la presse libérale, en Europe, ou l’opinion publique, dans la Péninsule même, qui conseille au cabinet Narvaez de revenir le plus tôt possible à une autre politique ; tout récemment, ses plus dévoués amis se sont alarmés des allures qu’il a cru devoir prendre à Madrid et dans les provinces ; leurs inquiétudes se sont manifestées assez énergiquement pour susciter une crise ministérielle, qui peut-être n’a pas encore tout-à-fait cessé. Le congrès venait de voter le projet de réforme, et l’on pouvait déjà considérer ce projet comme la loi fondamentale de l’état, car, dans les circonstances actuelles, l’approbation du sénat et la sanction royale ne sont et ne peuvent être que de simples formalités. Le lendemain du vote qui a doté l’Espagne d’une charte nouvelle, M. Mon avait lu au congrès des projets d’un intérêt capital qui doivent convertir en lois toutes les mesures de réduction ou de conversion qu’il a prises à l’égard de la dette publique, et assurer au clergé une sorte de constitution civile. Immédiatement après M. Mon, M. Pidal était monté à la tribune pour présenter le projet en vertu duquel le gouvernement pourra décréter les lois organiques, administratives, municipales ; ce projet, déjà voté par le sénat, avait été immédiatement soumis aux délibérations du congrès. Pour résumer la situation, le ministère ne se bornait pas à solliciter l’approbation de quelques-uns de ses actes, qui à divers degrés ont engagé la fortune nationale ; il demandait l’autorisation de réorganiser l’Espagne à sa guise, ni plus ni moins, le droit de l’administrer et de la gouverner, d’ici à bien long-temps, comme il lui pourra convenir ; le pouvoir exécutif, en un mot, demandait au pouvoir législatif de s’annuler lui-même sur des questions capitales où le présent et l’avenir de la Péninsule se trouvent complètement engagés. Ce que le ministère sollicitait du congrès, le ministère l’a obtenu ; le congrès vient d’adopter à l’unanimité le projet qui l’autorise à décréter les lois organiques ; mais avant d’accorder ce vote de confiance, le congrès a un instant hésité, et nous le comprenons sans peine : comment investir d’une si grande autorité un cabinet qui, pour comprimer les passions révolutionnaires, ne trouve rien de mieux que de donner le plus de force possible au pouvoir militaire ? Au sein même du cabinet, quelle était l’influence principale ? n’était-ce pas celle du général Narvaez qui, à son gré, pouvait conserver ou renvoyer M. Martinez de la Rosa, M. Mon, M. Pidal, tous les membres du ministère ? N’était-ce pas, à ce compte, le général Narvaez seul que l’on chargeait de réorganiser, d’administrer, de gouverner le pays ? La conséquence ne manquait point de justesse, on en doit convenir, et il est aisé de concevoir que les plus déterminés amis du ministère en aient pris sérieusement ombrage ; le cabinet est pourtant parvenu à calmer leurs alarmes : nous l’avons déjà dit, c’est à l’unanimité que le congrès a voté la loi qui lui concède un pouvoir à peu près dictatorial. Faut-il en conclure que le cabinet a pris l’engagement de substituer à l’autorité des capitaines-généraux et des conseils de guerre un régime plus conforme aux principes qui doivent présider à la régénération de l’Espagne ? Faut-il en conclure que le général Narvaez a promis de ne point se séparer de MM. Mon et Pidal ? Faut-il en conclure, enfin, qu’on n’est plus menacé, à l’heure qu’il est, d’une crise ministérielle toute semblable à celles qui, depuis la chute du duc de la Victoire, ont si profondément affaibli le gouvernement de Madrid ? Nous le souhaitons sans oser l’affirmer ; ce que nous savons bien, c’est que le cabinet Narvaez, ni aucun autre cabinet en Espagne, ne pourra venir à bout de surmonter une seule des difficultés dont se hérisse l’œuvre immense de la réorganisation civile et administrative, si, d’abord, il ne s’efforce de faire croire, non-seulement à son libéralisme, mais à sa durée.


— Parmi les brillans volumes qui paraissent en si grand nombre à cette époque de l’année, les Cent Proverbes[1] illustrés par Grandville méritent assurément une place à part. On sait avec quelle verve et quelle finesse Grandville traduit des intentions qu’il ne semble donné qu’à la plume d’exprimer. L’illustration des Fables de La Fontaine préparait le spirituel dessinateur au travail qu’il vient de faire sur les proverbes. Il s’agissait encore cette fois d’expliquer avec le crayon des préceptes de morale, et d’une morale non moins naïve que celle du fabuliste, de cette morale populaire qui a mérité d’être appelée la sagesse des nations. Les difficultés d’une pareille tâche ont été heureusement vaincues par Grandville. Le texte de l’ouvrage, dû à des plumes anonymes, est fort amusant. Chaque proverbe est le sujet d’une petite nouvelle, qui en est le commentaire attrayant et animé. Rien ne manque donc aux Cent Proverbes de ce qui peut assurer le succès d’une publication illustrée.

  1. Un vol. in-8o, chez Fournier, éditeur, rue Saint-Benoît, 7.