Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1844
14 novembre 1844
En public, le ministère fait bonne contenance ; il paraît trouver sa situation excellente. À le voir et à l’entendre, on le croirait plein de confiance dans la session qui va s’ouvrir. Lisez ses journaux : ils vous diront que son triomphe est assuré. On provoque l’opposition ; on lui porte le défi de renverser le cabinet. Que M. Molé, que M. Thiers, abordent la tribune ; ils seront vaincus. M. Billault, M. de Rémusat, M. Dufaure, n’auront pas trois mots à dire. Pauvre opposition ! elle brille par le talent et l’éloquence, elle possède un nombre infini de journaux et d’orateurs, elle renferme dans son sein les hommes d’état les plus illustres, et malgré tout cela, elle n’a pas fait un pas depuis quatre ans ! Qu’elle monte au pouvoir, et avec la moitié des forces dont elle dispose, il ne faudra pas six mois pour la renverser.
Ainsi parlent les journaux du ministère. Voilà ce qu’on dit tout haut ; mais on tient en secret un autre langage. Ces rodomontades sont bonnes pour amuser le public, mais il faut dire la vérité à ses amis, et alors quels aveux ! Cette majorité que l’on dit si nombreuse et si sûre, comme on en parle avec anxiété ! comme on compte les voix ! comme on examine un à un les députés ministériels, en ayant soin de les classer par catégories, selon le degré de leur attachement présumé et selon les garanties qu’ils présentent ! Ces hommes d’état, ces orateurs, que l’on provoque publiquement, comme on les surveille avec inquiétude ! Cette alliance du centre gauche avec les membres dissidens du centre droit, alliance si dédaignée, si menaçante, que de petits moyens on imagine pour l’empêcher !
En effet, la situation du ministère est de nature à lui inspirer de sérieuses réflexions Les chambres ne sont pas encore assemblées, et déjà des symptômes significatifs annoncent les difficultés graves que le ministère du 29 octobre rencontrera dans le parlement. En butte à de nouvelles accusations, il ne trouvera cette fois, pour le sauver du péril, ni le secours des circonstances, ni les fautes, ni la générosité imprudente de ses adversaires. Les circonstances actuelles sont favorables à une opposition modérée, qui, sans vouloir changer les bases du gouvernement, reconnaît la nécessité d’imprimer à sa politique une direction plus ferme au dehors, plus fructueuse au dedans, plus conforme aux sentimens et aux besoins de la nation. Le pays est mécontent, mais il est calme : peut-on craindre de le troubler en attaquant une politique qu’il réprouve, et que les élections de 1842 ont condamnée ? Est-ce la couronne que l’on peut craindre d’ébranler ? Grace à Dieu, la cause de la couronne, pas plus que celle de la paix ou de l’alliance anglaise, n’est liée à la fortune du cabinet, et nous ne voulons pas aujourd’hui de catastrophe du 13 juillet qui puisse faire oublier la politique ministérielle au milieu de la douleur publique. Privé du secours des circonstances, le ministère se trouvera donc face à face avec l’opposition ; or, cette opposition, quelle est-elle ? quelle sera son attitude, sa marche, sa conduite ? Sera-ce une opposition désunie, portant ses coups à l’aventure, parlant pour le plaisir de parler, n’ayant d’autre but que l’attaque, ne sachant pas même ce qu’elle doit faire du succès ? Sera-ce une opposition silencieuse ? ou bien sera-ce une opposition exagérée, violente, une de ces oppositions qui raffermissent les ministères ébranlés en leur procurant des triomphes oratoires et en effrayant la majorité ? S’il en devait être ainsi, le ministère du 29 octobre aurait peu de chose à craindre ; il pourrait se tenir tranquille dès à présent. Mais, non, tout annonce au contraire que l’opposition de la session prochaine ne ressemblera pas à celle des années précédentes ; elle sera unie, elle aura un plan arrêté, elle agira de concert et dans une pensée commune. Tout indique chez les hommes que l’opinion désigne comme devant être les chefs de cette opposition nouvelle l’intention de combiner leurs efforts et de marcher dans la même voie. Leurs principes sont les mêmes ; ils font au ministère les mêmes reproches ; ils désirent pour le pays la même politique : pourquoi ne s’entendraient-ils pas ? Cet accord aura-t-il lieu dans l’ombre ? Non. Tout démontre que, s’il a lieu, il éclatera à la tribune ; tout prouve aussi que le langage de cette opposition sera calme et modéré comme ses principes : ce sera le langage d’une opposition conservatrice. On verra quels sont ces ennemis de la paix, ces adversaires de l’alliance anglaise, ces chefs du prétendu parti de la guerre, si traîtreusement désignés par notre cabinet aux défiances et aux ressentimens britanniques : on verra quels sont ces amis douteux de la royauté, calomniés depuis plusieurs mois par les journaux du pouvoir !
Certes une semblable opposition, naturellement amenée par les évènemens et sortie des entrailles même du parti conservateur, n’est pas faite pour rassurer le ministère. Aussi voyez comme il laisse percer ses craintes, en dépit des provocations ironiques de ses journaux. Il avait annoncé une promotion de pairs. La liste devait paraître ces jours derniers. Elle avait été débattue vingt fois par le conseil ; chaque nom avait été l’objet d’un examen prolongé ; chaque ministre était venu défendre ses sympathies privées ou ses combinaisons politiques. Des discussions interminables avaient eu lieu devant le roi. Enfin, après des hésitations sans nombre, la liste est arrêtée ; elle va paraître au Moniteur ! et voilà que tout à coup on annonce qu’elle ne paraîtra pas ! Pourquoi ? Parce que le ministère craint de perdre deux ou trois voix dans la chambre des députés ! la pairie avait été promise à plusieurs membres de la chambre. Les nommer, c’était courir le risque de les voir remplacés par des députés hostiles au cabinet ; ne pas les nommer, c’était s’exposer à leur ressentiment. Dans cette alternative, qu’a fait le ministère ? Il s’est abstenu, il n’a nommé personne. Tout le travail est annulé ! En bonne conscience, ce n’est pas nous qui déplorerons ce résultat. Nous sommes persuadés que la liste projetée eût révélé de singulières préférences. Nous sommes peu disposés à plaindre certaines célébrités, ou, si l’on veut, certaines illustrations mécontentes, que ce contre-temps cruel forcera de prendre patience et d’attendre pendant quelques mois encore, pendant une année peut-être, à la porte du Luxembourg. Nous sommes convaincus que beaucoup de notabilités très contestables se seraient glissées dans la foule des nouveaux élus, et le chancelier, nous en sommes sûrs, n’est point fâché de ce dénouement. La pairie n’y perdra rien, ou peu de chose ; mais que penser de la situation d’un ministère qui, après avoir formellement promis le manteau de pair à quelques membres de la chambre, n’ose pas remplir sa promesse, de peur de rencontrer dans les élections nouvelles deux ou trois colléges hostiles ? Que penser de la force d’un cabinet qui, la veille d’une session, se déclare perdu, si quatre ou cinq voix de sa majorité lui échappent ?
Qu’on vienne nous dire maintenant que le ministère du 29 octobre ferait heureusement les élections, que le pays est pour lui, que sa politique a une immense majorité dans les colléges ! Quoi ! le ministère actuel serait chargé de faire les élections générales, et il n’ose s’aventurer dans quelques élections partielles ! Il recevrait, dans un an ou deux, la redoutable mission de faire un appel universel au pays, et aujourd’hui, lorsqu’il se proclame vainqueur de toutes les oppositions réunies, lorsqu’il nage dans la joie de son triomphe de quatre ans, lorsqu’il peut exploiter sur des imaginations crédules les heureux effets du voyage du roi, lorsque la discussion parlementaire n’a pas encore dévoilé ses fautes, lorsqu’enfin sa politique est, suivant lui, à l’apogée de sa gloire, il n’ose tenter la fortune électorale dans cinq ou six arrondissemens ! Les dangers d’une situation pareille ont-ils besoin d’être démontrés ? Les chambres et la couronne n’ont-elles pas ici de graves devoirs à remplir ?
Nous ne parlerons aujourd’hui que pour mémoire de la dotation. Dites-nous si c’est là une affaire qui ait prouvé jusqu’à présent la force et la confiance du cabinet ! Tous les jours, la question est agitée, et l’opinion de la veille n’est plus celle du lendemain. Le projet sera-t-il présenté ou non ? Le Moniteur, qui a promis de parler, remplira-t-il, oui ou non, ses engagemens ? On voudrait bien prendre un parti, mais que résoudre ? Si le projet est présenté, que fera la chambre ? S’il ne l’est pas, que deviendra l’honneur du cabinet ? Si le Moniteur parle, quel effet produira ce débat inconstitutionnel ? S’il se tait, à quoi tiendra désormais l’existence du ministère ? Au milieu de ces difficultés qu’il s’est créées lui-même, quel parti prend ce cabinet que l’on nous dit si résolu, si ferme dans ses convictions ? Il trouve commode de n’en prendre aucun. Tenez pour certain qu’il ne sait pas encore lui-même ce qu’il fera. Ou plutôt, s’il a une préférence, c’est pour la solution qui gênera le moins sa responsabilité, et qui pourra sauver sa vie, au risque de ne pas sauver son honneur. Nous croyons que sans les représentations énergiques de quelques amis dévoués de la couronne, le Moniteur aurait déjà repris la série de ses articles. La discussion dans le Moniteur n’engage à rien, et ne peut faire de mal qu’à la royauté. Aussi, nous doutons encore que le ministère laisse échapper cet honnête et estimable moyen de terminer ses embarras.
Dirons-nous un mot de certains expédiens qu’emploie en ce moment le ministère pour conquérir des voix dans la chambre, ou même pour conserver celles de quelques amis intéressés ? Nous n’aimons pas à entamer ce chapitre : nous reconnaissons les tristes nécessités du gouvernement représentatif, nous trouvons d’ailleurs que l’administration n’a pas toujours à se plaindre d’être envahie par la politique : nous ne voulons donc pas faire de puritanisme aux dépens du ministère, mais, puisque le ministère prétend avoir une grande confiance dans la session prochaine, il est bon de voir si cette prétention peut s’accorder avec plusieurs faits qui se passent en ce moment dans l’administration.
Personne n’ignore qu’il y a aujourd’hui tel ministère où plusieurs emplois supérieurs sont vacans depuis quelques mois. On assure que depuis long-temps le chef de ce ministère est fixé sur les nominations qu’il doit soumettre à l’ordonnance royale. Son travail est prêt ; pourquoi ne paraît-il pas ? Parce que les places vacantes ont été promises à une foule de candidats, parce que chaque ministre, de son côté, a pris des engagemens en vue de la session prochaine, parce qu’on juge utile, provisoirement, de tenir ces places disponibles, comme une sorte d’appât offert a des fidélités chancelantes ou à de nouveaux dévouemens. En attendant, le service souffre ; l’opinion se répand dans le public que tel emploi est bien peu nécessaire, puisqu’on le laisse vaquer si long-temps, et les ministres, assaillis de continuelles demandes, donnent à chaque candidat des espérances mensongères. Cela s’appelle gouverner ! Quand on gouverne ainsi, ne prouve-t-on pas que l’on a une extrême défiance de la majorité ?
Il y a dans les différens ministères plusieurs bureaux où de graves affaires attendent vainement depuis plusieurs années une solution. Il s’agit d’intérêts privés ; mais ces intérêts privés ont pour adversaires ou pour défenseurs des hommes politiques. Pourquoi l’administration tarde-t-elle à se prononcer ? Parce que, soit qu’elle se décide dans un sens ou dans un autre, elle est exposée à rencontrer devant sa décision un député conservateur qui pourra, si elle le blesse, s’en venger au scrutin. On dira que cela prouve les inconvéniens du régime représentatif ; non : cela prouve tout simplement la faiblesse du ministère. Que les députés soient exigeans, indiscrets ; qu’ils fassent irruption dans les bureaux, qu’ils y témoignent des prétentions excessives, l’administration n’en doit pas moins suivre la marche commandée par les affaires. Fort ou faible devant les chambres, un ministère doit avant tout administrer. Il manque à ses devoirs, s’il décline sa responsabilité.
Le ministère, poursuivi par des solliciteurs impatiens, se résigne de temps en temps à faire un choix ; mais il n’a pas toujours la main heureuse. Que serait-ce s’il pouvait toujours faire ce qu’il veut ? Heureusement, les choix arbitraires du pouvoir rencontrent souvent de légitimes obstacles dans la force même de nos institutions administratives, et surtout dans l’indépendance des corps judiciaires. Lorqu’un ministre, aveuglé par des intérêts égoïstes, ose violer des droits acquis, des traditions long-temps respectées, il se trouve des voix courageuses qui sortent du sein même de l’administration pour s’élever contre lui, et l’arrêter dans ses projets par la menace d’une opposition publique. Nous connaissons plusieurs nominations étranges qui ont ainsi échoué dans ces derniers temps par suite des honorables résistances qu’elles ont soulevées. Le ministère nous saura gré sans doute de ne pas publier là-dessus ce que nous savons. La seule chose que nous nous permettrons de lui dire, c’est qu’en considérant certains choix qu’il a voulu faire, et que des réclamations énergiques ont empêchés, choix ridicules, préférences absurdes, auxquelles il a voulu sacrifier les convenances et la justice, on est porté nécessairement à lui refuser cette foi robuste dans sa destinée, et cette tranquillité dédaigneuse qu’il s’attribue. Assurément, pour s’incliner devant de pareilles ambitions, il faut éprouver un grand besoin de recruter des voix dans le parlement, et avoir terriblement peur de la majorité.
Après tout, quand le ministère a-t-il véritablement montré de la confiance et de la résolution ? N’a-t-il pas vécu dans des transes continuelles ? n’a-t-il pas toujours cherché à dissimuler par l’audace du langage l’humilité et les périls de sa situation ? Il est aujourd’hui ce qu’il a toujours été depuis quatre ans, faible, indécis, disposé à faire bon marché de ses propres opinions, si l’intérêt de sa conservation l’exige, et couvrant cette conduite pusillanime par de grands mots, qui bientôt ne feront plus d’illusion à personne.
Tout bien considéré, que la confiance du ministère soit jouée ou non, l’opposition, si elle exécute fidèlement son rôle, a de belles chances à courir dans la session prochaine. On sait ce que nous entendons par le rôle de l’opposition. À nos yeux, combattre le ministère du 29 octobre, ce n’est pas combattre le parti conservateur ; c’est, au contraire, prendre la défense de ce parti, et venir au secours de ses plus chers intérêts, compromis par une politique inhabile. Combattre le ministère, ce n’est pas repousser le système de la paix ni l’alliance anglaise ; c’est, au contraire, demander pour la paix des garanties plus sûres, et réclamer un système de conduite qui rende l’alliance plus digne et plus féconde. Combattre le ministère, ce n’est pas attaquer la royauté ; c’est vouloir, au contraire, que la royauté soit plus sincèrement protégée, c’est vouloir que sa cause ne soit point perfidement confondue avec celle du ministère ; c’est vouloir qu’elle reçoive, au sujet des évènemens de Londres, la part d’éloges et de reconnaissance qui lui revient. Combattre le ministère, ce n’est pas attaquer la gloire de nos marins et de nos soldats ; c’est, au contraire, blâmer les fautes qui l’ont rendue stérile, et qui ont arraché de nos mains les avantages conquis par nos armes. Enfin, combattre le ministère, ce n’est pas soulever la question des réformes ; loin de là, c’est préserver la constitution même contre les dangers que pourrait présenter, dans des circonstances difficiles, une politique capable d’irriter le pays, et d’enlever au parti conservateur la majorité des colléges. Le drapeau de l’opposition nouvelle est donc un drapeau conservateur Ceux qui se rangent autour de lui sont les partisans sincères de la paix, de la dynastie et de la constitution ; leur seul but est de ramener le gouvernement dans les voies d’une politique de sagesse, de dignité et de force, que les chambres ont inutilement conseillée au ministère depuis quatre ans
Que l’opposition se rappelle le passé, elle verra quelles sont ses chances pour l’avenir. Jusqu’ici, le ministère n’a pas été sérieusement combattu. Toléré plutôt que soutenu par la majorité, il n’a trouvé du côté de l’opposition que des adversaires isolés, souvent même indulgens, qui ont pris plus d’une fois sa défense dans de grandes occasions. Nous ne parlons pas des partis extrêmes qui lui ont fait l’aumône de leurs voix dans quelques circonstances mémorables. Les grandes questions sont justement celles où le ministère a été le plus épargné. Il suffit de rappeler la discussion sur la régence, où le ministère a été si généreusement protégé par M. Thiers, et la discussion du droit de visite, où M. Dupin, inspiré par un sentiment national, éleva le débat au-dessus des têtes ministérielles et entraîna la chambre dans un vote unanime où disparut la question de cabinet. Les fonds secrets ont soulevé, il est vrai, plusieurs luttes dans lesquelles le ministère a triomphé ; mais quels combats a-t-il soutenus ? Qu’on se rappelle la discussion de 1843. M. Passy et M. Dufaure venaient de se séparer du ministère ; tous les regards étaient fixés sur eux ; ils étaient le lien d’une combinaison nouvelle, les garans de la transaction qui devait rapprocher les centres. Le débat commence. Presque aussitôt M. Passy, puis M. Dufaure, se déclarent impossibles par les raisons que tout le monde sait. Ce n’est pas tout ; M. de Lamartine lance une formidable harangue contre la politique du gouvernement de juillet, et fournit une éloquente réplique à M. Guizot. Voilà comme on a combattu jusqu’ici le ministère. Et cependant, quel a été le résultat de cette singulière bataille livrée sur les fonds secrets ? Une différence de vingt voix eût constitué le ministère en minorité ! Aujourd’hui, grace à Dieu, nous ne voyons plus d’orateurs qui soient disposés à tenir le langage de M. Dufaure et de M. Passy. Nous croyons même que ces deux hommes honorables, instruits par l’expérience, jaloux de rendre au pays les services qu’il attend de leur patriotisme et de leurs lumières, ne céderaient pas maintenant aux scrupules excessifs qu’ils ont montrés autrefois. Au lieu d’une opposition platonique, nous voyons une opposition sérieuse qui portera dans la lutte cette ambition légitime et nécessaire sans laquelle il serait insensé d’attaquer un cabinet. Au lieu d’une opposition sans discipline et sans but, nous voyons les germes d’une opposition vraiment parlementaire qui présentera, comme l’opposition dans les chambres anglaises, un parti de gouvernement. Tout cela est fort peu de chose, si l’on veut ; mais tout cela fait supporter patiemment les airs de fierté et d’assurance que se donne le cabinet.
Le gouvernement s’est enfin décidé à émettre l’emprunt. M. le ministre des finances a eu, dit-on, de longs combats à soutenir pour vaincre les irrésolutions du conseil. 200 millions seront demandés au crédit ; 100 millions seront réservés pour réduire la portion de la dette flottante qui provient des caisses d’épargne ; L’emprunt sera adjugé le 9 décembre.
Le public financier savait depuis long-tems que l’emprunt ne serait pas effectué par souscription. Consultés par M. Laplagne, les receveurs-généraux avaient déclaré ce système peu praticable. Suivant eux, les petits capitaux n’auraient pas répondu à l’appel de l’emprunt, soit que les entreprises industrielles leur semblent préférables à la rente, soit que le crédit public n’ait pas encore poussé d’assez fortes racines pour permettre au gouvernement de se passer du secours des banquiers. Ces considérations ont entraîné M. Laplagne, qui d’ailleurs, on doit le reconnaître, avait réservé toute sa liberté en acceptant l’amendement de M. Garnier-Pagès. Voilà donc l’emprunt livré à la spéculation. S’il est vrai que plusieurs compagnies se sont déjà réunies pour l’exploiter, et qu’une maison puissante dirige cette coalition, le système adopté porte déjà ses fruits. Toute concurrence sérieuse est étouffée et les loups-cerviers, comme dit. M. Dupin, se préparent à dévorer le trésor.
Pendant que M. Laplagne termine, comme il le peut, cette périlleuse affaire de l’emprunt, son collègue de la guerre, M. le maréchal Soult, vient de résoudre une question difficile, qui lui a causé de graves soucis. L’ordonnance qui réorganise l’École polytechnique a paru. D’accord avec la commission instituée pour préparer ce travail, le ministre n’a pas voulu procéder à une réforme complète. Il a mis de côté tout ce qui regarde le plan et la direction des études. Il n’a changé en rien la constitution des différens conseils chargés de l’instruction, de la discipline et de l’administration de l’école. Les dispositions principales de l’ordonnance du 30 octobre 1832 ont été maintenues, sauf une seule, celle qui concerne le mode de nomination aux divers emplois. Ce respect du ministre pour l’ordonnance de 1832 a été sévèrement critiqué. On lui reproche d’avoir agi trop timidement. On eût voulu une réforme scientifique en même temps qu’une réforme administrative. Le maréchal a pensé qu’une réforme scientifique n’était pas nécessaire. Nous croyons, comme lui, qu’il est bon d’attendre l’épreuve d’une discussion approfondie avant de toucher aux bases d’une institution consacrée par le temps, et de changer les élémens qui ont fait jusqu’ici sa prospérité et sa grandeur.
Pour le moment, l’objet le plus pressé était de mettre un terne à ces regrettables conflits, dont le dernier a entraîné au mois d’août le licenciement de l’école. Tout le monde sait que ces conflits ont pris leur source dans le mode de nomination aux places de directeur, de professeurs et d’examinateurs. Sur ce point, l’ordonnance de 1832 renfermait un vice capital. En cas de vacance d’emploi, deux candidats étaient présentés au ministre, l’un par l’Académie des sciences, l’autre par le conseil d’instruction de l’école. Quand les deux corps présentaient des noms différens, le ministre pouvait choisir, mais quand ils s’accordaient pour présenter le même candidat, ce qui arrivait fréquemment par la raison que la plupart des membres du conseil d’instruction faisaient également partie de l’Académie des sciences, l’intervention du ministre devenait illusoire : son choix était forcé, et sa responsabilité s’annulait devant les ordres émanés d’un pouvoir irresponsable. L’ordonnance du 30 octobre a fait cesser cette anomalie. Désormais le conseil de perfectionnement sera seul chargé de la présentation des candidats, et sa liste portera deux noms. De la sorte, le choix du ministre sera toujours libre. L’Académie des sciences conservera d’ailleurs une juste part d’influence dans les nominations, trois de ses membres, désignés par elle, feront partie du conseil de perfectionnement, et de plus elle sera représentée dans ce conseil par ceux des fonctionnaires de l’école qui sont en même temps académiciens. Ainsi se trouvent conciliés dans la nouvelle ordonnance le principe des candidatures, qu’il était utile de maintenir, l’intervention de l’Académie des sciences, toujours précieuse pour l’école, et l’autorité du gouvernement, condition nécessaire de sa responsabilité.
Personne ne doute que cette ordonnance ne soit bientôt suivie d’une autre qui rouvrira les portes de l’école aux élèves licenciés il y a quatre mois. Tous les organes de la presse ont conseillé à M. le maréchal Soult cet acte d’indulgence qui serait justifié par des circonstances exceptionnelles, et ne pourrait, par ce motif, porter atteinte à la discipline. Espérons que le maréchal ne se fera pas prier trop long-temps.
La querelle de la magistrature et du barreau est heureusement terminée. On ne peut qu’applaudir aux différentes manifestations qui ont mis fin à cette déplorable lutte. Les paroles du procureur-général ont été fermes en même temps que conciliantes. Celles du président Séguier, sans cesser d’être dignes, ont accordé une juste satisfaction à des susceptibilités légitimes. Le conseil de l’ordre a tenu jusqu’au bout une conduite qui lui fait honneur. En se rendant à l’audience solennelle de rentrée, il a témoigné de son respect pour la loi et pour le corps vénérable qui en est l’organe. Il a su remplir ses devoirs envers la magistrature et envers lui-même. Il a donné un noble exemple dans l’intérêt de cette bonne harmonie qui doit toujours régner entre les principaux corps de l’état, nous sommes heureux de constater ce dénouement, dont tout le monde doit se féliciter.
Tandis que nos députés arrivent l’un après l’autre à Paris, et que nous agitons, un mois d’avance, les problèmes de notre future session parlementaire, d’autres peuples sont déjà rentrés avant nous dans la saison de l’activité politique. Les États-Unis procèdent en ce moment à l’élection du président. Leur immense scrutin, qui renferme plus de deux millions de votes, est ouvert. Deux partis sont en présence, mais avec des chances inégales. Les whigs, livrés à des rivalités implacables, divisés par des jalousies mesquines, perdent, par le défaut d’union et d’ensemble, les avantages qu’ils tiennent de la supériorité incontestable de leurs talens et de leurs lumières. Les radicaux, au contraire, forment un parti compact. Ils sont étroitement liés par des haines et des passions communes. La question du Texas est l’objet de la lutte. L’ambitieuse démocratie des États-Unis discute cette question avec son âpreté et sa violence ordinaires. Elle veut l’incorporation immédiate, au risque de susciter une guerre sanglante. Une fraction des whigs dirigée par un homme éminent, M. Clay, repousse l’incorporation immédiate, et veut que l’on attende, pour prendre un parti, le consentement unanime de tous les états. M. Polk, ce candidat improvisé du parti radical, ce héros populaire qui doit bien s’étonner de sa fortune, paraît avoir jusqu’ici le plus de chances pour être élu.
Les chambres néerlandaises et les chambres belges sont déjà rassemblées depuis près d’un mois. Le discours du roi des Belges ne mentionne, en fait de négociations, que le traité conclu avec l’union allemande et la convention postale passée avec l’Angleterre. En Portugal, le ministère, fortement attaqué, a obtenu de la chambre des députés un bill d’indemnité pour les mesures qu’il a prises pendant la suspension des cortès. La Grèce procède lentement à ses premiers travaux parlementaires. Dans la chambre des députés, la majorité est acquise au ministère. Il n’en est pas de même au sénat, dont les membres, pour la plupart, semblent rester fidèles à M. Maurocordato, qui les a nommés ; mais le ministère, dès qu’il le voudra, pourra s’assurer facilement une majorité dans le sénat par le moyen d’une promotion. On a beaucoup parlé d’une division sourde entre M. Coletti et M. Metaxas. Néanmoins, tout fait espérer qu’ils uniront sincèrement leurs efforts dans une œuvre commune, celle de l’organisation administrative du pays.
Les évènemens qui viennent de se passer en Espagne ont vivement ému l’Europe. S’il faut en croire les récits des journaux et les correspondances, une vaste conspiration dont le gouvernement tient aujourd’hui les fils entre ses mains, s’étendait sur tout le territoire. Le manifeste d’Espartero coïncidait avec les projets des révolutionnaires. Ces projets ont avorté partout. D’abord, sur les frontières de la Catalogne et de l’Aragon, l’arrestation d’Ametler et de ses complices a déconcerté le plan de la conspiration. Une autre tentative a échoué à Sarragosse. À Barcelone, le capitaine-général, le baron de Meer, a échappé aux coups des assassins. Le même jour enfin, dans Madrid, le maréchal Narvaez devait périr sous les balles des conspirateurs, et sa mort devait être le signal de la révolte d’un bout à l’autre de la Péninsule. Des révélations suivies de mesures promptes et énergiques ont épargné à l’Espagne d’incalculables malheurs.
La France s’est réjouie de voir l’Espagne échapper, comme par miracle, à cet immense danger. Toutefois, c’est avec douleur que sur la liste des arrestations opérées après la découverte d’un attentat si énorme, elle a vu le nom du général Prim, du brillant comte de Reuss, du jeune capitaine connu dans toute l’Espagne pour sa bravoure et sa franchise, du commandant intrépide qui a donné le signal du soulèvement contre Espartero. L’étonnement s’est mêlé à la douleur, quand on a vu l’étrange procédure suivie contre le prévenu : point de preuves, point d’aveux, et la peine de mort requise sur de simples indices ! Mais les vices de cette instruction ont été reconnus, il en sera fait une autre, et la cause sera jugée ultérieurement. Espérons que l’honneur du général Prim sortira pur de ce malheureux débat. Dieu veuille, dans l’intérêt de l’Espagne, que son innocence éclate au grand jour !
Cependant, cette nouvelle tentative révolutionnaire, si miraculeusement comprimée, a raffermi le ministère espagnol en ralliant autour de lui le parti modéré, et en faisant cesser des dissidences qui commençaient à inquiéter les esprits. Le début du ministère n’avait pas été très heureux. Son projet de réforme avait été plus hardi que sage ; mais les évènemens lui ont donné gain de cause. Dans le sénat et dans le congrès, la pensée d’une réforme constitutionnelle a reçu l’appui d’une forte majorité. Au congrès, 133 voix contre 25 se sont prononcées pour la réforme. Le projet, livré à une commission, a reçu, d’accord avec le ministère, plusieurs modifications, dont la plus importante concerne l’interdiction de mariage entre la reine et la branche de don Carlos. Bref, la situation du ministère est forte en ce moment. Pour conserver ses avantages, il n’a qu’à rester fidèle à son origine. Qu’il se défende de tout esprit de réaction ; qu’il entre franchement dans la voie des institutions libres. La nouvelle constitution une fois votée, qu’il en fasse une application libérale et sincère ; qu’il songe surtout à réformer l’administration, là est la plaie de l’Espagne. Qu’il organise l’armée, la marine, la justice, les finances ; qu’il encourage le commerce, l’industrie, l’agriculture ; qu’il donne l’élan aux travaux publics. En un mot, qu’il régénère ce beau pays et qu’il le fasse sortir de l’ornière des révolutions. C’est en France surtout que l’on applaudira à ses efforts, car c’est la France qui fait les vœux les plus sincères pour la régénération de l’Espagne.