Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1841

Chronique no 231
30 novembre 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 novembre 1841.


La réaction du parti démagogique se ralentit partout en Espagne. Nous nous plaisons à le reconnaître : Espartero a opposé une franche et noble résistance aux emportemens de son parti. L’empire des lois paraît se raffermir, et si les cortès ne viennent pas agiter les passions de la multitude et rallumer l’incendie, on peut espérer des jours de repos pour la Péninsule. Elle a besoin avant tout de calme et de tranquillité. Le jour où la guerre civile n’y secouera plus ses torches, l’esprit des temps nouveaux y pénétrera de toutes parts. Les richesses naturelles de l’Espagne offrent à l’industrie et au commerce un si brillant appât ! Les capitaux franchiraient les Pyrénées, et le travail, animé et dirigé par la puissance scientifique qui enfante aujourd’hui tant de merveilles, n’aurait pas besoin de longues années pour rendre aux Espagnols l’éclatante prospérité dont ils jouissaient avant que leur beau pays fût ravagé par le despotisme et la superstition.

La tranquillité de l’Espagne dépend à la fois du gouvernement espagnol et des cabinets étrangers. Le gouvernement espagnol vient de remporter une victoire contre les factieux ; s’il sait en profiter, sans en abuser, il ramènera le pays sous le joug salutaire des lois. On finira par reconnaître que l’anarchie n’a jamais pour elle ni le droit ni la force, qu’elle ne doit ses déplorables triomphes qu’à l’insouciance des bons citoyens et à la légèreté du pouvoir.

Les cabinets étrangers, en prétendant se mêler des affaires de l’Espagne, ne feraient que tenir les esprits en haleine et donner un nouvel aliment aux discordes civiles. Soupçonneux et susceptibles, les Espagnols s’irritent à la pensée de toute intervention étrangère, et ils ne sont que trop enclins à suspecter les intentions de quiconque paraît prendre un vif intérêt à leurs affaires. Nous espérons que la nouvelle d’une conférence européenne, pour délibérer sur la situation de l’Espagne, n’est qu’un bruit sans fondement. Délibérer ? sur quoi ? sur les troubles de l’Espagne ? Ils s’apaiseront probablement d’eux-mêmes, par la lassitude du pays et par l’attitude que peut prendre dans ce moment le gouvernement espagnol. S’ils ne s’apaisaient pas, qu’y faire ? Qui voudrait se charger de la police de l’Espagne ? Sans parler de toutes les autres difficultés, ce ne serait pas là l’œuvre d’un jour, d’une semaine, d’un mois. Il faudrait peut-être des années : sans cela, l’entreprise serait aussi téméraire qu’inutile. Par la position géographique de l’Espagne, les troubles de la Péninsule ne peuvent inspirer aucune alarme aux puissances du Nord. Elles n’ont donc ni raison ni prétexte de se mêler des affaires d’Espagne. La France et le Portugal ont seuls le droit de veiller attentivement à leurs frontières, et de prendre, le cas échéant, toutes les mesures que leur commanderaient la sûreté et la dignité du pays. Pour cela, la France n’a besoin du consentement ni du secours de personne. Lorsque l’Autriche crut (à tort ou à raison, peu importe ici) que les troubles de l’Italie étaient un danger pour les possessions transalpines de l’empereur, elle ne réunit pas un congrès pour lui demander la permission d’occuper les légations. La France, à son tour, occupa la citadelle d’Ancône ; elle fit très bien ; c’était une garantie d’autant plus nécessaire que les craintes de l’Autriche n’avaient pas été sérieuses. Quoi qu’il en soit, notre droit à l’égard de l’Espagne n’a besoin ni d’appui ni d’exequatur. Ce droit lui-même au surplus n’est, dans ce moment, qu’hypothétique ; les troubles de l’Espagne s’apaisent au lieu de s’aggraver, et nos frontières comme nos intérêts sont à l’abri de tout danger.

Quant au mariage de la reine Isabelle, la politique la plus vulgaire commande de ne pas s’en préoccuper dans ce moment, peut-être même de ne pas s’en occuper du tout. Qu’on laisse aux passions politiques le temps de se calmer, et les Espagnols comprendront d’eux-mêmes combien il leur importe d’éviter tout ce qui pourrait compliquer leur situation et altérer leurs rapports de bon voisinage et de commerce.

Les affaires d’Orient sont loin de promettre un avenir paisible. La Syrie est toujours profondément agitée. L’intrigue y trouve des passions farouches à exploiter, des rivalités de race et de croyance à mettre en jeu ; d’un autre côté, l’administration turque est une véritable provocation à la révolte. À Constantinople, on a tous les vices, toutes les faiblesses, toutes les misères du bas-empire aux derniers jours de sa longue et douloureuse décadence. À genoux devant les forts, insolent avec les faibles, le gouvernement turc se prépare de nouveaux malheurs par une politique décousue et sans suite. Il épuise ses finances par des dépenses militaires absurdes et sans but. Il faut que la Porte se dise bien que le sabre des Mahomet et des Soliman est brisé. Le jour où la force devra décider la question, ce ne seront pas les hordes turques, mais les bataillons et les escadres de l’Europe qui prononceront le jugement. La Porte devrait se rappeler Nézib. Voilà son avenir militaire. Il faut se résigner et vivre au jour le jour, de la vie terne et précaire que fait à l’Orient la diplomatie européenne. L’Orient doit se tenir accroupi dans sa misère jusqu’à ce qu’il plaise à l’Europe de lui dire : Lève-toi, jette ces lambeaux et renais à une vie nouvelle ! Ce n’est pas aujourd’hui, ce n’est pas demain que ces paroles iront frapper l’oreille des Asiatiques.

L’agonie de l’Orient peut se prolonger, car, à moins d’évènemens imprévus, l’Europe est bien décidée à ne le rappeler à la vie que le jour où cette résurrection ne paraîtra pas compromettre la paix européenne. La paix européenne (les Orientaux ne peuvent pas l’ignorer) n’est pas une de ces idoles innocentes qui n’acceptent sur leurs autels que des tourterelles et des fleurs. C’est une déesse qui, malgré les bienfaits irrécusables qu’elle ne cesse de répandre sur ses adorateurs, a ses sévérités et ses cruautés. Son culte a fait répandre beaucoup de larmes, beaucoup de sang. Elle a dévoré la Pologne ; elle a mutilé le royaume de Grèce ; elle ravage aujourd’hui la Syrie ; elle veut que les chrétiens y restent exposés à toutes les vexations, à toutes les avanies d’une administration ignorante et cupide, à tous les outrages des hordes musulmanes. Si la Porte n’était frappée de cet aveuglement qui est le signe fatal de la décrépitude, elle profiterait de ces lenteurs, de ces délais pour rentrer en elle-même, pour sonder ses plaies, pour chercher s’il ne lui reste pas quelque principe de vie, quelque moyen d’échapper à la catastrophe dont elle est menacée tous les jours. Elle doit aujourd’hui connaître assez le siècle, l’Europe, l’esprit du temps, pour savoir qu’il n’y a pas de puissance humaine qui puisse faire subsister long-temps encore au seuil de l’Europe un empire barbare, aujourd’hui que l’Orient s’ouvre de tous côtés au génie européen, aujourd’hui que l’Europe étoufferait, si l’Asie lui était fermée. Napoléon, en débarquant en Égypte, révélait au monde étonné un avenir que l’Europe alors entrevoyait à peine, qui est aujourd’hui une éclatante vérité. Toute la question pour la Porte se résume donc dans ces mots : Les Osmanlis peuvent-ils avec leurs croyances, leur culte, leur organisation sociale, passer de la barbarie à la civilisation, à une civilisation qui leur soit propre, qui ne soit que le développement des germes que l’empire ottoman recèle dans son sein ? Si nous osions répondre, notre réponse ne serait pas douteuse. Le mahométisme a produit tout ce qu’il pouvait produire ; il n’est pas de sa nature progressif et indéfini, ce double caractère n’appartient qu’au christianisme. Les Osmanlis, comme les Juifs, ne peuvent pas franchir les limites où ils sont renfermés sans cesser d’être. Quoi qu’il en soit, si la réforme est possible, la Porte se suicide en ne la cherchant pas ; si elle est impossible, encore convient-il à la Porte de prolonger son agonie par une conduite paisible, sensée, résignée, en s’appliquant à éloigner les accidens qui peuvent amener une catastrophe. C’est précisément tout le contraire qu’on fait à Constantinople, vaste théâtre d’intrigues, où la ruse orientale et les roueries européennes ne s’imposent aucun de ces ménagemens que la bienséance commande en Europe. Aujourd’hui la Porte emprunte à je ne sais quel diplomate beaucoup de colère contre les Grecs. On parle d’armemens maritimes et terrestres. On fait semblant de croire que plusieurs cabinets européens ont envie d’arracher la Thessalie au sultan pour la donner au roi Othon. On joue aux soldats ; on a une flotte et on voudrait s’en servir. Tunis, on n’ose pas y toucher. L’île de Candie est soumise. Si on allait braver les Grecs et faire les matamores devant le Pirée ? Tout cela est misérable et ridicule. Toujours est-il que cela tient les esprits en haleine, que cela agite les populations, que cela ôte de plus en plus au gouvernement turc le peu qui lui reste de dignité et de force morale. L’hiver va se passer en pourparlers, en explications, en intrigues, et des faits graves, si ce n’est décisifs, éclateront au printemps. Est-ce en présence d’un semblable avenir, lorsque les agens de l’Angleterre et de la Russie ne cessent de s’agiter en Orient, lorsque l’Angleterre redouble d’efforts pour s’assurer la route de l’Égypte, que nous pourrions songer sérieusement au désarmement de notre flotte pour économiser quelques millions et être ensuite obligés d’en dépenser le triple à la hâte et cependant trop tard ?

Une nouvelle révolution vient d’éclater en Suisse ; Genève, qui avait suivi jusqu’ici avec un rare bonheur la voie du progrès sans bouleversement, des réformes sans révolutions, Genève s’est lassée de son originalité, et a préféré imiter les autres cantons régénérés. Genève aussi aura dans quelques jours une constituante. Empressons-nous d’ajouter qu’heureusement il n’y a eu d’autre violence que quelques cris, et je ne sais quelles chansons. La milice, convoquée par le gouvernement, a mieux aimé rester chez elle, et laisser le gouvernement s’en tirer comme il pourrait. Il n’y avait rien là d’énigmatique. La milice, c’est le pays ; le gouvernement a cédé. Il aurait pu, à l’imitation de ce qui s’était fait dans quelques cantons, quitter les affaires, et laisser la révolution maîtresse absolue du terrain. Il ne l’a pas fait, et il faut lui en savoir gré. L’expérience a prouvé dans plus d’un canton que ces satisfactions d’amour-propre ne sont pas utiles au pays. S’il est encore possible de tempérer la fougue des novateurs par les lumières de l’expérience et l’autorité morale de longs et honorables services, pourquoi ne pas le faire ? Pourquoi ne pas le faire du moins tant que cela se peut avec quelque dignité, et qu’aucun crime ne vient déshonorer un mouvement qu’on peut encore essayer de rendre prudent et régulier !

À vrai dire, il est difficile de comprendre les motifs de cette levée de boucliers. Une révolution, une constituante, une refonte générale et soudaine de la constitution, à Genève, dans une république, où le gouvernement ne s’apercevait point, où la représentation nationale était de deux cent cinquante membres pour un canton de cinquante et quelques mille habitans, en y comprenant de nombreux étrangers ; où, pour être électeur et éligible, il suffit de payer trois francs par an, où le corps électoral comprend le quart de toute la population mâle, où les deux conseils sont composés en grande majorité d’hommes très respectables sans doute, mais qui ne brillent pas par une longue série d’illustres ancêtres !

La constitution de 1814 avait reçu successivement d’importantes modifications. Le conseil d’état, inamovible d’abord, avait été rendu amovible ; certaines élections privilégiées avaient été supprimées ; les séances du conseil représentatif étaient devenues publiques ; bref, le système des réformes successives et légales avait été adopté et pratiqué avec bonheur à Genève ; et il est difficile de croire que les conseils de la république eussent refusé de nouvelles réformes, si la nécessité et la convenance leur en avaient été démontrées. Disons plus : nous sommes convaincus que personne ne le croit. Dès-lors on se demande : Pourquoi ce grand effort pour une si facile entreprise ? Pourquoi démolir un édifice où il était si aisé de faire tous les changemens désirables ? N’est-ce qu’une imitation puérile de ce qui s’est fait ailleurs ? Nous ne le pensons pas. Il n’est pas, il faut le dire, du caractère genevois de se plier ainsi servilement et sans but aux exemples qu’on lui donne. Le Genevois est plutôt porté à résister à ces exemples qu’à s’y conformer. Lorsque chaque courrier, pour ainsi dire, apportait la nouvelle d’une révolution en Suisse, Genève, qui certes se connaît en révolutions (elle y avait acquis une sorte de célébrité au XVIIIe siècle), ne fit pas la sienne. L’exemple de ses confédérés la trouva froide et presque dédaigneuse. Elle la fait aujourd’hui, après avoir obtenu plus d’une réforme, et lorsque de nouvelles réformes (personne ne peut en douter) auraient été facilement accomplies. Pourquoi ce brusque changement de système ? Nous l’ignorons ; mais, réduits comme nous le sommes aux conjectures, nous sommes disposés à croire que l’évènement de Genève se rattache aux évènemens de la Suisse et à la marche des affaires au sein de la diète. Le parti radical vient de perdre en Suisse de puissans appuis ; les contre-révolutions de Zurich et de Lucerne lui ont enlevé deux suffrages importans, et en même temps deux vororts. Les cantons de Soleure et du Valais sont agités par le principe catholique, qui ne cessera de faire effort pour les rallier à lui dans la question d’Argovie. Ils résistent jusqu’ici ; mais qui peut garantir qu’ils résisteront toujours ? Le canton directeur, Berne, menacé ainsi et dans son influence et dans les intérêts de son parti, a dû naturellement chercher à faire, lui aussi, quelque conquête dans les cantons qui n’avaient pas encore pris de parti décisif dans la lutte. Il pouvait s’adresser en même temps au principe libéral et au principe protestant. Les deux principes se trouvant réunis à Genève, il n’est pas surprenant qu’on ait voulu porter au parti radical un secours qui peut contrebalancer la défection de Lucerne, et préparer peut-être l’adhésion franche et nette de quelques-uns des cantons qui hésitent encore.

Quoi qu’il en soit de cette conjecture, le fait est plus grave que ne pourrait le faire supposer la petitesse de l’état où il vient de s’accomplir. Ce n’est pas Genève seulement, c’est la Suisse qu’il faut considérer, la Suisse avec ses dissensions et ses troubles, et aussi avec les devoirs et la réserve que lui imposent sa position stratégique et sa neutralité. L’évènement de Genève peut faire pressentir la complète disparition d’un parti intermédiaire au sein de la diète. Le parti radical et le parti sarnien se trouveraient alors face à face, en phalanges serrées, ne laissant plus d’autre résultat possible qu’une victoire décisive pour l’un et une pleine défaite pour l’autre. Jusqu’ici un parti intermédiaire avait amorti les coups ; il n’y avait pas seulement en diète des auxiliaires, il y avait des médiateurs. Si cela n’imprimait pas aux affaires suisses une allure décidée, si cela rendait souvent la diète impuissante, si nous-mêmes nous avons plus d’une fois déploré la faiblesse où le pouvoir fédéral se trouvait réduit par une mauvaise organisation et par les désordres du pays, cela du moins prévenait les catastrophes et laissait toujours espérer que les misères de la patrie toucheraient une fois le cœur des confédérés. Il est à craindre, si les deux partis se trouvent face à face et que l’un d’eux puisse décidément compter sur la victoire, que les discussions politiques ne dégénèrent en guerre civile. Suffira-t-il d’un arrêté de la diète pour que le parti vaincu, quel qu’il soit, sarnien ou radical, accepte sa pleine défaite ? hélas ! comment le croire !

Quant au canton de Genève lui-même, l’expérience nous dira si la bourgeoisie de la ville qui a fait ou laissé faire la révolution, en a bien pesé toutes les conséquences. Il n’y a eu jusqu’ici à Genève qu’un seul collége électoral, qui se réunissait au chef-lieu du canton, et nommait chaque année trente députés au scrutin de liste. Les communes de la campagne réclameront sans doute la représentation locale, proportionnée à la population. Ces communes forment à peu près la moitié de la population du canton, et cette moitié se compose pour les trois cinquièmes de catholiques. La bourgeoisie de Genève pourrait bien un jour s’apercevoir qu’elle a fait une révolution contre elle-même.

On parle toujours des négociations commerciales entre la France et la Belgique ; nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà dit plusieurs fois, que la question n’est pas seulement commerciale, mais politique, et à la fois de politique intérieure et extérieure. La question purement économique ne demande, pour être résolue, qu’une étude attentive des faits, et si la Belgique qui étouffe et qui a un besoin si urgent de débouchés qu’elle va faire un essai fort aventureux de colonisation dans je ne sais quel état de l’Amérique du sud, voulait souscrire aux conditions indispensables d’une association commerciale avec un grand état, on pourrait même lui offrir cette association et comprendre le royaume des Belges dans le giron des douanes françaises. La question politique est fort complexe. Si la politique intérieure impose au gouvernement les ménagemens dont nous avons souvent parlé, il est également vrai que la politique extérieure, que les intérêts et la dignité de la France ne lui permettent pas de fermer complètement l’oreille aux demandes de nos voisins. Le désespoir est un mauvais conseiller, et les Belges n’ont, à aucune époque de leur histoire, été inaccessibles aux mauvais conseils. La Belgique couvre notre gauche comme la Suisse couvre notre droite. Nous ne pouvons pas permettre que, sous une forme quelconque, des influences hostiles à la France s’établissent dans ces deux pays. Quelle que soit la décision du gouvernement et des chambres sur cette grave question, il importe qu’elle soit promptement résolue. L’incertitude paralyse les entreprises, arrête les capitaux, inquiète les producteurs des deux pays. L’industrie et le commerce ont besoin de pouvoir compter sur l’avenir.

C’est là une vérité banale que M. le ministre du commerce, entre autres, devrait se rappeler plus souvent. Il ne suffit pas de passer sa vie à regarder ; il faut conclure. Mais comment conclure lorsqu’on cherche ses décisions, non dans l’étude des principes et des faits, mais dans l’urne de la chambre des députés ? À coup sûr, nul ne reprochera à nos hommes d’état d’agir à priori. Nous verrons si M. le ministre a enfin trouvé une solution à la question des bestiaux.

La campagne d’Alger est terminée. Elle a été heureuse. Sans obtenir les succès brillans et décisifs qu’on paraissait se promettre, M. Bugeaud a obtenu un succès d’estime. Cependant, si les choses restent sur le pied actuel, il ne faudra pas moins l’année prochaine cent mille hommes et cent millions. Dans quatre ou cinq ans, nous aurons dépensé en Afrique un milliard. Y aura-t-il sur le sol africain deux cents familles de véritables colons français ? Il est encore permis d’en douter. Nous espérons que les chambres prendront à cœur sérieusement la question de la colonisation. Il est par trop absurde de semer sur des pierres. C’est semer sur des pierres que d’employer en Afrique notre or et nos admirables soldats, si ces efforts ne servent pas en même temps à y établir une population européenne, nombreuse, robuste, laborieuse, qui puisse dans peu, aidée de quelques garnisons, se défendre elle-même contre les incursions des barbares. L’idée de plier les tribus africaines à notre civilisation ne supporte pas l’examen. Il ne faut certes pas songer à les exterminer, mais il faut que l’établissement de fortes colonies leur fasse sentir que notre domination en Afrique est une fatalité à laquelle il ne reste qu’à se soumettre. Alors, convaincus de leur impuissance, ils établiront avec nous des relations commerciales qui leur seront utiles ; ils nous aideront à pénétrer par le commerce dans l’intérieur de l’Afrique, et ceux qui se trouvent dans l’enceinte de notre empire, sans devenir des Français, seront du moins d’assez paisibles sujets, suffisamment contenus par une police sévère, si nous savons y joindre une administration équitable et le respect de leurs croyances et de leurs habitudes. C’est surtout des Arabes qu’il est vrai de dire qu’il ne faut ni les craindre, ni les insulter. La violence les irrite ; la justice impuissante et débonnaire les excite ; une justice forte et inexorable les subjugue. C’est le fatum.

L’approche de la session préoccupe assez vivement les esprits. On se demande quelle sera l’attitude d’une chambre où la majorité se forme d’élémens si divers, et qui fixera cette année ses regards plus encore sur l’urne électorale que sur le banc des ministres. Le cabinet aura de graves difficultés à surmonter et pour les personnes et pour les choses.

Quant aux choses, les efforts de ses adversaires porteront surtout sur les affaires d’Espagne, sur les circulaires de M. Humann et de M. Martin du Nord, et sur la question des incompatibilités. Cette dernière question a été malheureusement ranimée par quelques nominations que le ministère lui-même ne défend guère et plus encore par les lenteurs qu’il apporte dans les choix, et par les étranges bruits auxquels ces délais et ces variations donnent naissance. On va droit au but, dit-on, lorsqu’on n’a d’autre souci que de choisir l’homme capable ; on hésite, on fait, on défait, on refait encore, on essaie mille combinaisons, les plus raisonnables comme les plus singulières, lorsqu’on ne songe qu’à la petite politique, aux votes de la chambre, aux intérêts du ministère. Il y a du vrai dans ces remarques. M. le garde-des-sceaux, en particulier, devrait bien nous apprendre les graves motifs qui lui défendent de nommer aux places vacantes du conseil d’état. Il y a un mois que nous le félicitions de deux nominations que le bruit public donnait comme certaines. Aujourd’hui on répand des bruits d’une tout autre nature. Nous ne les répéterons pas parce que nous n’avons pas de goût pour ces misères.

Quant aux personnes, la question est toujours de savoir quelle sera dans la chambre l’attitude de MM. Dufaure et Passy. Au fait, leur entrée au ministère paraît impossible. Ils ne voudraient pas y entrer d’une manière quelque peu subalterne, comme une appendice. Ils ne peuvent y entrer pour y jouer un rôle principal sans briser le cabinet. C’est une alliance qui, loin d’être intime, serait pleine d’embarras et de soupçons : elle inquiéterait les uns et rapetisserait les autres. Tout considéré, elle ne convient à personne. Il faut que le ministère se décide à affronter la session tel qu’il est, car il ne peut pas compter sur l’accession de MM. Passy et Dufaure.

Depuis quelque temps, la presse est muette sur les projets que le ministère se propose de présenter aux chambres. Espérons que ce silence nous ménage d’agréables surprises. Il est des questions d’une haute gravité qu’il est urgent de résoudre. Les coalitions d’ouvriers se renouvellent, et, comme on l’a fait remarquer avec raison, à des époques pour ainsi dire périodiques, avec un caractère réfléchi, et lorsque la fabrication est le plus active. Évidemment les ouvriers agissent sous l’empire de fausses notions, d’erreurs qu’il importe de dissiper. Nous ne cesserons de revenir sur ce point capital, l’instruction des classes laborieuses. Il s’agit du maintien de la paix publique, de l’avenir de notre société. Le gouvernement ne peut pas tout faire ; il a besoin que tous les hommes influens, riches, éclairés le secondent ; en attendant, il peut beaucoup par lui-même. Les chambres d’ailleurs ne lui refuseront pas leur puissant appui ; les hommes de tous les partis, de toutes les opinions, sont heureusement unanimes sur ce point, qu’il faut travailler puissamment à l’éducation des classes laborieuses. Ces jours derniers encore la presse en a donné une preuve éclatante, et que nous aimons à rappeler.

L’insuffisance des ressources prévues par la loi de 1833 n’avait pas permis l’établissement spécial et distinct d’une école primaire supérieure dans un grand nombre de villes dont la population excède six mille ames. Pour combler cette déplorable lacune, M. Villemain a imaginé un heureux expédient, qui est d’annexer des cours d’instruction primaire supérieure aux colléges communaux. L’utilité de la mesure saute aux yeux. Elle rend l’exécution de la loi de 1833 moins coûteuse, plus facile. Il y a économie pour les locaux, économie pour le traitement des maîtres. Les familles trouvent dans le même établissement l’enseignement classique, et « un enseignement usuel sans être illettré, pratique sans être trop restreint, et qui prépare utilement aux professions industrielles et commerçantes, si nécessaires et si répandues dans notre état social. » (Rapport de M. Villemain au roi).

Nous ajouterons que, dans notre état social, il est d’une sage politique que les enfans destinés aux diverses carrières trouvent l’instruction dans le même local, sous l’œil des mêmes chefs, dans un établissement portant pour tous le même nom, et qu’ils se pénètrent de bonne heure de cette pensée que, bien qu’appliqués à des travaux divers, ils sont tous des enfans de la même patrie et contribuent tous au même résultat, je veux dire la grandeur et la prospérité de la France. Ce ne sera pas là un des moindres résultats de la mesure ingénieuse et toute pratique que le ministre de l’instruction publique a proposée à la sanction du roi, et qui va être organisée comme essai dans vingt-deux villes.

Eh bien ! disons-le à l’honneur du pays, cette mesure, qui peut avoir pour l’instruction, pour la moralité et l’avenir des classes industrielles de si importans résultats, a été hautement approuvée par des journaux qui certes ne militent pas sous la même bannière. Ils ont su, en présence d’un intérêt si grave et si sacré, imposer silence à la politique et n’écouter que la justice. C’est dire au ministère que tout ce qu’il proposera aux chambres dans l’intérêt bien entendu des classes laborieuses, pour leur instruction, pour leur éducation, ne rencontrera pas d’opposition. On ne demandera pas aux projets d’où ils viennent, mais ce qu’ils sont. Nous espérons que M. Villemain ne l’oubliera pas pour le budget des salles d’asile et de l’instruction primaire, et que M. Cunin-Gridaine y trouvera un motif de ne pas retarder l’organisation des conseils de prud’hommes.


— La Comédie-Française a donné avant-hier la première représentation de Une Chaîne, comédie en cinq actes, en prose. Le succès a été complet : unanimité d’applaudissemens. Jamais M. Scribe n’a mieux montré combien son esprit est fécond en ressources ingénieuses, en combinaisons délicates et en artifices dramatiques, combien il se plaît à créer des situations périlleuses et d’une incroyable audace, uniquement pour avoir le plaisir de s’en tirer sain et sauf. C’est un homme qui vous saisit et vous contraint à marcher, à courir avec lui sur la crête d’un précipice ; il se balance sur l’abîme ; de temps en temps il feint de chanceler, de glisser ; on s’écrie : Nous sommes perdus ! Point. Il s’accroche à un brin d’herbe, à une feuille, à un fétu qui échappait à vos regards ; il se relève, il est sauvé ; il continue sa route, prêt à recommencer de nouvelles feintes, et parvenu en lieu de sûreté, c’est-à-dire au dénouement, il vous regarde et semble vous dire avec un sourire moqueur : Ce n’est pas plus difficile que cela ! vous en êtes pour vos frais d’épouvante, mais c’est justement la frayeur qui fait le plaisir.

Cette pièce jouée avec beaucoup d’ensemble par tous les acteurs, et par quelques-uns avec un véritable talent, paraît destinée à la vogue de la Camaraderie et du Verre d’eau. Ce triomphe de l’esprit et de l’habileté est-il en même temps celui de la bonne morale ? Ce sera une question à débattre dans l’examen détaillé de cet ouvrage, remarquable à tant d’égards.


V. de Mars.