Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1841

Chronique no 230
14 novembre 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 novembre 1841.


L’Espagne offre un spectacle de plus en plus affligeant pour tous les amis d’une liberté régulière, en particulier pour nous, qui, plus que toute autre nation, devons désirer l’affermissement, chez nos voisins, de la monarchie constitutionnelle. La réaction du parti vainqueur est à la fois désordonnée et sanglante. Des juntes démagogiques ont surgi à Barcelone, à Valence, à Alicante ; on ne sait pas où s’arrêtera cet esprit d’insurrection et de désordre. Les généraux Rodil et Zurbano aspirent à une triste célébrité par les crimes qu’ils tolèrent et par les violences qu’ils commandent. Ainsi qu’il était facile de le prévoir, le régent est entraîné par le mouvement de son parti. Où prendrait-il en effet son point d’appui pour résister ? D’un côté, il a suspendu par un décret le paiement de la pension que les cortès avaient accordée à la reine Christine ; de l’autre, ce qui est plus grave encore, il a d’un trait de plume supprimé les fueros des provinces basques. Avant de songer à faire rentrer dans l’ordre les démagogues de la Catalogne, il a infligé un châtiment à des provinces qui n’ont nullement favorisé la révolte des christinos. On dirait qu’on veut faire repentir les Basques de leur prudence et de leur inaction ; parce qu’ils n’ont pas recommencé la guerre civile, on leur enlève les droits qu’on leur avait reconnus précisément lorsqu’ils avaient consenti à mettre bas les armes et à signer la paix. L’unité nationale est à nos yeux chose si précieuse, que nous ne désirons pas voir échouer le coup d’état que vient de faire Espartero : nous voudrions apprendre que les provinces basques se résignent et se nationalisent. Mais suffit-il d’un décret pour effacer tout à coup les traditions, les habitudes, les affections, les intérêts d’un pays ? En faisant sa célèbre proposition, Sieyès demandait la déclaration solennelle d’un fait que l’histoire, par un travail lent et séculaire, avait désormais accompli en France. On n’improvisait pas l’unité française ; on la proclamait. L’unité était un besoin profondément senti de la France entière ; si l’assemblée constituante avait proposé à une province française de ne la pas incorporer complètement dans la grande unité nationale, cette proposition aurait été reçue comme une injure. Du Rhin aux Pyrénées, des Alpes à l’Océan, tous se seraient écriés : Nous sommes aussi bons Français que vous. Le Vendéen lui-même était unitaire. C’est à la France entière qu’il voulait imposer sa religion et son roi. Est-ce là la disposition des esprits dans les provinces basques ? Non, certes. Si elles se résignent, ce ne sera que par lassitude ou par crainte, le mécontentement au fond de l’ame, la résistance dans les cœurs. Et dans quel moment les a-t-on conviées à l’unité nationale ? Lorsque le parti vainqueur lui-même porte les plus rudes atteintes à ce principe, en foulant aux pieds les lois, et en se livrant à tous les emportemens de l’esprit municipal.

En présence de tous ces faits, il est difficile de ne pas craindre pour l’Espagne une longue suite d’agitations et de désordres. On n’aperçoit nulle part une autorité forte et régulière. Espartero lui-même paraît manquer de confiance dans les pouvoirs de l’état, et redouter ceux qui devraient lui venir en aide et lui donner une grande force morale. Pourquoi en effet n’a-t-il pas convoqué les cortès ? Au milieu d’une pareille crise, tout paraissait appeler le concours des deux assemblées, si ce n’est au moment même de la lutte, immédiatement après du moins, lorsque la puissance des lois devait succéder à la puissance des armes, lorsqu’il fallait punir, récompenser, rétablir partout l’ordre et l’autorité du gouvernement légal. Les cortès cependant n’ont pas encore été convoquées ; on dirait que l’Espagne en est à la monarchie administrative de M. Zea. Ce n’est pas un reproche que nous adressons à Espartero. Il a peut-être agi fort sagement, peut-être a-t-il ainsi épargné de grands malheurs à l’Espagne. Nous ne connaissons pas assez l’état du pays pour énoncer ici une opinion à ce sujet. Seulement il nous paraît évident que, s’il avait espéré d’y trouver des élémens d’ordre et de puissance, le régent aurait promptement convoqué les cortès. On dit aujourd’hui qu’elles seront convoquées pour le 15 décembre.

Quoi qu’il en soit, laissons aux Espagnols le soin de résoudre les questions intérieures qui agitent la Péninsule. Rien jusqu’ici n’autorise l’étranger à se mêler des affaires de l’Espagne. Heureusement les bruits qu’on avait répandus ont été démentis ; il n’y a pas eu de Français assassinés à Barcelone. La conduite de notre gouvernement est nettement tracée. Il doit laisser l’Espagne à elle-même, tout en faisant des vœux sincères pour que l’ordre y soit promptement rétabli, tout en remplissant scrupuleusement à son égard les obligations qu’impose aux divers gouvernemens le droit international. Il doit en même temps veiller et se tenir sur ses gardes, car l’Espagne est un grand pays en révolution, un pays où s’agitent violemment des factions ennemies de tout gouvernement régulier, un pays où l’on s’applique à répandre et à faire germer des sentimens d’hostilité envers la France. Entre l’action et l’inaction, entre l’intervention que rien ne justifie et la simple observation que tout nous commande dans ce moment, il n’y a pas de situation intermédiaire, il n’y aurait rien du moins qui fût à la fois digne et légitime.

Une conspiration, en apparence du moins fort ridicule, vient d’être découverte à Bruxelles. Le gouvernement belge à peine lui a-t-il accordé les honneurs d’une mention fugitive et dédaigneuse dans le discours de la couronne aux chambres ; laconisme d’autant plus remarquable que ce discours, d’une longueur inaccoutumée, se traînait péniblement sur les objets les moins importans. Cependant le complot de Bruxelles a été suivi d’une sorte d’émeute à Gand, émeute de gamins (nous dit-on), mais qu’on n’a cependant dissipée qu’avec une lenteur et une prudence qui font presque supposer des craintes plus graves. On dit qu’en Belgique les troupes sont consignées dans leurs quartiers ; on prétend aussi que plusieurs régimens français vont former un camp d’observation près de la frontière belge. Ces circonstances paraissent jeter quelques nuages sur l’affaire de Bruxelles. D’un autre côté néanmoins, qu’est-ce que le gouvernement belge peut avoir à redouter, soit des orangistes, soit des républicains ? Évidemment leurs folles tentatives ne peuvent lui faire courir aucun danger sérieux. Le gouvernement belge a des forces plus que suffisantes pour les réprimer. D’ailleurs il ne manquerait pas de secours si un danger grave et puissant les lui rendait nécessaires.

La naissance d’un prince de Galles a rempli de joie l’Angleterre. La maison de Cobourg a pris ce jour-là possession du trône. Par hasard ce même jour avait lieu l’installation du lord-maire. Au banquet, on a porté les toasts et prononcé les discours d’usage. M. l’ambassadeur de France a dit aussi quelques paroles ; elles touchaient aux derniers évènemens et aux relations politiques des deux pays. Peut-être eût-il mieux valu s’en tenir, dans cette circonstance, aux formules de la politesse, cacher l’homme politique et ne montrer ce jour-là que l’homme aimable et spirituel. Nul ne pouvait le faire mieux que M. de Sainte-Aulaire.

La lutte de l’Angleterre avec la Chine est loin d’être terminée. Les Chinois sont de pauvres soldats, et toutes les fois qu’un régiment anglais pourra les rencontrer, il en aura bon marché. Il n’est pas moins vrai que l’Angleterre a sur les bras une longue et difficile entreprise. Les distances à franchir, les maladies, les tempêtes, la résistance passive de l’ennemi, sont des obstacles plus difficiles à vaincre qu’une armée nombreuse et aguerrie. C’est ainsi que, se trouvant à l’ancre en rade de Macao et à Hong-Kong, la division anglaise a perdu, par la violence d’un typhon, deux goélettes de guerre et plusieurs bâtimens de transport : les autres navires ont presque tous été désemparés. Les avaries et le retard de la seconde expédition qu’on attendait de Calcutta, auront probablement déterminé les commandans anglais à se borner, pour cette année, à la prise de l’île d’Amoy. La campagne ne pourra recommencer qu’au mois de mai prochain. Le nouveau commissaire anglais paraît vouloir porter des coups décisifs. Si réellement le résultat devait être d’ouvrir le céleste empire au commerce de l’Occident, l’Europe entière pourrait applaudir à cette tentative. Des relations étendues et régulières entre l’Angleterre et la Chine, profiteraient tôt ou tard, du moins indirectement, à toutes les nations industrielles.

Ainsi qu’on devait s’y attendre, la diète suisse s’est séparée sans rien conclure. Aucune proposition n’a pu réunir une majorité. L’affaire est, comme on dit, tombée au recès ; elle ne sera reprise qu’aux diètes ordinaires. Heureusement les craintes qu’on avait pu concevoir sur le maintien de la paix publique ne se sont pas réalisées. Tous les partis, également convaincus de leur impuissance, arrivaient à la diète découragés et tacitement résignés à un plus long ajournement ; chacun, désespérant de vaincre, ne songeait qu’aux moyens d’empêcher le triomphe de son adversaire. Ne rien faire a paru une sorte de victoire pour tout le monde. Non-seulement il n’y a pas eu de guerre civile, il n’y a pas même eu de violens débats au sein de la diète. À la vérité on ne voulait rien terminer ; mais on voulait s’en aller. « Nous verrons cela plus tard. » C’est ainsi que se résumait la ténacité helvétique.

Il est sans doute fort heureux que le sang n’ait pas coulé. Il n’est pas moins vrai que cette impuissance du pouvoir fédéral est une chose funeste pour la Suisse. S’obstiner dans ce déplorable système, c’est vouloir être et ne pas être en même temps ; c’est jouer à tout perdre et se rapetisser aux yeux de l’étranger. Les nations ne vivent pas seulement de force matérielle : la force morale leur est également nécessaire, et c’est par leur organisation, par leur sagesse politique, par la fermeté de leurs résolutions, qu’elles peuvent la conquérir. Il paraît qu’un mauvais génie préside de nos jours aux confédérations. On a dit que les rois s’en vont, on s’est trompé ; ce sont les confédérations qui paraissent s’en aller. Il n’y a que les principes qui ne peuvent ou ne savent pas se modifier et se transformer, qui disparaissent complètement. Les théocraties, les aristocraties fermées, la féodalité, lorsque leur temps est fait, tombent et disparaissent sans retour. Sint ut sunt aut non sint. La monarchie, au contraire, a pu survivre à toutes les crises sociales, parce qu’elle peut, sans cesser d’être, se plier aux nouvelles nécessités et suivre l’espèce humaine dans tous ses progrès. La monarchie a été tour à tour théocratique, militaire, féodale, politique, administrative, despotique ; la monarchie moderne se fait constitutionnelle et représentative. Les confédérations aussi pourraient, il est vrai, se modifier et se transformer selon les nécessités des temps, plus difficilement cependant que la monarchie, parce qu’il y a plus de volontés à accorder et plus d’intérêts à concilier. Dans plus d’un pays la transformation de la monarchie ne s’est accomplie qu’à la suite de terribles catastrophes. En France, c’est après un circuit de quarante ans qu’on est revenu à cette monarchie constitutionnelle que des hommes d’élite voulaient en 1789. Que deviendrait une confédération qui n’attendrait la réforme que d’une crise sociale, de la destruction violente de tout ce qui existe ? Sortirait-elle de ces ruines forte et rajeunie, comme la monarchie en Angleterre et en France ? Il est une dernière observation qui paraît échapper à nos vaillans voisins : c’est que les gouvernemens aussi sont jugés par comparaison. La Suisse est aujourd’hui entourée de gouvernemens divers sans doute, mais tous réguliers, avec des formes arrêtées et des pouvoirs suffisans. Ce n’est plus le temps où l’anarchie régnait dans les villes d’Italie, dans les villes d’Allemagne, où la France était souvent déchirée par la guerre civile, où la féodalité, la royauté et les communes, par leurs luttes incessantes, remplissaient l’Europe de troubles et de désordres. Il était facile alors d’être ou de paraître un bon gouvernement. Aujourd’hui on est plus difficile, et les gouvernemens trop défectueux, en particulier ceux qui n’ont pas le pouvoir de remplir leur mission, non-seulement n’obtiennent pas toute la considération qu’ils doivent désirer d’obtenir, mais ils inspirent de l’inquiétude et attirent sur eux, bon gré mal gré, les regards de leurs voisins.

La convocation des chambres est remise au 27 décembre. Le ministère paraît décidé à réserver pour la tribune des explications qu’on attend de lui sur plusieurs points importans, tels que le désarmement, l’évacuation complète de la Syrie, etc. Est-il vrai que la mesure du désarmement soit appliquée même à une partie de notre flotte ? Ce serait là un fait grave que nous déplorerions d’autant plus qu’il serait impossible de l’expliquer par des motifs purement financiers. Ce n’est pas dans le budget de la marine que le trésor doit chercher les ressources dont il a besoin.

Il est aussi des faits particuliers sur lesquels il importe que le gouvernement s’explique nettement. Nous voulons parler d’abord du traitement qu’on a fait subir à des prévenus, aux rédacteurs des journaux de Toulouse. C’est un traitement qu’on pourrait à peine se permettre à l’égard d’hommes féroces, prévenus d’attentats violens contre les personnes. D’un autre côté, des plaintes amères sont faites au nom des prisonniers du Mont Saint-Michel. Ce sont encore des faits qu’il importe d’expliquer ou de démentir.

On attribuait ces jours derniers au ministère la pensée d’une réforme électorale qui consisterait dans l’adjonction de la deuxième liste du jury. La nouvelle nous paraît hasardée. Si elle est vraie, il faut du moins reconnaître qu’elle n’est pas vraisemblable. Non que la mesure soit en elle-même d’une très haute importance ; mais, quelle qu’elle soit, le parti conservateur, en la proposant, croirait abaisser son drapeau, et s’avouerait en quelque sorte vaincu, impuissant du moins à tenir seul la campagne. C’est pour lui une question de principe, au point que, lors de la dernière réforme électorale, il préféra exclure les capacités, et consentir à l’abaissement du cens, qui fut réduit à 200 fr. Mauvaise combinaison dans les idées conservatrices ; car, en abaissant le cens, on appelait dans les colléges électoraux des électeurs dont la présence rendait ridicule l’exclusion des capables, et on s’exposait ainsi à voir la question des capacités se reproduire avec plus de force et plus de vivacité. On hasardait une concession qui devait ensuite fournir un argument de plus contre le système en vigueur. Le fait est que le principe du cens, en tant que principe exclusif, n’est spécieux que dans le système de ceux qui n’admettent au droit électoral que la propriété territoriale. Peu importe alors la capacité de l’électeur ; c’est la terre qui règne, et ce n’est pas l’homme. Mais si l’épicier du coin peut être électeur, on demandera toujours pourquoi un juge du tribunal de la Seine ne le serait pas ? Quoi qu’il en soit, en supposant même que le ministère sentît le besoin de cimenter la majorité par quelque concession, il est difficile de croire qu’il voulût se placer sur un terrain si glissant, au risque de se voir abandonné par un assez grand nombre de conservateurs. Ceux-ci ne lui pardonneraient pas cette brèche à la loi électorale, ils l’accuseraient de sacrifier la chose publique à ses intérêts ministériels, ils lui enlèveraient plus de suffrages qu’il ne pourrait en gagner par la mesure proposée. Le ministère se gardera donc d’aborder la question de la réforme électorale ; il craindra de renouveler la mêlée de la coalition. C’est trop, du reste, s’arrêter sur une supposition qui très probablement n’a pas le moindre fondement.

Nous croyons que la question électorale ne sera mise en avant avec ardeur et insistance par aucun parti. Il serait facile d’en déduire les raisons. Il n’en sera pas de même de la question des incompatibilités. Elle sera reproduite avec d’autant plus d’empressement qu’elle fournira une occasion toute naturelle d’attaquer le ministère. On dit que plusieurs conservateurs se montrent disposés à se réunir sur ce point aux diverses oppositions. Cela est probable : on donne facilement son assentiment à un projet de cette nature, lorsqu’il n’est annoncé que d’une manière générale. Mais ensuite, lorsque le projet est rédigé ; que les détails en sont connus, les hommes qui paraissaient décidés reculent trop souvent devant des obstacles qu’ils n’avaient pas aperçus d’abord. Convenons-en toutefois ; c’est sur ce terrain que le cabinet rencontrera le plus d’adversaires, et des adversaires acharnés ; il est même à craindre que la chambre ne se laisse entraîner au-delà de toute juste mesure.

Si on en croit certains bruits, le ministère se proposerait de détourner l’attention des députés de toutes ces questions brûlantes et si souvent débattues, en la fixant tout d’abord sur des questions nouvelles aussi délicates qu’importantes. C’est là en effet le moyen le plus sûr et le plus convenable qu’il puisse employer. Il y a tant à faire pour la grandeur et la prospérité de la France, et une politique stérile et criarde nous a fait perdre un temps si précieux ! Non-seulement nos intérêts matériels sont en souffrance, mais notre droit public et privé réclame sur plus d’un point des complémens essentiels et d’importantes réformes. On ne peut pas tout faire à la fois ; mais par cela même il faut s’appliquer à choisir parmi les améliorations désirables celles qui sont à la fois plus urgentes et plus utiles au pays. Il est surtout à désirer qu’on fasse marcher de front les intérêts matériels et les intérêts moraux de la nation, qu’on s’occupe à la fois des choses et des hommes, des corps et des ames.

Sans doute ce serait une honte pour la France si elle laissait plus long-temps ses voies de communication et ses possessions coloniales dans l’état où elles se trouvent. Cependant ce serait s’aveugler sur la situation morale du pays que de ne pas reconnaître combien il est urgent de redoubler d’efforts, de faire, s’il le faut, de plus grands sacrifices encore, pour donner au peuple, en particulier aux classes laborieuses, une instruction forte et régulière, cette instruction morale et religieuse qui adoucit les mœurs, qui élève les ames et en développe toutes les tendances généreuses.

Il ne faut pas se lasser de le répéter : la soumission implicite, l’obéissance aveugle n’existe plus. Loin de nous la pensée de la regretter. C’est la plus noble émancipation d’un peuple que ce réveil des intelligences qui ne se courbent plus que devant la raison, qui acceptent la loi parce qu’elles ont compris que la société a besoin avant tout de règle, d’ordre, de justice. Mais l’obéissance raisonnée suppose l’instruction ; sans instruction ni foi implicite dans le pouvoir, que reste-t-il pour garantir l’obéissance à la loi ? rien que la crainte : triste et insuffisante ressource, qui est sans force précisément sur ces ames énergiques, puissantes, qui, éclairées, pourraient aller si loin dans la voie du bien, qui, aveugles, se laissent entraîner dans toutes les erreurs et bravent tout pour se précipiter dans le mal. Ajoutons que dans un pays libre il n’y a réellement pas d’ignorance proprement dite. À défaut de la bonne instruction, c’est la mauvaise instruction qui s’empare des esprits. Partout où ne règne pas la vérité, règne l’erreur. Il n’y a de place vide nulle part. Le bien et le mal ont tout envahi, selon leur puissance et leurs moyens. Assurer une bonne et forte instruction, c’est donc livrer une bataille ; c’est faire une conquête, la conquête de l’ordre et de la paix publique, conquête au reste moins difficile qu’on ne le pense ; car, quoi qu’en disent quelques esprits chagrins, l’ordre social avec toutes ses conséquences est un besoin instinctif de notre nature. Et on peut déjà citer des populations, heureusement en France aussi, que l’instruction a élevées à la connaissance des devoirs sociaux au point que l’intervention coërcitive de la loi est un fait très rare au milieu de ces hommes instruits, sachant à la fois juger le pouvoir et le respecter, exiger et rendre ce qui est dû à tout enfant de la commune patrie.

À Dieu ne plaise que nous méconnaissions tout ce que la révolution de juillet a fait pour l’instruction du peuple. M. Villemain vient de présenter au roi le rapport triennal sur la situation de l’instruction primaire en France, et nous nous plaisons à répéter, avec M. le ministre de l’instruction publique, que, « dans la tendance générale des sociétés actuelles vers le bien-être et l’industrie, il est satisfaisant de pouvoir dire que nulle part, dans un intervalle aussi court, on n’a fait autant qu’en France pour l’instruction du peuple. » C’est dans ce rapport, si simple et si lumineux, qui, tout plein de faits, de chiffres, d’idées positives et pratiques, n’a pas moins conservé cette élégance et cette pureté de formes qui appartiennent à M. Villemain, qu’il faut chercher les preuves d’un résultat si honorable et si consolant pour le pays.

Une pensée philosophique a dirigé M. Villemain dans son travail. Il a voulu faire connaître à la fois l’état matériel et l’état moral des écoles. S’il nous expose d’abord quel en est le nombre et le nombre des communes qui les possèdent, et celui des élèves des deux sexes qui les fréquentent, il nous fait connaître ensuite la situation de l’instruction primaire sous le rapport des méthodes employées par les instituteurs, des livres dont on fait usage, de la condition et de la moralité des maîtres, des peines et des récompenses qu’ils ont méritées, et ainsi de suite, toujours en comparant la situation présente avec la situation de 1837, époque du dernier rapport. On peut ainsi suivre le progrès pas à pas, comparer entre elles les diverses données, et se former une juste idée et du bien qu’on vient d’accomplir et du bien qu’il reste à faire.

Ainsi, il y a dix ans, sur 37,295 communes, 23,000 seulement avaient une école : en 1837, le nombre des communes pourvues d’école était de 29,613 ; en 1840, de 33,099. M. Villemain indique nettement les obstacles divers que les hommes et les choses opposent à une plus rapide propagation de l’instruction primaire. Toutefois, dès aujourd’hui, cette instruction est mise à la portée de 3 millions d’enfans ; c’est 1 million 912,339 enfans de plus qu’il y a dix ans. Encore quelques efforts, et l’enseignement primaire sera répandu sur tous les points du royaume et accessible à tous. « Bien des pères de famille, dit le ministre, n’envoient aujourd’hui leurs enfans aux écoles que parce qu’ils y sont sollicités soit par l’exemple, soit par les invitations réitérées des personnes préposées à la surveillance de l’instruction primaire. Beaucoup n’attachent aucun prix à une instruction dont ils sont eux-mêmes dépourvus ; il n’en sera pas ainsi de la génération qui se forme sous nos yeux, et qui voudra un jour transmettre à ses enfans le bienfait de l’instruction qu’elle aura reçue. Ainsi la fréquentation des écoles, sans être rendue obligatoire, comme l’ont demandé quelques conseils généraux de départemens, deviendra générale, et entrera de plus en plus dans les mœurs publiques. Cette perspective, qui n’est pas éloignée, n’offre assurément qu’un sujet de satisfaction sérieuse aux hommes qui se préoccupent le plus vivement de l’avenir de notre patrie. Fondée par la loi même sur la religion et la morale, l’instruction primaire ne peut que fortifier dans les cœurs le sentiment du devoir, les pures affections de famille, le dévouement au prince et aux lois du pays. Sagement dirigée, et appliquée surtout à répandre les connaissances indispensables, loin de jeter dans les classes ouvrières le dédain de leur profession, elle leur donne le désir et le moyen de s’y distinguer, et d’en sortir quelquefois par une supériorité de mérite, et non par ces agitations que la morale réprouve et que la loi condamne. »

Ce passage met en lumière les vues sages et libérales qui dirigent M. Villemain dans sa noble mission. Il ne redoute pas l’instruction des masses, il connaît tout le bien qu’on doit en attendre, il sait que l’homme d’état doit y trouver un sujet de satisfaction sérieuse. Certes l’argument d’autorité ne pourrait être plus fort pour ceux qui ne cèdent qu’à ce moyen de persuasion. Les trois hommes éminens qui ont présidé, chez nous, à l’instruction publique depuis 1833, M. Guizot, M. Cousin, M. Villemain, ont été du même avis sur ce point capital, et l’instruction primaire a été l’objet constant de leurs efforts et de leurs plus vives sollicitudes.

« Depuis cinq ans, plus de 30 millions ont été employés en acquisitions ou en constructions de maisons d’école. De nombreux projets sont en ce moment présentés dans le même but, on peut en évaluer la dépense à 19 millions. »

Mais quelque importantes que soient les améliorations matérielles, ce point de vue n’est que secondaire. « Le but sérieux et grand auquel tout doit concourir et que rien ne remplace, ce qui est la vie même des écoles, c’est leur amélioration religieuse et morale, leur bonne discipline et la saine instruction qu’on y reçoit. » Sur 29,000 écoles de garçons, il y en avait, en 1837, 10,000 qui étaient désignées par les inspecteurs comme ayant une bonne direction ; aujourd’hui le nombre des écoles bien dirigées est de 11,500.

Le nombre des classes d’adultes, depuis 1837, a presque doublé. Il y a 1,600 de ces classes qui ne laissent rien à désirer sous le rapport de la direction et des résultats. « Il est consolant de penser que 68,500 citoyens pauvres qui ont été privés du bienfait de l’instruction primaire, et qui sont obligés, pour vivre, de se livrer à de rudes travaux, trouvent cependant le temps de réparer, par de tardives et difficiles études, l’abandon où leur jeunesse a été laissée. »

En 1837, 261 salles d’asile recevaient ensemble 29,214 enfans : maintenant 555 salles d’asile reçoivent ensemble 51,000 enfans. C’est quelque chose, mais c’est encore bien peu. « Ce n’est pas sans un vif regret (et l’on doit remercier M. Villemain de ces belles paroles) qu’il me faut avouer que, malgré de récens et heureux efforts, une création si utile, si chrétienne, est encore si peu répandue, comparativement à la grandeur des besoins… Combien de villes, combien de centres de population manufacturière et agricole où cette institution manque encore, et où elle serait facilement praticable !… Multiplier les salles d’asile, c’est servir le pays autant que l’humanité, c’est diminuer les chances prématurées de vagabondage et de vice, c’est préparer à la patrie le trésor inépuisable d’une jeunesse plus saine, plus morale, plus vigoureuse pour la paix et pour la guerre. »

Nous regrettons que le temps et l’espace nous manquent pour faire connaître à nos lecteurs avec plus de détail encore le travail de M. Villemain ; pour ne pas le dénaturer, il faudrait le transcrire en entier : il n’y a pas un mot inutile, il n’y a pas un renseignement qui ne soit précieux pour les hommes qui sont pénétrés comme nous de la haute importance du sujet.

Ainsi, encore une fois, nous sommes loin de méconnaître ce que la révolution de juillet a fait pour l’instruction nationale. Ce grand progrès est une de ses gloires. Cependant, et nous en appelons au témoignage éclairé de M. le ministre, il reste encore beaucoup à faire, non-seulement pour étendre le bienfait de l’instruction à toutes les communes françaises, mais plus encore pour que cette instruction soit partout forte et bien dirigée.

M. le ministre indique des améliorations et des moyens sur lesquels nous nous proposons de revenir pour les examiner avec tout le soin et la maturité qu’il faut apporter dans ces délicates et importantes matières. En attendant, nous l’adjurons de ne pas laisser passer la session sans porter aux chambres toutes les demandes que son zèle éclairé lui suggère pour hâter le progrès de l’instruction primaire. Qu’il ose, et les chambres, nous en sommes convaincus, applaudiront à son courage, et lui accorderont tous les moyens nécessaires. Pourquoi retarder un si grand bienfait ? Pourquoi, on peut le dire, compromettre l’avenir du pays par des lenteurs ou par de tristes économies ? Pourquoi l’état ne donnerait-il pas, s’il le faut, un million de plus pour l’instruction du peuple ? Est-ce là une grande dépense ? C’est une économie sur les frais de la justice pénale, de la police répressive, des prisons et des bagnes. Ce sont là des dépenses douloureuses. Elles attristent le présent, et ne garantissent que trop imparfaitement l’avenir.


— On s’occupe beaucoup, dans la presse et dans le monde politique, des négociations relatives à un traité de commerce entre la France et la Belgique. Nous espérons que le cabinet, qu’on dit partagé sur la question, sentira le besoin de mettre un terme aux légitimes inquiétudes qu’a provoquées dans plusieurs industries souffrantes la lenteur des négociations commencées. On se demande ce qui retarde la conclusion d’une alliance commerciale qui ouvrirait de nouveaux débouchés à nos vins, à nos soieries, et qui peut-être sauverait la librairie française de sa ruine. Quelques industries, celles des draps, des toiles, des fers, sont, il est vrai, moins favorisées par le traité ; mais il serait injuste qu’après avoir joui jusqu’à présent d’une protection toute particulière, elles ne supportassent pas dans cette occasion quelques désavantages. Au point de vue de nos intérêts généraux, la nécessité d’une alliance commerciale entre la France et la Belgique doit donc être reconnue ; et si l’on se place au point de vue des intérêts particuliers, de ceux de notre librairie surtout, l’importance d’une prompte conclusion du traité devient encore plus évidente. Il suffit de jeter les yeux sur les dernières livraisons du Journal de la Librairie pour s’assurer de l’état de dépérissement où est tombée chez nous une industrie dont le sort est inséparable de celui de notre littérature. Des almanachs, des livres d’étrennes, quelques ouvrages d’enseignement, voilà presque toutes les publications qui entretiennent l’activité de nos presses ; voilà où la contrefaçon belge et la tendance mercantile d’une certaine littérature ont mené la librairie française.

Au milieu de cet entassement de productions insignifiantes, la critique a vraiment quelque peine à faire un choix. Si elle tarde à rendre compte des publications nouvelles, sa lenteur ne s’explique que trop pour quiconque passe en revue le catalogue hebdomadaire de M. Beuchot. C’est par exception qu’on y voit figurer les livres de quelque valeur, les travaux sérieux d’érudition ou d’histoire n’y apparaissent qu’à de longs intervalles ; quant aux ouvrages d’imagination, on les y cherche en vain. Le roman s’est presque entièrement réfugié dans le feuilleton des journaux quotidiens, et nous essaierons bientôt d’examiner s’il a ou non gagné à revêtir cette nouvelle forme. En attendant, nous ne pouvons signaler, parmi les productions récentes, que deux ou trois livres dignes de quelque attention. Scotia, de M. Frédéric Mercey, est un recueil de récits de voyages dont il nous est interdit de faire l’éloge, puisque ce livre est sorti de la Revue ; mais nous n’avons pas les mêmes raisons de nous taire au sujet de l’ouvrage intitulé : De l’Art en Allemagne, de M. Hippolyte Fortoul. C’est le fruit de plusieurs voyages en Allemagne et de recherches consciencieuses. Si nous en croyons la préface, l’auteur a voulu faire un pendant au livre de Mme de Staël, qui a négligé l’art germanique pour ne parler que de la littérature et de la société allemandes. C’est une grande prétention qui demande à être jugée, et que nous aurons à examiner en reparlant du livre de M. Fortoul.


— Nous venons de lire avec un vif intérêt un volume de M. le baron Charles Dembowski, intitulé Deux ans en Espagne et en Portugal pendant la guerre civile ; il porte pour épigraphe ce couplet espagnol :

Yo quisiera morir
Y oir mis dobles
Para vez quieu me diria
Dios te perdona.

Je voudrais mourir — et entendre mon glas funèbre, — pour voir qui me dirait : — Dieu te pardonne.

M. Dembowski n’a pas besoin de mourir pour cela, et il s’entendra dire sans la musique des cloches qu’il a fait un livre plein de détails curieux, d’aperçus caractéristiques et de descriptions sincères.

Il a visité l’Espagne à un bon et périlleux moment, où les idées nouvelles étaient aux prises avec les anciennes, et la position d’observateur impartial en dehors des deux partis lui a permis de les apprécier à leur juste valeur ; non que son livre soit particulièrement politique, mais au courant du récit se mêlent çà et là des anecdotes tantôt tragiques, tantôt plaisantes, qui donnent la physionomie des évènemens bien mieux que ne sauraient le faire de longues dissertations. L’effroyable misère de l’Aragon, le dénuement des bandes carlistes et même des christinos, aussi mal en point que leurs adversaires, leurs cruautés réciproques, tout est dépeint avec vérité et talent ; la manola le majo, le miliciano, sont des types dessinés avec beaucoup de verve et d’esprit ; la manola aux cheveux nattés en corbeille, aux jarretières brodées en devise, à la jupe courte, à l’allure hardie ; le majo avec sa tournure de matamore, sa navaja toujours au vent, sa guitare toujours au dos ; le miliciano, grand danseur de cachucha et de boléro, le zagal, le calessero, le gitano, et surtout la gitana, toutes ces figures si variées, si pittoresques, qui vont bientôt disparaître dans le flot d’une civilisation nouvelle, et qui ne vivront plus que dans les albums des peintres et les récits des voyageurs. — Toute l’Espagne est passée en revue dans une narration rapide et colorée : Saragosse, Madrid, Tolède, la Manche, l’Andalousie, et Séville, et Grenade, et Cadix, puis Lisbonne, Gibraltar, et toutes les villes du littoral. M. le baron Ch. Dembowski possède l’instinct voyageur, qui est beaucoup plus rare qu’on ne pense. Il recueille avec soin le moindre petit détail caractéristique, et apprécie les moindres nuances ; il voit les choses sous leur côté singulier et fait ressortir le côté pittoresque des mœurs. Exécutions, fêtes, cérémonies religieuses, courses de taureaux, voyages à mulet, à cheval, en galère, repas dans les auberges, manières de boire et de cuisiner, il n’omet rien, sans pourtant s’appesantir hors de propos. Des couplets d’une bizarrerie charmante, des portraits, des anecdotes, des histoires militaires ou politiques, toujours vivement contées, font de ce livre une lecture des plus agréables et des plus instructives, dont l’intérêt est tout-à-fait de circonstance, maintenant que tous les yeux sont fixés sur la Péninsule, fermée encore pour long-temps à la curiosité du voyageur.


— Il vient d’être publié à Angers une réimpression de Joachim Du Bellay[1], qui fait honneur au goût de l’éditeur, M. Victor Pavie. Parmi nos vieux poètes, Du Bellay est un de ceux dont le renom légitime s’est le mieux soutenu. On n’a point oublié la notice développée que M. Sainte-Beuve lui a consacrée dans cette Revue. En terminant, M. Sainte-Beuve parlait de cette sympathie que Du Bellay a de tout temps rencontrée en France, au XVIIIe siècle même. Cette gloire durable et modeste du poète attire d’autant plus d’intérêt sur la réimpression que vient de publier M. Pavie. Il y a dans l’œuvre du poète angevin des parties d’une fraîcheur et d’une grace divines, que, malgré les prosaïques tendances de l’époque, bien des esprits sauront encore parmi nous comprendre et aimer. L’édition nouvelle témoigne d’ailleurs d’une conscience et d’un goût littéraires devenus trop rares dans notre librairie pour ne pas mériter d’être encouragés. Le choix des poésies à réimprimer a été fait avec un louable discernement, la vieille orthographe du poète a été respectée ; des notes intéressantes accompagnent le texte. On a joint aux poésies l’éloquent traité de Du Bellay, intitulé la Défense et illustration de la langue française. Enfin la notice de M. Sainte-Beuve a été placée en tête du volume, et c’était justice ; car l’éditeur avoue dans son avant-propos que cette notice a été la cause, et l’édition l’effet. Il ne manque donc rien à cette réimpression de Joachim Du Bellay pour appeler l’attention et mériter les suffrages de tous ceux qui s’intéressent encore sérieusement à l’histoire de notre langue et de notre poésie.


  1. Œuvres choisies de Joachim Du Bellay, avec un portrait d’après M. David. — Angers, chez M. Victor Pavie. — Paris, chez Techener, place du Louvre.