Chronique de la quinzaine - 30 juin 1908

Chronique n° 1829
30 juin 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Après de longues et de laborieuses séances où la question a été examinée sous toutes ses faces, le Sénat a voté le rachat de la Compagnie de l’Ouest. Nous ne l’en félicitons pas, car il a certainement voté contre sa conviction intime, c’est-à-dire contre sa conscience. S’il avait été libre, il n’aurait pas donné soixante voix au rachat ; mais il n’a pas eu le courage de l’être. La question de confiance posée par le ministère a pesé lourdement sur son vote : plutôt que de renverser le Cabinet, il a sacrifié, ou du moins compromis un des élémens principaux de la fortune nationale. Le gouvernement n’a d’ailleurs pas à se glorifier beaucoup d’une victoire qu’il n’a remportée qu’à une faible majorité et qui même, à un moment, a failli se changer pour lui en déroute. La vérification d’un scrutin a donné lieu à un pointage pendant lequel on a cru le ministère perdu ; puis il a été sauvé par trois voix de majorité ; enfin, le lendemain, à la suite de rectifications individuelles, ces trois voix se sont changées en une quinzaine. Mais le gouvernement avait senti passer le souffle de la mort, et finalement il a transigé avec la Commission sur un texte qui ressemble un peu à une équivoque. Le rachat est voté : reste à savoir quand et comment il sera effectué.

Il y a quinze jours, après avoir rendu compte de la première partie de la discussion du projet de rachat, nous en étions resté au discours du rapporteur de la Commission, M. Prévet, et à l’effet très profond qu’il avait produit sur l’assemblée. Alors s’est produit, en dehors du débat, un fait qui devait exercer sur lui une influence considérable. M. le ministre des Travaux publics avait déclaré que, s’il croyait possible le succès de négociations avec les compagnies de chemin de fer, il n’hésiterait pas à en prendre l’initiative : seulement il n’y croyait pas, il ne pouvait pas, il ne voulait pas y croire, et il en donnait pour motif que ces négociations, conduites avant lui par ses deux prédécesseurs, MM. Maruéjouls et Gauthier, étaient restées sans résultat. Sans doute il n’y avait pas eu de résultat, mais à qui la faute ? Était-ce aux compagnies, qui s’étaient toujours montrées disposées à continuer les pourparlers ? N’était-ce pas plutôt au gouvernement. qui, après les avoir interrompus, avait fini par les rompre tout à fait ? Au reste, tout cela appartenait au passé. Le Sénat écoutait d’une oreille distraite ces polémiques rétrospectives, et n’y attachait pas grande importance. La péroraison du discours de M. Prévet en avait beaucoup plus à ses yeux. M. Prévet avait dit, et certainement il ne l’avait pas fait à la légère, qu’il serait facile de reprendre les négociations et de les faire aboutir sur des bases qu’il avait indiquées en termes précis : c’était à peu de chose près celles qui avaient été posées dans les pourparlers antérieurs entre l’État et les compagnies. Dès lors, si M. le ministre des Travaux publics avait attaché un sens pratique aux paroles qu’il avait prononcées à la tribune, rien n’était plus simple que d’arriver à une solution satisfaisante pour tout le monde. Ce n’était là, toutefois, qu’une affirmation personnelle du rapporteur de la Commission : on pouvait se demander dans quelle mesure elle correspondait aux dispositions réelles des compagnies de chemin de fer.

La Compagnie d’Orléans à tenu à dissiper à cet égard tous les doutes, et le président de son Conseil d’administration a écrit une lettre à M. le ministre des Travaux publics pour confirmer, en ce qui le concernait, l’allégation de M. Prévet. Saisi d’un pareil document, M. le ministre des Travaux publics n’a pas hésité à en faire part au Sénat. Il en a donné lecture à la tribune, et, en l’écoutant, l’assemblée éprouvait à la fois un sentiment de soulagement et d’inquiétude, de soulagement si M. Barthou acceptait la suggestion qui lui était faite, d’inquiétude s’il la repoussait. La suggestion conciliait tous les intérêts en présence, à la condition toutefois que le ministère ne fit pas du rachat un dogme intangible et ne cherchât pas à l’imposer au Sénat d’autorité. Sur ce dernier point, il pouvait y avoir des doutes. L’assemblée, en effet, avait entendu, de la bouche des deux ministres les plus directement intéressés à la question du rachat, des opinions tout à fait différentes. M. le ministre des Travaux publics s’était efforcé d’amoindrir la question du rachat de l’Ouest. On aurait grand tort, à l’entendre, d’y voir un premier pas dans la voie qui conduirait au rachat de toutes les compagnies de chemin de fer. Crainte chimérique, disait M. Barthou. La Compagnie de l’Ouest était dans une situation spéciale, et elle y était seule : elle administrait mal, elle était au-dessous de ses affaires, elle serait certainement bientôt dans l’impossibilité d’acquitter sa dette envers l’État, situation dont celui-ci devait se préoccuper, ou plutôt à laquelle il devait pourvoir dès aujourd’hui. Mais de cette compagnie on ne pouvait pas conclure à une autre, encore moins à toutes les autres, et l’idée d’un rachat général ne s’était jamais posée. Voilà ce qu’avait soutenu M. Barthou. Mais un peu après lui M. Caillaux, prenant la parole à son tour, n’avait pas hésité à déclarer qu’aucune compagnie de chemin de fer n’arriverait au terme normal de sa concession, et que, un peu plus tôt, un peu plus tard, elles seraient toutes rachetées. La raison qu’il en donnait est que nous étions emportés par un mouvement plus fort que toutes les volontés : il en jugeait évidemment d’après la sienne. Lequel des deux ministres fallait-il croire ? Le Sénat n’en savait rien : de là l’anxiété avec laquelle attendait la réponse de M. Barthou à la Compagnie d’Orléans. Il n’a pas attendu longtemps. Après avoir lu la lettre de la compagnie, M. Barthou a lu la réponse qu’il y avait faite. C’était un refus catégorique de rouvrir les négociations. Ainsi, M. Barthou avait dit deux ou trois jours auparavant qu’il les reprendrait s’il croyait qu’elles dussent aboutir, et, quand on lui en a apporté la certitude, il s’est obstiné à ne pas les reprendre. En cela, il s’est rangé à la thèse de M. Caillaux. Ce n’était plus, en effet, le rachat considéré comme une mesure de préservation et de conservation qu’il proposait au Sénat, mais le rachat pour lui-même, considéré comme la première application d’une doctrine qui en aura sûrement beaucoup d’autres.

A partir de ce moment, le Sénat n’avait plus d’excuse de ne pas savoir où on le conduisait. Si M. le ministre des Travaux publics avait voulu seulement redresser orthopédiquement le réseau de l’État, le compléter, lui donner une conformation meilleure, le faire accéder à Paris par une ou par plusieurs gares, il aurait trouvé pleine satisfaction dans la proposition de la Compagnie d’Orléans. Le réseau de l’État est mal fait ; tout le monde en convient ; il le doit à son origine qui a été tout empirique ; et quand on lui reproche toutes les infirmités on médiocrités dont il souffre, ou plutôt dont souffrent ses cliens, on répond pour lui qu’il est victime d’un péché originel et qu’il ne saurait se développer dans les limites qui l’étreignent et l’étouffent. Ah ! si on lui donnait une conformation normale ! Si on lui permettait d’arriver jusqu’à Paris ! On pourrait en attendre des merveilles ! Eh bien, soit, a répondu la Compagnie d’Orléans, à laquelle s’est associée la Compagnie de l’Ouest ; nous ferons toutes les concessions nécessaires, nous abandonnerons au chemin de fer de l’État toutes nos lignes qui l’intéressent, nous lui donnerons deux gares à Paris, il deviendra un grand réseau comme les autres, pourvu de tous ses organes essentiels ; que voulez-vous de plus pour lui ? M. le ministre des Travaux publics a déclaré qu’il voulait la mort de la Compagnie de l’Ouest et qu’il ne se contenterait pas à moins. En vain lui a-t-on proposé encore une part plus considérable dans le partage des bénéfices de la compagnie. Tout cela n’était-il pas de bonne prise ? Sans doute, a-t-il dit, mais le rachat me donnera davantage ; il me donnera d’abord tout le réseau de l’Ouest et, en ce qui concerne la Compagnie d’Orléans, il me mettra vis-à-vis d’elle dans une situation telle que je pourrai en exiger dictatorialement tout ce que je voudrai : bon gré, mal gré, elle devra se soumettre. On peut dire du rachat de l’Ouest que c’est la guerre déclarée à la Compagnie d’Orléans. On la dénonce déjà comme l’adversaire de demain, et, si elle résiste, on la brisera à son tour.

Après l’intermède impressionnant qu’a provoqué l’initiative prise par la Compagnie d’Orléans, la discussion générale a continué. On a entendu encore plusieurs discours qui n’ont pas apporté d’argumens nouveaux, mais qui ont groupé et présenté quelquefois avec beaucoup de force ceux qu’on connaissait déjà. Tel a été, par exemple, celui de M. Boudenoot, rapporteur de la Commission des finances. M. Boudenoot a réuni tous les argumens contre le rachat comme des soldats disciplinés qu’il a conduits à un dernier assaut en masse compacte et solide. Puis des députés de la région de l’Ouest, M. de Montfort, M. Jénouvrier, sont venus protester contre le projet de loi au nom des populations qu’ils représentent, car on sait que si les électeurs du reste de la France sont indifférens au rachat, ceux des régions desservies par le chemin de fer de l’Ouest y sont résolument contraires. MM. Belhomme, Blanchier et Goirand, qui y sont favorables, n’ont pas effacé l’impression produite par les précédens orateurs. Le débat commençait à traîner ; mais on attendait un dernier discours, celui de M. Bouvier, qui devait être, avec celui de M. Prevet, la pièce maîtresse. du débat. M. Bouvier est, en effet, monté à la tribune, et l’espérance générale n’a pas été trompée.

M. Rouvier n’a pas voulu rentrer dans tout un débat qu’il considérait comme épuisé ; il a su se borner ; il s’est contenté de montrer les conséquences financières qu’aurait le rachat, s’il était voté. Le crédit public en subirait une grave atteinte. Eh quoi ! a dit M. Bouvier, on propose de racheter une compagnie de chemin de fer parce qu’elle est mal dans ses affaires, et qu’elle sera bientôt impuissante, on le prétend du moins, à payer sa dette envers l’État ; mais, si tout cela est vrai, ne sera-ce pas une triste opération que celui-ci fera, et en quoi la situation sera-t-elle modifiée parce qu’il en aura pris la charge ? Admettons, si l’on veut, que l’État administrera aussi bien que la Compagnie, il n’administrera pas mieux ; alors, où sera pour lui le bénéfice ? On comprendrait mieux qu’il rachetât une compagnie en pleine prospérité : cela lui coûterait plus cher, mais lui rapporterait davantage, et il n’aurait pas, pour commencer, à faire de gros emprunts. C’est ce qu’on sera obligé de faire si on rachète l’Ouest, et il ne sert à rien de dire que l’emprunt ne sera pas fait directement par l’État, mais bien par une administration dont on aperçoit encore mal les linéamens, et à laquelle on donnera une autonomie plus ou moins fictive : en fait, ce sera l’État qui empruntera ; seulement, pour masquer la chose, on fera un compte spécial, on rompra l’unité budgétaire qui a été une des œuvres les plus méritoires de la République nans ces avant-dernières années, et on rouvrira l’ère dangereuse des budgets extraordinaires. Le rachat de l’Ouest nous conduira tout de suite à cette conséquence : le rachat général, dont M. le ministre des Finances prend si aisément son parti, en aura de bien plus redoutables encore. Non seulement les compagnies de chemins de fer empruntent avec leur crédit à elles, qui laisse intact celui de l’État, mais leur indépendance relative, leur autonomie réelle dans des limites marquées d’avance, la souplesse plus grande de leur organisation leur permettent de s’adapter aussi économiquement que possible aux besoins variables des populations qu’elles desservent. Au contraire, qui dit État dit uniformité. L’administration de l’État conduira nécessairement à l’unité des tarifs, et le nivellement, on peut en être sûr, se fera par en bas au lieu de se faire par en haut, tandis que l’unité des traitemens se fera par en haut, au lieu de se faire par en bas. Quelle imprudence de s’imposer à soi-même ces obligations et ces charges, surtout dans un régime politique comme le nôtre ? Est-il besoin d’insister pour faire comprendre que les compagnies ont des moyens de défense qui manqueront à l’État ? Au surplus, ne connaît-on pas les résultats produits par les monopoles exercés par l’État, le tabac, les allumettes, le téléphone ? Ne sait-on pas ce qui se passe dans les arsenaux de la marine ? Les capacités industrielles que l’État a manifestées jusqu’ici sont-elles de nature à lui faire donner un monopole de plus, et celui-là gigantesque ? Le Sénat, conservateur de nos finances, défenseur de nos intérêts permanens, ne comprendra-t-il pas que son devoir est de s’opposer à une pareille aventure ? S’il en était ainsi, « il n’y aurait plus de Sénat… » Dans une péroraison éloquente, à laquelle son émotion donnait encore plus de force, M. Rouvier a adjuré M. Clemenceau de laisser à l’assemblée sa liberté, et de ne pas lui infliger ce qu’il a appelé une « humiliation. »

Mais M. Clemenceau a été intraitable. Il a renvoyé à la tribune M. Caillaux et M. Barthou ; il y est monté lui-même et, dans un discours décousu, heurté, saccadé, où il a parlé de tout, de l’ancien régime, de la Révolution et de ses causes, des progrès de l’enseignement primaire à travers les âges et de ceux du budget de l’instruction publique qui y correspondaient, du Second Empire, de Sedan, de l’accroissement de notre dette, déplorable résultat de nos défaites, etc., etc., il a mis impérieusement le marché à la main du Sénat. M. Clemenceau n’a pas discuté, il a ordonné. Quant à la Commission, elle a présenté une motion qui, tout en témoignant de sa confiance envers le gouvernement, l’invitait à reprendre les négociations avec les compagnies. Le succès de ces négociations ne faisait, dans sa pensée, aucun doute : toutefois il fallait assigner une limite après laquelle, si les compagnies n’avaient pas fait des concessions raisonnables, on reprendrait la discussion sur le rachat. La Commission proposait en conséquence que la suite du débat fût remise au premier jour de la session d’octobre. C’est là-dessus qu’on s’est compté. Il y a eu dans les couloirs du Sénat une effervescence extraordinaire lorsqu’on a appris que le gouvernement était battu par vingt-neuf voix : cette effervescence n’a pas diminué, mais elle s’est manifestée en sens inverse, lorsqu’on a su qu’après pointage la chance avait tourné et que le ministère avait trois voix de majorité. Le Sénat n’est pas habitué à des émotions aussi fortes, à des secousses aussi brusques ; tous les partis manifestaient bruyamment leurs impressions ; cependant, lorsque le résultat final a été connu et proclamé, les radicaux n’ont pas été plus d’une trentaine à applaudir ; les autres se sont tous résignés. On s’est empressé de voter, comme nous l’avons dit, l’article premier de la loi, et on a remis la suite au lendemain.

Le lendemain on a voté l’article 2 du projet de loi, mais après l’avoir quelque peu remanié. L’article premier pose le principe du rachat, l’article 2 en détermine sommairement les voies et moyens. Tout le monde reconnaît que le régime de l’exploitation du futur chemin de fer de l’État ne peut être fixé que par une loi : cette loi est déjà déposée devant la Chambre des députés. Mais, comme il faudra peut-être longtemps avant qu’elle soit votée, et que, d’autre part, le gouvernement entend rester maître de choisir le moment où il notifiera son rachat à la Compagnie de l’Ouest, l’article 2, dans son texte primitif, prévoyait comme possible une période transitoire et décidait que, pendant son cours, les conditions de l’exploitation seraient déterminées par un décret. Autant dire qu’on appliquerait la loi avant qu’elle fût votée, car le décret serait vraisemblablement calqué sur la loi. Il y avait dans cette prétention quelque chose de si excessif qu’un sénateur radical, M. Lintilhac, a déposé un amendement en vertu duquel le vote de la loi devait précéder la notification du rachat. M. le ministre des Travaux publics a combattu cet amendement, que son auteur s’est d’ailleurs empressé de retirer, sous prétexte qu’il empêcherait le gouvernement de choisir son heure pour la notification du rachat à la compagnie. Mais le gouvernement a accepté une nouvelle rédaction de l’article 2, proposée par la Commission dans les termes suivans : « Il sera statué par une loi spéciale sur l’organisation et l’administration du réseau. Les dépenses financières destinées à pourvoir aux dépenses de toute nature qu’entraîneraient le rachat et l’exploitation du réseau jusqu’au jour de la promulgation de cette loi spéciale, ainsi que les conditions générales d’administration provisoire, seront déterminées par une loi. » La Commission présentant ce texte d’accord avec le gouvernement, il a été voté ; mais que signifie-t-il au juste ? Nous avouons n’en rien savoir. Il peut signifier la même chose que l’amendement de M. Lintilhac ; il peut aussi ne signifier rien du tout, et c’est ce qu’a insinué M. le ministre des Finances, lorsqu’il a dit que, toutes les mesures à prendre devant entraîner des demandes de crédit, on aurait pu, en somme, se passer de l’article 2, puisqu’il est clair qu’il faut une loi pour avoir un crédit. Mais alors, que devient la liberté du gouvernement de notifier le rachat quand il voudra ? Pourra-t-il le faire avant d’avoir obtenu les crédits indispensables pour assurer l’exploitation du réseau ? Est-il certain d’avance d’obtenir tous ceux qu’il demandera ? A-t-il la prétention d’escompter le vote de la Chambre et du Sénat ? Leur présentera-t-il une demande de crédit comme la carte forcée ? Enfin le texte voté ne vise pas seulement des demandes de crédit, puisqu’il dit que les « conditions générales d’administration provisoire » seront déterminées par une loi. Il est possible que cela n’ait aucun sens, mais, si cela en a un, ce ne peut être que celui que M. Lintilhac avait attaché à son amendement. Il faudra, en effet, une loi aussi bien pour l’organisation provisoire que pour l’organisation définitive et, dès lors, cette loi doit être préalable à la notification du rachat. Tout cela-est obscur : c’est peut-être pour ce motif qu’on l’a voté.

Quoi qu’il en soit, le gouvernement, après des péripéties dramatiques, a obtenu ce qu’il voulait. Il a infligé au Sénat une « humiliation » que celui-ci a acceptée. Il a exigé et a obtenu sa soumission à une mesure que la majorité jugeait mauvaise, et qui, à ses yeux, mettait en péril un élément important de la fortune publique. Pourquoi le Sénat ferait-il désormais plus de résistance sur d’autres réformes que le Cabinet a mises aussi dans son programme, et qu’il fera voter aussi par la Chambre ? Puisqu’il est entendu que le Cabinet est intangible et sacré, et que le précieux intérêt de sa conservation doit passer avant tous les autres, M. Rouvier a eu raison de dire qu’il n’y a plus de Sénat : car à quoi sert-il ? Et quand on pense que ce ministère auquel personne n’ose toucher, auquel tout le monde porte une sorte de respect si religieux, qu’on se regarderait presque comme criminel si on le renversait, est présidé par un homme qui, pendant quinze ans de sa vie, s’est amusé à jeter à bas des ministères les uns sur les autres et a paru se délecter infiniment à ce jeu de massacre, comment invoquer la « justice immanente des choses ? » Comment y penser sans ironie ?


Un nouveau débat sur le Maroc, qui a eu Lieu à la Chambre des députés, a été suivi d’un nouvel ordre du jour de confiance dans le ministère. Était-il très utile ? La situation du Maroc, quelque compliquée qu’elle soit et en dépit des incertitudes qu’elle présente encore sur un grand nombre de points, est cependant bien connue, et, si la politique de notre gouvernement l’est un peu moins, il n’y avait aucune raison de croire qu’elle deviendrait plus claire parce que M. Jaurès aurait demandé une fois de plus des explications, et qu’une fois de plus on les lui aurait données.

Un éloquent discours de M. Paul Deschanel a posé un certain nombre de questions comme elles devaient être posées, et y a indiqué des solutions qui se sont trouvées d’ailleurs à peu près conformes à celles que le gouvernement devait exposer un moment plus tard. On sait avec quelle attention M. Deschanel a suivi, depuis l’origine, toute cette affaire marocaine. Il la connaissait déjà fort bien lorsqu’il est allé, au cours des vacances de Pâques, passer quelques semaines au nord de l’Afrique : il devait rapporter de ce voyage une documentation plus abondante encore et surtout ces impressions plus vives que donne toujours la vue directe des objets. M. Deschanel propose à la fois de s’enfermer dans une politique prudente, et cependant de ne pas perdre le bénéfice de l’effort considérable qui a été fait. Nous sommes bien d’avis, comme lui, que nous ne pouvons pas avoir travaillé seulement pour l’honneur, et que si notre situation spéciale nous impose des devoirs, elle nous donne aussi des droits. Nous aurions renoncé à ces droits si nous n’avons rien fait de plus que les autres, mais tel n’a pas été notre cas, et il ne faut pas que le sang français, qui a coulé une fois de plus sur la terre africaine, ait été répandu sans résultats. M. le ministre des Affaires étrangères a sans doute donné satisfaction à M. Deschanel en disant que notre situation s’était affermie au Maroc, et que la France, n’ayant pas manqué à son rôle, recueillerait sans nul doute le bénéfice de son intervention. L’héroïsme de nos soldats n’aura pas été dépensé en pure perte. Tout le monde n’est pas d’accord sur la limite à donner à notre action. A côté de M. Jaurès qui aurait voulu que nous ne fissions rien, M. Denys Cochin aurait voulu que nous fissions plus que nous n’avons fait. M. Cochin conseille la marche en avant ; il est plein de générosité, d’ardeur, de confiance, de hardiesse. M. Jaurès et lui sont aux antipodes l’un et l’autre ; M. Paul Deschanel et le gouvernement sont entre eux deux. Tous deux lui prédisent, à la vérité, qu’il ne pourra pas y rester, et qu’il devra prendre prochainement une attitude plus résolue, très en deçà ou très au-delà de la ligne intermédiaire où il prétend se tenir. Mais la Chambre n’est de l’avis, ni de M. Jaurès, ni de M. Cochin. Elle ne regarde pas pourtant la politique suivie par le gouvernement comme un chef-d’œuvre ; et c’est pour cela sans doute que, bien que la majorité ministérielle soit restée l’autre jour très forte, il y a eu un nombre inusité d’abstentions. La Chambre éprouvait, malgré tout, un peu d’incertitude et de malaise.

L’intérêt véritable du débat n’était d’ailleurs pas dans l’échange de vues qui s’est déroulé à la tribune, mais dans la lecture que M. le ministre des Affaires étrangères y a faite des instructions envoyées par lui au général d’Amade dans la Chaouïa et au général Lyautey sur la frontière algéro-marocaine. Cette lecture terminée, on aurait pu en prendre acte et s’en tenir là sans aucun inconvénient. Les instructions adressées à nos deux généraux sont sages, en effet. Nous avons toujours exprimé le désir que notre expédition dans la Chaouïa ne dépassât pas la Chaouïa, et ne fût pas le commencement d’une expédition à plus longue portée. Nous en avons exprimé un autre, à savoir que, cette expédition une fois terminée, notre but une fois atteint, notre programme une fois rempli, nous ne songions plus qu’à la pacification du pays occupé par nos troupes, et que nous en remettions peu à peu la défense entre les mains de ses habitans. Par ce moyen seul, on arrivera à une solution dégressive de la question de la Chaouïa. Nous avons lu avec soin les instructions du général d’Amade ; elles sont de nature à conduire, si on le veut, au dénouement indiqué ; mais elles permettent, si on le préfère, de perpétuer indéfiniment l’état de choses actuel, sous prétexte que la pacification n’est pas encore assez avancée et qu’il serait dangereux de nous retirer trop vite. Ce n’est pas une critique que nous faisons : il serait dangereux, en effet, de nous retirer trop vite, et les instructions du général d’Amade ne pouvaient pas être très différentes de ce qu’elles sont ; tout dépend de l’esprit dans lequel elles seront exécutées. Nous ne doutons, au surplus, ni de la sincérité du gouvernement, ni de la correction du général d’Amade, correction dont cet officier a déjà donné des preuves très honorables pour lui. Quant au gouvernement, il est en butte à des suggestions diverses, et, si sa politique a paru quelquefois hésitante, c’est parce qu’il n’a jamais suivi les unes sans ménager les autres. Mais les derniers événemens sont si clairs que le gouvernement n’a plus désormais qu’une voie devant lui, et c’est celle que la Chambre lui a toujours demandé de suivre, lorsqu’elle lui a dit et répété que les affaires intérieures du Maroc ne le regardaient pas : cela signifie en bon français qu’il n’a pas à se prononcer entre les deux frères ennemis. Les progrès de Moulaï-Hafid ont été tels dans ces derniers temps que tout fait croire à son succès final ; mais le Maroc est la terre des surprises, et il serait prématuré de reconnaître dès maintenant Hafid comme sultan. Le dieu du Prophète ne s’est pas encore définitivement prononcé en sa faveur. Il ne faut pas, toutefois, mettre par avance à sa reconnaissance des conditions qu’en aucun cas il ne lui serait possible de remplir. Notre gouvernement se renferme dans une réserve très sage lorsqu’il fait remarquer que la solution de la question ne dépend pas de lui seul, mais bien de toutes les puissances qui étaient représentées à Algésiras et qui y ont traité avec Abd-el-Aziz. Ce précédent constitue jusqu’à nouvel ordre au profit de ce dernier un préjugé favorable, sans qu’il faille cependant en exagérer la valeur. Les puissances ont traité avec le sultan du Maroc, c’est-à-dire avec une personne qui peut changer. Mais il faut un consentement universel pour rendre le changement légitime au point de vue international. Contentons-nous de dire que ce consentement ne saurait manquer le jour où Moulaï-Hafid serait en fait le maître, non pas du Maroc tout entier, car jamais personne ne l’a été, mais de la plus grande partie du pays. Pour le moment, nous n’avons qu’à attendre et à laisser le temps faire son œuvre.

Les instructions du général Lyautey ne sont pas moins dignes d’approbation que celles du général d’Amade. Un rôle important, utile, glorieux à sa manière, est attribué au général Lyautey, et c’est aussi un rôle de pacificateur. On a constaté avec satisfaction qu’aussitôt après son arrivée sur la frontière algéro-marocaine, les troubles qui y avaient éclaté se sont apaisés, comme si sa présence avait suffi pour y ramener le calme et la soumission. Nous en sommes d’autant plus heureux que le général Lyautey a besoin d’une situation normale pour remplir les fonctions de haut commissaire qui lui ont été confiées. L’objet de ces fonctions, on le sait, est d’assurer l’exécution des arrangemens conclus par nous avec le Maghzen en 1901 et en 1902, arrangemens dont nous avons pu faire état à Algésiras pour y affirmer une fois de plus nos droits de police spéciaux sur la frontière algéro-marocaine. Il s’agit à présent d’user de ces droits, et de créer sur la frontière les marchés qui doivent mettre en valeur les ressources économiques du pays, habituer les populations marocaines et françaises à des rapports fructueux d’où naîtra une confiance mutuelle, en un mot amener une pacification durable. Le général Lyautey est assurément à la hauteur de cette tâche. Il est à la fois administrateur, négociateur et militaire et n’est pas moins propre aux œuvres de paix qu’aux œuvres de guerre : c’est même l’originalité de son caractère, et ce qui le rend particulièrement attachant.

La Chambre, par son ordre du jour, a approuvé les instructions données à nos deux généraux, instructions dont elle avait beaucoup entendu parler, mais qu’elle ne connaissait pas et qu’elle désirait connaître. On avait dit dans les journaux qu’elles avaient été spontanément communiquées aux puissances : il était naturel que la France les connût comme elles. M. Jaurès a tiré parti de cette communication faite aux puissances pour insinuer, avec une insistance affectée, qu’elle avait eu lieu à la suite d’une sorte d’injonction qui nous aurait été adressée. Si cela avait été vrai, peut-être n’aurait-il pas fallu le dire ; mais s’il est moins dangereux, n’est-il pas encore plus irritant de l’entendre affirmer lorsque cela n’est pas vrai ? M. le ministre des Affaires étrangères a fini par perdre patience devant ces assertions réitérées, et dans une interruption un peu vive mais parfaitement légitime, et qui ne dépassait nullement les convenances, il a demandé à M. Jaurès à quel titre il tenait, au nom de l’Allemagne, un langage que ses représentans officiels ne lui avaient jamais tenu. Les socialistes ont montré alors mie telle indignation et fait un si grand tapage que M. le président Brisson a cru devoir présenter des explications qui ressemblaient à une excuse du ministre. Mais l’opinion allemande ne s’est nullement émue du langage de M. le ministre des Affaires étrangères, et il ne faudrait pas que nous prissions l’habitude de nous émouvoir pour elle, et plus qu’elle, de paroles qui la laissent indifférente. N’est-ce pas ce que nous avons déjà fait une première fois à propos d’un discours militaire qu’un de nos généraux avait prononcé devant sa troupe ? Le gouvernement a envoyé ce général de la frontière de l’Est en Algérie : en Allemagne, on a quelque peu souri de notre délicatesse.

Si nous rappelons ce souvenir, c’est que nous songeons aux discours que l’empereur Guillaume a peut-être prononcés à Dœberitz et certainement à Hambourg. On en a fait beaucoup de bruit dans le monde, et on s’est grandement préoccupé en Allemagne de la question de savoir si le premier de ces discours était authentique. Il semblait que, s’il l’avait été, la paix de l’Europe en aurait été moins assurée. Nous sommes heureux de constater que, cette fois, c’est l’opinion française qui a montré le plus de calme et de sang-froid. Pendant qu’on se demandait chez nos voisins si le discours de Dœberitz avait été vraiment prononcé, ou s’il ne l’avait pas été ; que les uns le jugeaient pacifique, mais que les autres le qualifiaient de belliqueux ; que la chancellerie impériale se gardait de le démentir tout à fait, et même qu’elle s’y associait par des notes officieuses ; enfin que des journaux habituellement inspirés assuraient que tout Allemand digne de ce nom pensait et sentait ‘comme l’Empereur ; pendant que toutes ces gloses se succédaient, se croisaient, se complétaient, se contredisaient, nous nous demandions en France ce qu’il pouvait y avoir de si impressionnant dans le discours, ou dans le pseudo-discours de Dœberitz. Il convient d’attacher toujours une grande attention à des paroles tombées de si haut ; mais enfin l’empereur Guillaume en a prononcé d’autres dont on aurait pu s’inquiéter encore davantage, et auxquelles U. a été évident par la suite qu’il n’attachait pas lui-même le sens menaçant qu’on leur avait donné. A Dœberitz qu’a donc dit l’Empereur dont nous devions nous inquiéter ? L’Empereur n’était pas dans son cabinet, parlant à son chancelier ou à son ministre des Affaires étrangères ; il était au milieu de ses officiers, après des manœuvres militaires, et là, comme chef d’armée, il a dit ou il aurait dit : — Si on nous attaque, nous sommes de taille à nous défendre ! — Et on veut que ce discours nous émeuve ? Il ne nous émeut pas le moins du monde, car il était parfaitement à sa place à Dœberitz. Qu’importe que l’Empereur, avec son éloquence prime-sautière, lui ait peut-être donné une tournure plus vive, et qu’il ait dit par exemple : — On parle de nous encercler ; eh bien, qu’ils y viennent, et ils verront que, même à nous seuls, nous sommes capables de les recevoir comme il convient ? — De pareils propos ne sauraient éveiller ni nos susceptibilités, ni nos appréhensions. Et à Hambourg, qu’a dit l’empereur Guillaume ? Il a été reçu avec enthousiasme, et la population tout entière a entonné, avec une spontanéité bien opportune, un vieil air national qui est aussi un chant de guerre ; l’Empereur a dit un chant d’orage : « J’en sais assez, a-t-il ajouté ; je vous remercie ; je vous ai compris. C’est comme la pression d’une main amicale que l’on donne à un homme qui marche résolument vers son but et qui sait qu’il a derrière lui quelqu’un de prêt à lui venir en aide. Puisse ce port être toujours plus florissant, et se développer, ainsi que le commerce de Hambourg, sous la protection d’une paix honorablement conservée, que notre armée et notre marine sauront toujours nous garantir ! » Un journal allemand, la Germania, assure que, dans toutes les occasions précédentes où il a parlé de la paix, l’Empereur a dit la paix tout court, tandis qu’il a dit cette fois : « la paix avec honneur et garantie par notre force militaire. » Nous croyons que la Germania se trompe : il n’y a rien de nouveau dans le discours de l’Empereur à Hambourg et M. Fallières aurait pu le tenir comme lui. C’est un discours fier, confiant, mais pacifique, et il faut que l’opinion allemande ait d’autres sujets de préoccupation pour s’arrêter si longuement à celui-là.

Quels peuvent être ces sujets ? Le temps et la place nous manquent pour le rechercher en ce moment, mais nous le ferons un jour prochain, car l’état général de l’Europe, bien qu’il ne doive exciter aucune inquiétude, mérite d’être examiné avec quelque attention.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.