Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1908

Chronique n° 1830
14 juillet 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il est fâcheux que ce soit toujours M. Jaurès qui pose des questions au gouvernement, ou qui l’interpelle sur les affaires du Maroc. M. Jaurès le sent lui-même et se plaint de l’isolement dans lequel on le laisse, en quoi il a à la fois tort et raison. Il a raison, parce que les incidens qui se produisent au Maroc mériteraient souvent une discussion plus ample ; il a tort, parce qu’il ne comprend pas que le genre d’intérêt qu’il leur porte, c’est-à-dire le parti pris avec lequel il les exploite au profit de ses thèses favorites, décourage les autres orateurs d’associer leur action à la sienne. M. Jaurès est compromettant, même lorsqu’il est dans le vrai, ce qui lui arrive de temps en temps. Voilà pourquoi on le laisse seul dans ces questions ou ces interpellations sur le Maroc, qu’il multiplie d’ailleurs d’une manière désordonnée. Ses discours se précipitent, courant les uns après les autres. Des manœuvriers plus habiles choisiraient et attendraient leur moment ; mais ces manœuvriers, s’ils existent, ne peuvent pas choisir, sûrs qu’ils sont d’avance que M. Jaurès ne choisira jamais, et qu’ils l’auront toujours à côté d’eux comme un compagnon encombrant et suspect. Aussi s’abstiennent-ils le plus souvent, tandis que M. Jaurès ne laisse pas passer iine occasion de parler.

C’est ce qui vient d’arriver, une fois de plus, à propos de l’incident d’Azemmour, que nous résumerons en peu de mots, tous les journaux en ayant déjà parlé. Azemmour est situé à proximité de Mazagan, sur la rive gauche et à l’embouchure de l’oued Oum-er-Rbîa. Le général d’Amade a jugé à propos, pour des motifs qui restent en partis inexpliqués, de pousser une reconnaissance de ce côté, afin, a-t-il dit, d’assurer ses communications avec Mazagan. Tout le monde reconnaîtra qu’il avait un intérêt éident à le faire : mais, d’autre part, ses instructions, — ces mêmes instructions que M. Pichon a lues il y a une quinzaine de jours à la tribune, — limitaient strictement son action au territoire de la Chaouïa, et Azemmour est en dehors de ce territoire, quoique sur sa limite. C’était donc, semble-t-il, une imprudence d’y pénétrer. Le général d’Amade l’a fait pourtant. Il a voulu faire passer par Azemmour un courrier qui devait se rendre ensuite à Mazagan, et auquel les autorités de la ville ont barré la route. Les portes lui ont été fermées ; les moyens de transport sur la rivière se sont repliés sur la rive gauche ; les abords de la ville sont devenus hostiles. Le général d’Amade avait-il prévu ce qui devait arriver ? Dans ce cas, il a eu tort d’envoyer un courrier à Mazagan par Azemmour ; et, s’il ne l’a pas prévu, il était insuffisamment renseigné. Quoi qu’il en soit, il a adressé un ultimatum aux autorités de la ville, leur donnant deux heures pour remettre toutes choses en ordre, ce à quoi les autorités ont répondu en prenant la fuite. Les troupes françaises sont alors entrées dans Azemmour sans coup férir, n’y ayant rencontré aucune résistance ; elles y ont établi une municipalité nouvelle ; puis elles ont regagné leur camp. Il est heureux que les choses se soient passées ainsi : que serait-il advenu si un coup de fusU imprudent avait été tiré, soit d’un côté, soit de l’autre ? Nous aurions pu être engagés dans une bagarre qui aurait ressemblé à celle de Casablanca, et nous aurions appris le nom d’une nouvelle province du Maroc, comme nous avons appris celui de la Chaouïa. M. le ministre des Affaires étrangères a déclaré à la Chambre que le gouvernement approuvait la reconnaissance faite par le général d’Amade à Azemmour : nous dirons plus simplement que tout est bien qui finit bien.

Que le gouvernement ait approuvé la reconnaissance, il faut bien le croire puisqu’il le dit : toutefois, quand il en a appris les premiers détails, son inquiétude a été assez vive. On en a la preuve dans la note qu’il a communiquée alors aux journaux. Le gouvernement y faisait savoir qu’il avait rappelé ses instructions au général d’Amade, et que, non content d’avoir appris que les troupes françaises avaient évacué Azemmour aussitôt après l’avoir occupé, il avait exprimé le désir qu’elles se rapprochassent encore davantage de leur base d’opération. C’est d’ailleurs ce que M. le ministre des Affaires étrangères a confirmé à la tribune, dans sa réponse à M. Jaurès. Le gouvernement, a-t-il dit, a « invité le général à ne pas franchir la ligne qui lui a été fixée. Il ajoute que, sans doute, le général aura été entraîné au delà de ses intentions par des évènemens sur lesquels son télégramme ne donne aucune indication. » Les indications ne sont venues que par la suite. « En tout cas, il invite le général à ne pas rester à proximité d’Azemmour et à se rapprocher de sa base d’opération dans la mesure où la tranquillité de la Chaouïa le permet. Il lui renouvelle ses instructions sur la nécessité de ne pas intervenir entre le Sultan et le prétendant. » Tout cela est bien. Le gouvernement est resté fidèle à la politique qu’il a fait connaître, d’abord aux puissances, puis à la Chambre, et qui a reçu l’approbation tacite des premières et expresse de la seconde. L’entraînement auquel a obéi le général d’Amade a été de courte durée et n’a pas eu de conséquences graves ; le gouvernement a eu raison de ne pas lui retirer sa confiance et de déclarer qu’il la lui conservait tout entière ; nous sommes convaincus que le général tiendra compte de l’expérience qu’il vient de faire et dont il a compris les dangers.

Lorsqu’on a adopté une politique, il faut s’y tenir, sans se laisser distraire par les incidens qui peuvent venir la troubler. Cette règle, bonne en tout temps, l’est surtout aujourd’hui au Maroc, non seulement à cause des diflicultés que nous rencontrerions sur place si nous y manquions, mais aussi de celles qui pourraient se produire ailleurs. À tort ou à raison, nous avons reconnu à Algésiras le caractère international de la question marocaine, tout en maintenant et en faisant reconnaître par les autres l’existence de nos intérêts spéciaux ; et, depuis, nous avons donné spontanément aux puissances tous les éclaircissemeiis nécessaires pour les convaincre de notre absolue loyauté. Quelques-uns de nos journaux en ont adressé à notre gouvernement des reproches plus ou moins vifs, et certainement très injustes. Tout récemment encore, lorsque les instructions données au général d’Amade ont été portées à la connaissance des divers cabinets, ils ont parlé d’une sommation qui nous aurait été adressée et à laquelle nous aurions obéi. Pur roman, à coup sûr ; mais ce qui est exact, c’est que la situation générale, que tout le monde connaît, nous conseille de prendre des précautions plus grandes encore que d’habitude pour ne pas réveiller des susceptibilités qui tendent à s’éteindre et pour laisser le temps continuer son œuvre d’apaisement. Une maladresse, une imprudence, une légèreté de conduite pourraient faire renaître les perplexités de ces dernières années, et nous placer dans l’alternative, ou d’affronter un péril immédiat, ou d’accomplir un de ces actes de condescendance dont la dignité est exposée à souffrir. Lorsque la nouvelle de l’incident d’Azemmour s’est répandue, elle a produit quelque émotion. On s’est demandé, notamment en Allemagne, s’il n’y avait pas là un acte contraire aux engagemens que nous avions pris. Il y a en Allemagne, comme partout, des journaux impatiens et excessifs qui n’attendent pas qu’un fait soit contrôlé et confirmé pour en tirer des conséquences extrêmes : ces journaux ont jeté contre nous feux et flammes, et la presse officieuse elle-même a commencé à gronder. La note publiée dès le premier moment par notre ministère a coupé court, ou peu s’en faut, à la campagne qui était déjà entamée ; mais il serait regrettable que des incidens du même genre nous fissent passer trop souvent, soit d’une part, soit de l’autre, par des émotions analogues. Notre prestige n’y gagnerait rien.

La question posée par M. Jaurès à M. le ministre des Affaires étrangères a eu deux parties : il n’a pas été répondu à la seconde. Nous ne tirons d’ailleurs aucune conséquence de la réserve où est resté le gouvernement, ni de l’embarras qu’il a paru éprouver ; il a déclaré n’avoir pas de renseignemens, en quoi certainement il a dit vrai ; mais on a pu s’étonner qu’il n’en eût pas. Est-il exact, a demandé M. Jaurès, qu’un peu avant que les troupes françaises entrassent à Azemmour, celles d’Ald-el-Aziz s’y étaient présentées avec moins de succès ? Dans ce cas, il serait difficile de ne pas voir un lien entre les deux opérations, et il serait permis de craindre qu’en dépit des assurances contraires qui ont été données à maintes reprises à la Chambre, nous ne continuions de prendre parti entre les deux frères et de soutenir Abd-el-Aziz contre Moulaï-Hafid. Au lieu de le faire ouvertement, nous le ferions discrètement, mais non pas moins activement. Ainsi nous serions entrés à Azemmour pour y renverser une municipalité hafidiste et pour mettre à la place une municipalité aziziste, — après quoi, nous nous serions retirés. Il n’est pas vraisemblable que rien de tel ait eu lieu à Azemmour, car alors le général d’Amade aurait manqué à ses instructions ; mais, sur tous ces points, le gouvernement n’a fait aucune réponse aux interrogations pressantes de M. Jaurès. — Je ne sais rien, a dit M. Clemenceau ; je n’ai aucune information d’aucune sorte à ce sujet ; j’en demanderai, ou plutôt j’en ai demandé dès le premier jour, mais je ne les ai pas encore reçues. — Le gouvernement sera bientôt éclairé puisqu’il a demandé à l’être ; mais les Chambres, étant à la veille des vacances, seront moins heureuses ; elles ne sauront rien avant longtemps.

Au surplus, le passé est le passé : l’avenir nous intéresse davantage, et la question la plus importante à nos yeux est de connaître les mesures que le gouvernement se propose de prendre pour réaliser, ou du moins pour préparer la politique qu’il a annoncée, et qui consiste à retirer progressivement nos troupes de la Ghaouïa. Nous y avons aujourd’hui 13 ou 14 000 hommes, chiffre excessif si la pacification a vraiment fait les progrès dont on nous parle et dont on reporte légitimement le mérite aux belles opérations du général d’Amade. Le jour où nous aurons rappelé le tiers, ou même le quart de ces troupes, il deviendra inutile de communiquer à qui que ce soit les instructions données à nos officiers : les faits en diront plus que les paroles et inspireront plus de confiance encore. M. Jaurès a demandé au gouvernement quelles étaient ses intentions à ce sujet. « J’ai fait connaître, a répondu M. le ministre des Affaires étrangères, les instructions qui ont été données en vue de préparer le retrait progressif de nos troupes. Nous avons reçu du général d’Amade un télégramme nous annonçant que l’envoi des propositions que nous lui demandions nous avait été fait. Elles nous parviendront incessamment ; nous les examinerons, et la Chambre peut être certaine… etc., etc. » Les propositions du général d’Amade sont donc en route ; peut-être même sont-elles dès maintenant arrivées ; que seront-elles ? Évidemment, nous ne pouvons pas songer encore à l’évacuation totale de la Chaouïa, non plus qu’à la simple occupation de Casablanca. Une solution aussi radicale serait prématurée : mais c’est vers elle qu’il faut marcher, et nous ne serons rassurés que lorsque nous aurons vu prendre, dans ce sens, quelques mesures significatives. Jusqu’ici on n’en a pris aucune. Le langage du gouvernement a toujours été très affirmatif et ses intentions sont assurément conformes à ses promesses ; mais rien n’est encore venu confirmer promesses et intentions, et le temps s’écoule sans modifier d’une manière appréciable notre situation dans la Chaouïa. Combien de semaines, combien de mois, cela durera-t-il encore ? On a toujours l’air d’attendre quelque chose : quoi ? Le gouvernement répondra, sans doute, qu’n attend les propositions du général d’Amade ; mais il n’a mis aucune impatience à les recevoir, et si le général faisait encore quelques expéditions comme celle d’Azemmour, il serait à craindre que ses propositions ne fussent pas tout à fait conformes à ce qu’on attend de lui.

Rien ne serait plus imprudent, combien de fois faudra-t-il le répéter ? que de s’engager à la suite du Sultan ou de son frère. L’imprudence qu’on commettrait est devenue si évidente que nous ne pouvons pas croire qu’on y tombe. Nous sommes convaincus que l’affaire d’Azemmour n’a nullement été provoquée par le désir qu’aurait eu le général d’Amade d’aider indirectement Abd-el-Aziz. Au surplus, si nous voulions l’aider, le meilleur moyen serait, pour lui comme pour nous, que nous procédions le plus vite possible à l’évacuation de la Chaouïa. Le bruit a couru avec persistance que l’infortuné et faible souverain allait se mettre en marche, à la tête d’une mehalla, et se rendre àMarakech C’est assurément ce qu’il aurait de mieux à faire, s’il a encore une mehalla et s’il est sûr de sa fidélité ; la marche d’Abd-el-Aziz sur Marakech, ou sur Fez, a été annoncée si souvent que nous n’y croirons plus que quand nous la verrons. Et puis, ce n’est rien de partir, il faut arriver. Abd-el-Aziz partira-t-il ? Abd-el-Aziz arrivera-t-il ? Quoi qu’il en soit, on annonce que, dans sa marche sur la capitale du Sud, il passera au large vers l’Est et contournera presque la Chaouïa, afin de ne pas paraître marcher à l’ombre de nos baïonnettes et d’avoir l’air d’être notre protégé. Il fera bien, assurément ; mais nous ferions encore mieux de nous replier nous-mêmes vers la mer, à tout événement. Si Abd-el-Aziz se décide, en effet, à se mettre en marche, et surtout si un conflit se produit finalement entre les deux frères, la tentation d’intervenir au profit de l’un des deux s’exercerait sur nos troupes avec une force peut-être irrésistible : il est plus sage de ne pas les y exposer. Il ne faut même pas les exposer aux soupçons : on vient de voir combien ceux de M. Jaurès étaient mis facilement en éveil, et probablement ils ne sont pas les seuls dans le même cas. Le moindre écart de conduite pourrait nous entraîner dans d’inextricables complications Les Chambres sont sur le point d’entrer en vacances : les responsabilités, bientôt, appartiendront au gouvernement seul.


La fin de la session parlementaire a été assez terne. Le Sénat, après avoir voté le rachat de l’Ouest, n’a plus rien fait d’important : il s’est reposé sur ses lauriers, non pas peut-être sans quelques remords. Quant à la Chambre, elle a discuté à bâtons rompus le projet d’impôt sur le revenu, au milieu de quelques autres, jusqu’au moment où la chaleur, la lassitude et l’embarras où elle était de se prononcer pour ou contre la peine de mort, l’ont dispersée. Le gouvernement a senti que le moment était venu de faire voter les quatre contributions directes : c’est le coup de cloche qui annonce annuellement le départ.

La discussion de l’impôt sur le revenu a montré que la Chambre, effrayée par momens de l’œuvre qu’elle accomplit, est capable d’avoir des velléités de prudence : mais quant à une volonté claire, ferme et durable, on aurait tort d’attendre de sa part un si grand effort. Dès lors le spectacle qu’elle donne est assez triste : elle se ressaisit, puis elle s’abandonne de nouveau à vingt-quatre heures d’intervalle, sentant le mal, le voyant, le faisant, — ne sachant pas si elle doit avoir plus de peur du mal lui-même que de M. le ministre des Finances qui l’impose, tout en le dissimulant quelque peu. Le Sénat a voté le rachat de l’Ouest, quoiqu’il se rendît fort bien compte de la faute qu’il commettait ; la Chambre vote l’impôt sur le revenu, bien que, sous le brusque éclat des lueurs qui l’éclairent, elle en reconnaisse distinctement le danger. Chacun convient que le gouvernement parlementaire fonctionne chez nous tout de travers, et on cherche pourquoi. Le motif en est simple, c’est que les Chambres votent contrairement à leur conscience. Et pourquoi votent-elles contrairement à leur conscience ? C’est par crainte des électeurs. Sénateurs et députés, lorsqu’ils étaient encore simples candidats, leur ont promis de prétendues réformes destinées à les rendre pleinement heureux, mais dont ils auront en réalité à souffrir beaucoup, dès qu’elles seront appliquées. Les Chambres le savent et le redoutent, : seulement les conséquences sont lointaines, tandis que l’inconvénient est immédiat de ne pas faire ce qu’on a annoncé, de ne pas tenir ce qu’on a promis. L’horizon parlementaire est borné par les élections, toujours prochaines. Lorsqu’on les atteint, le député veut pouvoir dire qu’il a voté l’impôt sur le revenu : on ne verra que plus tard ce qu’est cet impôt.

Cependant les intéressés commencent à s’émouvoir, et même à se remuer. Certaines manifestations ont montré qu’il y avait dans l’air un commencement d’inquiétude. M. Poincaré a prononcé, une première fois au banquet de l’Alliance républicaine démocratique, et une seconde à celui de la Fédération des commerçans détaillans, deux discours éloquens et courageux, qui donnent, en formules précises, des avertissemens très opportuns. Aussi le succès de l’orateur a-t-il été très vif. Nous aurions beaucoup de citations à lui emprunter, si nous voulions seulement intéresser nos lecteurs ; mais nous nous enfermons dans la question fiscale ; elle est assez importante pour cela.

M. Poincaré est effrayé de la dénaturation qu’on fait subir à l’impôt. « Pourquoi, s’est-il écrié, semblons-nous nous prêter à ce que l’impôt change peu à peu de caractère et devienne un instrument d’oppression et de nivellement ? » De ce mal il accuse tout le monde qui sait s’il ne s’en accuse pas un peu lui-même ? Après avoir parlé des architectures socialistes, dont les grandes lignes restent toujours si vagues, il a dit : « Sommes-nous bien sûrs de ne jamais faciliter nous-mêmes, inconsciemment, la tâche de ces constructeurs embarrassés ? Nous sourions de leurs utopies, nous protestons contre leur politique que nous croyons décevante et chimérique, et tous les jours pourtant, dans l’illusion d’apaiser leur hostilité systématique, nous leur livrons des lambeaux de nos convictions. » Rien de plus vrai, hélas ! Même parmi les meilleurs, il en est peu qui n’aient pas quelque péché de ce genre sur la conscience. Malgré toute la précision de sa pensée et de sa parole, M. Poincaré, dans son premier discours, n’est pas sorti des idées générales ; mais dans le second, qu’il adressait à des commerçans, il est descendu aux faits particuliers : « Aujourd’hui plus que jamais, messieurs, a-t-il dit, veillez pour que l’impôt nouveau ne soit pas établi de manière à faire regretter la vieille patente aux 1 820 000 patentés de France. Veillez pour que la fiscalité ne devienne pas un instrument de division sociale… Veillez pour qu’après avoir été menacés de voir apprécier je ne sais comment ce qu’on appelait hier votre « productivité normale, » on ne vienne pas demain, sous prétexte de contrôler vos déclarations, fouiller vos livres et vos papiers, espionner nos affaires, étrangler votre crédit, c’est-à-dire opprimer les plus faibles d’entre vous et les condamner à faire, aux heures difficiles, la confession publique de leurs épreuves commerciales. »

Ce sont là de fortes paroles. Elles ont été entendues : l’effet en a été d’autant plus grand qu’elles correspondaient à une inquiétude déjà très répandue, et qui tendait à se répandre toujours davantage. M. le ministre des Finances a mis dans son projet l’obligation pour les commerçans, au delà d’un certain revenu, de déclarer ce revenu. Naturellement leur déclaration sera contrôlée. Il aurait été d’une prudence relative, lorsqu’il y aura contestation entre le contribuable et l’administration, de porter l’affaire devant un tribunal, ou une commission, composé de manière à donner toutes les garanties possibles : on a préféré les conseils de préfecture, qui sont recrutés comme chacun le sait. Le contribuable et le contrôleur iront donc devant le conseil de préfecture : là, ce n’est pas le contrôleur qui devra faire la preuve que la déclaration du contribuable est inexacte, mais le contribuable qui devra prouver, par la production de ses livres, qu’il a dit la stricte vérité. Telle était du moins la première prétention de M. le ministre des Finances dans son projet. On s’en est ému à la Chambre, non seulement à droite et au centre, mais jusque sur les bancs avancés de la gauche, et un député radical de Paris, M. Puech, a présenté un amendement qui imposait à l’administration « la charge de prouver l’inexactitude de la déclaration, à l’aide des moyens dont elle dispose en vertu des lois existantes. » La situation était retournée : le contribuable, le commerçant, n’avait qu’à attendre que la preuve lut faite contre lui : il n’avait lui-même aucune pièce à produire. M. Caillaux s’est élevé avec vigueur contre l’amendement de M. Puech : il a déclaré que tout le système de la loi serait renversé, si cet amendement était voté, et que la réforme ne serait plus qu’une « comédie. » surprise ! lorsqu’on en est venu au vote, 311 voix contre 230 se sont prononcées pour l’amendement. Par malheur, comme il avait été présenté en cours de séance, le vote ne comportait que la prise en considération, autrement dit le renvoi à la Commission. Mais qui pouvait se méprendre sur la pensée, et sur le sentiment de la Chambre ? Elle reculait, épouvantée, devant l’inquisition fiscale. Sachant les habitudes d’esprit de notre pays et les mœurs qui en sont la conséquence, elle sentait qu’imposer aux commerçans la production de leurs livres de commerce serait aller au-devant d’une formidable impopularité. De là son vote : mais elle n’y a pas persisté.

M. le ministre des Finances, qui connaît son monde, qui connaît la Chambre, qui connaît M. Puech, ne s’est pas découragé : il a espéré qu’on pourrait se mettre d’accord sur un texte équivoque, qu’il interpréterait ensuite à son aise, et il n’a pas eu tort. M. Puech a été le premier à se laisser prendre au piège. Le nouveau texte dit qu’ « en aucun cas, même si une expertise est ordonnée, le tribunal ne pourra exiger la production des livres de commerce. » Sans doute, mais il pourra la rendre indispensable. Rien ne sera plus facile. Il suffira pour l’agent du il se de taxer le contribuable suivant un revenu très supérieur à celui qu’il a ; le contribuable devra alors faire la preuve de son revenu réel, et comment pourrait-il la faire sans produire ses livres de commerce ? M. le ministre des Finances a très bien su ce qu’il faisait. Il a joué avec la Chambre, avec la Commission, avec M. Puech, comme le chat avec la souris. Quand il s’est vu sûr de son fait, il n’a pas hésité à dire que la production de ses livres resterait facultative pour le contribuable ; mais que celui-ci, « dans la plupart des cas, y aurait un immense intérêt. » M. Caillaux, pour faire repousser l’amendement, s’était écrié que, s’il était voté, la réforme serait une comédie : c’est l’amendement qui en est devenu une, et M. Puech s’est aperçu un peu tard qu’on s’était moqué de lui. Presque toujours, en cas de conflit, le contribuable sera acculé à la nécessité de livrer le secret de ses affaires ; mais, comme il sera « libre » de ne pas le faire, le principe sera sauf. La Chambre s’est contentée de cette assurance et a donné 64 voix de majorité au même ministre qu’elle avait mis la veille en minorité de 81.

Toutefois, il faut être juste pour tout le monde, y compris M. le ministre des Finances : il avait raison de dire que l’amendement de M. Puech était incompatible avec l’impôt sur le revenu tel qu’il l’avait établi, c’est-à-dire tel que la Chambre avait déclaré le vouloir. Le système est connu ; il est détestable ; c’est pour cela que nous l’avons toujours repoussé de toutes nos forces ; mais ceux qui l’ont accepté dans ses principes fondamentaux sont mal venus lorsqu’ils essaient aujourd’hui d’en supprimer les conséquences. Bon gré, mal gré, on ne saurait, en ce bas monde, se soustraire à une certaine somme de logique. La déclaration du contribuable étant une des pièces maîtresses du système, comment peut-on admettre une minute que cette déclaration ne soit pas contrôlée, et quel contrôle sérieux et efficace peut-il y avoir en dehors de la production des écritures de commerce ? Nous ne jouions pas la comédie, nous, lorsque nous disions qu’on en viendrait là nécessairement. Si la déclaration n’était pas contrôlée, l’impôt ne rendrait rien, ou du moins il ne rendrait pas ce qu’on en attend et le budget serait en déficit. On comprend que M. Caillaux n’ait pas voulu s’exposer à cet inconvénient, lia fait ce qu’il devait : il nous a donné raison. Nous avons toujours dit que l’impôt sur le revenu était un odieux instrument d’inquisition : la discussion, le vote, le désarroi de la Chambre prouvent que cela est vrai.

Il reste encore dans le projet de loi quelques dispositions qui ne sont guère moins révoltantes que celle de l’obligation pour les commerçans de produire leurs livres ; la Chambre se cabrera d’abord contre elles, puis elle se résignera et se soumettra ; elle n’est plus libre de faire autrement. Tant pis pour ceux qui n’ont pas su ce qu’était l’impôt sur le revenu quand ils l’ont promis ! Mais, hélas ! tant pis aussi pour le pays qu’on a trompé !


Des troubles graves ont éclaté en Perse. S’il est assez difficile de savoir comment les événemens se sont passés, leur cause est moins incertaine : elle tient aux difficultés inhérentes à l’établissement d’un gouvernement parlementaire, en voie vers la liberté, dans un pays voué depuis longtemps au pur despotisme. Le même spectacle a eu lieu ailleurs, sous des formes différentes ; nulle part une révolution ne s’est faite sans douleur ; la Perse n’a pas échappé au sort commun.

Mouzaffer-ed-Dine, qui est venu souvent en France et que Paris a bien connu, était un souverain faible, au nom duquel ses ministres ont gouverné durement, impitoyablement et se sont livrés à des exactions de tous les genres. On peut dire qu’ils ont ruiné le pays. Le grand vizir Aïn-ed-Daouleh a poussé ce système jusqu’à ses dernières conséquences, qui ont été la révolte. Les prêtres en ont pris au premier moment la direction, et elle s’est manifestée sous deux formes différentes : la concentration des forces révolutionnaires dans une ville frontière, sur territoire étranger, et, à Téhéran, — dans les jardins de la légation d’Angleterre, devenue une sorte de Mont Aventin. Mouzaffer-ed-Dine, déjà âgé et malade, céda. Il sacrifia son grand vizir, et donna une constitution à son peuple, en pleurant, dit-on. Cela prouve d’ailleurs qu’il le prenait au sérieux. La Constitution comportait l’élection d’une Chambre des députés dont les droits étaient assez étendus, et qui, comme il arrive toujours, essaya de les étendre encore davantage, de les étendre démesurément. Les affaires publiques n’en allèrent pas beaucoup mieux. Le désordre s’aggrava. La situation financière aussi. Quant à Mouzaffer-ed-Dine, il mourut en janvier 1907, et la couronne passa à son fils, Mohammet-Ali, qui paraît avoir un caractère plus résolu que lui. Dès le premier jour, Mohammet-Ali supporta avec impatience les obligations, c’est-à-dire les restrictions de pouvoir que la Constitution lui imposait. D’ailleurs, il lui jurait fidélité toutes les fois qu’on voulait. Il a rempli cette formalité, d’une manière assez solennelle, à trois ou quatre reprises différentes : au fond de l’âme, il attendait une occasion.

La Chambre la lui a fournie par ses tendances révolutionnaires : il semble bien qu’elle soit devenue un centre et même un asile pour des sociétés plus ou moins anarchistes. Plusieurs ministères se sont succédé. Le premier avait à sa tête Muchir-ed-Daouleh, qui était un homme animé de bonnes dispositions, mais qui n’a pas tardé à être débordé. Son successeur, Amin-ès-Sultan, était, dit-on, un homme distingué et courageux ; il a eu le courage de dire à la Chambre que, si elle avait des droits, elle avait aussi des devoirs ; malheureusement il a été assassiné, sans qu’on ait jamais su par qui. Après lui, le pouvoir a toujours été en s’affaiblissant et les prétentions de la Chambre en augmentant. Enfin, il y a quelques semaines, le Shah a quitté Téhéran et a réuni des forces militaires autour de lui : on a pu comprendre que quelque chose se préparait, d’autant plus que Mohammet-Ali, à qui le parlement avait envoyé une députation, lui a déclaré fièrement qu’il ne permettrait pas qu’on lui enlevât sans l’intervention de l’épée ce que l’épée de ses pères avait conquis. Des troupes sont entrées à Téhéran et une canonnade assez vigoureuse a été tirée contre le Palais du parlement. Il y a eu des morts et des blessés. Le Shah est resté maître du terrain, du moins dans la capitale ; mais l’insurrection continue sur certains points du pays, et il faudra quelque temps pour que le calme revienne, s’il doit revenir. Le Shah affirme qu’il en voulait aux révolutionnaires, mais non pas à la Constitution : il respectera celle-ci, il fera élire une nouvelle Chambre des députés, qui, instruite par l’exemple de sa devancière, se montrera vraisemblablement plus sage ; enfin il sera lui-même un souverain constitutionnel et libéral. L’avenir montrera ce qu’il faut en penser.

Il est heureux que les événemens de Perse aient été postérieurs à l’entente qui s’est faite entre la Russie et l’Angleterre, — sans quoi la vieille rivalité des deux pays y aurait trouvé de faciles prétextes à des intrigues qui auraient pu avoir leur contre-coup en dehors de l’Asie. Cette réflexion est venue à l’esprit de tout le monde. On n’était toutefois pas bien sûr, au premier moment, que les faits ne viendraient pas la contredire : il n’en a rien été, et la crise que traverse la Perse n’ayant porté aucune atteinte au bon accord des deux pays, en a montré la solidité. Il est aujourd’hui très probable que les désordres de Perse n’auront pas de répercussion ailleurs ; mais la Perse elle-même aura quelque peine à s’en relever. La répression a été cruelle ; le pays est frémissant ; les puissances restent neutres, mais non pas indifférentes. L’Angleterre exige des excuses pour les démonstrations hostiles qui se sont produites autour de sa légation. Quant au souverain, il est encore difficile de savoir quel est son véritable caractère, et le fond qu’on peut faire sur lui.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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