Chronique de la quinzaine - 14 juin 1908
14 juin 1908
Ce qui caractérise le ministère actuel, c’est l’entêtement, par simple amour-propre d’inventeur ou d’auteur, dans des fantaisies dont ce qu’on peut dire de mieux est qu’elles laissent le pays indifférent, à moins qu’elles ne froissent ses sentimens ou ne menacent ses intérêts : fantaisie d’artiste chez M. Clemenceau que la translation des cendres de Zola du cimetière Montmartre au Panthéon ; fantaisie de politicien chez M. Barthou que le rachat de la Compagnie de l’Ouest. Le pays, pour lequel le gouvernement est censé travailler, n’a pris aucun intérêt à la première opération, et, bien qu’il sache encore incomplètement ce que lui coûtera la seconde, il en éprouve de l’inquiétude. N’importe, disent M. Clemenceau et M. Barthou : il faudra que le pays en passe par là, car nous l’avons décidé. Pour ce qui est de Zola, la chose est faite ; et quant au rachat de l’Ouest, elle est en train de se faire.
Après tant d’agitations, les cendres de Zola reposaient enfin tranquilles au cimetière Montmartre : pourquoi ne les y avoir pas laissées ? Tout le monde convient, le gouvernement le premier, que l’écrivain à lui tout seul n’aurait pas mérité les honneurs du Panthéon. Aussi n’est-ce pas l’écrivain que le gouvernement a voulu glorifier en Zola, mais le lutteur qui, un beau matin, s’est jeté à corps perdu à travers les méandres de l’affaire Dreyfus et y a apporté un nouvel aliment de colères. Nous avons jugé le fait au moment où il s’est produit ; Dieu nous garde d’y revenir aujourd’hui ! ce serait imiter le gouvernement dans l’acte même dont nous le blâmons. L’affaire Dreyfus est close : on vient de voir, en dépit de l’épreuve indiscrète à laquelle on l’a soumise, que rien désormais ne peut plus la rouvrir. C’était, certes, une imprudence en même temps qu’un défi, de la part du gouvernement, de ne pas se conformer au précepte de la sagesse antique : quieta non movere, ne pas troubler ce qui est en repos. S’il y avait eu encore une étincelle de vie dans cette triste affaire, il l’aurait rallumée. Mais le pays en a assez ; il n’en veut plus. L’apaisement s’est fait, et peut-être, d’un côté comme de l’autre, s’est-on rendu compte, sans le dire, que, dans l’emportement de passions souvent généreuses, mais toujours aveugles, on avait dépassé la mesure au point de compromettre les intérêts vitaux du pays. Le devoir du gouvernement était de s’inspirer du sentiment général et de s’y conformer. Au lieu de cela, M. Clemenceau a voulu remporter une nouvelle et dernière victoire sur les adversaires qu’il a trouvés autrefois devant lui pendant la lutte épique. Il l’a donc remportée, mais, s’il la trouve brillante, il n’est pas difficile.
Les journaux ont raconté comment s’est faite la translation du cercueil de Zola d’un bout à l’autre de Paris. On a multiplié les précautions les plus minutieuses, d’abord pour écarter la foule au cimetière, ensuite pour la dépister en adoptant un parcours imprévu qu’on a franchi à fond de train, en barrant le chemin derrière soi. Il faut approuver ces mesures d’ordre, mais s’étonner qu’elles aient été nécessaires dans une cérémonie à laquelle on avait prétendu donner un caractère national. Au point d’arrivée, il y a eu quelque tapage et quelque tumulte. Néanmoins, la partie était gagnée pour le gouvernement : Zola a reposé sous la glorieuse coupole. Le lendemain, les grands corps de l’État se sont rendus au Panthéon, au milieu d’un énorme déploiement de forces militaires et policières : les manifestations hostiles, qui étaient nombreuses, ne pouvaient se produire que de loin. On sait par quel incident criminel et fou la cérémonie a été troublée. Un journaliste peu connu, moitié écrivain, moitié financier, moins heureux encore à ce second titre qu’au premier, a tiré contre le commandant Dreyfus deux coups de revolver, dont un a porté. Un pareil acte ne saurait être trop sévèrement qualifié. Par bonheur, la blessure a été légère et de part et d’autre, par une sorte de consentement tacite, on semble s’être mis d’accord pour ne pas en faire de bruit. Que serait-il arrivé autrefois si un exalté quelconque avait blessé M. Dreyfus ? Jusqu’où ne lui aurait-on pas cherché et trouvé des complices ? Quelle émotion se serait emparée du public tout entier ? Combien démesurée aurait été l’indignation des uns ? Combien embarrassées auraient été l’indulgence affectée ou les tentatives de justification des autres ? Nous n’avons eu rien de tout cela : le coup de pistolet de Gregori n’a pas réussi à remettre le feu aux poudres. Quelquefois, lorsqu’un feu d’artifice a été tiré, que les de’inières pièces sont éteintes et que la foule déjà s’écoule, une fusée retardataire interrompt le silence de la nuit sans qu’on se retourne pour la regarder, car on sait bien que le spectacle est fini. Il y a eu quelque chose de semblable au Panthéon, le 5 juin dernier.
Quelle différence avec les autres célébrations du même genre auxquelles il nous a été donné d’assister ! Alors la France était vraiment présente au Panthéon. On n’a pas eu besoin d’y introduire en cachette le cercueil de Victor Hugo, ou celui de Sadi Carnot, ou celui de Marcelin Berthelot. Aucun de ceux qui l’ont vu n’a oublié le long et triomphant cortège qui a accompagné le poète de l’Arc de Triomphe à la place Sainte-Geneviève. C’est que Victor Hugo, s’il avait été un assez pauvre politique, qui s’était donné successivement et repris à toutes les opinions et à tous les partis, était sans conteste un puissant et sublime écrivain : il avait jeté sur les lettres françaises un éclat incomparable et tiré de notre langue des sonorités inconnues avant lui. La paix devait se faire et s’était faite autour de son cercueil. Sadi Carnot avait été, pendant toute sa carrière, consciencieux, scrupuleux ; il avait présidé la République avec une dignité douce et grave ; il s’était personnellement associé à toutes les mesures qui devaient servir les intérêts du pays et augmenter sa force internationale ; enfin, il était mort comme un soldat sous les armes, frappé par le couteau d’un assassin, et l’horreur inspirée par une telle fin avait ajouté une note mélancolique à la sympathie qu’il inspirait ; aussi la France et Paris ont-ils accompagné sa dépouille mortelle au Panthéon. Berthelot avait représenté la science française pendant un demi-siècle ; il avait illustré et enrichi son pays, avec un désintéressement qui ne gardait pour lui que l’honneur de ses belles et fécondes découvertes ; sa vie avait été laborieuse et austère : aussi la France et Paris entouraient-ils son cercueil au Panthéon avec recueillement, avec respect. En a-t-il été de même pour Zola ? Nous ne nous donnerons pas la peine de développer un contraste qu’il est trop facile de faire : contentons-nous de dire que le gouvernement, en cherchant pour lui un succès de mauvais aloi, a blessé dans leurs sentimens un grand nombre de Français. On a souffert en voyant tout notre appareil militaire, les drapeaux de nos régimens, les épées de nos officiers s’incliner devant le cercueil d’un homme qui, assurément, n’a pas rehaussé le caractère de la France aux yeux de l’étranger. Mais à quoi bon insister ? Il semble que, dans toute cette affaire, l’horizon du gouvernement ait été aussi borné que l’a été, dans toute son œuvre, celui de Zola lui-même. Mais peut-être sera-t-il plus heureux qu’il ne le mérite : la cérémonie du 5 juin, qui a déjà rencontré tant d’indifférence, tombera bientôt dans l’oubli.
Nous souhaiterions qu’il en fût de même du rachat de la compagnie de l’Ouest dont la discussion se poursuit en ce moment même devant le Sénat. La grande majorité de l’assemblée y est contraire. Si elle était livrée à elle-même, le résultat ne ferait pas l’ombre d’un doute : le rachat serait repoussé. Mais, à côté de la question économique et financière, la seule ici qui devrait entrer en ligne de compte, il y a la question ministérielle, et cela change les conditions du problème. Le ministère a engagé son amour-propre à faire voter le rachat de l’Ouest, et il met une sorte de forfanterie à vaincre quand même les résistances qu’il rencontre. Le Sénat est donc placé dans une pénible alternative : on le condamne à voter une mesure qu’il désapprouve, ou à renverser un Cabinet qu’il aimerait mieux laisser vivre. Dans le secret de sa pensée, il en veut au gouvernement de lui imposer cette épreuve. Le rachat de l’Ouest n’est pas une de ces questions auxquelles il est naturel et légitime qu’un ministère attache son existence, mais bien une de ces questions de politique courante qu’il faut laisser aux Chambres la liberté de résoudre dans un sens ou dans l’autre, suivant leur conscience. Partir de là pour poser la question de confiance, c’est-à-dire pour exercer sur elles une pression d’autant plus désobligeante à leurs yeux qu’elles en voient moins l’intérêt, est une véritable atteinte à leur dignité. Si, en pareil cas, une Chambre se révolte, le gouvernement doit s’en prendre à lui et non pas à elle. Mais le Sénat se révoltera-t-il ?
On pourrait le croire après avoir entendu les discours de MM. Waddington, Viger et Denoix, qui ont combattu le projet avec beaucoup de chaleur et d’éloquence. M. Waddington est assurément un des hommes les plus laborieux et les plus sérieux du Sénat, en même temps qu’un des moins accessibles aux considérations étrangères à la question qu’il traite ; il est libéral et indépendant ; il vote avec le ministère quand il juge que le ministère a raison, mais ne lui est nullement inféodé ; il n’appartient à aucun bloc. MM. Viger et Denoix sont sensiblement plus à gauche ; en temps ordinaire, ils votent avec le gouvernement ; l’opposition énergique qu’ils ont faite au projet de rachat n’en a été que plus remarquée. M. Viger n’a pas hésité à dire que le projet de loi était une concession au collectivisme : n’étant pas collectiviste, il ne le votera pas. Quant à M. Denoix, dans un discours vif, sensé, mordant, il s’est étonné qu’un gouvernement qui a tant de peine à lutter contre les sollicitations parlementaires, c’est-à-dire électorales, et qui, en réalité, finit toujours par leur céder, ne conserve pas entre elles et lui l’utile, le précieux, l’indispensable tampon des compagnies de chemins de fer. Cet instrument de protection paraît merveilleux à M. Denoix, qui s’oppose à ce qu’on le brise. On le regretterait le lendemain sans aucun doute, mais en vain : une fois brisé, aucune main ne serait capable de le restaurer. Les collectivistes le savent bien, et c’est pourquoi ils font tout au monde pour rébrécher, en attendant mieux.
Ce reproche d’avoir présenté le projet de loi pour complaire aux collectivistes devait être sensible au gouvernement. C’est le premier que M. le ministre des Travaux publics a essayé de repousser, mais il y a insuffisamment réussi. M. Barthou a beaucoup de talent. Le Sénat, qui ne l’avait pas encore entendu dans une discussion aussi importante, aussi longue, aussi complexe, a été frappé de la souplesse de sa parole, de la clarté de sa méthode, de la fertilité de ses ressources : on sentait pourtant, dans l’assemblée une résistance intellectuelle qui, nous le croyons bien, s’est plutôt affermie qu’elle ne sest atténuée, à mesure que l’orateur, habile et disert, développait ses argumens. M. Barthou ne pouvait développer que les argumens de sa thèse, et ils sont faibles. En ce qui concerne le reproche de complaisance à l’égard du collectivisme : — Eh quoi ! a-t-il dit peut-on soupçonner M. Clemenceau de faire le jeu de M. Jaurès ? — On a ri, mais on n’a pas été convaincu. Alors M. Barthou, s’appuyant de l’autorité d’un homme dont la compétence dans les questions de chemins de fer est incontestable, a lu une citation de M. Golson d’où il résulte que l’administration directe des chemins de fer par l’État n’est pas nécessairement œuvre collectiviste. Sans doute, et personne ne le nie. Lorsqu’on voit, en Allemagne par exemple, les chemins de fer administrés par l’État, il ne saurait venir à l’esprit de qui que ce soit d’accuser le gouvernement impérial d’avoir fait par là une concession au collectivisme. Il a fait, en réalité, une œuvre de forte concentration politique et nationaliste en vue de fortifier et d’assurer l’unité de l’Empire. Et puis, l’Allemagne est un pays quasi féodal, autoritaire et caporaliste, qui n’a aucune peine à résister aux suggestions parlementaires et électorales auxquelles le nôtre, au contraire, succombe déplorablement. Il ne s’agit pas de savoir si, dans d’autres pays, l’exploitation directe par l’État peut se produire sans inconvéniens, mais de pressentir les effets qu’elle produirait en France. Tout le monde sait d’ailleurs, à ne pouvoir s’y méprendre, que le projet de rachat est né, chez nous, sous l’influence de M. Jaurès, aujourd’hui décrue, mais alors toute-puissante. C’est un legs d’un passé périmé : il n’en est que plus surprenant que le gouvernement s’y soit attaché jusqu’à la mort.
M. Barthou se fait la partie belle lorsqu’il rappelle qu’à l’origine, au moment de la création des chemins de fer, quelques hommes d’une intelligence très pratique se sont déclarés partisans de l’administration par l’État. Il cite certains noms qui, effectivement, peuvent faire impression ; mais il était inévitable qu’à une date où on ne savait pas encore ce que seraient les chemins de fer, où on ignorait les conditions économiques qu’ils créeraient, où on ignorait encore davantage les conditions politiques vers lesquelles s’acheminait le pays, il se soit produit sur cette question des divergences entre les meilleurs esprits. Le gouvernement avait alors plus de défense qu’aujourd’hui, bien qu’il commençât déjà à être en butte aux maux qui ont fini par icier sa constitution, et ont formé en lui ce que les médecins appellent une diathèse. Heureusement, lorsque ces grands problèmes ont été agités autrefois et qu’il a fallu prendre des décisions où l’avenir économique du pays était engagé un instinct heureux l’a emporté : les pouvoirs publics ont adopté la solution qui était déjà la plus conforme à nos mœurs et à nos besoins, et qui devait le devenir encore plus par la suite. Un publiciste dont l’autorité a été plus d’une fois invoquée dans ce débat, et qui, bien qu’Allemand, a pénétré plus profondément que beaucoup de Français dans les détails de notre organisation économique et financière, sur laquelle il a écrit des ouvrages devenus classiques, M. de Kaufmann a parlé avec admiration des résultats obtenus par l’administration des compagnies de chemins de fer : il n’a pas hésité à les déclarer supérieurs à ceux qu’a produits, en Allemagne, l’administration directe de l’État. Ce témoignage d’un étranger, observateur intelhgent et impartial, a été apporté à la tribune par M. Prévet, dont nous aurons à parler dans un moment. Il était de nature à éclairer le Sénat sur les effets comparés des deux systèmes et à détruire l’impression qu’avait pu produire le discours de M. Barthou.
Au surplus, cet effet n’avait pas été bien profond. En écoutant M. Barthou, le Sénat attendait toujours une démonstration saisissante de l’avantage que devait offrir l’administration par l’État ; mais la clarté même de l’orateur nuisait à sa tbèse ; elle en laissait transparaître la faiblesse, et la démonstration espérée n’arrivait jamais. Il nous est impossible de suivre M. le ministre des Travaux publics dans les détails qu’il a donnés : leur caractère est trop spécial et trop technique pour convenir ici. Nous nous contenterons de dire qu’au point de vue financier, M. Barthou a répété à plusieurs reprises que l’opération qu’il proposait était une « opération blanche, » ce qui signifie que l’État n’y gagnerait et n’y perdrait rien ; il n’y aurait ni perte, ni bénéfice. Alors, pourquoi la faire, et qu’est-ce donc que cette grande réforme qui aboutit à zéro ? Le Sénat était étonné. Mais il n’a pas tardé à reconnaître, lorsque M. Prévet a succédé à M. Barthou à la tribune, que l’opération ne serait pas aussi insignifiante et inoffensive qu’on la lui avait présentée. En ce qui concerne la garantie d’intérêts, par exemple, la charge de l’État s’étendra à vingt ans de plus. Pour le reste, la situation restera la même ; l’État aura les mêmes obligations que la compagnie, ni plus, ni moins, et le contribuable devra y faire face ; c’est dans ce sens que l’opération sera « blanche. » Plus on retourne la question, plus on se demande pourquoi, pour quel intérêt, pour quel but le gouvernement l’a posée devant les Chambres, et moins on parvient à s’en rendre compte. De profit pour l’État, il n’y en a aucun ; des chances à courir, il y en a beaucoup, et plusieurs sont mauvaises ; n’est-U donc pas plus sage d’attendre la fin de la concession ? C’est précisément parce qu’on ne parvient pas à comprendre l’intérêt de l’État dans cette affaire qu’on est amené à en chercher un autre, car il faut bien que quelqu’un en ait un, et on ne trouve que celui des collectivistes.
M. le ministre des Travaux publics a affirmé, à la vérité, qu’il avait un autre motif de proposer le rachat, à savoir qu’au point où elle en est déjà et surtout à celui où elle ne manquera pas d’arriver dans quelque temps, la dette de la Compagnie envers l’Etat sera si élevée qu’elle ne pourra jamais être remboursée, et que le gage qui en répond sera insuffisant. C’est pour cela seulement, a dit M. Barthou, que je conclus au rachat, et non pas du tout pour complaire aux collectivistes. Mais ses assertions sont très contestables. En admettant qu’elles soient vraies, il reste à savoir ce qu’on fera après le rachat : c’est là-dessus que portera désormais le poids principal du débat. Il y a trois solutions : la concession à une nouvelle compagnie, l’établissement d’une compagnie fermière, l’administration directe par l’État. D’après M. Barthou, la première serait le retour à l’état de choses actuel, ou à un état analogue, ce qui n’est pas prouvé ; la seconde serait détestable, pour des motifs qu’il n’a pas donnés ; la troisième seule serait admissible à ses yeux, et, cette fois, il en a donné le motif : c’est que l’État administrerait incontestablement mieux qu’une compagnie, qu’elle fût concessionnaire ou fermière. L’assertion a paru hardie : elle heurte si fortement le sentiment public qu’une protestation, accompagnée de rires, s’est élevée sur presque tous les bancs du Sénat. On ne croit pas à la bonne administration de l’État. On n’y croit pas pour quelques-unes des raisons que nous avons indiquées plus haut, et aussi parce que l’expérience qui en a été faite dans des ordres de faits très divers a montré que cette administration était pitoyable. On sait ce que valent les allumettes de l’État ; on sait comment fonctionnent ses téléphones ; les arsenaux de la marine, où se révèlent toutes les beautés de l’administration directe, sont le scandale des temps actuels. Pourquoi en serait-il autrement dans les chemins de fer ? C’est, a dit M. Barthou, parce que l’épreuve en a été faite ; il y a une compagnie des chemins de fer de l’État, et elle marche fort bien ; qui oserait contester la compétence, le zèle, le dévouement, le désintéressement des ingénieurs qui la dirigent ? M. Barthou s’est ému de tendresse en parlant de ces ingénieurs. Nous ne méconnaissons pas leur mérite ; ils sont à coup sûr de très braves gens qui font de leur mieux ; mais ils ne sont pas supérieurs aux ingénieurs des compagnies, et pourquoi le sei aient-Ils, puisqu’ils ont une même origine ? C’est, au surplus, ce que M. Barthou a rappelé. Qu’il y ait donc égalité à ce point de vue spécial et restreint, nous le voulons bien ; mais il est impossible d’accorder davantage, et, ici encore, ce que propose M. Barthou est une « opération blanche. » Elle le serait du moins pendant quelque temps, à supposer quon en essayât : bientôt les ingénieurs de l’État, chargés des services de tous les réseaux de France, participeraient à toutes les faiblesses de l’État lui-même. Quels que fussent leur bonne volonté et leur courage, leurs forces fléchiraient sous des assauts répétés ; s’ils résistaient avec trop d’héroïsme, le gouvernement capitulerait pour eux.
C’est seulement dans la dernière partie de son discours qu’on a pu apercevoir le but réel que poursuit M. le ministre des Travaux publics. Il ne veut pas, au moins pour aujourd’hui, racheter toutes les lignes de chemins de fer ; il sait bien que la Chambre des députés elle-même et à plus forte raison le Sénat ne le suivraient pas dans cette voie ; mais il y a un chemin de fer de l’État, et il veut en étendre le domaine aussi largement que possible. Ce réseau est d’ailleurs mal composé : il a besoin d’être rectifié et complété. Que faut-il pour cela ? Racheter l’Ouest et forcer l’Orléans à céder quelques-unes de ses lignes. En ce qui concerne le rachat de l’Ouest, M. le ministre des Travaux publics a dit tout ce qu’il pouvait dire, et on a trouvé que c’était peu. En ce qui concerne l’Orléans, il a été plus explicite. On a déjà essayé de négocier avec cette compagnie, mais elle a eu, parait-il, le mauvais goût de ne pas céder tout de suite ce qu’on lui demandait, et, comme la négociation menaçait d’être un peu longue, le gouvernement a pensé qu’il valait mieux l’abandonner ou plutôt la suspendre jusqu’au jour où, après avoir exécuté l’Ouest, on pourrait faire sentir à la compagnie d’Orléans que le même sort l’attendait si elle résistait davantage. Ce sont là des opérations qu’on faisait autrefois sur les grandes routes : on y abordait deux voyageurs, on mettait le premier à mal, puis on se retournait vers l’autre qu’on trouvait alors plus accommodant. C’est ce que M. le ministre des Travaux publics a expliqué, en termes très élégans, au Sénat, qui a paru en éprouver un peu de gêne. Il l’a laissé sous cette impression : peut-être aurait-il mieux fait de choisir pour son discours une autre péroraison. Celle-ci a admirablement préparé les voies au rapporteur de la Commission, M. Prévet, qui, dès ses premières paroles, a été applaudi vigoureusement par la majorité de l’assemblée.
Nous ne pouvons pas analyser son discours parce que, au moment où nous écrivons, il n’en a encore prononcé que la première partie. M. Prévet est un admirable dehaier, comme disent les Anglais. Il a l’éloquence vive, nette, pressante, allant droit au fait sans habileté apparente et sans circonlocutions accessoires. Il est moins correct que M. Barthou, mais il a une prise plus forte sur son auditoire. Peut-être le doit-il à la thèse qu’il défend, et qui est celle du Sénat lui-même, celle que l’assemblée ferait sûrement triompher, si elle osait risquer une crise ministérielle. Et qui sait si elle ne l’osera pas ? Et si elle l’ose, qui sait si le gouvernement ne se montrera pas conciliant ? A l’exception des amis de M. Combes, personne au Sénat ne souhaite la chute du ministère, et, pour peu qu’il s’y prête, il serait facile de trouver une transaction honorable pour tout le monde. S’y prêtera-t-il ? Il a été bien engagé par les paroles de M. Barthou, qui a paru vouloir couper les ponts derrière lui ; mais, dans une affaire où il y a tant d’ingénieurs intéressés, ne peut-on pas toujours rétablir les ponts qu’on a coupés ? Quoiqu’elle ait duré déjà quatre longues séances, la discussion est loin d’être épuisée, et c’est à peine si, de part et d’autre, on a commencé de porter les coups décisifs. On n’a pas entendu encore M. le ministre des Finances ; on n’a pas entendu M. le président du Conseil ; on n’a pas entendu M. Bouvier qui, pris à partie par M. Barthou, a lancé des interruptions pleines de promesses et qui semble bien devoir prendre, lui aussi, la parole. Quel sera le résultat de ces interventions diverses ? On le saura bientôt, mais nous ne pourrons le dire que dans quinze jours.
Il ne faut ni exagérer, ni atténuer l’importance de la visite que le roi Édouard vient de faire à l’empereur Nicolas dans les eaux russes à Revel : il ne faut pas surtout en dénaturer le caractère, qui est certainement tout pacifique. C’est plutôt dans le sens de l’exagération que les journaux ont une tendance à parler de ces visites de chefs d’État, et on ne saurait s’en étonner de leur part. Les plus circonspects d’entre eux ajoutent une sorte de sonorité à tout ce dont ils parlent ; ils montrent l’accumulation et le mouvement des foules ; ils décrivent longuement tout ce qui se rattache à la personne des souverains ; enfin, ils cherchent à deviner des secrets d’État, même lorsqu’il n’y en a pas, et que les manifestations dont ils rendent compte s’expliquent de la manière la plus simple par les relations connues qui existent entre les divers pays et leurs gouvernemens. Nous sommes convaincu que, sinon toujours car il faut faire la part des exceptions, au moins presque toujours, ces visites d’apparat ont pour objet, non pas tant de créer une situation nouvelle que de consacrer une situation préexistante : elles ne sont pas une préparation, mais un dénouement. Puisqu’elles sont passées dans les mœurs internationales, il aurait été difficile de comprendre pourquoi le roi d’Angleterre, qui en a fait à plusieurs autres souverains ou chefs d’État, n’en aurait pas fait une à l’empereur de Russie. Il y a quelque temps, cette visite aurait pu surprendre ; les rapports des deux pays, bien que corrects dans la forme, n’étaient pas exempts de quelques divergences ou malentendus ; mais ce qui aurait étonné aujourd’hui, c’est que la visite n’eût pas lieu, ces divergences n’existant plus et ces malentendus étant dissipés. Le fait n’a rien de caché, il est public ; on connaît les arrangemens qui ont été conclus en Asie entre Londres et Saint-Pétersbourg ; on sait que les deux Cabinets sont en relations suivies au sujet des affaires des Balkans et qu’ils mettent une égale bonne volonté à s’entendre ; on croit même qu’ils y ont réussi, et c’est sans doute à cela que le roi Edouard a fait allusion dans le toast qu’il a porté à l’empereur Nicolas, lorsque, parlant de la convention récemment signée entre les deux pays : « Je suis certain, a-t-il dit, qu’elle contribuera au règlement satisfaisant et à l’amiable de quelques questions importantes à l’avenir. » Dès lors, pourquoi les deux souverains ne seraient-ils pas allés au-devant l’an de l’autre et ne se seraient-ils pas tendu la main ? Nous ne rappellerons pas que l’empereur de Russie est le neveu du roi d’Angleterre, car les questions de parenté n’ont pas ici grand’chose à voir. Sir Edward Grey, avec la parfaite loyauté qui caractérise toujours les communications faites par le gouvernement au parlement anglais, a déclaré : « Il est parfaitement exact que cette visite aura un effet politique, et qu’on désire qu’elle ait cet effet. Nous voulons, a-t-il ajouté, qu’elle ait un résultat utile pour les relations des deux pays. » Ce résultat ne peut être que de rendre ces relations plus confiantes et dès lors plus fécondes.
La visite récente que le Président de la République a faite au roi d’Angleterre et celle qu’il doit faire à son tour, au mois de juillet, à l’empereur de Russie, donnent à ces manifestations un caractère plus général. Il est bien évident qu’il y a entente entre les trois pays ; mais ne le savait-on pas, et quelle révélation nouvelle ressort des visites qui ont été faites hier ou qui se feront demain ? N’était-il pas tout naturel qu’à l’exemple de son prédécesseur M. Fallières allât à Londres ? N’était-il pas plus naturel encore qu’il allât visiter l’empereur Nicolas, notre allié ? Il n’y a aucune conséquence particulière à tirer de tout cela : on en aurait tiré, au contraire, de l’abstention de M. le Président de la République si elle s’était prolongée longtemps. Nous dirons d’ailleurs, à l’exemple de sir Edward Grey, qu’il est exact que ces visites doivent avoir un effet politique. Cet effet est avoué très hautement. En ce qui nous concerne, il consiste à resserrer notre entente cordiale avec l’Angleterre et à maintenir dans toute sa force notre alliance avec la Russie : rien de moins, rien de plus.
Il est bien vrai que, depuis quelques années, l’équilibre de l’Europe repose sur des bases plus larges ; mais c’est là un fait rassurant. Nous ne médisons pas de la Triple alliance. Lorsqu’on dit, en Allemagne, qu’elle a eu pour but le maintien de la paix, nous n’avons rien à reprendre à cette allégation : l’événement l’a justifiée. Si la Triple alliance avait voulu la guerre, rien n’aurait pu l’empêcher de la faire, et si elle ne l’a pas faite, c’est évidemment parce qu’elle ne l’a pas voulue. La paix, cependant, pouvait être considérée comme précaire, lorsqu’il dépendait d’un seul groupement de puissances de la maintenir ou de la troubler ; des circonstances récentes l’ont montré ; c’est pourquoi les puissances qui ne faisaient pas partie de ce premier groupement ont cru qu’il serait sage et prudent de leur part d’en former un autre qui y ferait contrepoids. L’habileté suprême de Bismarck avait été d’entretenir entre elles des sujets de discorde, la Tunisie entre la France et l’Italie, l’Égypte entre la France et l’Angleterre. Cette politique, qui lui a survécu quelque temps, tendait à rendre l’Allemagne maîtresse exclusive de la paix et de la guerre. Elle n’a pas abusé de cette situation, soit ; mais elle pouvait le faire, et personne n’aime à abandonner son sort à la discrétion d’autrui. Voilà pourquoi nous nous sommes demandé un jour s’il ne valait pas mieux nous entendre avec nos voisins et liquider à la fois les affaires contentieuses qui étaient pendantes entre eux et nous : nous l’avons fait avec l’Angleterre, avec l’Italie, avec l’Espagne. Cette politique, qu’on a appelée politique des rapprochemens, a été la partie la plus saine, la plus conservatrice, la plus durable, de l’œuvre de M. Delcassé ; elle lui a fait honneur ; ses résultats nous ont aidés à traverser des momens difficiles. Les accords que nous avons faits alors sont venus s’ajouter à l’alliance russe pour compléter un faisceau de garanties dont la paix générale devait profiter. Si l’exemple a été suivi par l’Angleterre et par la Russie, c’est apparemment parce qu’il était bon. Nous avons fait ce qui dépendait de nous pour amener un rapprochement entre une puissance qui était notre alliée et une autre qui était notre amie ; leur opposition, si elle avait persisté, aurait fini par nous mettre dans une situation fausse ; mais leur intérêt encore plus que le nôtre leur conseillait de s’entendre, et elles n’avaient pas besoin de nos encouragemens pour le faire. Cette œuvre lente, méthodique et finalement couronnée de succès, qui a été poursuivie en dehors’de la Triple alliance, avait-elle pour objet de l’affaiblir ? Nullement. La Triple alliance reste aujourd’hui ce qu’elle était hier ; elle continue de constituer une formidable accumulation de force politique et militaire. Mais les autres puissances se sont rapprochées, et qui donc pourrait leur en faire un grief ? Les visites qu’elles échangent, dans la personne de leurs chefs politiques, ne sont que la manifestation de ces rapprochemens, si naturels, si légitimes de leur part, et qui sont destinés, non pas à modifier l’équilibre de l’Europe, mais à l’affermir.
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