Chronique de la quinzaine - 30 juin 1901

Chronique n° 1661
30 juin 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin.


Le Sénat a voté la loi sur les associations telle qu’elle était sortie de la Chambre des députés : il y a introduit quelques modifications de forme, mais en a maintenu le fond. C’est tout ce qu’on pouvait espérer de lui, et il s’en est fallu de peu qu’on ne l’obtînt pas. On se souvient du bruit qui avait été fait au Palais-Bourbon autour de l’amendement Lhopiteau, et de l’intérêt qui s’attachait à cet amendement. La Chambre l’avait voté ; mais la commission du Sénat en proposait le rejet avec la plus grande vigueur, et, jusqu’au dernier moment, on a pu craindre qu’elle ne l’emportât. En fin de compte elle a été battue. La loi n’en reste pas moins très mauvaise : cependant, elle ne sera pas marquée de la tâche d’opprobre que lui aurait imprimée le principe odieux de la confiscation, s’il y avait été introduit.

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler comment la question se présentait. Dans l’hypothèse où une congrégation serait dissoute, que deviendront ses biens ? Les uns feront retour aux congréganistes eux-mêmes, lorsqu’ils en auront été possesseurs avant leur entrée dans la congrégation, ou aux donateurs et testateurs : mais les autres ? Au bout d’un certain délai, le liquidateur devra procéder à leur vente en justice, et l’actif net en sera réparti entre les ayans droit. C’est ici que la difficulté commence : quels seront les ayans droit, ou quels ne seront-ils pas ? M. Lhopiteau avait proposé à la Chambre de laisser aux tribunaux le soin de le déterminer, en appliquant à la question les principes ordinairement admis et fixés par la jurisprudence après la dissolution d’une société de fait. Rien de plus prudent, ni de plus sage. Soit, a dit alors la Commission du Sénat ; mais « en aucun cas les membres de la congrégation dissoute ne pourront arguer d’une prétendue société de fait ayant existé entre eux pour réclamer tout ou partie dudit actif. » C’était revenir par une voie détournée à la confiscation pure et simple. On se demande en effet quels pourraient être les ayans droit, sinon les membres de la congrégation dissoute, surtout après que tous les autres intéressés auront exercé leurs reprises. Mais, encore une fois, ce n’était ni à la Chambre, ni au Sénat à le dire ; c’était aux tribunaux. Divers amendemens, déposés et défendus par MM. Guérin et Tillaye, demandaient la suppression du membre de phrase qui excluait arbitrairement les congréganistes du nombre des ayans droit : finalement ils ont été votés. Malgré l’inquiétant progrès qu’ont fait depuis quelques années les doctrines collectivistes, la confiscation répugne encore à nos mœurs parlementaires. Nos Chambres ne sont pas mûres pour ce genre d’opération.

La discussion, au Sénat, a été plus longue et plus approfondie qu’on ne s’y attendait. Elle semblait avoir été épuisée à la Chambre des députés, et les radicaux ministériels du Luxembourg, dédaigneux de ce qu’ils appelaient d’avance des redites inutiles, annonçaient qu’il ne faudrait pas plus de deux ou trois séances pour expédier une besogne qui avait été faite ailleurs, et bien faite. La Commission s’inspirait de leur esprit. A plusieurs reprises, elle a manifesté son impatience d’aboutir : elle laissait entendre que les orateurs de la droite et du centre n’avaient d’autre but que de faire de l’obstruction. Puis, elle a pris son parti de ce qu’elle ne pouvait pas empêcher, et s’est prêtée d’assez bonne grâce à un débat auquel l’assemblée paraissait tenir. Toutefois, elle voulait en finir avant le 24 juin, où devait commencer le procès de M. de Lur-Saluces. Il a fallu, pour cela, tenir séance matin et soir, et le dernier jour il y a eu en outre une séance de nuit qui s’est prolongée jusqu’à plus d’une heure du matin. C’est ce qu’on n’avait pas vu au Luxembourg depuis longtemps : mais tout le monde a dit ce qu’il avait à dire. La droite a envoyé à la tribune ses meilleurs orateurs, MM. de Lamarzelle et Ponthier de Chamaillard, et aussi MM. de Goulaine, de Carné, Halgan, l’amiral de Cuverville. Le centre républicain a été représenté par MM. Milliard, Mézières, Bérenger, Rambaud, etc. Quant à la majorité ministérielle, elle s’est tue, laissant au ministère lui-même et à la Commission le soin de défendre la loi. On n’a guère entendu qu’un orateur de la gauche, M. Delpech ; il a d’ailleurs suffi amplement pour représenter les passions intolérantes dont ses amis sont animés. Il est même allé si loin que M. le président du Conseil, gêné par sa violence, a tenu à dire qu’il n’en acceptait pas la solidarité. Cette solidarité lui restera quand même attachée. Ce serait chose trop facile, lorsqu’on a provoqué, appelé, attisé l’esprit de persécution et de haine, de reculer devant quelques-unes de ses conséquences et de les désavouer : elles ne s’en déroulent pas moins.

Si nous ne savons pas encore quelles seront toutes les conséquences matérielles de la loi, quelques-unes de ses conséquences morales apparaissent déjà dans le trouble que certaines excitations malsaines ont jeté dans les esprits. M. Waldeck-Rousseau ne s’est pas contenté, au Sénat, de se séparer de M. Delpech ; il s’est aussi distingué de M. Viviani. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait sur le moment et à la Chambre même ? Le discours de M. Viviani avait déjà fait son tour de France ; tous les journaux l’avaient reproduit ou commenté, la presse ministérielle l’avait porté aux nues, lorsque M. Waldeck-Rousseau a fait ses réserves tardives. Et que disait ce discours ? Que les congrégations et l’Église étaient liées et confondues comme le sang et la chair ; qu’on ne pouvait pas les séparer ; que le clergé séculier était imbu des mêmes principes et animé des mêmes sentimens que le clergé régulier, enfin que la guerre qui commençait par une simple escarmouche devait se tourner contre l’idée religieuse elle-même. M. le président du Conseil a déclaré à diverses reprises que son but était tout autre ; qu’il respectait l’idée religieuse ; qu’il entendait rester fidèle à la lettre du Concordat, et à son esprit interprété, il est vrai, de la manière la plus étroite ; qu’il n’en voulait même pas aux congrégations, mais seulement à ce que leur développement avait d’exagéré. Quelques-unes avaient déjà été autorisées, d’autres le seraient. Il a dit tout cela devant le Sénat ; son langage devant la Chambre avait été assez différent. Mais, quelles que soient ses intentions réelles, nous n’en sommes pas beaucoup plus rassurés. La loi qu’il vient de faire voter lui a été inspirée à lui-même, ou plutôt imposée par ses amis les plus chauds, par ses défenseurs les plus dévoués, c’est-à-dire par les hommes dont il devra se séparer au moment de l’appliquer, s’il veut l’appliquer avec modération. Le pourra-t-il ? Sera-t-il maître de modérer les coups portés ? S’il le fait, on l’accusera de trahison, comme tant d’autres : il n’arrêtera pas le mouvement qu’il aura déchaîné. L’histoire n’est pas le récit des intentions des hommes, mais des événemens qui, après en être nés, les ont déjouées. Il est à craindre que M. Waldeck-Rousseau ne s’en aperçoive bientôt. La hâte qu’il a mise à faire voter la loi le placera dans la nécessité de l’exécuter avant les élections prochaines. Les congrégations devaient d’abord avoir six mois pour se mettre en règle ; elles n’en ont plus que trois. On arrivera vite au dénouement, et quel sera-t-il ?

Le parti radical, en 1898, avait promis au pays des réformes presque magiques dont aucune peut-être n’a été faite : l’impôt sur le revenu, par exemple, a été éliminé par la commission du budget de la Chambre, après les hésitations et les contradictions que nous avons racontées. Le résultat de la législature risque de se solder à zéro. Beaucoup de personnes croient que le gouvernement a cherché à amuser le tapis parlementaire avec la loi sur les associations : il y a vu un moyen d’écarter d’autres discussions qui auraient peut-être disloqué sa majorité, que celle-là consolidait. Mais elle ne pouvait le faire qu’en donnant des espérances aux partis les plus avancés, à ceux qui perdent la tête lorsqu’ils aperçoivent le surplis d’un curé ou la robe d’un moine, et ces partis exigeront des faits à la suite des paroles. C’est là ce qui nous inquiète sur l’application de cette loi que M. Waldeck-Rousseau a eu la hardiesse d’appeler une loi d’apaisement, tout en ajoutant qu’il était prudent d’abréger les délais quelle comporte afin d’éviter une dangereuse agitation. Peut-être aurait-il pu rester maître de ses déterminations futures s’il avait revendiqué ou accepté, comme le proposaient M. Rambaud et l’auteur même de cette chronique, le droit d’autoriser les congrégations par décret. Mais il a insisté pour qu’il fallût une loi. Ce sont les Chambres qui accorderont ou qui refuseront les reconnaissances d’utilité publique. Les Chambres, on sait de quel esprit elles sont actuellement animées et quelles passions les agitent ! M. Waldeck-Rousseau a dit qu’il leur « recommanderait » un certain nombre de demandes : il est à craindre que ces recommandations ne soient pas suivies de beaucoup d’effet, et les congrégations auraient tort d’y trop compter. Néanmoins, si nous avions un conseil à leur donner, ce serait de solliciter quand même l’autorisation que la loi nouvelle rend obligatoire. Si on la refuse |à toutes, leur situation ne sera pas empirée et le résultat mettra en plein relief l’intolérance des pouvoirs publics. Si, au contraire, on l’accorde à quelques-unes, ce sera tant mieux. M. Waldeck-Rousseau a annoncé au Sénat qu’il avait déjà reçu un certain nombre de demandes. Cet empressement étonne, puisque la loi n’est pas encore promulguée ; mais il est de bon augure. Bien imprudent serait d’ailleurs celui qui voudrait prédire dès aujourd’hui comment la loi sera exécutée. Trop d’élémens restent obscurs dans ce problème : l’expérience seule pourra nous éclairer.

La thèse de la droite, soutenue avec beaucoup de force et de talent par M., de Lamarzelle, a été que les congrégations devaient bénéficier du droit commun accordé aux associations. Ce sont des associations d’un caractère particulier, mais des associations, et il serait injuste de les priver des conditions d’existence et des garanties qu’on accorde à toutes les autres. Une opinion aussi absolue n’avait aucune chance d’être adoptée par le Sénat, et M. de Lamarzelle le savait bien ; mais il combattait pour l’honneur de ses principes. Ce ne sont pas tout à fait les nôtres. Nous avons reconnu ici même que, si les congrégations étaient des associations, elles n’étaient pas des associations comme les autres, et que, tout en leur accordant le droit de naître et de vivre, il se pouvait qu’il y eût heu de les soumettre à des règles spéciales. M. Milliard, orateur républicain du centre, a demandé qu’elles pussent se fonder en vertu d’une simple déclaration, et il leur a accordé presque jusqu’au bout l’assimilation avec les associations ordinaires ; mais, arrivé là, il a réservé à l’État le droit de les dissoudre par un simple décret, si elles étaient dangereuses ou le devenaient. Il semble que le gouvernement, muni d’une arme aussi redoutable, ne devrait avoir rien à craindre d’elles, surtout s’il consentait, comme on le lui a conseillé, à s’entendre avec les évêques et avec le Pape pour la création de tout établissement nouveau. L’amendement de M. Milliard n’a pourtant pas eu meilleure chance que celui de M. de Lamarzelle ; la majorité ne voulait entendre à rien. Elle n’a même pas été ébranlée lorsque M. Mézières est venu, dans un très beau langage et dans le sentiment patriotique le plus élevé, plaider la cause des 10 000 écoles qui enseignent hors de France la langue française, ou pour mieux dire la France elle-même à 700 000 enfans à qui elles la font aimer. Ces écoles sont presque toutes tenues par des congréganistes. M. Mézières aurait voulu que les congrégations qui envoient des missions à l’étranger fussent sauvées du danger qui menace les autres ; M. le président du Conseil s’y est refusé. Non pas qu’il méconnaisse les services qu’elles rendent ; mais, dans la confiance que lui inspire le parlement, confiance que nous ne pouvons pourtant pas qualifier de sa part de naïve, il s’est montré convaincu que les congrégations dignes d’être autorisées ne pourraient pas manquer de l’être. Ne les recommandera-t-il pas lui-même, et comment croire que cela ne sera pas suffisant ? M. Mézières a eu l’honneur de combattre, malheureusement en vain, pour l’influence française. Quel sera le contre-coup de ce vote sur nos écoles d’Orient et d’Extrême-Orient ? Nous l’ignorons. À coup sûr le gouvernement fera ses efforts pour en limiter les effets ; mais il ne les supprimera pas tout à fait ; et ce qui reste aujourd’hui de notre ancienne situation dans le monde ne nous permet pas, sans un véritable attentat envers la patrie, de nous livrer à de semblables épreuves.

Enfin, l’article 14 de la loi a été l’objet au Sénat, comme il l’avait été à la Chambre, d’une discussion très vive : il interdit l’enseignement à toute personne qui appartient à une congrégation religieuse non autorisée, et punit les contrevenans d’une amende de 16 à 5 000 francs d’amende, et d’un emprisonnement de six jours à un an, sans parler de la fermeture de l’établissement qui pourra être prononcée par le jugement. Car pour tout cela il faut un jugement, ce qui offre à coup sûr plus de garanties qu’il n’y en aurait eu dans le bon plaisir administratif, puisque alors il n’y en aurait eu aucune. L’interdiction du droit d’enseigner prononcé contre une catégorie de citoyens n’en est pas moins une nouveauté intolérable : c’est une véritable déchéance et, suivant le vieux mot romain, une diminutio capitis, d’autant plus révoltante qu’elle est prononcée sans limite de durée. Celui qui en sera atteint ne s’en relèvera plus : toutefois, M. le président de la Commission a bien voulu concéder qu’on pourrait lui appliquer la loi Bérenger. On dira peut-être qu’en dissolvant une congrégation, le gouvernement ne montre pas beaucoup de confiance dans l’efficacité de la mesure prise, puisqu’il regarde comme possible qu’on continue d’en faire partie. Comment cela peut-il se faire ? Interrogée à ce sujet, la Commission a expliqué que la Congrégation dissoute en France pourrait continuer d’exister à l’étranger, où on n’a pas encore trouvé le moyen de rendre les lois françaises exécutoires : il faudrait pour cela recommencer les grandes équipées de la Révolution et de l’Empire, et les mieux terminer. Il est donc vrai qu’un congréganiste dont la congrégation aura été dispersée en France pourra toujours tenir par un lien au siège central qu’elle a ailleurs. Mais, outre que ce qui se passe à l’étranger ne nous regarde pas, on ne voit pas bien comment on fera la preuve de l’affiliation illégale, à l’encontre du congréganiste ou du prétendu congréganiste. Il est très possible que cet article reste inefficace : il est très possible aussi qu’il serve à beaucoup de tracasseries, de vexations, ou même de persécutions. En outre, il n’est pas à sa place dans une loi sur les associations. Tout le monde sait qu’une grande commission de la Chambre a fait une enquête approfondie sur la situation de l’enseignement à tous les degrés, en vue des réformes à y introduire : c’est à ce moment qu’il faudra fixer les conditions de capacité à imposer aux maîtres et déterminer les incapacités correspondantes. Mais, cette fois encore, le Sénat n’a voulu rien entendre, et a voté tel quel l’article 14. Pour tous ces motifs, M. le comte de Maillé au nom de la droite et M. Milliard au nom du centre ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas voter la loi. « Nous la repoussons, a dit ce dernier, de toute l’énergie de nos volontés, de toute la force de nos consciences, et nous restons ainsi fidèles à nos principes républicains. »

Il y a deux parties dans cette loi : la première donne la liberté d’association, la seconde refuse toute liberté vraie aux congrégations, et porte une atteinte indirecte, mais sûre, à la liberté d’enseigner. La première a soulevé quelques critiques. Elle va très loin en effet, et ne s’arrête pas devant ce péril de l’internationalisme dont on s’effraye si fort lorsqu’il s’agit de quelques moines, et qui parait anodin et innocent lorsqu’il s’agit des collectivistes : l’avenir dira si on n’a pas montré trop de confiance à l’égard de ces derniers. Ils n’ont d’ailleurs pas attendu que la loi fût votée pour s’attribuer les avantages qu’elle devait leur conférer, et ce n’est pas ce que nous leur reprochons, car ils n’ont pas été seuls à agir ainsi. Il y a longtemps que l’article 291 du code pénal qui interdit les associations de plus de vingt personnes, et certains articles de la loi de 1834 sont tombés en désuétude. Tout le monde les a condamnés, et lorsque le gouvernement s’en est servi par hasard, ce n’a jamais été sans une sorte de timidité et d’embarras, comme s’il n’avait pas été bien sûr de son droit. Quand une législation en est là, elle est morte de sa belle mort : il n’y a plus qu’à en faire une autre, et c’est à quoi on vient de procéder. Mais pendant l’espèce d’interrègne qui a eu lieu entre la loi morte et celle qui n’était pas encore née, des associations internationales très actives et déjà très puissantes se sont multipliées. Il est permis de s’en préoccuper. Néanmoins nous ne protestons pas contre ce qu’il y a peut-être d’aventureux dans la loi nouvelle ; l’expérience seule montrera ce qu’il faut définitivement en penser ; mais comment ne pas être choqué de tant de liberté d’un côté et de tant de restrictions de l’autre ? Nous ne nions pas les inconvéniens que présenterait un développement exagéré des congrégations religieuses ; mais, à l’heure où nous sommes, ces dangers ne sont pas les seuls, ni même les plus graves contre lesquels nous ayons à nous prémunir.

Pourtant, dans un congrès radical qui vient d’avoir lieu à Paris, nous n’avons entendu parler que de la Congrégation, avec un grande, de la Congrégation qui, dans l’imagination volontiers tragique de M. Brisson, prend l’aspect terrifiant de l’Hydre de Lerne ou de la Bête du Gévaudan, et c’est seulement contre elle qu’on nous a invités à multiplier les précautions. Il est vrai que nous ne nous attendions pas à autre chose dans un pareil milieu. Aux yeux des radicaux et des radicaux-socialistes qui formaient le Congrès, les dernières mesures prises sont très insuffisantes pour atteindre le but. Que faut-il donc de plus ? « La plupart des réformes promises, dit la déclaration sortie de ce concile ultra-laïque, attendent encore. Leur heure devrait avoir sonné depuis longtemps, on ne peut plus la retarder. Ce sont d’abord celles qui visent le cléricalisme. La loi contre les congrégations est déjà faite. Le pays compte qu’elle sera appliquée sans faiblesse. Il l’exigerait, si c’était nécessaire. La lutte est ouverte, il faut aller jusqu’au bout. La loi Falloux a été votée pour livrer la France aux jésuites, il faut achever de l’abroger. Nul ne peut considérer comme une institution républicaine le pacte d’alliance conclu contre la liberté entre le pontificat romain et la dictature napoléonienne renaissante. Nous ne pouvons avoir entre nous de divergences que sur le moment où il sera déchiré : le suffrage universel le décidera. »

Tel est le langage des meilleurs et peut-être des seuls amis du gouvernement actuel. Il leur a donné la loi contre les congrégations, car c’est ainsi qu’ils la qualifient eux-mêmes très justement : ils exigent déjà autre chose. Quoi ? La suppression de la liberté de l’enseignement : c’est tout ce qui reste aujourd’hui de la loi Falloux, que l’auteur de la Déclaration radicale socialiste semble confondre avec un Concordat passé avec Rome. Pour atteindre ce but, il s’adresse au pays. Le plan est clair, et nous comprenons maintenant pourquoi on était si pressé de faire voter la loi dont nous venons de parler. Lorsque les Chambres rentreront de vacances, à l’expiration de ce délai de trois mois qu’on accorde aux congrégations religieuses pour se mettre en règle, on commencera l’agitation dans les Chambres autour des demandes d’autorisation qui auront été faites. Le gouvernement, s’il tient alors ses promesses et s’il en recommande sincèrement quelques-unes, aura contre lui les trois quarts de ses amis d’aujourd’hui, et pour lui le centre et la droite. Quelle confusion ! Quelle anarchie morale ! Quelle préface aux élections ! Dans le cas où la loi nouvelle n’aurait pas produit tous les effets que les radicaux en attendent, ils commenceront, ils ont commencé déjà une campagne contre la liberté d’enseigner. M. Waldeck-Rousseau mesurera peut-être alors la portée de la faute qu’il a commise ; mais il y a des fautes qu’il est plus facile d’expier que de réparer.


Ce congrès radical, dont nous venons de dire un mot, a été annoncé avec une certaine solennité. Il a été l’objet, avant son ouverture, de beaucoup plus de polémiques, de discussions et de commentaires qu’après sa clôture. C’est qu’il n’a pas tenu ce qu’on s’en promettait. Il est vraiment difficile, à ceux qui en attendaient pour le moins un Décalogue électoral, de reconnaître ce caractère à la Déclaration pompeuse et creuse qui en est sortie. Il y a eu, sur cette espèce de Sinaï, beaucoup plus de nuages que d’éclairs. On avait pourtant convoqué tous les chefs et tous les orateurs du parti radical plus ou moins teinté de socialisme, depuis M. Brisson jusqu’à M. Bourgeois et depuis M. Mesureur jusqu’à M. Pelletan, sans compter M. Goblet, qui a rompu la retraite où il s’enfermait depuis les élections dernières, pour venir présider la première séance du Congrès. C’est surtout sur lui que nous comptions, parce que, quelque jugement qu’on porte sur le rôle politique qu’il a joué, on ne saurait lui refuser une grande lucidité d’esprit, une parole vive et nette, et un certain dédain pour les petites intrigues où d’autres s’embrouillent et finissent par se perdre. On croyait qu’un homme ainsi doué, après avoir disparu de la lutte depuis quelque temps, n’en serait que mieux à même de juger des incidens ou des accidens auxquels il n’avait pas été mêlé, et qu’il pourrait dès lors faire entendre quelque parole utile. Mais cette parole n’est pas venue, soit que M. Goblet ait été découragé tout de suite par le spectacle qu’il a eu sous les yeux, soit qu’il ait préféré se réserver encore. Quant aux discours de MM. Henri Brisson, Léon Bourgeois, Camille Pelletan, etc., on les a déjà entendus si souvent, que tout le monde les sait par cœur et n’y attache plus beaucoup d’importance. Mais enfin tous ces discours, plus inévitables encore en pareil cas qu’indispensables, ne sont généralement considérés que comme de longs hors-d’œuvre. Après cette entrée en matière, on espérait un programme, et, à la place de ce programme, on n’a eu qu’un discours de plus. La Déclaration dont nous avons déjà cité un passage parle à la fois de Valmy et de Quiberon, et de l’influence exagérée des bureaux sur les ministres. Du reste, pas une pensée, ni même une expression originale. Cela manque étrangement de lumière et de flamme, et si le parti radical n’a pas une Marseillaise plus stridente pour aborder la bataille électorale, il ne fera pas beaucoup d’effet sur les électeurs. Il est possible que les autres partis ne trouvent pas davantage, mais ils ne pourront pas trouver moins. On éprouve, en lisant ce morceau, une impression de stérilité déconcertante, comme si le parti radical, arrivé à son tour à l’épuisement et à l’impuissance, était mûr pour passer au second plan. Il était au premier aux élections dernières. Il promettait alors l’impôt sur le revenu avec beaucoup de fracas. Il le promet encore en l’appelant « le grand dégrèvement des villages, » sans doute au détriment des villes, qui ne renferment pas, hélas ! moins de misères. Toutefois, s’il le promet toujours, c’est qu’il n’a pas tenu ses promesses passées, et, pour peu que l’électeur réfléchisse, ce qui ne lui arrive pas toujours, mais lui arrive quelquefois, sa confiance en sera certainement diminuée.

Sur un point seulement, la Déclaration présente quelque intérêt. Les radicaux et les radicaux-socialistes réunis en Congrès national se déclarent partisans passionnés de la propriété individuelle, dont ils ne veulent, disent-ils, ni commencer ni préparer la suppression. Ils affirment le droit inviolable de la personne humaine sur le fruit de son travail. Ils sont impitoyables aux monopoles, et même à toutes les réunions de capitaux qui, sans avoir eu besoin d’un privilège, sont arrivées à un chiffre dont la grandeur les offusque ; mais la propriété reste sacrée à leurs yeux, et elle doit tendre de plus en plus à assurer à l’ouvrier d’abord son outil, puis la légitime rémunération de ses peines. Ce sont là de bonnes paroles : il était piquant de savoir comment elles seraient accueillies par les collectivistes. Elles l’ont été avec un sourire de supériorité et d’indulgence. M. Jaurès, dans son journal, a expliqué que les radicaux et les socialistes retardataires ne pouvaient pas se débarrasser d’un seul coup des langes du passé, mais qu’ils en viendraient bientôt là, et qu’après avoir accepté certains principes dont ils n’aperçoivent pas encore toutes les conséquences, la logique de leur esprit, ou, à son défaut, celle qui réside dans les choses mêmes, les y conduirait inévitablement. Qu’importe qu’ils ne veuillent pas préparer la suppression de la propriété individuelle, s’ils la préparent en fait et sans le savoir ? Nous avons déjà dit, en parlant d’un autre cas à peu près analogue, que les intentions n’étaient rien, et qu’elles influaient beaucoup moins qu’on ne l’imagine sur l’évolution matérielle et morale d’une époque où tout, même les esprits, marche avec la rapidité de la vapeur et de l’électricité. Les collectivistes ne manifestent aucune mauvaise humeur en présence de l’affirmation d’un principe qui est l’opposé du leur. Il ne s’agit pour le moment que d’une alliance électorale à conclure : pour le reste, on verra plus tard. Les radicaux veulent-ils l’alliance ? Oui certes : ils l’ont tous répété avec la même énergie, depuis M. Brisson jusqu’à M. Bourgeois, depuis M. Goblet jusqu’à M. Pellelan. Ce dernier l’avait même écrit d’avance, dans des articles assez menaçans pour les radicaux attardés et timides, qui ne sauraient pas comprendre les nécessités du présent. Eh bien ! ont déclaré les collectivistes, cela nous suffit ; voici notre main, mettez-y la vôtre : quand elle y sera, nous saurons la retenir ; et si vous voulez la retirer, nous saurons vous briser. Il n’y a pas d’autre programme électoral pour les partis avancés : tout le reste n’est que de la phraséologie. Et si par hasard un peu trop de franchise faisait naître certaines dissidences, on se remettrait à parler de la Congrégation, et aussitôt on serait d’accord. Seulement nous ne sommes pas bien sûrs que cela suffise au suffrage universel. A vrai dire, il se passionne peu pour ou contre les jésuites ; ce sont là des querelles de lettrés qui ont lu l’histoire, de juristes et de bourgeois. Les congrégations, celles que l’ouvrier ou le paysan voit de près et qui se mêlent à sa vie, ne lui font aucun mal, au contraire. C’est une illusion de croire qu’on agitera profondément et longtemps le pays avec cette question. Il faudrait autre chose : plus nous lisons la Déclaration du congrès radical, plus il nous semble que cette autre chose y fait défaut. Le Congrès radical a été une déception pour tout le monde. Les uns en attendaient mieux, les autres en attendaient pis ; mais il n’a abouti à rien.


La Haute-Cour s’est montrée sévère pour M. de Lur-Saluces : elle l’a condamné à cinq ans de bannissement comme coupable de complot contre la République. Faut-il répéter ce que nous avons déjà eu l’occasion de dire, à savoir que la Haute-Cour, juridiction exceptionnelle dont la compétence est étroitement limitée, n’en a pas en matière de complot ? Mais elle en a décidé autrement, et l’avocat de M. de Lur-Saluces a renoncé à élever sur ce point une contestation qu’il savait d’avance être inutile. Quant à l’accusé lui-même, il faut bien reconnaître qu’il a fait ce qui dépendait de lui pour se faire condamner. S’il s’était contenté de professer sa foi royaliste, on se serait sans doute incliné devant sa sincérité. Tout le monde a d’ailleurs le droit d’être royaliste, mais on n’a pas celui de renverser par force ou par surprise le gouvernement établi ou d’essayer de le faire, et c’est ce dont M. de Lur-Saluces s’est glorifié. On a pu croire aussi par le choix de ses témoins, et bien qu’il ait renoncé ensuite à les faire entendre, qu’il avait eu l’intention de remettre en cause un des épisodes les plus aigus de l’affaire Dreyfus. Tout cela a indisposé ses juges, et leur a fait perdre le sang-froid qu’ils auraient dû conserver. Les faits reprochés à M. de Lur-Saluces sont déjà anciens ; le souvenir s’en est fort atténué ; la République est bien sauvée. L’occasion aurait été bonne pour se montrer indulgent.

Mais que M. de Lur-Saluces ait été condamné ou acquitté, cela n’a plus aujourd’hui d’importance que pour lui. Ce qui en a beaucoup plus, c’est la déposition faite par le général Zurlinden, qui était gouverneur de Paris en février 1899, au moment des obsèques du président Faure et de l’équipée de M. Déroulède à la place de la Nation. M. Déroulède a affirmé récemment que, grâce à une indiscrétion volontairement commise, les ordres donnés la veille avaient été changés le lendemain, ce qui avait amené l’échec de ses profondes combinaisons. Il résulte de la déposition du général Zurlinden que les ordres généraux sont restés les mêmes : sur un point seulement, une modification a été introduite à la marche des troupes, et cela sur la demande expresse et spontanée du général de Pellieux. Le général de Pellieux savait qu’il devait être l’objet place de la Nation de bruyantes ovations, et peut-être même de quelque chose de plus : il n’a dénoncé personne, cela n’était pas dans son caractère ; mais il n’a pas voulu se prêter à une tentative contraire à son devoir militaire. Il s’est contenté de demander que la dislocation de ses troupes eût lieu avant qu’elles arrivassent à la place de la Nation, et, le défilé une fois terminé, il a gagné l’École-Militaire par les boulevards extérieurs. Le général de Pellieux était-il celui qu’attendait M. Déroulède ? M. Déroulède a-t-il été surpris de tomber sur le général Roget comme pis aller ? Quoi qu’il en soit, le premier de ces officiers s’est arrangé pour se soustraire à ce qu’on attendait de lui, et le second, sans doute très étonné de se voir en butte à des suggestions criminelles, a conservé jusqu’au bout l’attitude la plus correcte. Le général Zurlinden a été en droit de conclure que l’armée, malgré tout ce que les circonstances avaient eu parfois de pénible pour elle, s’était enfermée strictement dans son rôle, et qu’à aucun moment les influences politiques n’avaient agi sur elle. » Elle a été, grâce à Dieu ! préservée de leur contagion funeste. Cette affirmation d’un soldat dont la loyauté est notoire fera-t-elle définitivement tomber les accusations et les calomnies qu’on a si légèrement dirigées contre quelques-uns de nos généraux ? Nous voudrions le croire : en tout cas, la lumière est faite aux yeux de ceux qui ne cherchent que la vérité.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.