Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1901

Chronique n° 1662
14 juillet 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet.


Les Chambres sont en vacances. Leur session a été close cette année quinze jours plus tôt qu’à l’ordinaire, à cause du renouvellement partiel des conseils généraux. Les élections départementales ont été fixées au 21 juillet. Elles auraient pu sans inconvénient être remises au 28, ou même à une date ultérieure ; mais le gouvernement était pressé de voir partir sa fidèle majorité, et la majorité elle-même manifestait, depuis quelques semaines, un énervement et une impatience qu’il aurait été dangereux de laisser s’accentuer. Si les vacances libératrices n’étaient pas survenues à propos, on ne sait vraiment pas ce qui serait arrivé. Il y avait partout un sentiment de lassitude et d’impuissance qui aurait pu facilement se changer en exaspération. Rien de plus naturel d’ailleurs. La Chambre sentait bien qu’en s’en allant aujourd’hui, si elle ne prononçait pas précisément ses dernières paroles, novissima verba, — car nous l’entendrons encore, — elle accomplissait ses derniers actes sérieux. Nous dirons dans un moment ce qu’elle aura à faire à la reprise de ses travaux. Mais les réformes qu’elle a promises, quand les réalisera-t-elle ? Les renvoyer à plus tard, c’était les abandonner : la Chambre les a renvoyées à plus tard.

Nous n’en sommes pas autrement surpris, n’ayant jamais compté beaucoup sur ces réformes, dont les plus importantes sont l’impôt sur le revenu et les retraites ouvrières : mais de quel front les députés qui en avaient fait la partie essentielle de leur programme en 1898 se représenteront-ils devant leurs électeurs en 1902 ? Que diront-ils pour expliquer la banqueroute politique dont on ne manquera pas de leur imputer la responsabilité ? C’est bien la question qu’ils pressentent, et la réponse à y faire les embarrasse : aussi ont-ils livré, au dernier moment, des assauts désespérés pour essayer d’obtenir, sinon la réalité, au moins l’apparence des réformes promises. Rien ne sert de courir, dit le fabuliste ; il faut, ou plutôt il aurait fallu partir à temps. Sans doute, les accidens de la vie politique ont pris à la Chambre une grande partie de son temps ; pourtant, elle en aurait eu encore assez, si elle l’avait bien employé. A diverses reprises, il y a eu des accalmies dont elle aurait pu profiter. La dernière, la meilleure peut-être, s’est offerte au commencement de l’année courante. Les commissions spéciales avaient eu le loisir d’étudier les projets qui leur avaient été confiés, et il aurait suffi que le gouvernement ou (que la Chambre elle-même eût le moindre désir de les voir venir en discussion, pour qu’on les y mît en effet. Mais qu’a proposé le gouvernement, et à quoi la Chambre a-t-elle consenti ? Toute affaire cessante, le gouvernement a demandé la mise à l’ordre du jour de la loi sur les associations, et la Chambre s’est aussitôt attelée à cette besogne qui devait durer longtemps. Peut-être la Chambre n’a-t-elle pas très bien compris l’intention du Cabinet : cependant elle était claire. Parmi tant de projets dont la discussion était également prête, il s’agissait de choisir, non pas celui qui pouvait être le plus utile, ou le plus urgent, ou le plus désiré par le pays, mais celui qui devait le moins diviser la majorité : et, puisque le parti républicain modéré avait été rejeté hors de celle-ci, la loi sur les associations devait présenter tous les avantages qu’on recherchait. M. Waldeck-Rousseau connaissait le parti sur lequel il s’appuyait. Il n’ignorait pas les germes de division qui y existaient ; mais il savait aussi qu’il suffisait de parler des congrégations, ou, comme dit M. Brisson dans son langage généralisateur, de la Congrégation, pour que tout le monde se retrouvât d’accord. Lorsque le taureau dans l’arène se jette sur l’homme et menace de lui faire un mauvais parti, qu’on lui présente un lambeau de drap rouge : aussitôt la bête se détourne de l’homme et se précipite sur l’étoffe flottante, au risque de ne rien trouver derrière. C’est l’histoire des partis qui ne réfléchissent pas par eux-mêmes : on les conduit avec des mots et vers des apparences. Le mirage les attire. Et, s’il y a un mot, une apparence, un mirage dont l’attraction soit immanquable sur le parti radical, encore plus que sur le parti socialiste qui est moins naïf, c’est tout ce qui rappelle les congrégations et les congréganistes. Le procédé est un peu grossier : les esprits un peu difficiles dans le choix des moyens hésitent à en user, de crainte de ne pas suffisamment se respecter eux-mêmes. Mais, si l’on passe sur cette première impression, l’effet est certain. M. Waldeck-Rousseau, dans son parfait dédain pour les hommes qui le servent et pour les choses dont il se sert, n’a pas hésité à agiter le spectre noir, beaucoup plus conventionnel aujourd’hui que le spectre rouge : aussitôt toute sa majorité s’est groupée solidement autour de lui.

Pendant six mois, elle n’a pas songé à autre chose qu’à la loi sur les congrégations. M. Trouillot a parfaitement caractérisé cette période politique : il en a été l’homme représentatif. Mais quoi ! On avait promis d’améliorer la situation des classes populaires, les plus pauvres, les plus malheureuses, et, en fin de compte, on leur donnait à manger Ides congréganistes ! La diminution des impôts directs était difficile à réaliser. La loi sur les retraites ouvrières était presque impossible à établir. Grande déception, à coup sûr, pour nos paysans et nos ouvriers ! Mais, leur a-t-on dit, voulez-vous manger du jésuite ? Nous en tenons table ouverte. Les paysans et les ouvriers n’ont pas pris le change. Nous l’avons déjà dit, la haine des congrégations est un sentiment de bourgeois, de juristes, de lettrés. Le peuple peut le partager quelque temps, en vertu d’une inoculation artificielle ; il ne lui déplaît pas de voir tracasser le père de famille qui met ses enfans chez les bons pères ; ce spectacle le divertit ; mais il ne lui fait pas oublier sa faim qu’on a promis de rassasier, ses souffrances qu’on a promis d’apaiser, ses besoins matériels dont on a augmenté l’acuité en prenant l’engagement d’y pourvoir ; et, quand les élections approchent, c’est là-dessus que portent ses revendications ou ses récriminations. Qu’avez-vous fait pour notre bien-être ? demande-t-il à ses élus. Et, si ces derniers répondent qu’ils ont dissous un certain nombre de congrégations, dispersé des moines, obligé les bourgeois à chercher pour leurs fils d’autres écoles que celles des jésuites, — à supposer que ces résultats soient obtenus, ce qui n’est pas certain, — qu’est-ce que cela peut bien lui faire ? Ses préoccupations sont ailleurs. La loi sur les associations, phénomène d’atavisme chez ceux qui l’ont votée machinalement, est aussi un anachronisme. Nous avions autre chose et mieux à faire. La Chambre a commencé à s’en apercevoir lorsqu’il était déjà trop tard.

Après la loi sur les associations, elle avait abordé celle des retraites ouvrières, sur laquelle nous aurons à revenir, si elle a jamais quelque chance d’aboutir : mais on n’en est pas encore là. Une commission spéciale étudiait la question depuis l’origine de la législature, ou peu s’en faut. La Chambre avait mis sa confiance en elle, persuadée que, le moment venu, elle lui apporterait un projet bien préparé. La Commission a fait de son mieux ; il serait injuste de mettre en cause sa bonne volonté. Mais, tel qu’il lui avait été posé, le problème était insoluble. On avait promis, aux élections dernières, de donner une retraite à tous les ouvriers des villes et des campagnes, — des campagnes, qui ne voit jusqu’où cela peut conduire ? — dès qu’ils seraient parvenus à un certain âge, ou s’ils devenaient infirmes avant de l’avoir atteint. Au fond de tous ces projets, on trouve une bonne pensée : il y a quelque chose à faire pour soulager les misères de l’âge et de la maladie. Déjà un grand nombre de sociétés de secours mutuels existent : il suffirait peut-être d’en fortifier le principe, d’en développer le champ d’action, d’en ouvrir plus largement l’accès, d’en apprendre le chemin aux ouvriers et aux paysans. Mais ce n’est pas ce qu’on a fait. Comme principe, on a posé tout d’abord celui de l’obligation. Les ouvriers ne seront pas libres, ils seront obligés de prélever sur leurs maigres salaires une somme relativement considérable et de la verser à la Caisse des retraites. Les patrons verseront une somme égale, et l’État devra, à son tour, accorder une garantie d’intérêts à l’argent versé. Mais sait-on à quel chiffre s’élèvera la somme totale que la Caisse des retraites absorbera annuellement ? Non, on ne le sait pas. Tous les calculs qu’on a faits à ce sujet restent hypothétiques, ou, pour mieux dire, fantaisistes. On a eu beau nommer rapporteur de la commission M. Guyesse, qui est un calculateur distingué, la pleine lumière ne s’est pas faite. Les écarts entre les évaluations restent énormes. La seule chose sûre est que l’impôt, — nous ne pouvons pas nous servir d’un autre mot, puisque le prélèvement sur les salaires ou sur les profits de la petite industrie doit être obligatoire, — sera de plusieurs centaines de millions.

Et il portera sur nos compatriotes les moins fortunés, dont la grande majorité ne paye aujourd’hui aucun impôt direct et ne connaît pas les feuilles du percepteur. On leur demandera de tirer tous les jours quelques sous de leur misérable poche et de les abandonner à la Caisse des retraites, moyennant quoi ceux d’entre eux qui auront la chance, malheureusement exceptionnelle, d’arriver à l’âge de soixante-cinq ans, toucheront une légère pension. C’est toute une révolution à introduire dans les mœurs de la classe ouvrière. Il est douteux qu’on y parvienne. Mais, en ce cas, quelle sera, dans la charge commune, la participation de l’État ? Quel poids nouveau fera-t-on supporter à nos budgets qui, en ce moment même, commencent à fléchir ? M. le ministre des Finances a dû faire à cet égard des réserves, exprimer des doutes, laisser voir des inquiétudes dont la Chambre a été frappée. Tout d’un coup, un sentiment inavoué, mais très vif, s’est emparé d’elle, à savoir que la loi était insuffisamment étudiée et ne pouvait pas aboutir telle quelle. Malgré l’opposition acharnée des socialistes, elle en a suspendu la discussion en promettant de la reprendre plus tard. Elle a demandé au gouvernement d’employer les vacances à faire des enquêtes, dont l’objet est d’ailleurs resté assez indéterminé. Eh quoi ! ces enquêtes n’avaient donc pas encore été faites ? La Chambre a marché de surprise en surprise à mesure qu’elle avançait dans la discussion du projet, et qu’elle découvrait l’insuffisance de sa préparation. Cette insuffisance ne pouvait plus être réparée. On votera sans doute, avant de se séparer, un projet quelconque ; mais personne ne se fera la moindre illusion sur le caractère de cet avortement. Première déception, et combien pénible !

Mais il y en a eu une seconde, plus pénible encore peut-être, parce qu’elle s’appliquait à l’impôt sur le revenu, qui avait été le cheval de bataille des élections dernières : il s’agit, bien entendu, de l’impôt sur le revenu global et progressif. Le gouvernement actuel en est-il partisan sincère ? Nous en doutons, mais il fait profession de l’être, et, pour mieux encourager les espérances des radicaux et des socialistes tout en se réservant le moyen de les déjouer au dernier moment, M. le ministre des Finances a, comme tant de ses devanciers, présenté un projet pour l’établir. On trouverait donc notre incrédulité téméraire, si elle ne venait pas du souvenir que nous avons gardé de tant de grands et beaux discours dans lesquels M. Waldeck-Rousseau a combattu autrefois cette malencontreuse réforme. Nous savons bien que M. Waldeck-Rousseau a beaucoup changé ; les obligations qui résultent pour lui de la situation politique où il s’est placé en ont fait presque un autre homme ; pourtant, le vieil homme se manifeste encore quelquefois, et il en subsiste des parties qu’on est heureux et surpris de retrouver à peu près intactes. Depuis qu’il est au pouvoir, M. Waldeck-Rousseau n’a plus parlé de l’impôt sur le revenu. Son fameux discours de Toulouse était muet à ce sujet. M. Ribot a rappelé un jour, à la Chambre, ceux auxquels nous venons de faire allusion et qu’il a prononcés il y a quelque quatre ou cinq ans, lorsqu’il poursuivait à travers la France une campagne si courageuse et si brillante contre le socialisme ; et M. Renault-Morlière, dans une réunion de républicains progressistes qui a eu lieu récemment à Troyes, en a cité des passages. M. Waldeck-Rousseau, à cette époque, se moquait de cette transformation féerique de la société qu’annoncent toujours les collectivistes. Il ne les croyait pas capables de construire, ni d’organiser quoi que ce fût ; mais, pour ce qui est de désorganiser et de détruire, c’était autre chose, il reconnaissait là leur spécialité véritable, et s’en effrayait. La cité future, merveilleuse et enchantée : « non, disait-il, c’est l’utopie, la chimère. Mais la Révolution de 1789 ne s’y est pas méprise : le droit de propriété ne va pas sans une consécration inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme, dans cet acte de naissance des sociétés modernes ; il ne va pas sans l’égalité devant l’impôt. Eh bien ! peu à peu, très habilement, très patiemment, voici qu’on nous a conduits sur le chemin de l’impôt progressif, et, par définition, on peut dire qu’il y a un antagonisme invincible entre le droit de propriété, tel qu’il a été reconnu par la Révolution française, et la progression de l’impôt. » Il serait aisé d’extraire vingt morceaux du même genre de l’abondante collection des harangues extra-parlementaires que M. Waldeck-Rousseau prononçait à cette date, si rapprochée de nous par le temps et qui en paraît si éloignée par les transformations imprévues qu’ont éprouvées certaines personnes, au premier rang desquelles il faut bien mettre l’orateur lui-même. Mais rien ne prouve que, sur l’impôt global et progressif, il n’ait pas gardé son ancienne opinion.

En tout cas, son gouvernement, représenté cette fois encore par M. le ministre des Finances, a manœuvré adroitement pour faire échouer la réforme à la Chambre des députés. Échouer ? On pourra contester l’exactitude du mot ; mais on aura tort. Il y a des circonstances où un ajournement peut être considéré comme un échec définitif, et la Chambre était dans une de ces circonstances. L’occasion qui se présentait à elle d’étudier sérieusement l’impôt sur le revenu était la dernière : toute la question était de savoir si elle en profiterait, ou si elle n’en profiterait pas. Elle a préféré prendre le dernier parti. En vain les partisans de l’impôt sur le revenu ont-ils lutté avec l’énergie du désespoir : M. le ministre des Finances leur a démontré que la réforme de leurs rêves ne pouvait avoir toute sa valeur que si elle était complète, et qu’à l’heure avancée où on était de la session et même de la législature, on ne pouvait la faire que partielle, incomplète, boiteuse, portant tout au plus sur une ou deux contributions directes au lieu de porter sur toutes. C’était la déshonorer que de la faire ainsi ! Nous aurions préféré un langage encore plus franc, qui n’aurait pas continué de promettre pour plus tard ce qu’on sait bien ne pouvoir tenir jamais. C’est par des équivoques de ce genre qu’on entretient dans les esprits simples des espérances irréalisables. L’avenir reste donc réservé : mais, pour le présent, M. le ministre des Finances a bel et bien enterré l’impôt sur le revenu. Naturellement, on s’est promis de le reprendre à la rentrée. Que ne reprendra-t-on pas à la rentrée ? On reprendra tant de choses qu’on n’en fera certainement aboutir aucune. En attendant, l’impôt sur le revenu est allé rejoindre dans le magasin des accessoires parlementaires, la loi sur les retraites ouvrières : et, pour que l’analogie fût plus complète, il a été convenu que, pendant les vacances, on ferait aussi sur cet objet de grandes enquêtes et des statistiques.

Les radicaux bon teint et les socialistes n’ont pas vu sans colère l’effondrement de toutes les lois qui leur tenaient le plus au cœur. Pour la première fois, ils se sont pris à douter comme nous-mêmes, mais avec des mouvemens beaucoup plus violens, de la sincérité du ministère. Ce ministère qui leur doit tout, qu’ils ont soutenu au prix de tant de sacrifices, qu’ils ont accablé de leur confiance et auquel ils ont départi toute la gloire dont ils disposent, ce ministère les trahirait-il ? Quelques-uns se sont posé la question avec cette brutalité, ce qui est assurément nouveau. D’autres plus indulgens, ou qui croient politique d’avoir encore l’air de l’être, se sont pourtant demandé si le ministère, après avoir vécu deux ans et avoir traversé tant d’heures difficiles, n’avait pas perdu quelque chose de sa force et de sa vertu premières : car tout s’use, même les combinaisons politiques les mieux imaginées. M. Jaurès est de ces derniers. On sait quel dévouement il a prodigué au ministère, au risque de compromettre sa popularité personnelle dans tant de congrès ! Est-ce que sa foi commencerait à chanceler ? « Il faudra, a-t-il écrit dans son journal, la Petite République, qu’à la rentrée, toute équivoque soit dissipée. Il y a des socialistes, des républicains, peut-être un peu nerveux, qui disent que le ministère est épuisé, que la politique pratiquée depuis deux ans est à bout, et que le gouvernement lui-même désire s’atténuer peu à peu en un vague ministère Sarrien… Pour moi, au risque de paraître dupe, je ne puis attribuer à M. Waldeck-Rousseau une conception aussi médiocre, une pensée aussi pauvre et aussi plate. Ce n’est pas comprendre cet homme que de le diminuer. Si le président du Conseil songeait à éliminer le parti socialiste de la majorité républicaine, s’il ne lui rendait pas possible d’y rester jusqu’au bout en toute dignité, il donnerait à une tentative hardie la conclusion la plus étriquée, la plus ridiculement mesquine. » Nous ne savons pas ce qu’en pense actuellement M. Waldeck-Rousseau, et encore moins ce qu’il en pensera dans trois mois : à l’inverse de M. Jaurès, nous n’avons aucune prétention à le bien comprendre. Toutefois, son attitude et celle de son gouvernement ont paru se modifier un peu dans ces derniers temps. Nous hésiterions à en croire nos impressions personnelles, si elles n’étaient pas confirmées par celles des socialistes, qui sont mieux renseignés, plus susceptibles et plus ombrageux que nous-mêmes. Le changement que nous avons entrevu, mais d’une manière encore bien indistincte, les a frappés plus vivement, ce qui est d’autant plus naturel que nous n’avons pas grand’chose à y gagner, tandis qu’ils peuvent perdre beaucoup. Le mécontentement que M. Jaurès a manifesté dans la presse, d’autres l’ont manifesté à la Chambre même, et M. Viviani s’est exprimé sur le compte du gouvernement dans des termes déjà sévères. Nous avions donc raison de dire qu’il était temps pour lui de mettre fin à la session. Émus de tant d’ajournemens qui avaient été prononcés malgré eux, les socialistes voulaient du moins, avant de partir, faire retentir à la tribune la foudre de deux ou trois interpellations auxquelles ils attachaient un intérêt particulier. La plus importante se rattachait aux manœuvres cléricales ; de qui ? on ne le devinerait point si nous ne le disions pas : de l’Université ! Que deviendrons-nous, grand Dieu ! si, après avoir dissous les congrégations, on s’aperçoit que l’Université, au profit de qui on aura voulu travailler, est animée d’un esprit qui ne vaut pas mieux que le leur ? Faudra-t-il la dissoudre et la disperser elle-même ? Pour le moment, M. Leygues n’est pas plus en faveur auprès des radicaux et des socialistes que le Père Du Lac en personne. On lui reproche toutes sortes de méfaits. Si ces reproches sont fondés, quelle leçon ! On aura beau faire, on n’amputera pas l’espèce humaine de quelques-unes de ses manières d’être, de penser et de sentir ; et, quand les jésuites ne seront plus en congrégation, on les retrouvera ailleurs. Voilà M. Leygues suspect, et le tour de M. Waldeck-Rousseau paraît se rapprocher. Voyant venir l’excommunication, celui-ci ne s’y est pas prêté. Au plus fort des fureurs socialistes, il est monté à la tribune et il a lu froidement le décret de clôture. On a crié au despotisme et à la tyrannie : en vain ! M. Deschanel a levé la séance, et il a bien fallu s’en aller.

Mais que sera la rentrée ? La Chambre aura alors quatre mois seulement devant elle, et son ordre du jour sera chargé à un tel point qu’il faudrait toute une législature pour l’écouler, en y mettant beaucoup d’ordre et de méthode, qualités sur lesquelles on aurait tort de trop compter aujourd’hui. La session extraordinaire commence quand il plaît au gouvernement ; il l’ouvre au moment où il le juge à propos, et le ministère Waldeck-Rousseau a montré, à ce point de vue moins d’empressement encore que ses prédécesseurs. Il n’y aurait sûrement pas de session extraordinaire, car elle n’est pas constitutionnellement obligatoire, si le budget était voté : mais, comme il ne l’est jamais pendant l’été, il faut bien convoquer les Chambres en automne, et on le fait généralement si tard que le budget n’est presque jamais promulgué le 31 décembre. Les douzièmes provisoires sont passés dans nos mœurs. Il serait du moins convenable de ne pas y recourir à la veille des élections ; malheureusement, les préoccupations électorales influent sur la discussion du budget dans un sens qui n’a aucun rapport avec la rapidité. Il se trouve, sur chaque chapitre, des députés qui demandent l’augmentation des dépenses, comme si ceux qui en profitent n’étaient pas appelés à les payer. Nous serions surpris que le budget fût voté cette année en temps opportun, d’autant plus que des discussions politiques du caractère le plus confus rempliront, on vient de le voir, les premiers jours de la session. Et ce n’est pas assez de ces discussions : la Chambre a émis la prétention de mener conjointement la discussion du budget d’une part, et de l’autre celle de la loi sur les retraites ouvrières d’abord, et celle de l’impôt sur le revenu ensuite Elle tiendra sans doute séance matin et soir, et, puisque M. Jaurès a déjà parlé d’énervement, on peut pressentir l’accélération que subira ce sentiment, ou plutôt cette impression si funeste à toutes les assemblées.

Et que fera la Chambre, que fera le Sénat lui-même en présence des demandes d’autorisation qui leur seront adressées par les congrégations religieuses en vertu de la loi récente ? Ici, nous entrons dans l’inconnu ; les précédens font défaut, on ne pourrait pas en citer un seul ; il est impossible de dire ce qui se passera, ni même comment cela se passera. Le gouvernement peut saisir à son choix l’une ou l’autre Chambre la première. Commencera-t-il par le Palais-Bourbon ? Commencera-t-il parle Luxembourg ? Ou bien, pour ne pas faire de jaloux, divisera-t-il les demandes d’autorisation en deux parties égales, une moitié pour la Chambre, une autre pour le Sénat ? Mais qui aura les jésuites ? Qui aura les assomptionnistes ? Ce sont là de graves problèmes : il en sortira sans doute d’abondantes interpellations. Nous raisonnons dans l’hypothèse où des autorisations seraient demandées ; mais est-ce bien une hypothèse, ou n’est-ce pas plutôt une certitude ? Le gouvernement fait publier des notes dans les agences pour annoncer qu’il a déjà reçu un certain nombre de demandes, et les journaux qui ont des rapports avec les congrégations assurent que certaines d’entre elles sont dès maintenant résolues à en déposer de nouvelles. Il y en aura sans doute beaucoup, et cela est désirable. Le pape a adressé aux supérieurs des ordres religieux une lettre très belle, très éloquente, très touchante, qui est avant tout une exhortation paternelle au milieu des épreuves présentes. Il encourage les congrégations, les bénit, les rassure en leur rappelant d’autres épreuves, autrement dures que celle-ci, auxquelles elles ont survécu. Sa lettre est faite pour aller au cœur de ces hommes aujourd’hui malheureux, inquiets, profondément troublés, qui se posent tous la même question, celle de savoir s’ils doivent solliciter la reconnaissance légale, et ne savent pas tous comment la résoudre. Évidemment, le pape ne pouvait pas leur imposer une règle uniforme. Toutes les congrégations ne se ressemblent pas ; il en est qui sont condamnées d’avance, et d’autres qui ont plus de chances de survivre ; les intérêts qu’elles représentent sont très divers dans la forme. Léon XIII a dû laisser à chacune d’elles, ou à ses chefs, le soin et la liberté de prendre le parti qui leur paraîtrait le plus convenable ou le plus sûr. S’ils demandent l’autorisation, il vaut mieux d’ailleurs qu’ils le fassent spontanément, au lieu de paraître obéir à un mot d’ordre venu de Rome. Quoi qu’il en soit, on sait aujourd’hui qu’il y a des autorisations demandées et qu’il y en aura davantage ; mais on ne sait pas du tout ce qu’il en adviendra devant les Chambres. Les radicaux socialistes seront certainement pressés d’aborder les discussions de cet ordre : ils voudront sacrifier tout de suite certaines congrégations en holocauste sur l’autel parlementaire. S’il ne s’agit que de quelques-unes, le gouvernement ne s’y opposera pas ; il y encouragera même ; mais il a annoncé l’intention d’en sauver quelques autres. Le spectacle ne sera pas banal. Le ministère sera appuyé par la droite et aura à se défendre contre ses meilleurs amis de la veille. M. de Mun lui a déjà fait envisager ce que cette perspective aura d’anormal. Il en résultera une confusion où la solidité de la majorité parlementaire pourrait bien se briser.

C’est au milieu de ces exercices variés que les radicaux entendent mener à bien la loi sur les retraites ouvrières et l’impôt sur le revenu ! Mais alors, pourquoi avoir combattu les vacances ? Ils en ont grand besoin pour reprendre des forces, et pour retrouver un peu de sang-froid en prévision des épreuves qui les attendent. Nous leur souhaitons quelque chose du flegme impassible de M. Waldeck-Rousseau.

Les élections qui viennent d’avoir lieu en Hollande mériteraient une étude plus étendue que nous ne pouvons la leur consacrer à la fin de cette chronique : aussi n’entrerons-nous pas dans le détail des sièges gagnés ici et perdus là, et nous contenterons-nous de déterminer le caractère général de l’événement. Le mot n’est pas trop fort, à coup sûr : c’est un événement, et des plus importans, qui vient de se produire en Hollande ; il aura une influence profonde sur l’histoire politique du pays. Depuis longtemps, le parti libéral était aux affaires ; il vient d’en être renversé. Il y avait accompli des réformes dont quelques-unes n’étaient pas sans valeur, et il en avait promis ou entamé quelques autres dont certaines n’étaient pas sans danger. Le pays s’en est inquiété. Un mécontentement très vif s’y est répandu, sans qu’on se soit d’abord rendu compte de son intensité. On dit maintenant, après la défaite des libéraux, que la cause principale de leur échec vient du besoin de droits protecteurs qui était vivement senti, et auquel ils n’avaient pas su donner satisfaction. Sans doute, la coalition qui s’est formée contre eux a exploité ce désir de l’opinion, mais ce serait se tromper infiniment que d’y chercher et de croire y avoir trouvé l’explication suffisante du soubresaut électoral auquel nous avons assisté.

Tout le monde convient que l’homme qui a le plus influé sur les élections néerlandaises est le docteur Kuyper. Nos lecteurs le connaissent : ils ont pu lire ici, il y a quelques mois, un remarquable et prophétique article de lui sur la résistance que les Boers devaient opposer aux Anglais. Le docteur Kuyper connaît la force redoutable des passions les plus généreuses lorsqu’elles atteignent un certain degré d’exaltation ou de ténacité : il a essayé d’en faire profiter ses idées. Protestant, mais protestant antirévolutionnaire et chef du parti qui porte ce nom, il n’a pas hésité à tendre la main aux catholiques qui étaient disposés à combattre à ses côtés, et à former avec eux une Ligue contre l’adversaire commun. On se doute, sans que nous ayons besoin d’en parler, des difficultés de tous les genres qu’il a rencontrées sur son chemin, des préventions qu’il a eu à vaincre, des préjugés qu’il a eu à dissiper ; mais sa foi, qui est celle d’un apôtre, a fini par tout emporter. À la fois théologien, homme politique et journaliste, il avait à ses ordres les moyens d’action les plus divers, et il les a tous employés en vue du but qu’il poursuivait. Son journal, le Standaard, a été le clairon qui a réveillé toutes les énergies et les a menées au combat. Toutefois, le docteur Kuyper n’aurait pas réussi, s’il ne s’était pas appuyé sur les catholiques, et ceux-ci, qui sont en minorité en Hollande, auraient eu moins de chance encore de le faire, s’ils ne s’étaient pas appuyés sur les protestans antirévolutionnaires. Le sentiment qui les a unis les uns aux autres est l’horreur de la révolution. C’était, chez eux, un sentiment mêlé de mysticisme et d’esprit politique, qui s’exprimait dans un langage dont nous avons peu l’habitude. Les effusions religieuses s’y alliaient à des conceptions politiques de l’ordre le plus pratique : au fond, la pensée religieuse dominait tout. Dans son traité intitulé Le Calvinisme, le docteur Kuyper écrit, à la manière d’un Joseph de Maistre protestant : « Deux régimes d’existence s’opposent l’un à l’autre en un mortel combat. Le modernisme veut bâtir le monde de lui-même, en partant de l’homme naturel, et conduire l’homme lui-même d’après la nature. D’autre part, ceux qui s’inclinent avec vénération devant Jésus-Christ et qui le considèrent comme le fils du Dieu vivant, Dieu lui-même, cherchent à sauver l’héritage chrétien. » Ici, le docteur Kuyper nous donne l’épithète qui convient à son parti : c’est le parti chrétien, sans distinction de communions ni de sectes, opposé au parti révolutionnaire. Le parti chrétien se compose indifféremment de catholiques et de protestans. Il a remporté la victoire électorale, et une victoire écrasante : tout fait croire qu’à l’instar de ce qui s’est passé en Belgique, il est au gouvernement pour longtemps.

Non pas que nous comparions absolument la situation de la Hollande à celle de la Belgique, pas plus que nous ne comparons celle de ces deux pays à la nôtre. S’il y a des analogies, il y a aussi des différences. En Belgique, la grande majorité du pays est catholique ; elle est protestante en Hollande. Chez nous, la complexité des questions posées ne permet peut-être pas une solution aussi simple que celle que viennent d’adopter les Hollandais après les Belges. Mais l’exemple de ce qui s’est passé chez les uns et chez les autres n’en est pas moins intéressant et instructif pour nous. Nous laissons à tous les partis, — et à l’avenir, — le soin d’en tirer la leçon, qui en ressort, d’ailleurs, assez clairement.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIÈRE.