Chronique de la quinzaine - 30 juin 1894

Chronique no 1493
30 juin 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin.


M. Carnot, président de la République, a été assassiné, à Lyon, le dimanche 24 juin, dans la soirée. « Le roi est mort, vive le roi ! » disait-on sous l’ancien régime, et aujourd’hui encore, bien que la France soit en république, la Constitution a tenu à ce que le moins de temps possible s’écoulât entre la disparition d’un président et l’élection d’un autre. La transmission des pouvoirs présidentiels s’est toujours faite d’une manière simple, facile et rapide : il en a été ainsi une fois de plus. L’Assemblée nationale s’est réunie à Versailles le mercredi 27 juin, et, dès le premier tour de scrutin, M. Casimir-Perier, ayant réuni sur son nom la majorité absolue des suffrages exprimés, a été proclamé Président de la République. Il a obtenu 451 suffrages. Après lui sont venus M. Henri Brisson avec 195, et M. Charles Dupuy avec 97.

L’assassinat de M. Carnot a causé dans le monde entier un mouvement de sympathie pour la victime et de profonde horreur pour le crime. En même temps, la surprise a été grande. Les républicains s’imaginaient volontiers que, le Président de la République étant un être impersonnel et relativement facile à remplacer, un attentat contre lui était impossible à force d’être inutile. Un fanatique pouvait viser un empereur ou un roi dans l’espoir de frapper la monarchie elle-même, et quelquefois d’éteindre la dynastie qui la représente. Mais la république a un tout autre caractère : l’homme qui la préside n’exerce qu’un pouvoir provisoire, et, s’il est atteint, l’institution n’en subit aucun contre-coup. C’est bien peu de chose qu’un président ! disent aussi les adversaires de la RépubUque, et ils le prouvent comme on prouve une thèse. Mais tel n’est pas l’avis de Caserio et des hommes d’action de son espèce. Pour eux, le Président de la République est un homme assez important pour qu’on le tue. Ils incarnent en lui la société qu’ils détestent : ils en font la cible sur laquelle ils tirent, victime vouée d’avance à leurs attentats. Sa qualité représentative prend à leurs yeux une valeur objective contre laquelle ils entrent en lutte. Si le Président de la République est l’homme du devoir et de la loi, s’il échappe à certaines faiblesses, s’il ne se laisse pas intimider par d’odieuses menaces, s’il remplit avec correction et fermeté sa fonction politique et sociale, il devient un obstacle et on le supprime. C’est ce qui est arrivé pour M. Carnot. Certes, il semblait fait non seulement pour ne pas provoquer la haine, mais pour la désarmer. Personne ne l’a approché sans être touché de ce que son accueil avait de bienveillant, et nul n’a su mieux que lui allier la dignité parfaite à la bonne grâce toujours souriante. Qui aurait pu deviner que la destinée le réservait au poignard d’un assassin ? Tant d’autres, empereurs et rois, avaient été chez nous l’objet d’attentats nombreux et mieux machinés en apparence, et tous, depuis Henri IV, y avaient échappé ! Par une étrange rencontre, où la fatalité ne va pas sans quelque ironie, Henri IV et M. Carnot, si différens à tous les égards et qui ne se ressemblaient que par le cœur, devaient périr de la même manière. Il a suffi, dans les deux cas, d’un homme sur le marchepied d’une voiture, un stylet à la main.

Mais l’apparence extérieure des choses n’en est que le côté superficiel. L’assassinat de M. Carnot a eu des causes profondes, sur la gravité desquelles il ne faut pas se faire illusion. Ces causes sont extérieures à M. Carnot lui-même ; non pas que son rôle ait été aussi effacé qu’on s’est plu à le dire, mais parce que le monde se renouvelle et que des élémens qui, hier encore, étaient ignorés sont en quelque sorte entrés en fermentation. M. Carnot a présidé à de très grandes choses, et il y a pris une part que son extrême discrétion s’est appliquée à laisser ignorer. Son gouvernement comptera dans notre histoire, puisqu’on a vu s’y succéder la chute définitive du boulangisme, l’Exposition universelle de 1889, et les manifestations inoubliables de Cronstadt, de Toulon et de Paris. La République a subi d’abord un assaut terrible d’où elle est sortie victorieuse ; elle a convié le monde entier à ses fêtes, et le monde y est venu avec confiance, malgré le glas funèbre qu’on avait pris soin de sonner sur quelques points de l’Europe ; enfin elle a rencontré et noué de grandes et de puissantes amitiés, grâce auxquelles l’équilibre politique des puissances a été profondément modifié. Ce serait une erreur de croire que M. Carnot se soit borné à assister à ces événemens. À défaut d’une action plus directe, l’estime qu’il inspirait aurait été, dans la politique générale, un facteur non négligeable ; mais M. Carnot a su et voulu tout ce qui s’est fait sous sa présidence, et il y a utilement collaboré. Est-ce pour cela qu’il a été frappé ? Le rayonnement de son pouvoir lui a-t-il suscité des adversaires jaloux et implacables ? Non, à coup sûr. Il faut chercher ailleurs l’explication du crime qui lui a coûté la vie. Il existe dans le monde, et notamment en France, une secte dangereuse qui, à l’exemple du nihilisme russe, cherche à frapper les imaginations, à les effrayer, à les épouvanter par l’audace toujours croissante de ses coups. Et quel but poursuit-elle ? La révolution intégrale de la société économique, qui repose aujourd’hui sur le principe de la propriété individuelle, et que le socialisme anarchiste veut ramener au fait primitif, arriéré et barbare, de la propriété collective, plus ou moins indivise entre les mains des travailleurs. Longtemps, ces théories sont restées dans les livres. Elles sont passées ensuite dans les journaux, dans les journaux à très bas prix qui s’adressent aux intelligences enfiévrées des ouvriers des grandes villes et déjà même aux cerveaux élémentaires de nos paysans. Des hommes politiques, voyant là une force confuse mais puissante, qu’ils espéraient dominer et diriger, se sont ralliés au socialisme sans s’inquiéter de son voisinage avec l’anarchisme, les uns par entraînement d’imagination, les autres par froid calcul et par tactique. Il est résulté de cet ensemble de causes un état général extrêmement trouble, agité, violent, où bientôt les imprécations, les menaces, les condamnations sommaires et brutales ont pris la place des argumens. Ceux qui en attendaient autre chose ne connaissent ni l’histoire, ni la nature humaine. Ce qu’ils connaissent moins encore, c’est leur propre impuissance en face du mouvement déchaîné par eux. Bientôt l’atmosphère lourde et orageuse qu’ils ont fait peser sur nos têtes a été sillonnée d’éclairs, et la foudre est tombée, à droite, à gauche, sur la Chambre, sur nos lieux publics de réunion, éclatant dans des mains qui semblaient être les instrumens d’une force aveugle, comme les forces de la nature. Le jour est venu où, choisissant pour la première fois une victime déterminée, l’anarchisme international a provoqué autant de pitié que de colère en frappant au flanc M. Carnot.

Il y a eu alors un moment de stupeur générale. Quoi ! M. Carnot ! l’homme pur, intègre, désintéressé, qui n’était plus qu’à quatre mois du terme de son mandat, et qui, si on en juge par ses dernières paroles publiques à Lyon, n’avait aucune idée d’en solliciter le renouvellement ! Certes, ce n’est pas un adversaire politique qui l’a frappé. On ne connaîtra, paraît-il, qu’à l’audience les révélations complètes de Caserio ; mais il est facile de les pressentir et, suivant l’expression populaire, on peut dire dès maintenant que c’est l’anarchisme qui a fait le coup. La patrie de l’assassin importe infiniment peu, car l’anarchisme n’a pas de patrie. C’est pour nous un allégement de cœur que Caserio ne soit pas Français ; on aime mieux penser que M. Carnot a été frappé par une main étrangère ; au surplus, le sentiment seul y est intéressé. M. Carnot n’a pas été frappé par un Italien, mais par un socialiste anarchiste qui, suivant toutes les vraisemblances, a voulu venger ses confrères en assassinat, les Ravachol, les Vaillant, les Henry. A-t-il été poussé par un sentiment personnel et spontané ? A-t-il été l’exécuteur désigné par une société secrète, formée suivant les us et les rites d’autrefois ? Le procès nous l’apprendra sans doute, et nous y prendrons un grand intérêt de curiosité ; mais, au fond, dans l’une et dans l’autre hypothèse, le cas est le même. L’assassinat, beaucoup plus facilement que la propriété, peut être personnel ou collectif sans changer de nature : c’est toujours l’assassinat.

La question aujourd’hui est de savoir ce que le gouvernement peut faire pour remonter le courant qui nous entraîne vers une période de violences dont nous ne voyons encore que le seuil. La société est attaquée dans ses œuvres vives : que dirait-on d’une société qui douterait d’elle-même, au point de ne savoir même pas se défendre ? Mais il n’y a pas à le dissimuler, la cause sourde et agissante qui a favorisé chez nous l’éclosion de l’anarchisme social, c’est l’anarchisme gouvernemental ; et le premier remède à appliquer au mal est de restaurer le gouvernement. Il en a grand besoin ! Si l’infortuné M. Carnot a compris son rôle constitutionnel d’une manière très élevée, très noble, très correcte, il faut bien dire que, par suite des erremens du passé, il ne l’a pas rempli dans toute son ampleur. Certaines parties de ses fonctions sont restées inemployées et inertes. Le Président de la République a été plutôt le juge du petit camp parlementaire que le principal moteur de tous les ressorts de la Constitution. Il ne lui appartient pas de gouverner directement et de substituer à celle de ses ministres son initiative et sa responsabilité ; mais la Constitution ne l’a pas tourné tout entier du côté de la Chambre des députés ; elle lui a donné aussi le droit de regarder le pays et même, d’accord avec la Chambre haute, de s’adresser à lui et de l’interroger. La manière dont il a été usé de ce droit, il y a dix-sept ans, en a rendu longtemps l’exercice impossible : ces souvenirs sont déjà vieux, ils n’ont plus pour les générations nouvelles qu’un caractère historique. Sans doute encore, le Président de la République doit mettre beaucoup de prudence et de ménagemens à faire sortir de la Constitution les ressources extrêmes qu’elle renferme : il faut pourtant qu’il puisse le faire et qu’il en donne autour de lui le sentiment. M. Carnot ne l’entendait pas tout à fait ainsi. Sa vie politique s’était écoulée tout entière sous le régime de la concentration républicaine, que les circonstances avaient imposée alors comme une loi inévitable. Et comment ce régime se traduisait-il dans le domaine de l’action politique ? Par une succession de ministères qui se ressemblaient tous à s’y méprendre, et qui d’ailleurs ne ressemblaient à rien. L’obligation où l’on était de vivre quand même les uns avec les autres, radicaux et modérés confondus, avait pour conséquence la suppression de tout programme. Il n’y avait plus de partis distincts.il n’y avait pas davantage de principes déterminés, et le plus habile aurait été fort en peine de dire quelle était l’orientation politique du gouvernement : en réalité, le gouvernement n’en avait aucune. Dans ces conditions, quel intérêt pouvait-il y avoir à conserver un ministère ou à le renverser ? En tout cas, cet intérêt se bornait à quelques personnes, toujours les mêmes, qui se relayaient à ce qu’on appelait assez improprement le pouvoir. On s’explique très bien que le Président de la République et le pays lui-même se soient peu à peu désintéressés de ce jeu des quatre coins, dont toutes les combinaisons étaient depuis longtemps épuisées. Qu’importait que ce fût celui-ci ou celui-là qui occupât le ministère ? Qui se serait attaché à tel ou tel ministre ? On en changeait sans que personne y fit attention, sauf le Journal Officiel. L’idée d’un appel au pays ne pouvait même pas se présenter à l’esprit, car enfin quelle question lui aurait-on posée ? Entre quels programmes lui aurait-on demandé de choisir ? Quels drapeaux auraient-ils été mis en présence et en opposition ? Cet état de choses s’est prolongé pendant quelque seize ou dix-sept ans. Il en est résulté un affaiblissement, un alanguissement de tous les organes de la Constitution, Chambre, Sénat, Président. Cette anémie de l’administration supérieure s’est traduite dans l’administration inférieure par un véritable désordre, et dans la nation elle-même par une indifférence absolue à tout ce qui ne s’appliquait pas aux intérêts directs et matériels de chaque arrondissement.

Voilà ce qui nous a conduits au point où nous sommes. L’effacement de plus en plus complet du gouvernement a livré la place, dans l’imagination populaire, à tous les héros d’aventure, à tous les charlatans qui promettent des miracles, à tous les esprits faux qui se vantent de les accomplir. Nous allons tout doucement à la dérive, manière de voyager qui ne manque pas, au début, de quelque agrément, et qui en conserverait sans doute plus longtemps s’il n’existait pas d’écueils imprévus sur la route du hasard. Le pouvoir est tombé entre des mains de plus en plus faibles ; on s’est même habitué à croire que toutes étaient également propres à le détenir, ce qui est vrai, d’ailleurs, dès qu’on a pris le parti de ne pas l’exercer. On assure que tout cela est conforme à l’esprit de nos institutions, mais nous n’en croyons rien. En tout cas, rien ne l’est moins à l’esprit de ce pays, qui n’a jamais été plus prospère au dedans, ni plus fier au dehors, que lorsqu’il a eu un gouvernement habile, actif et ferme. Un instinct secret, profond, permanent, qui s’égare quelquefois mais qui a des retours obstinés, lui fait désirer et rechercher un gouvernement de ce caractère lorsqu’il ne l’a pas, et jamais le besoin n’en a été plus vif, ni plus général qu’aujourd’hui. Ce n’est pas seulement l’abominable attentat de Lyon qui en a rendu la nécessité plus sensible. Le trop court passage de M. Casimir-Perier au ministère avait provoqué partout un mouvement d’espérance. Lorsqu’il est tombé, la déception a été grande. Mais M. Casimir-Perier est aujourd’hui Président de la République, et l’Assemblée qui l’a élu, obéissant à la force des choses, a certainement compris le sens de son vote et les conséquences qu’il devait avoir. Les radicaux et les socialistes ne s’y sont pas trompés davantage. Dès le premier jour, ils se sont réunis, à la Chambre et au Sénat, et ils se sont mis en quête d’un candidat à opposer à M. Casimir-Perier. L’opposition qu’ils faisaient en même temps à M. Charles Dupuy a été, pour celui-ci, sa dernière bonne chance ; car M. Dupuy, que la constance d’un sort heureux a habitué à ne douter de rien, avait posé hardiment sa candidature à la magistrature suprême. Les modérés ont eu beaucoup de peine à vaincre la résistance de M. Casimir-Perier, qui ne voulait pas être Président, et l’insistance de M. Dupuy, qui voulait l’être à tout prix. Quant aux radicaux et aux socialistes, ils ont choisi un candidat, assurément très honorable, dans la personne de M. Henri Brisson. Chose curieuse ! M. Brisson, qui, Il y a trois semaines, ne se sentait pas l’autorité nécessaire pour être président du Conseil, s’est reconnu tout d’un coup celle qu’il fallait pour présider la République. La lutte a donc été circonscrite entre M. Casimir-Perier, M. Brisson et M. Dupuy. Dans ces conditions, il est évident que la candidature de M. Dupuy divisait les voix des modérés. Mieux aurait valu que ceux-ci, comme leurs adversaires, se concentrassent sur un seul nom. Mais M. Dupuy avait confiance en lui-même, et n’a agi en enfant gâté de la fortune, poussant sa veine jusqu’à ce qu’elle s’épuisât.

Dans la journée qui a précédé le vote, tous les groupes parlementaires se sont réunis : ce serait abuser de la patience de nos lecteurs que de leur raconter ce qui s’est passé dans chacun d’entre eux. La réunion la plus intéressante s’est produite au Sénat. Il y a, au Luxembourg, un groupe qui est bien composé d’une trentaine démembres, et qui s’appelle la gauche démocratique. Il a voulu jouer un rôle et a convoqué à une réunion plénière les républicains du Sénat et de la Chambre. Fallait-il se rendre à cette convocation ? Les avis étaient partagés. Les réunions plénières n’ont jamais servi qu’à augmenter la confusion quand elle existe et à la créer quand elle n’existe pas. Pourtant les groupes modérés de la Chambre, dans l’ignorance de ce qui pouvait se passer au Luxembourg, ont pris le parti d’y aller voir, pour se rendre compte, et pour agir à tout événement. Ils ont appris, en arrivant, que les républicains non radicaux du Sénat s’étaient déjà réunis, et que, sur environ 180 membres présens, près de 150 avaient donné leurs voix à M. Casimir-Perier ; le reste, une trentaine, s’étaient divisés sur plusieurs noms ; la moitié de ces derniers avait voté pour M. Dupuy. Mais où étaient les radicaux ? On a su qu’ils siégeaient à la bibliothèque, avec un certain nombre de députés ; on s’y est transporté. Le groupe radical s’est trouvé aussitôt submergé sous une telle masse de modérés qu’il a pris peur. Ses orateurs ont proposé de délibérer : on leur a répondu qu’on était venu pour voter. Alors a eu lieu une scène indescriptible. Jamais, à Belleville, réunion publique n’a présenté un pareil spectacle de tumulte. Les urnes ont été brisées entre les mains qui se les disputaient. On s’est jeté des encriers à la tête. On en est même venu aux coups. Les radicaux, voyant compromise et perdue la manifestation qu’ils avaient préparée, se sont dispersés. La débandade a été générale. Ç’a été, non pas la journée, mais le quart d’heure des dupes. Mais aussi, pourquoi les radicaux du Sénat avaient-ils convoqué une réunion plénière, alors qu’il leur suffisait de se compter pour voir que, même avec l’appoint de leurs amis de la Chambre, ils n’étaient qu’une petite minorité ? Cet incident n’a pas peu contribué à déterminer le mouvement dans le sens de M. Casimir-Perier.

Ce qui y a contribué plus encore, ce sont les nouvelles venues de tous les points de la province et qui étaient universellement favorables à l’élection de ce candidat. Plusieurs députés radicaux laissaient voir avec quelque embarras des dépêches envoyées par des maires ou des conseillers généraux, qui leur demandaient en termes pressant de voter pour M. Casimir-Perier, c’est-à-dire pour le président que tout le monde attendait. Le mouvement en faveur de sa candidature a toujours été en grandissant. Quelques personnes avaient cru d’abord que le retard apporté à la convocation du Congrès faciliterait des intrigues ou des manœuvres, et c’est précisément le contraire qui s’est produit. On a reproché à M. Challemel-Lacour d’avoir fixé une date relativement éloignée, et il s’est trouvé en fin de compte qu’il avait eu raison de le faire. Non seulement les députés et sénateurs absens ont eu le temps de rejoindre leur poste, mais l’esprit même du pays a pu se faire sentir à ceux qui n’avaient pas quitté Paris. Les radicaux affectaient de croire que M. Casimir-Perier ne serait pas élu au premier tour de scrutin, et ils affirmaient que, dans ce cas, il était perdu. Très probablement, au contraire, s’il y avait eu un second tour, M. Casimir-Perier aurait obtenu une centaine de voix de plus, soit par suite du désistement inévitable de M. Dupuy, soit par le fait de cet entraînement auquel les assemblées échappent encore moins que les hommes isolés, et qui pousse tout le monde vers le succès. La victoire de M. Casimir-Perier au premier tour de scrutin a eu quelque chose de plus vif, de plus net et de plus décisif : il y aurait eu plus de vainqueurs encore à un second tour.

La tenue de l’Assemblée nationale a été excellente. La séance a été présidée avec la plus grande autorité par M. Challemel-Lacour, et ce n’est pas un faible mérite, si on le mesure à la difficulté à vaincre, que de bien présider une assemblée de plus de 850 membres, représentant les idées et les passions les plus contradictoires. L’Assemblée nationale réunie pour nommer le Président de la République procède comme un collège électoral : elle ne délibère pas, elle vote. Mais il y a toujours des orateurs qui veulent parler et qu’il faut en empêcher. Quelques radicaux trouvaient l’occasion bonne pour proposer la suppression de la présidence de la République, ce qui aurait naturellement dispensé d’y nommer un titulaire. Pendant qu’ils s’agitaient impuissans au milieu du bruit, M. Challemel-Lacour tirait tranquillement au sort les noms des scrutateurs chargés de dépouiller le scrutin qui allait s’ouvrir. Les membres du Congrès ont voté à la tribune, par appel nominal et dans un ordre parfait. La séance a été suspendue pendant le dépouillement. Lorsqu’elle a été reprise, le spectacle était imposant. Si on savait déjà que M. Casimir-Perier était élu, on variait sur le le nombre des voix qu’il avait obtenues, ainsi que ses concurrens. Un grand silence s’est fait. Aussitôt que M. Challemel-Lacour a eu proclamé le chiffre des 451 voix attribuées à M. Casimir-Perier, les applaudissemens ont éclaté dans les deux tiers de la salle avec un ensemble et une chaleur qui ont mis les radicaux dans une véritable fureur. On les a vus se lever à l’extrême gauche, vociférer des menaces qu’on entendait à peine, et montrer le poing à l’Assemblée qui ne cessait d’applaudir. Quelques-uns d’entre eux, une fois terminée la proclamation du scrutin, sont montés à la tribune pour y apporter diverses protestations. Puis la séance a été levée. La République avait un nouveau président pour sept années. C’est un lourd fardeau que celui qui incombe à M. Casimir-Perier, et nul ne s’en rend compte mieux que lui. Il venait d’arriver à Versailles lorsque les résultats du scrutin ont été connus : un grand nombre de membres du Congrès sont allés le remercier de son dévouement et ont été frappés de sa profonde émotion. La plus sûre garantie de la manière dont il remplira ses devoirs est dans le sentiment avec lequel il les accepte. D’autres ont recherché le pouvoir ; il a voulu le fuir, et on le lui a imposé. Gambetta a dit autrefois que l’ère des dangers était terminée, que celle des difficultés commençait. L’ère des difficultés ne finira plus ; mais si celle des dangers se rouvrait, la République et la France compteraient sur le sang-froid et sur le courage de M. Casimir-Perier.


L’événement le plus digne d’attention qui se soit passé à l’étranger depuis quelques jours est le rapprochement diplomatique entre la Russie et le Saint-Siège. Il a produit d’autant plus d’effet qu’on commençait à ne plus y croire. Du moins, les journaux de la Triple-Alliance donnaient-ils le fait comme de plus en plus invraisemblable, sans doute en vertu de cette facilité avec laquelle on prend son désir pour la réalité. Tout en reconnaissant l’élévation d’esprit du Saint-Père et la souplesse de son action diplomatique, on présentait volontiers comme impossible la reprise des rapports officiels entre le Vatican et la plus grande puissance schismatique du monde. Ces rapports ont pourtant existé autrefois ; ils se sont même poursuivis pendant de longues années, au grand avantage des intéressés ; mais ils ont été rompus il y a vingt-huit ans, et à partir de ce moment toutes les tentatives pour les renouer avaient échoué. Ce serait une intéressante, mais trop longue histoire à raconter que celle des relations de la Russie et du Saint-Siège, puis de leur interruption, et on serait assez embarrassé pour attribuer exclusivement à l’une ou à l’autre des deux parties la responsabilité de la rupture. Ni le représentant de la Russie à Rome en 1865, le baron de Meyendorff, ni le pape lui-même, qui était alors Pie IX, ne brillaient par les qualités diplomatiques. Entre l’un et l’autre, les chocs devaient être irréparables, et ils l’ont été effectivement. Les affaires de Pologne ont servi de prétexte au désaccord. Est-il vrai, comme l’assurent les journaux religieux, que M. de Meyendorff se soit laissé entraîner dans la discussion au delà des bornes permises ? Nous n’en savons rien, mais certainement un fait pareil ne se serait pas produit si le chargé d’affaires de Russie avait eu Léon XIII pour interlocuteur. Pie IX n’avait pas seulement toutes les vertus, il avait encore beaucoup d’esprit ; par malheur, il était absolu dans ses opinions, véhément dans sa parole, et il ignorait l’art qu’a si habilement pratiqué son successeur de diviser les questions qu’on veut résoudre, de les prendre d’abord par leur côté le plus accessible, et de marcher d’étapes en étapes jusqu’au but qu’on s’est proposé.

Depuis qu’il est sur le trône pontifical, Léon XIII a su profiter de toutes les circonstances qui se sont offertes ou qu’il a provoquées pour établir entre le tsar et lui, d’abord des rapports personnels, et ensuite des rapports officieux. Il y a six ans, M. Alexandre Iswolsky a été chargé de lui apporter une lettre autographe de l’empereur et de le féliciter à l’occasion de ses noces d’or épiscopales. À partir de ce moment, M. Iswolsky est resté à Rome, où il s’est conduit avec beaucoup de réserve et de tact, attendant l’heure où sa présence officieuse revêtirait enfin un caractère officiel. L’heure a sonné ; le rapprochement a eu lieu ; M. Iswolsky est désormais chargé d’affaires de Russie auprès du Vatican. Cette heureuse solution a produit une vive impression dans le monde italien, où l’on n’a pas hésité à attribuer aux bons offices de la diplomatie française une part de mérite dans ce succès. Nous ignorons dans quelle mesure notre diplomatie a pu aider à ce rapprochement, mais, en tout cas, nous devons nous en féliciter. Si nos radicaux jugent l’occasion opportune pour proposer une fois de plus la suppression de l’ambassadeur de la République auprès du Saint-Siège, notre ministre des Affaires étrangères trouvera dans l’exemple de la Russie un argument de plus à leur opposer. La lecture des journaux de la Triple-Alliance suffirait d’ailleurs à montrer l’heureuse gravité de l’événement ; elle pourrait même nous porter à l’exagérer. Mieux vaut s’en rapporter au Journal de Saint-Pétersbourg, qui s’exprime sagement en ces termes : « L’importance du rétablissement des relations officielles entre la Russie et le Saint-Siège n’échappera à personne. Cet événement est à la fois la preuve d’un état de choses normal et régulier et un gage de paix et de bonne entente pour l’avenir. C’est grâce aux nobles intentions du pape et à son esprit de conciliation que le rétablissement des relations officielles avec le Vatican est devenu possible et désirable et qu’il a une importance toute spéciale. Il exercera certainement une influence salutaire sur les populations catholiques de l’empire russe, parce qu’il contribuera à maintenir dans le clergé et chez les fidèles les sentimens de dévouement envers le Souverain que le Chef spirituel de l’Église catholique a recommandés récemment dans l’Encyclique adressée aux évêques polonais.

Nous avons dit que les affaires de Pologne avaient brouillé le pape et le tsar en 1865 : il est assez significatif que ce soit une Encyclique adressée aux évêques polonais qui les ait rapprochés. Est-ce à dire que Léon XIII ait abandonné quoi que ce soit du passé de la Pologne et de celui du Saint-Siège dans leurs rapports réciproques ? Loin de là ! Le pape rappelle avec admiration l’histoire glorieuse de la Pologne, et il parle à plusieurs reprises du « peuple polonais » et de « la nation polonaise ». C’est au point que l’Encyclique avait été très mal jugée par les journaux italiens : d’après eux, elle ne pouvait qu’accentuer le différend entre le pape et le tsar. Heureusement, celui-ci ne s’arrête pas à la surface des choses. Il a été frappé, dans les instructions aux évêques, de l’accent d’autorité, doux mais ferme, avec lequel Léon XIII leur recommande de respecter les pouvoirs établis et d’y voir une émanation de la volonté divine. Il n’a eu garde de se tromper sur le sens de l’Encyclique, et la note évidemment officieuse du Journal de Saint-Pétersbourg en est la preuve. Il a compris de quel poids seraient les conseils du Saint-Père auprès des millions de Polonais de son Empire, et il s’est empressé de conclure le rapprochement. Les évêques polonais pourront désormais avoir des rapports directs avec le pape, c’est-à-dire aller à Rome, ce qui leur était jusqu’à ce jour interdit. On annonce déjà un prochain pèlerinage. Le tsar a peut-être aussi fait quelque comparaison entre l’attitude du Saint-Siège et celle du gouvernement italien à son égard. M. Crispi, sous prétexte que l’Italie est un produit du principe des nationalités, mais plus réellement pour se rendre agréable à l’Autriche, a pris à tâche, et il l’a dit très haut, de défendre envers et contre tous, comme s’ils en avaient besoin, la principauté et le prince de Bulgarie. Est-il permis de dire qu’il a un peu exagéré l’importance de son rôle dans les Balkans ? Mais si, en l’exagérant, il a plu à Vienne, il a produit un effet tout contraire à Saint-Pétersbourg. Les journaux italiens s’en aperçoivent un peu tard. Attribuer toutefois, comme ils le font, le rapprochement du pape et du tsar à un simple mécontentement de ce dernier, est donner à un fait considérable une bien petite cause. Il est vrai seulement que les petites causes elles-mêmes contribuent à produire un grand effet lorsque celui-ci est déjà tout préparé, et qu’il ne faut plus qu’un faible poids pour le déterminer.

Puisque nous parlons de l’Encyclique de Léon XIII aux évêques polonais, il faut mentionner aussi celle que, à la date du 20 juin, il a adressée « aux princes et aux peuples de l’univers. » La solennité avec laquelle il s’exprime montre la valeur qu’il attache à ce document, où il semble avoir déposé sa pensée suprême. Le Pape, qui a rapproché le Saint-Siège de la République française et de l’Empire de Russie, conçoit dans son ardente imagination bien d’autres rapprochemens encore ! Il invite tous les princes et tous les peuples schismatiques, hérétiques hérétiques ou même ignorans jusqu’ici de la foi chrétienne, à ne faire qu’un seul bercail sous un seul pasteur. Le passage qu’il consacre aux Églises d’Orient, l’assurance qu’il leur donne que leurs mœurs et leurs rites seront respectés, les ménagemens infinis avec lesquels il les invite à retourner au giron abandonné, sont à la fois d’une éloquence et d’un sentiment vraiment apostoliques. Il répudie, au nom de l’Église, toute pensée d’empiéter sur les pouvoirs politiques ; il assure même qu’elle renonce volontiers à l’exercice d’une partie de ses droits, se bornant à réclamer la liberté dans le domaine qui lui est propre ; il fait appel enfin à la bonne volonté de tous pour réaliser l’unité promise, dans laquelle il voit la certitude de la paix universelle. Est-ce l’ambition d’un grand esprit ? Est-ce la chimère d’un noble cœur ? Il se le demande lui-même en finissant : « Nous n’ignorons pas, dit-il, ce qu’exige de longs et de pénibles travaux l’ordre de choses dont nous voudrions la restauration ; et plus d’un pensera peut-être que nous donnons trop à l’espérance et que nous poursuivons un idéal qui est plus à souhaiter qu’à attendre. Mais nous mettons tout notre espoir et notre confiance en Jésus-Christ, sauveur du genre humain, nous souvenant des grandes choses que put accomplir autrefois la folie de la Croix et de sa prédication, à la face de la sagesse de ce monde, stupéfaite et confondue. Nous supplions en particulier les princes et les gouvernans, au nom de leur clairvoyance politique et de leur sollicitude pour les intérêts de leurs peuples, de vouloir apprécier équitablement nos desseins et les seconder de leur bienveillance et de leur autorité. Une partie seulement des faits que nous attendons parvint-elle à maturité, ce ne serait pas un léger bienfait, au milieu d’un si rapide déclin de toutes choses, quand le malaise du présent se joint à l’appréhension de l’avenir. Le dernier siècle laissa l’Europe fatiguée de ses désastres, tremblant encore des convulsions qui l’avaient agitée. Ce siècle qui marche à sa fin ne pourrait-il pas, en retour, transmettre comme un héritage au genre humain quelques gages de concorde et l’espérance des grands bienfaits que promet l’unité de la foi chrétienne ? » Cela est beau, même humainement parlant, et montre de quelle source profonde viennent les inspirations du Saint-Père. Pour faire de grandes choses, il faut peut-être en rêver de plus grandes encore.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.