Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1894

Chronique no 1494
14 juillet 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet.


Lorsqu’on écrira l’histoire de la troisième République, il faudra bien reconnaître qu’à travers les circonstances les plus diverses la transmission des pouvoirs présidentiels s’y est faite avec autant de correction que de facilité. Nous ne savons pas ce que l’avenir réserve, et il serait téméraire sans doute de conclure de quelques exemples à une règle éternelle. Si l’échéance du mandat présidentiel s’était produite, à de certains momens qui ne sont pas encore assez éloignés pour que nous en ayons perdu la mémoire, les choses ne se seraient peut-être point passées dans des conditions aussi satisfaisantes, ni aussi tranquilles. Il n’en est pas moins vrai que le fait accompli, répété, renouvelé, constitue déjà un commencement de tradition qui est de nature à rassurer sur la valeur de l’institution elle-même. M. Carnot a succombé à une fin tragique ; M. Casimir-Perier l’a remplacé. Il n’y a pas encore trois semaines que le coup de poignard de Caserio a ouvert chez nous une crise dont le pessimisme pouvait tout craindre ; la crise a été terminée en quatre ou cinq jours, et, depuis lors, nos affaires ont repris et suivi leur cours ordinaire sans interruption apparente. L’étranger qui aurait quitté Paris, il y a un mois, et qui y reviendrait aujourd’hui n’y remarquerait aucun changement. Il trouverait seulement l’opinion publique plus en éveil, à la suite d’une secousse violente, qui a ouvert les yeux sur le danger de certaines faiblesses et sur la nécessité d’une plus grande énergie.

Les obsèques de M. le Président Carnot ont eu lieu le 1er  juillet. Le spectacle a été grandiose et partout égal à lui-même. Sur aucun point du parcours considérable où le cortège s’est déployé, le moindre incident fâcheux n’est survenu. Là encore, les esprits chagrins n’avaient pas manqué de donner carrière aux plus sombres pressentimens, et il est certain que, lorsque toute la population de Paris se trouve entassée dans la rue, aux fenêtres, sur les balcons et sur les toits, il est impossible de garantir que l’ordre et les convenances seront partout observés. Ils l’ont été. Paris a montré une fois de plus le respect qu’il a pour la mort. Mais, sans parler de ce sentiment qui devient un peu banal chez nous à force d’être universel, il y avait dans la foule immense une pitié profonde pour la victime et une colère irritée contre le crime, qui donnaient à la manifestation un caractère à la fois touchant et vibrant. Enfin, la présence de M. Casimir-Perier à la tête du cortège avait été annoncée d’avance. Le nouveau président de la République montrait par cette première démarche sa confiance dans la population parisienne, à laquelle il s’abandonnait. Certes sa place était marquée derrière le cercueil de M. Carnot ; mais la manière dont il l’a occupée a produit partout une vive impression. Un chef de gouvernement en France n’a rempli que la moitié de sa tâche lorsqu’il a parlé à l’esprit du pays : il faut encore, et peut-être surtout, qu’il s’adresse à son imagination et à son cœur. La journée du 1er  juillet laissera de longs souvenirs. La dépouille mortelle de M. Carnot a été conduite de l’Élysée à Notre-Dame et de Notre-Dame au Panthéon. La France a montré une fois de plus qu’elle sait honorer les bons citoyens qui l’ont bien servie.

On se demandait quel serait le lendemain de cette imposante cérémonie. Des questions politiques assez complexes se présentaient aux esprits. Fallait-il conserver le ministère Dupuy ou en constituer un autre ? M. Dupuy avait remis sa démission et celle de ses collègues entre les mains de M. le président de la République. Cette démarche n’avait en elle-même aucun caractère définitif : elle est obligatoire pour les ministres, qui doivent laisser toute la liberté de ses choix à un nouveau président, mais elle ne l’est pas pour celui-ci, qui peut toujours accepter ou refuser les démissions qu’on lui remet. Que ferait M. Casimir-Perier ? On ne l’a pas su dès le premier moment. Il a vu plus particulièrement un de nos hommes politiques auquel son talent incontesté et le caractère qu’il a montré pendant les dernières circonstances avaient fait une place exceptionnelle : nous voulons parler de M. Burdeau. Il paraît certain que M. Casimir-Perier l’a pressenti au sujet d’un ministère dont il aurait été le chef. Quelles considérations ont-elles déterminé M. Burdeau à décliner cette offre, ou M. Casimir-Perier à ne pas y insister ? Probablement elles sont d’ordres divers.

M. Burdeau a été, depuis plusieurs années, un des travailleurs les plus acharnés de la Chambre, et dans ce labeur incessant, il a quelque peu surmené ses forces. Elles ne sont pas, en ce moment, au niveau de son courage et de son dévouement. Mais est-ce bien la considération principale qui a déterminé les résolutions finales, soit de M. Burdeau lui-même, soit de M. le président de la République ? D’autres encore ont dû entrer en ligne de compte. Les radicaux et les socialistes n’ont pas attendu que M. Casimir-Perier fût élu pour dénoncer ce que son pouvoir aurait certainement de personnel. Il est vrai qu’ils faisaient déjà le même reproche à l’infortuné M. Carnot : ils l’ont fait, le font ou le feront à tout président qui aura un sentiment élevé de ses devoirs. Partisans de la suppression de la présidence de la République, ils cherchent à prouver l’inutilité de ce « rouage » en le frappant d’avance d’une complète inertie. Il n’y a pas, certes, à s’arrêter à leurs objections ou récriminations, et on verra dans un moment que M. Casimir-Perier n’est rien moins que disposé à laisser péricliter entre ses mains les pouvoirs que la Constitution lui confie ; mais il ne fallait pas non plus donner un air de vraisemblance aux accusations d’adversaires de mauvaise foi. M. Charles Dupuy, depuis qu’il occupe la présidence du Conseil, et il n’y a encore que quelques semaines, n’a jamais été mis en minorité par la Chambre : on doit croire qu’il jouit de sa confiance. M. le président de la République n’aurait pas pu accepter sa démission, et condamner par là son ministère à une fin prématurée, sans donner du corps à toutes les attaques dirigées contre lui-même. Eh quoi ! aurait-on dit, c’est donc M. Casimir-Perier qui renverse maintenant les cabinets ! c’est lui qui les édifie ! Bon gré, mal gré, un ministère présidé par M. Burdeau, ou par tel autre homme politique, aurait eu l’air d’être une émanation du pouvoir personnel de M. Casimir-Perier. Même en admettant que le nouveau cabinet eût été aussi bien composé que possible, il aurait, un jour ou l’autre, fini par tomber. C’est le sort commun : on peut le retarder, mais non pas l’éviter. Ce jour venu, on n’aurait pas manqué de dire que M. le président de la République avait été atteint personnellement dans les choix personnels qu’il avait faits. Le ministère renversé n’aurait pas été un ministère quelconque, mais le sien, celui qui avait ses préférences et qui incarnait sa politique. Contre ce ministère la lutte aurait d’ailleurs été immédiate, et d’autant plus ardente et passionnée qu’en le blessant on aurait voulu blesser autre chose que lui, et, en le renversant, ébranler un pouvoir supérieur au sien. Fallait-il s’exposer à laisser naître entre M. le Président de la République et le pays un malentendu aussi dangereux ? Il a été certainement plus sage de ne pas toucher à la situation ministérielle préexistante. Le rôle du président de la République n’est pas de défaire, mais de faire des cabinets, et ce rôle est parfois assez délicat à remplir pour qu’on ne le complique pas de difficultés nouvelles. M. Dupuy est donc resté à la tête du gouvernement. Quant à M. Burdeau, la Chambre l’a choisi pour son président à la place de M. Casimir-Perier, et le discours par lequel il a remercié ses collègues de cette marque de confiance montre qu’il comprend tous ses devoirs et saura les remplir. Son élection a de plus un sens politique qui se serait dégagé avec moins de netteté si les radicaux n’avaient pas jugé à propos de lui susciter pour concurrent Henri Brisson. Les deux drapeaux, une fois de plus, étaient en présence, et celui de la majorité gouvernementale l’a emporté de haute lutte en un seul tour de scrutin. Ce premier succès a été confirmé par un autre. Il fallait aussi remplacer M. Burdeau à la vice-présidence de la Chambre : le centre a présenté M. Clausel de Coussergues, qui occupe une si grande place au barreau de Paris et qui a su rapidement s’en faire une au Palais-Bourbon par son talent et son caractère. Les radicaux lui opposaient un candidat d’autant plus redoutable qu’il n’est pas positivement radical, bien qu’il appartienne à une fraction assez avancée de la Chambre, M. Dupuy-Dutemps. M. Clausel de Coussergues a été élu.

Quelle que soit l’importance de ces incidens, elle est d’ordre secondaire : il n’en est pas de même de celle qui s’attache au message présidentiel. Ce message était impatiemment attendu par tout le monde, et, s’il a rempli l’espérance des uns, il faut bien reconnaître qu’il a trompé celle des autres, car les radicaux n’ont rien trouvé à y reprendre, et ils ont mieux aimé en parler le moins possible. Est-ce à dire que M. Casimir-Perier ait fait une œuvre insignifiante, ou qu’il ait atténué l’expression de sa pensée ? Non, assurément : son message a eu dans toute la France et au dehors un retentissement trop grand pour qu’on puisse en méconnaître la portée. « Je ne suis pas l’homme d’un parti, déclare le nouveau président : j’appartiens à la France et à la République. » Mais dans quelles conditions leur appartient-il, et comment comprend-il l’exercice de sa fonction constitutionnelle ? Il y a dans le message, sur ce point particulier, un paragraphe qui a frappé et fixé les esprits : « Résolu, dit M. Casimir-Perier, à développer les mœurs nécessaires à une démocratie républicaine, c’est en d’autres mains que j’ai le ferme dessein de remettre dans sept ans les destinées de la France. Aussi longtemps qu’elles me seront confiées, respectueux de la volonté nationale et pénétré du sentiment de ma responsabilité, j’aurai le devoir de ne laisser ni méconnaître ni prescrire les droits que la Constitution me confère. »

Lorsque cette partie du message a été lue devant les Chambres, elle a été accueillie par des applaudissemens. Quelques personnes se sont demandé, toutefois, s’il était prudent de prendre, à sept années d’intervalle, l’engagement de ne pas solhciter le renouvellement de son mandat. On sait que la Constitution de 1875 rend le président de la République rééligible. Elle a bien fait d’inscrire dans un de ses articles la possibilité de cette réélection, mais à la condition de n’en user que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Il est évident que si, le jour où le mandat présidentiel arrive à son terme, le pays se trouvait engagé dans des complications intérieures, et surtout extérieures, qui exigeraient la plus grande stabilité possible à la tête du pouvoir exécutif, un président patriote devrait se laisser réélire, sauf à donner sa démission aussitôt que les circonstances qui lui auraient imposé cette obligation n’existeraient plus. Mais ce sont là des cas tout à fait rares, et, si la faculté de réélection a été mise dans nos lois constitutionnelles comme une soupape de sûreté, il ne faut en jouer que lorsque la sûreté générale l’exige, en effet, d’une manière impérieuse. Pourquoi ? Parce que nous sommes en république, et que la permanence du pouvoir exécutif est contraire au principe même de l’institution. En Amérique aussi, le président est rééligible, et, par suite d’une tradition qui a été établie par Washington lui-même, il lui arrive assez souvent de poser une seconde et dernière fois sa candidature ; mais la durée de ses pouvoirs n’est que de quatre ans, de sorte que, s’il est réélu, il gouverne huit années seulement. En France la durée du mandat présidentiel est de sept années. Si le président est réélu, et s’il arrive par miracle à l’expiration de son second mandat, il se perpétue au pouvoir pendant quatorze ans. Nul doute que ce terme ne soit trop long, car il représente presque, comme on l’a dit, la durée moyenne d’une monarchie chez nous, au moins depuis un siècle. Pourtant là n’est pas à nos yeux le principal argument contre le renouvellement du mandat présidentiel : il est dans l’origine même de ce mandat. En Amérique, le président est élu par un Congrès spécial, qui est élu lui-même uniquement pour remplir cette fonction d’un jour, et qui, n’existant pas la veille, disparait le lendemain. En France, au contraire, ce sont les chambres, réunies en Assemblée nationale, qui forment le corps électoral présidentiel. Le président connaît par avance ses électeurs, et, s’il vise à une élection nouvelle, il est facile d’apercevoir les conséquences graves qui peuvent en résulter. Elles sont graves pour les chambres, où l’action personnelle du chef de l’État, de ses amis, de ses agens, ne manquera pas de s’exercer dans les conditions les plus dangereuses pour la pleine liberté parlementaire. Elles ne le sont pas moins pour le président lui-même, qui, dans l’obligation où il se trouve de ménager ses électeurs, ou de les gagner, ou de les corrompre, tombe à son tour sous leur main et risque de perdre, en même temps que la claire notion des intérêts généraux du pays, l’indépendance et le désintéressement nécessaires pour les bien servir.

Cette indépendance, M. Casimir-Perier se l’est assurée du premier coup. Fort de ses droits, qu’il ne laissera ni méconnaître ni prescrire, ce n’est pas assez de dire qu’il n’est pas l’homme d’un parti ; il n’est même plus celui des chambres qui l’ont élu, et qui d’ailleurs sont appelées à se renouveler avant l’expiration de ses propres pouvoirs ; il est uniquement l’homme de la Constitution. Il n’a rien à demander à personne, rien à attendre, rien à solliciter, puisqu’il ne désire rien, sinon la pleine liberté de remplir son devoir dans le |seul intérêt de la France et de la République. En prenant cette résolution et en la faisant connaître dès le premier jour, il s’est placé personnellement dans une situation inaccessible, et, à mesure qu’il approchera du terme de son septennat, il échappera davantage, non pas aux tentations personnelles au-dessus desquelles son caractère l’aurait toujours maintenu, mais à celles que d’autres auraient pu éprouver et subir contre lui. Son désintéressement de l’avenir fait sa force dans le présent et assure son autorité. Quoi qu’il fasse, nul ne pourra dire ou croire que M. CasimirPerier travaille pour lui-même. Son pouvoir ne durera que sept ans, soiti C’est assez pour marquer sa place dans notre histoire politique et pour y accomplir l’œuvre qui est attendue de tous. Cette œuvre, M. Casimir-Perier l’a définie lui-même en termes excellens : elle consiste dans l’union de « ces deux forces sociales sans lesquelles les peuples périssent : la liberté et un gouvernement. »

Ce message était à peine lu que M. Vaillant, ancien membre de la Commune, a demandé à la Chambre de nommer une commission de 33 membres, pour y préparer une réponse. La proposition a été fort mal accueillie. D’abord, elle n’était pas constitutionnelle, car nos lois actuelles ne donnent pas aux Chambres le droit d’adresse directe au chef de l’État. Ensuite, l’intention était par trop évidente, et d’ailleurs M. Vaillant ne la cachait pas : il s’agissait de mettre personnellement en cause M. le président de la RépubUque, et, sous prétexte de répondre à son message, de discuter longuement les termes d’une adresse sur laquelle seraient venus se greffer toutes sortes d’amendemens. M. Dupuy a fait remarquer qu’il y avait un ministère, qu’il avait contresigné le message, et que, dès lors, c’était au président du Conseil seul que des explications pouvaient être demandées. Mais ce n’est pas ainsi que l’entendaient les socialistes. Peut-être commencent-ils à être un peu fatigués eux-mêmes des interpellations qu’ils prodiguent aux ministres : une leçon infligée au chef de l’État aurait eu certainement plus de nouveauté et de saveur. La question préalable a été demandée sur la proposition de M. Vaillant : elle a été votée à la majorité de 450 voix contre 77. L’incident par lui-même ne pouvait avoir aucune suite, mais il a révélé du premier coup l’état d’esprit des socialistes et d’une partie des radicaux. Dans cette Chambre qui a été souvent si bruyante, un tapage comparable à celui qui s’est déchaîné ne s’était pas encore élevé ce jour-là. M. le président du Conseil a été obligé de descendre de la tribune sans avoir réussi à se faire entendre. L’exaspération de l’extrême gauche ne s’est d’ailleurs pas épuisée en une seule manifestation : la séance suivante a été abandonnée tout entière aux radicaux socialistes, et ils y ont fait rage. M. Vaillant — toujours lui ! — a développé une vieille interpellation sur les manifestations qui, à la fin de mai, avaient été empêchées au Père-Lachaise par la police. Une interpellation réchauffée ne valut jamais rien : celle-ci datait vraiment d’un peu loin. Il est vrai que le retard ne peut pas être imputé à ses auteurs : la Chambre a toujours le droit, et elle en avait usé, de remettre une interpellation à un mois, pas plus loin : lorsque l’échéance se présente, il faut s’exécuter. Il arrive quelquefois que des interpellations, ayant perdu par là tout intérêt, sont retirées dans l’intervalle, et c’est bien sur cette chance que compte la Chambre lorsqu’elle prononce un ajournement ; mais ses espérances sont souvent trompées, et au bout du mois écoulé, l’interpellation réapparaît, moins menaçante peut-être, mais encore plus agaçante, puisqu’elle a même perdu l’attrait de l’opportunité. C’est ce qui s’est produit. Au fond, de quoi s’agissait-il dans l’interpellation de M. Vaillant ? De célébrer la Commune dont les socialistes ont entrepris la réhabilitation. Les morts de la Commune sont tombés pour « la défense du peuple et de la République » : c’est du moins la phrase stéréotypée dont se servent à tour de rôle les représentans du parti. Toutes les fois qu’elle est prononcée, la Chambre fait entendre des protestations indignées et à peu près unanimes ; mais cela n’empêche pas M. Vaillant et ses amis de la rééditer sans cesse, lis connaissent la puissance de la répétition. En vain M. Dupuy leur a-t-il dit qu’ils feraient mieux de respecter le repos des morts, et surtout de ne pas réveiller pour les vivans le souvenir d’un temps qui a laissé une impression « de dégoût et d’horreur ; » en vain la Chambre a-t-elle repoussé à une majorité écrasante l’ordre du jour qu’ils avaient présenté : ils recommenceront à la première occasion, car rien ne les décourage ni ne les lasse.

L’interpellation de M. Vaillant appartenait à une époque déjà ancienne, et c’est le hasard qui en a amené la discussion ces derniers jours : il n’en est pas de même de la proposition d’amnistie qui a été présentée, d’abord par M. Pelletan, et ensuite par M. Viviani. On reconnaît ici la manière de faire des radicaux, car, cette fois, l’initiative a été prise par eux plutôt que par les socialistes. M. Pelletan est un radical pur ; il représente la vieille politique contre laquelle les modérés ont eu à lutter depuis une douzaine d’années, et il ne cherche même pas à en renouveler les procédés. Un nouveau président de la République est élu : c’est le cas de demander l’amnistie. Il semble pourtant que, dans les circonstances présentes, après le monstrueux attentat du 24 juin, l’amnistie fût plutôt contre-indiquée. Le Conseil municipal de Paris a soulevé une réprobation générale en la demandant. Rien n’a arrêté nosradicaux. Parmi les diverses propositions qu’ils auraient pu faire, ils ont choisi celle-là comme étant la plus opportune. Ils l’ont même présentée deux fois dans la même journée. La première proposition ayant été repoussée, ou, pour être plus exact dans les termes, n’ayant pas obtenu le bénéfice de l’urgence, ils en ont introduit une seconde encore plus large et par conséquent plus inacceptable. C’est chez eux un principe de conduite, lorsqu’ils ne peuvent pas obtenir le moias, de demander le plus : en somme, on ne risque de rien perdre à ce jeu. M. Camille Pelletan est le principal orateur du parti. Espérait-il réussir ? Oh ! non ; mais il tenait à prononcer un discours, parce qu’il jugeait spirituel de comparer l’indulgence du gouvernement envers l’archevêque de Lyon à sa sévérité envers les auteurs de crimes ou de délits de droit commun. Le gouvernement avait commis une maladresse et une faute en suspendant le traitement de M Couillé : il a profité de la première occasion qui s’offrait pour en arrêter les suites. Le 24 juin, Mgr  Couillé a présenté son clergé à M. Carnot, et prononcé à cette occasion le discours le plus convenable. Le soir de cette fatale journée, il a été appelé auprès du malheureux Président et c’est lui qui l’a assisté dans ses derniers momens. Comment, après cela, maintenir encore la suspension de son traitement, quand même il n’y aurait pas eu d’autres bonnes raisons de la faire cesser ? Mais s’ensuit-il qu’il faille voter une amnistie générale ? — Oui certes ! s’est écrié M. Pelletan : qui donc s’est montré plus criminel que Mgr  Couillé ? Si on gracie celui-là, ne faut-il pas amnistier tous les autres ? — Les temps sont changés, et c’est pour le constater que nous mentionnons ces énormes sophismes de M. Pelletan : autrefois ils avaient de l’action sur la Chambre, aujourd’hui ils n’en ont plus aucune. La Chambre éprouve même une certaine impatience nerveuse à être traitée comme une réunion publique de province. Elle exige de ceux qui lui parlent, moins d’esprit peut-être, mais plus de sérieux. La demande d’amnistie a eu le même sort que les autres propositions des radicaux ; elle a échoué piteusement.

Au lieu d’entrer dans la voie des défaillances où on voulait le pousser, le gouvernement a compris qu’il devait rassurer le pays par un redoublement d’énergie, et demander aux Chambres les moyens de rendre cette énergie efficace. L’insuffisance des moyens dont il dispose actuellement s’était manifestée d’une manière, hélas ! trop évidente. Après une pareille leçon, un gouvernement qui n’aurait rien fait aurait accepté d’avance la responsabilité des événemens, quels qu’ils soient, qui peuvent encore se produire. La série des crimes ou des tentatives de crimes qui se déroulent devant nous depuis quelques mois est-elle épuisée par le forfait qui vient d’être accompli, et qu’aucun autre ne saurait dépasser ? Qui le sait ? Qui oserait l’assurer ? Ce qui n’est pas douteux, au contraire, et ce qu’a prouvé déjà l’instruction ouverte contre Gaserio, c’est que, grâce à ses nouveaux procédés d’action, l’anarchisme militant constitue pour la société un danger de plus en plus redoutable. Les bombes ont médiocrement réussi, le poignard paraît être un instrument plus sûr. N’y a-t-il pas dans l’ombre d’autres fanatiques qui préparent d’autres attentats ? Les lois existantes ne les atteignent que dans le cas de complot ou de concert, ou dans celui de manifestations publiques commises par la voie de la parole ou de la presse. L’expérience a montré que les anarchistes agissent encore sous d’autres formes et que leur propagande n’est pas moins à craindre lorsqu’elle exerce sa suggestion criminelle dans des conversations ou des correspondances privées. Le gouvernement a déposé un projet de loi qui vise ces déhts et qui les rend passibles de la juridiction correctionnelle. Les peines sont sévères, peut-être même y a-t-il quelque exagération à accorder aux tribunaux correctionnels le droit d’ordonner la relégation pour un premier délit. Quant au délit de propagande anarchique, les radicaux soutiennent que le projet de loi ne le définit pas et qu’il est d’ailleurs indéfinissable. Il semble bien, pourtant, que les expressions du projet sont suffisamment claires lorsqu’elles donnent pour caractère à cette propagande le fait précis de préconiser des attentats contre les personnes ou les propriétés. Ce sont là des délits qu’il est impossible de confondre avec les délits d’opinion. Ils n’ont rien de commun avec la liberté de la presse, que les adversaires du projet de loi déclarent menacée. La vérité est que la loi proposée est rigoureuse, mais le gouvernement la déclare nécessaire : les chambres ne la lui refuseront pas. Elles ne pourraient le faire sans prendre à leur charge la responsabilité que le gouvernement n’a pas voulu accepter pour lui-même. Au reste, la composition de la commission chargée d’étudier le projet de loi est déjà une garantie qu’il sera voté. Sur onze commissaires, un seul est contraire au projet. La commission, d’accord avec le gouvernement, y a introduit quelques changemens de détail, qui en laissent le caractère intact. Les radicaux vont livrer à ce sujet une dernière bataille ; ils la perdront ainsi que les précédentes. Il est impossible aujourd’hui d’accepter comme réelles les fictions sur lesquelles repose, au moins en partie, la loi sur la presse de 1881. L’erreur fondamentale de cette loi est que, si on n’a pas le droit de tout faire, on a celui de tout dire, de tout écrire, et que le délit ne commence qu’avec l’action coupable. Le plus souvent, dans ce système, le délit ou le crime est inspiré par l’un et commis par l’autre ; le premier reste indemne et libre de continuer son apostolat, le second seul est frappé. Cette loi a vraiment désarmé la société contre les pires agressions morales, avant-courrières des agressions matérielles. Il en est résulté que tout le monde, individus, magistrats, gouvernemens, a eu le sentiment d’une égale impuissance, et ce sentiment a enfanté une défaillance générale. On peut voir aujourd’hui où cela nous a conduits.

Au dehors, l’attentat du 24 juin a causé une impression aussi profonde qu’en France même, et nous avons recueilli les marques d’une sympathie universelle. Ces témoignages ont été trop nombreux pour que nous puissions les énumérer ici. Le nonce du Pape, à la tête du corps diplomatique, en a apporté l’expression à M. Casimir-Perier dans le langage le plus élevé et le plus émouvant. Presque tous les parlemens du monde civifisé ont envoyé au nôtre des adresses de condoléances. Mme Carnot a reçu des télégrammes de tous les souverains et de tous les princes qui avaient été, soit directement, soit indirectement, en relations avec son mari. Mais, parmi toutes ces manifestations, nous sommes bien obligé de faire une place à part à celle de l’empereur Guillaume, parce qu’elle a eu un caractère tout particulier et qu’elle témoigne de sentimens qu’un pays généreux comme le nôtre sait toujours reconnaître. On se souvient que, depuis quelques mois, deux officiers français, arrêtés en Allemagne sous la prévention d’espionnage, étaient retenus dans une forteresse impériale : ils avaient été condamnés à y passer six ans. Personne ne croyait qu’ils y resteraient jusqu’à l’expiration de leur peine, mais on ne s’attendait pas non plus à ce que leur libération se produisit de sitôt. L’empereur Guillaume a saisi l’occasion avec un singulier à-propos. Il a chargé son ambassadeur à Paris d’annoncer à M. le président de la République que, voulant nous marquer sa sympathie dans une circonstance douloureuse pour nous, il avait rendu ses deux prisonniers à la liberté. M. Casimir-Perier a prié M. le comte Munster de remercier l’empereur et de lui dire que l’acte qu’il venait d’accomplir irait au cœur de deux grandes nations. C’est un homme habile assurément que l’empereur Guillaume, mais son habileté vient d’une âme au-dessus du vulgaire, et elle témoigne d’une entente de notre caractère national qui ne saurait aller sans estime. Le passé a mis entre l’Allemagne et nous l’obstacle que tout le monde connaît ; nul ne peut dire ce que sera l’avenir des deux pays ; mais l’un et l’autre tiennent également à éviter des conflits dont il est impossible de mesurer les conséquences. La démarche de l’empereur d’Allemagne prouve bien que tel est son désir sincère, puisqu’il a voulu provoquer chez nous un sentiment qui devait lui être forcément favorable : il y a réussi.


On s’est demandé plus d’une fois s’il n’y aurait pas lieu de prendre des mesures internationales contre des malfaiteurs qui n’ont vraiment aucune patrie et qui sont une menace permanente pour l’humanité tout entière. Il était naturel que l’attentat du 24 juin donnât à cet important problème une opportunité nouvelle. M. Dupuy, président du Conseil, y a fait une allusion discrète dans le discours qu’il a prononcé au Panthéon sur le cercueil de M. Carnot. Mais ce à quoi on ne s’attendait guère, c’est à voir se produire l’initiative qui a été prise à Londres même, en pleine Chambre des lords, par l’illustre chef du parti conservateur, le marquis de Salisbury. La surprise nous a d’ailleurs été agréable : la proposition qu’il a faite montre, en efTet, à quel point lord Salisbury a été frappé, ému, troublé même par la mort violente de notre dernier Président. Il savait parfaitement bien qu’il provoquerait de la part des libéraux un toile général contre lui, et qu’il étonnerait même quelques-uns de ses amis. L’Angleterre est l’asile des condamnés ou des prévenus politiques du monde entier : elle tient à honneur d’accorder un refuge à tous ceux qui viennent le lui demander, et on n’a pas oublié les difficultés diplomatiques auxquelles elle s’est plus d’une fois exposée pour maintenir quand même, envers et contre tous, l’intégralité de sa tradition. Pourtant, il y a des limites à tout. Certains genres de crimes agissent aujourd’hui sur la conscience universelle d’une manière ignorée de nos pères. Il faut bien reconnaître qu’il y a quelque chose de nouveau dans les attentats qui se produisent, et dont, pour notre malheur, la France a été le principal théâtre. Ce qui est nouveau, ce n’est pas le meurtre du chef de l’État ; rien n’est plus ancien, au contraire ; mais ce sont les motifs qui le provoquent. Il y avait autrefois une idée politique, atroce à la vérité, dans les mobiles de l’assassin : aujourd’hui, c’est une idée sociale. L’assassin en veut à la société tout entière ; sa haine est générale et ne fait pas de distinctions : il tue pour tuer, quelquefois au hasard et sans choisir ses victimes, quelquefois en les choisissant, mais parce qu’il voit en elles, dans un chef d’État par exemple, une représentation plus complète de la collectivité qu’il a en horreur. Le crime change de caractère : il menaçait une personne ; maintenant il les menace toutes. On comprend dès lors que les consciences britanniques les plus solides dans leurs retranchemens y éprouvent quelques hésitations. C’est ce qui est arrivé à lord Salisbury. Ou plutôt il n’a pas hésité, il a pris délibérément son parti, et il a présenté à la Chambre haute une motion ayant pour objet de permettre au gouvernement d’expulser d’Angleterre les étrangers atteints de maladies contagieuses, les gens sans aveu et sans ressources, et aussi ceux qui s’y donnent rendez-vous pour préparer des attentats odieux contre la société. De ces maladies contagieuses, il n’est pas bien sûr que ces derniers ne soient pas atteints de la pire de toutes.

C’est un acte de courage qu’a accompli lord Salisbury. Tous les vieux préjugés anglais se sont dressés à l’encontre, et ils ont trouvé une expression virulente dans la bouche de lord Rosebery et de lord Kimberley. Lord Salisbury a été accusé de calomnier l’Angleterre, et de donner contre elle des armes à l’étranger. Est-il donc vrai, comme on lui reproche de l’avoir dit, ou du moins laissé entendre, que l’Angleterre soit la sentine de l’univers ? Le noble marquis n’est pas allé si loin. Il n’a pas mérité le déchaînement d’imprécations et d’injures auquel toute la presse libérale se livre à son égard. Il a cherché un remède à un danger très réel, et, bien que ce danger ne soit peut-être pas aussi menaçant pour l’Angleterre elle-même que pour d’autres nations, il n’en existe pas moins. Tous les pays civilisés, grands ou petits, ont une solidarité étroite : ils ne le sentent jamais mieux que lorsque l’un d’eux a été cruellement éprouvé, comme nous venons de l’être. Certaines choses qui semblaient obscures s’illuminent alors d’une lumière soudaine ; certains devoirs internationaux réapparaissent après avoir été trop longtemps oubliés. Ces vérités ont frappé vivement l’esprit de lord Salisbury et il a présenté sa motion. Après avoir été votée en première lecture par la chambre des Lords, cette motion a-t-elle chance de l’être d’une manière définitive, surtout par la chambre des Communes ? Cela est très douteux, au moins pour le moment ; mais lord Salisbury n’en aura pas moins fait une première brèrche à la forteresse de préjugés derrière laquelle la Grande-Bretagne abrite, dans sa générosité, des criminels qui ne méritent pas tant d’intérêt.

Est-ce à dire qu’il y ait lieu d’élaborer une législation internationale contre les anarchistes ? Ce n’est pas ce qu’a demandé lord Salisbury ; il n’a parlé que d’une loi anglaise ; et, si on en juge d’ailleurs par les polémiques qui se sont produites en Allemagne, une proposition de ce genre n’y serait pas non plus bien accueillie. L’idée d’une législation internationale, qui avait été mise en avant par quelques journaux, a été repoussée par la Gazette de l’Allemagne du Nord, dans un article où on a généralement reconnu une inspiration officielle. On trouve dans cet article des considérations très élevées sur l’insuffisance des lois pénales, soit préventives, soit répressives, pour atteindre un mal moral qu’il faut s’appliquer à guérir par d’autres moyens. Soit ! tous les moyens sont bons en pareil cas ; il y en a sans doute de meilleurs les uns que les autres, mais le plus sage est de ne pas compter assez sur l’efficacité de ceux-ci pour ne pas appliquer également ceux-là. La réforme morale, si on était sûr de pouvoir l’étendre à toutes les couches de la population et d’y plier toutes les consciences, dispenserait sans doute d’en poursuivre une autre ; toutefois, en attendant qu’elle soit complète, on fera bien, ne fût-ce qu’à titre d’expédiens, d’introduire aussi dans les lois les modifications qu’elles appellent. Dès aujourd’hui, il est presque certain qu’une législation internationale n’aboutirait pas : il faudrait que toutes les puissances consentissent à s’y rallier, et on n’obtiendrait pas cette unanimité. Mais cette législation n’est pas indispensable. Il n’est pas nécessaire de réunir un Congrès européen pour y rechercher en commun et s’engager à appliquer uniformément les procédés reconnus les meilleurs contre l’anarchie : il suffit que chaque pays applique avec vigilance sa législation intérieure, et qu’il la revise s’il la juge imparfaite. C’est la conclusion de la Gazette de l’Allemagne du Nord : elle nous paraît si sage que nous l’avons déjà mise en pratique. Notre gouvernement a estimé qu’il y avait des vices et des imperfections dans nos lois : il a présenté aussitôt un projet pour les faire disparaître. La résolution spontanée qu’il a prise est aussi un bon exemple ; d’autres peut-être feraient bien de s’en inspirer.

Francis Charmes.


Le Directeur-gérant,


F. Brunetière.

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