Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1894

Chronique no 1495
31 juillet 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet.


Les Chambres ont été mises en congé, un peu brusquement, samedi 28 juillet. Elles avaient été réunies ce jour-là pour voter divers projets qui auraient encore engagé quelques millions de dépenses. S’il est vrai, comme on le dit, et les apparences n’y contredisent pas, qu’une question gênante de M. Paschal Grousset ait précipité le départ du Parlement, M. Paschal Grousset a rendu pour la première fois un service à son pays, du moins un service financier. Pendant les dix derniers jours de sa session, la Chambre a voté sans s’en apercevoir, au milieu de la confusion des débuts de séance, une quarantaine de millions de dépenses nouvelles. Heureusement M. Paschal Grousset est intervenu, avec la menace d’une question rétrospective sur le grand complot boulangiste dénoncé par M. Paul de Cassagnac, l’un des conspirateurs, et M. le président du Conseil est monté subitement à la tribune pour prononcer le sacramentel : Claudite jam rivos, pueri, c’est-à-dire pour donner lecture du décret de clôture de la session. Il y a eu un grand brouhaha, après quoi on s’est séparé, et il en était temps. La Chambre, saturée de rhétorique, était arrivée à un point d’énervement qui n’était pas sans danger.

La grande affaire de la quinzaine a été la discussion et le vote de la loi contre les menées anarchistes. À la fin de l’année dernière, au lendemain de l’attentat commis par Vaillant au Palais-Bourbon, M. Casimir-Perier avait présenté et fait voter, presque au pied levé, quatre lois qui infligeaient des peines plus sévères à un certain nombre de délits ; mais elles ne créaient pas de délits nouveaux et elles ne changeaient rien à la juridiction établie. La loi présentée par M. Charles Dupuy avait un autre caractère : elle créait un délit, celui de propagande anarchiste, et le renvoyait devant les tribunaux correctionnels, au lieu du jury, avec cette circonstance particulière que le délit, pour exister, n’avait besoin ni d’être suivi d’un commencement d’exécution, ni d’avoir été commis publiquement. Il pouvait résulter de correspondances ou de conversations privées : — peut-être même serait-il plus exact de dire qu’il ne se produisait que dans ces conditions secrètes et confidentielles ; mais la vérité est que nous n’en savons rien, et que plus la discussion se développait, plus il était difficile de bien saisir la pensée du gouvernement. Lui-même a paru en changer plusieurs fois et s’embrouiller terriblement dans ses variations. Il faudrait, pour démêler cet écheveau, une finesse d’analyse que nous n’avons pas. M. le président du Conseil a lu à la tribune quelques articles de journaux, incontestablement odieux, afin de montrer la nécessité de la loi. On en a conclu qu’il se proposait de poursuivre les articles du même genre ; mais, d’abord, ceux qu’il a lus ont déjà été poursuivis et condamnés en vertu des lois préexistantes, et il a mis, un peu plus tard, une grande insistance à déclarer que le projet de loi ne visait pas la presse. S’il ne vise pas la presse, pourquoi l’avoir justifié par la lecture d’articles de journaux, et, s’il la vise, pourquoi ne l’avoir pas dit courageusement ? On aurait su du moins à quoi s’en tenir. On l’a su moins que jamais lorsqu’un orateur a interrogé le gouvernement au sujet, non plus des articles de journaux, mais des chansons. Il y a des chansons anarchistes : dans quel cas tomberont-elles sous le coup de la loi ? M. le garde des sceaux l’a expliqué de la manière la plus nette, mais en même temps la plus imprévue. La même chanson, suivant qu’elle sera chantée en public ou en comité privé, sera passible, dans le premier cas, des lois antérieures, et, dans le second, de la loi nouvelle. Le chanteur public ira devant la cour d’assises, et le chanteur à huis clos devant les tribunaux correctionnels, comme plus dangereux. Quand la Chambre a entendu énoncer cette distinction, elle avait déjà, heureusement pour elle, renoncé à comprendre. Mais que faut-il en conclure, sinon que le signe caractéristique du délit de propagande anarchiste est le fait de s’être produit secrètement ? La propagande d’homme à homme, la suggestion criminelle faite de la bouche à l’oreille, est sans doute très redoutable et nous comprenons qu’on ait cherché à l’atteindre. N’a-t-on, toutefois, voulu atteindre que celle-là ? Alors, en effet, la presse est hors de cause, car elle s’adresse au public ; mais aussi la loi perd une grande partie de sa portée.

Elle en a perdu plus encore lorsque la Chambre, sur l’avis conforme de la commission et du gouvernement, a adopté un amendement de M. Léon Bourgeois, d’après lequel les délits prévus par la loi devront, pour être passibles de la juridiction correctionnelle, avoir été commis avec une intention de propagande anarchiste. Le gouvernement, dans la rédaction première de son projet, avait bien imposé cette obligation pour un certain nombre de délits, mais non pas pour tous, ni même pour le plus grand nombre. Était-ce de sa part une négligence ? Était-ce une intention réfléchie ? On ne le saura jamais. Dès le premier assaut de M. Bourgeois, il s’est empressé de capituler. — Oui, a-t-il dit, pour que la juridiction soit changée, pour que les délits visés ressortissent aux tribunaux correctionnels, il faudra qu’ils aient eu un but anarchiste. — Mais qu’est-ce exactement qu’un but anarchiste ? Qui pourra le dire ? Qui en apportera une définition rigoureusement exacte ? La jurisprudence, sans doute : plaignons les juges qui seront chargés de la fixer. Ici encore on se trouve engagé dans un dédale d’anomalies au moins singulières. Un malheureux commettra un vol qualifié, un incendie, un crime quelconque qui le conduira devant la cour d’assises. Un autre, partisan de l’anarchie, dans une conversation ou dans une correspondance privée, après s’être plus ou moins exalté avec des amis, commettra l’imprudence d’approuver l’acte coupable, et de dire par exemple qu’une organisation sociale aussi révoltante que la nôtre provoque et justifie de pareils excès : ce dernier sera envoyé au juge correctionnel. Quel est, des deux, le plus criminel ? Quel est le plus dangereux ? Le premier évidemment : cependant, en beaucoup de cas, c’est le second qui, devant une juridiction plus rigoureuse, risquera de subir la peine la plus grave, puisqu’elle pourra comprendre la relégation. Est-ce juste ? Est-ce sensé ? N’aurait-il pas mieux valu, pour déterminer la juridiction, s’en tenir à l’acte lui-même ? Tel paraissait être le sentiment du gouvernement au cours de la discussion générale. Il avait alors beau jeu à soutenir que la liberté de penser, de parler et d’écrire n’était pas intéressée dans la loi, puisqu’il ne s’agissait que de l’interdiction de voler, d’incendier, d’assassiner. Le vol, l’incendie, le meurtre ne sont pas des opinions, mais des crimes : qui pourrait le contester ? Seulement il reste à savoir, dans le système final de la loi, si ces crimes ont été commis avec un but particulier, et ce point déterminera la juridiction. On aperçoit tout de suite que nous sortons du domaine des actes qui se définissent par eux-mêmes, pour entrer dans celui des intentions que l’on peut apprécier de tant de manières différentes ! Et dès lors, il devient plus malaisé de justifier la substitution des tribunaux correctionnels au jury.

Toutes ces contradictions, et quelques autres encore, se produisaient au grand jour à mesure que la discussion se prolongeait, et le sort de la loi aurait été très incertain, si l’opposition socialiste et radicale avait montré un peu moins de fougue et un peu plus d’habileté. Le parti pris d’obstruction qu’elle a manifesté dès le premier jour a tout de suite indisposé la Chambre. Avant même que la discussion fût ouverte, les socialistes avaient pris leurs dispositions pour la faire durer indéfiniment. Ils espéraient que la majorité s’égrènerait à force de lassitude, et que, la saison aidant, bon nombre de députés ne résisteraient pas jusqu’au bout aux tentations que le repos des champs exerce en ce moment sur tout le monde. Aussi faisaient-ils courir le bruit qu’ils avaient signé plus de soixante demandes de scrutins publics à la tribune, et déposaient-ils chaque matin une trentaine d’amendemens ou d’articles additionnels. Mais ils n’ont pas tardé à s’apercevoir que leur tactique d’obstruction les desservait au lieu de les servir. À chaque scrutin, leur minorité diminuait. La Chambre leur montrait une humeur de plus en plus hostile. Les quelques vieux routiers parlementaires que comprend encore la gauche socialiste ont averti les nouveaux venus qu’ils étaient dans une mauvaise voie. Une demande de modification du règlement circulait déjà sur les bancs et se couvrait de signatures. L’opposition a renoncé aux scrutins à la tribune, mais elle a maintenu les demandes de scrutins publics pour presque tous les votes, même les plus insignifians, et elle a conservé par là l’air de défi qu’elle avait adopté dès le premier jour. Enfin, elle a mis son point d’honneur à discuter pied à pied tous les amendemens qu’elle avait déposés, même les plus extravagans, comme si elle les prenait au sérieux, et elle a ainsi gaspillé son action au point de la rendre inoffensive. Que de rhétorique et parfois de talent dépensé en pure perte ! Si l’opposition socialiste et radicale avait visé deux ou trois points particulièrement faibles dans la loi et y avait fait converger tout son effort, nul ne sait ce qui serait arrivé ; mais il est probable qu’une intervention adroite et bien ménagée n’aurait pas été sans efficacité. La preuve en est dans le succès de M. Léon Bourgeois, dont l’amendement a jeté le désarroi dans le projet officiel. M. Bourgeois l’a fait passer tout en douceur, avec une grande bonhomie d’attitude et un air conciliant auquel tout le monde a été pris. On s’est aperçu trop tard du piège où on était tombé. Heureusement, ces procédés ne sont pas à la portée de tout le monde. M. Millerand, M. Jaurès, M. Rouanet l’ont bien montré. Ils ont mis la Chambre dans un tel état d’exaspération qu’un beau matin, au moment même où tout paraissait le plus compromis, le gouvernement a pu tout sauver en déclarant que, désormais, il ne dirait plus rien, qu’il repoussait en bloc tous les amendemens, et qu’il donnerait sa démission si la Chambre modifiait un iota de ce qui restait encore de la loi. À mesure que l’opposition se prodiguait, le gouvernement a pu se réserver davantage, et le moment est venu où le flot toujours plus impétueux de l’éloquence de l’extrême gauche est venu se briser devant le mutisme des bancs ministériels. Et, certes, le gouvernement a mieux servi la loi par l’à-propos de son silence qu’il ne l’avait fait par celui de sa parole.

Lorsque l’opposition socialiste et radicale a vu que le ministère était fermement résolu à ne pas se départir de cette nouvelle attitude, sa violence a dépassé toutes les bornes. Jusqu’alors, elle avait discuté tant bien que mal : à partir de ce moment, elle a changé de tactique et ne s’est plus efforcée que de troubler le débat par des scandales. Le plus éclatant de tous a été soulevé par M. Jaurès qui, au moyen d’un détour ingénieux, a essayé de faire rentrer toute l’affaire de Panama dans la discussion de la loi contre les anarchistes. M. Jaurès, ancien professeur de philosophie, a l’habitude de remonter de l’effet à la cause : pour lui, l’anarchisme n’est qu’un effet, et il faut en chercher l’origine première dans les mauvais exemples que certains financiers et hommes politiques ont donnés à leurs contemporains. M. Jaurès va plus loin encore. Ces financiers qui ont corrompu des politiciens, ces politiciens qui se sont laissé corrompre par des financiers, sont-ils aussi coupables qu’ils en ont l’air ? Non : la faute n’est pas à eux, mais aux institutions délétères qui agissent fatalement sur la conscience de chacun. Il y aura toujours des âmes faibles : comment pourraient-elles résister aux mille séductions de la propriété ? M. Jaurès estime, comme Jean-Jacques, que la propriété individuelle et l’inégalité qui en résulte entre les hommes sont cause de tout le mal dont gémit l’humanité. Rousseau n’avait pas trouvé le remède, M. Jaurès a été plus heureux : il s’est profondément pénétré des doctrines du collectivisme, et il est convaincu que leur application, évidemment prochaine, guérira la société des maladies morales qui la rongent. Alors il n’y aura plus de voleurs puisqu’il n’y aura plus de propriété ; il n’y aura même plus de criminels d’aucune sorte, car tous les crimes viennent de la souffrance que l’organisation sociale inflige aux intérêts individuels, et le collectivisme donnera à ces intérêts pleine satisfaction au moyen d’une désorganisation absolue. Ce sera l’âge d’or : il est déjà à portée de notre main. En attendant, toutefois, qu’il se réalise, les vieilles sociétés se-croient obligées de se défendre et de faire des lois pénales. Eh bien ! soit ; mais il convient du moins de les appliquer avec intelligence, c’est-à-dire aux principaux coupables. Aussi M. Jaurès a-t-il proposé avec le plus grand sérieux de considérer comme anarchistes les hommes politiques qui trafiquent de leur mandat. Ils doivent, à son avis, tomber sous le coup de la loi nouvelle, et il s’est éloquemment réjoui à la pensée que le premier paquebot qui conduirait un anarchiste à la Guyane y emmènerait, comme compagnon de chaîne, un politicien indélicat. Ce n’est pas que ce dernier nous paraisse plus intéressant que l’autre, mais enfin les deux crimes ne sont pas du même ordre, et il est absurde de vouloir les confondre dans une loi commune. S’il y a lieu de légiférer contre la corruption politique, qu’on le fasse à part, en vertu de dispositions spéciales. Le bon sens l’exige ; et cependant il s’en est fallu de bien peu que la Chambre ne votât la proposition de M. Jaurès. Le scrutin rectifié a réduit la majorité contraire à six voix. Le déplacement de trois suffrages aurait donné gain de cause à l’orateur socialiste. Personne ne s’attendait à ce résultat. La vérité est qu’un grand nombre de députés ont eu peur d’être taxés de faiblesse à l’égard de la corruption, et c’est bien sur cette peur que M. Jaurès avait compté : le vote a probablement dépassé ses espérances.

La séance où l’amendement de M. Jaurès a été développé a été des plus pénibles. On a vu s’y produire une tentative de ramener au premier plan de nos préoccupations présentes cette lamentable affaire de Panama qui a causé tant de mal et qui, pendant de longs mois, a fait peser sur le pays une lourde atmosphère de malaise et de soupçons. Les orateurs socialistes se sont dressés à la tribune comme les vengeurs de la morale, les champions d’une justice supérieure ; et il fallait entendre la violence de leurs dénonciations et l’implacable sévérité de leurs sentences ! De quel droit, à quel titre tenaient-ils ce langage et se donnaient-ils ce rôle ? Ils semblaient pétris d’un autre limon que le reste de l’humanité : on les aurait crus mis au monde pour la juger de haut et pour la flétrir. N’y a-t-il donc jamais eu dans leur propre conduite aucune défaillance ? Leur vertu est-elle d’une qualité si rare qu’elle ait le droit de se produire à la tribune sous cette forme orgueilleuse et arrogante, sans s’exposer à être jugée à son tour ? Ont-ils tous la candeur du cygne, et les scandales d’il y a dix-huit mois les ont-ils laissés absolument immaculés ? C’est la question qu’a posée M. Paul Deschanel, et il l’a résolue avec une vigueur de parole et une force de caractère dont les députés du centre donnent trop rarement l’exemple. Il a répondu à l’agression des socialistes par une agression correspondante, et la victoire lui est restée. Pour la première fois, ces infatigables orateurs dont rien ne semblait pouvoir tarir l’éloquence ont fait la sourde oreille et se sont tus. C’est que les coups de M. Deschanel étaient directs, précis, et que pas un ne s’est perdu. Comment ne pas parler aussi de M. Rouvier ? Mis en cause personnellement par M. Jaurès, avec une violence préméditée, froide et cruelle, il a montré dans sa défense une émotion communicative dont l’effet sur la Chambre a été profond. Quelques-uns de ses accens, venus d’un cœur blessé mais resté vaillant, avaient une tout autre portée, même au point de vue oratoire, que la très brillante rhétorique de M. Jaurès. Si la Chambre a failli voter la proposition de ce dernier, ce n’est certainement pas par excès de courage, et il était facile de voir à son attitude à quel point elle désapprouvait ce retour que rien n’autorisait, que rien ne justifiait, sur un passé qui n’était pas en cause. Où en viendrait-on si de pareilles mœurs se perpétuaient à la Chambre ? L’idéal de la gauche socialiste est de s’ériger en tribunal révolutionnaire qui, se plaçant au-dessus de tous les autres tribunaux, révisera leurs sentences et y substituera les siennes. Un jour, elle prendra à partie telle personne, le lendemain telle autre, suivant son caprice ou ses rancunes. Hier, c’était M. Rouvier : qui sera-ce demain ? Quel peut être le but de cette campagne, sinon de maintenir dans les esprits le trouble, le doute, le soupçon, afin de jeter la déconsidération et le mépris sur le gouvernement parlementaire lui-même. Nous n’en voulons d’autre preuve que le choix des alliés dont s’entourent les socialistes : tous les anciens boulangistes sont avec eux.

Les provocations de l’extrême gauche et les intentions chaque jour plus évidentes qu’elle découvrait ont amené un résultat qui, à l’ouverture du débat, était certainement difficile à prévoir : la loi contre les anarchistes a été votée à cent voix de majorité ! Cela ne veut pas dire que la Chambre l’estime parfaite et qu’elle la donne comme un modèle du genre. Il est à croire, au contraire, que la Chambre aurait eu quelque appréhension à la renvoyer au Sénat, si elle n’avait pas compté que celui-ci n’y regarderait pas de trop près. Le moindre amendement adopté au Luxembourg aurait tout remis en cause, et obligé la Chambre à recommencer intégralement la discussion. Fallait-il s’exposer aux inconvéniens d’un nouveau débat ? Le premier de tous aurait été la démission du ministère, et, quelle que soit l’opinion qu’on ait sur M. Dupuy et sur ses collègues, leur chute en ce moment aurait été un éclatant triomphe non seulement pour les socialistes, mais pour les anarchistes. Le pays ne voit les choses que dans leur ensemble, et s’explique mal certaines raisons cachées des événemens dont il n’aperçoit que la forme extérieure. De même, et plus encore, l’étranger. Qu’aurait-on pensé, soit en France, soit au dehors, si, après l’assassinat du Président de la République, le gouvernement ayant présenté une loi contre les anarchistes, la loi avait été repoussée et le gouvernement renversé ? C’est une responsabilité que ni la Chambre, ni le Sénat, ne pouvait prendre. La loi a de graves défauts et il faut souhaiter, espérer, demander qu’elle ne survive pas aux circonstances qui l’ont rendue inévitable. Elle ne saurait conserver une place définitive dans nos codes. Elle en devra disparaître. Mais, entre les inconvéniens de la voter telle quelle et celui de donner aux socialistes et à tous leurs amis un succès qui aurait témoigné à la fois de la maladresse du gouvernement et de l’impuissance du parlement, il fallait choisir le moindre, et c’est ce qu’on a fait. Les socialistes devaient être battus, et ils l’ont été. Mis en demeure d’exprimer contre eux, sous une forme législative, le sentiment du pays, la Chambre et le Sénat n’ont pas hésité à le faire. Toutefois, le ministère aurait tort de croire qu’il peut désormais se reposer sur des lauriers si chèrement obtenus. Il lui reste à faire un bon usage de la loi et à gouverner. Si les lois déjà existantes avaient été appliquées avec plus de fermeté, la situation ne se serait pas aggravée comme elle l’a fait en quelques mois. Si la police et la sûreté générale avaient été réorganisées et placées sous une direction unique, l’anarchisme n’aurait pas réalisé de si rapides progrès ni fait couler tant de sang. Le mal dont nous souffrons vient moins de l’insuffisance de nos Codes que de l’inertie du gouvernement. Il est inerte parce qu’il n’a pas de politique arrêtée, parce que sa volonté est vacillante, parce qu’il est mal servi par des agens dont quelques-uns ont, pour leur compte, des tendances et une volonté très différentes des siennes. C’est à ce désordre qu’il est urgent déporter remède. Nous voilà en vacances ; le ministère est débarrassé de ces questions et de ces interpellations qui lui prenaient la meilleure part de son temps : que va-t-il faire ? Rien ne le gêne plus pour agir, et jamais la nécessité d’une action énergique et coordonnée n’a été plus grande qu’en ce moment.


La guerre a-t-elle éclaté entre la Chine et le Japon ? On ne le sait pas encore d’une manière certaine. Il y a eu des actes d’hostilité, et quelques-uns ont même eu un caractère grave, puisqu’un navire chinois qui portait quinze cents hommes en Corée a été coulé par les Japonais ; mais, en extrême Orient, ces choses n’ont pas la même importance qu’en Occident, et on ne désespère pas encore de maintenir la paix, ou de la rétablir. L’Angleterre, en particulier, s’y emploie avec beaucoup d’ardeur, sans qu’on puisse prévoir si la pression qu’elle exerce sur le gouvernement chinois et sur le gouvernement japonais sera efficace. La Chine est à peu près convertie d’avance ; elle n’a aucun intérêt à, la guerre et elle désire probablement la paix ; mais en est-il de même du Japon ?

On n’a pas de détails bien précis sur l’origine du conflit actuel. Une révolte a éclaté en Corée, comme il en éclate presque chroniquement par suite d’une situation sociale et administrative vraiment intolérable, et le roi, menacé par les insurgés qui s’étaient avancés jusqu’aux portes de Séoul, a fait appel à l’appui de la Chine dont il reconnaît la suzeraineté. Cette suzeraineté est très ancienne. Elle a été formellement confirmée en 1636, lorsque la dynastie tartare des Tsing a remplacé celle des Ming, et même elle a été alors imposée à la Corée avec d’autant plus de rigueur qu’elle avait essayé, mais en vain, d’assurer son indépendance. La Corée paie à la Chine un tribut annuel de pièces de soie et de toile, de nattes, de peaux de cerf et de loutre, de rouleaux de papier, etc. La chronologie adoptée dans les actes officiels est celle des empereurs de Chine. Le calendrier en usage est le calendrier chinois, et, tous les ans, une mission est envoyée à Pékin pour le recevoir des mains de la congrégation des rites. Le roi de Corée demande l’investiture au Fils du ciel. Lorsqu’il lui écrit, il signe très bas : « Moi, sujet, » comme un simple fonctionnaire, et il n’occupe pas dans la hiérarchie chinoise une situation supérieure à celle des vice-rois. La Chine a obligé le roi de Corée à envoyer une note aux puissances pour leur notifier cette situation, mais celles-ci n’en tiennent aucun compte et elles ont toujours traité avec la Corée comme avec un État indépendant. Le gouvernement coréen a essayé de s’affranchir de cette vassalité en ce qui concerne ses rapports avec les puissances, et, en 1888, il a entrepris d’envoyer en Europe et en Amérique des représentai diplomatiques : cette tentative a avorté.

Le Japon a eu, lui aussi, des prétentions de suzeraineté sur la Corée, mais il a fini par y renoncer officiellement et par reconnaître l’indépendance du pays. Son attitude et son action ont été plus habiles que celles de la Chine. Dès le XVIe siècle, à la suite d’une expédition heureuse, les Japonais étaient restés maîtres du port de Fousan, où ils ont établi une colonie militaire et commerciale : c’est par là que, pendant de longues années, la Corée et le Japon ont échangé leurs produits. En 1875, à la suite d’un conflit sans importance, les Japonais ont fait un arrangement nouveau qui témoigne d’un véritable esprit pratique : ils ont rendu le port de Fousan à la Corée, mais à la condition qu’il resterait ouvert et qu’on leur en ouvrirait deux autres, ceux de Wousan et de Tchemulpo. À partir de ce moment leur commerce a pris des développemens rapides ; un nombre considérable de maisons se sont fondées dans les villes ouvertes, et les échanges entre les deux pays sont devenus très actifs. En 1882, l’ancien régent coréen ayant fomenté une révolte contre les Japonais, leur légation à Séoul a été incendiée, et son personnel, réfugié à Tchemulpo, a été recueilli par un navire anglais. Le Japon, indigné, a envoyé une flotte dans les eaux coréennes ; la Chine a dépêché un commissaire impérial ; la Corée a fait toutes les soumissions qu’on exigeait d’elle et promis une indemnité de 2 500 000 francs qu’elle n’a d’ailleurs jamais payée. Enfin, en 1884, nouvelles complications, plus graves encore, et qui ressemblent beaucoup à celles d’aujourd’hui. À la suite de l’échauffourée de 1875, le gouvernement japonais avait mis sa légation à Séoul sous la protection d’une garde militaire. Le roi, menacé par l’émeute et ne trouvant aucun appui auprès de ses soldats, a fait appel à ceux du Japon. Naturellement la Chine s’en est émue, et, de son côté, elle a envoyé des troupes pour protéger le roi de Corée. Les protecteurs n’ont pas tardé à en venir aux mains, et les Chinois l’ont emporté. Aussitôt le Japon a expédié en Corée de nouveaux renforts, la Chine a imité cet exemple, et on a été à deux doigts de la guerre : si elle n’a pas éclaté, c’est aux bons conseils et même à la pression venus du dehors qu’il convient de l’attribuer. Le mikado a envoyé à Tien-tsin le même comte Ito qui est actuellement son premier ministre à Tokio, et celui-ci a signé avec Li Hong Tchang un arrangement qui a terminé le conflit. Il a été convenu que les troupes chinoises et japonaises évacueraient la Corée en quatre mois. Les deux gouvernemens ont donné au roi le conseil amical d’organiser une armée qui rendrait désormais leur intervention inutile. Néanmoins, comme il faut tout prévoir, ils ont prévu le cas où ils seraient obligés d’intervenir de nouveau, et ils ont pris l’un vis-à-vis de l’autre l’engagement de se prévenir par écrit si cette obligation se présentait, en y joignant d’ailleurs l’assurance d’évacuer le pays aussitôt que les circonstances le permettraient.

Ces détails rétrospectifs ne sont pas inutiles pour faire bien comprendre la situation présente. Dès qu’ils ont connu l’intervention des Chinois, les Japonais ont envoyé des troupes en nombre beaucoup plus considérable : débarqués à Tchemulpo, ils ont marché sur Séoul, et, sous prétexte de le défendre, ils l’ont occupé. L’insurrection a disparu comme par enchantement : les Chinois et les Japonais sont restés en tête à tête, et quand on a parlé à ces derniers d’évacuer, ils ont déclaré nettement qu’ils ne le feraient qu’après avoir obtenu des réformes profondes dans l’administration de la Corée. Ils étaient las de demander des satisfactions qu’on leur accordait en principe sans les réaliser jamais, des indemnités qu’on ne leur payait pas, des jugemens qu’on ne pouvait pas faire exécuter. Leur commerce était sans cesse en péril. Le droit de pêche, qu’une convention leur accorde sur les côtes de la Corée, ne pouvait s’exercer que d’une manière incomplète, parce qu’ils rencontraient des difficultés pour faire sécher le poisson sur le rivage. Enfin, ils avaient à faire valoir mille griefs anciens et nouveaux, et ils ne consentaient à partir qu’après en avoir obtenu le règlement. Quant aux réformes indispensables pour assurer l’avenir, le programme qu’en a tracé le Japon n’est pas très bien connu ; mais elles se rapportent toutes à la nécessité de fortifier le gouvernement central et d’assurer l’exécution de ses décrets, au paiement régulier des fonctionnaires qui perdraient peut-être ainsi l’habitude de voler, à l’établissement d’une justice dont les sentences ne seraient plus illusoires, etc. Le Japon demande enfin qu’il soit institué à Séoul un fonctionnaire supérieur chargé des affaires étrangères, car on ne sait aujourd’hui à qui s’adresser, et il n’y a pas de milieu entre le roi auprès duquel il est difficile d’obtenir audience, ou un employé subalterne, sans importance et sans {responsabilité, qui sert d’intermédiaire avec le Tsong li yamen.

C’est la première fois que le Japon montre autant d’exigences, ou qu’il les énonce avec cette fermeté. Sa politique a toujours consisté à développer la civilisation en Corée, même par la force si cela était nécessaire ; la politique de la Chine, au contraire, est toute de temporisation et d’inertie. On comprend que la Chine, suzeraine de la Corée, s’émeuve de l’initiative impérieuse du Japon ; mais celui-ci ne veut pas céder, il multiplie ses armemens, il refuse d’écouter les conseils des puissances et il a déjà tiré les premiers coups de canon. Ce qui augmente la gravité de la situation, c’est que le Japon, qui se croit fort vis-à-vis de la Chine, qui a une flotte bien commandée et une armée de terre qu’il lui est facile d’élever en temps de guerre à près de 200 000 hommes, est profondément troublé à l’intérieur. L’opinion publique y a atteint depuis quelque temps un degré d’exaltation qui cause au gouvernement du comte Ito les plus sérieux embarras. L’opinion n’existe pas en Chine, le gouvernement y fait ce qu’il veut, sans avoir de compte à rendre à personne : il n’en est pas de même au Japon. Le Japon s’est donné un parlement, il jouit de la liberté de la presse, il prend très au sérieux ces institutions européennes qu’il a implantées chez lui, presque sans transition avec un état politique fort différent. Si ce vin capiteux tourne tant de têtes en Occident, au milieu de civilisations vieillies et qui en ont une longue pratique, on peut juger de l’effet qu’il produit sur un peuple jeune, actif, intelligent, épris de nouveautés, amoureux de progrès, mais inexpérimenté, qui a tout appris des autres et peu de choses encore par lui-même. Les journaux sont remplis des griefs qu’il a ou qu’il croit avoir non seulement contre la Corée, mais contre l’Europe. Il a fait des traités d’amitié et de commerce, en 1882 avec les États-Unis, en 1883 avec l’Angleterre et la Russie, en 1885 avec l’Allemagne et l’Italie, en 1886 avec la France : ces traités ne suffisent plus à ses prétentions, il les supporte avec impatience, et l’opposition, qui va tous les jours grandissant, en réclame, soit la dénonciation pure et simple, soit une exécution judaïque qui amènerait les puissances à proposer elles-mêmes de les réviser. Les questions, les interpellations se multiplient au parlement de Tokio tout comme chez nous, et le gouvernement est obligé d’avouer son impuissance. Deux fois, coup sur coup, la Chambre a été dissoute, une première fois en décembre 1893, et une seconde au mois de mai dernier. On est à la veille d’élections nouvelles. En pareil cas, presque tous les gouvernemens sont tentés de regarder une diversion à l’extérieur comme une circonstance profitable. Quant à reculer dans les affaires de Corée, après tant de dépenses déjà faites, et avant d’avoir obtenu des satisfactions jugées suffisantes, le ministère du comte Ito ne le pourrait pas sans s’exposer à une chute certaine. Si la guerre éclate, le véritable motif en sera dans cet ensemble de faits. On essaiera certainement de la localiser entre la Chine et le Japon, et sans doute on y parviendra ; mais l’Angleterre, la Russie, les États-Unis ne peuvent guère se désintéresser de ses conséquences. Le champ d’action de la diplomatie contemporaine s’est agrandi singulièrement : qui sait si on ne verra pas un jour des congrès de Vienne, de Paris ou de Berlin se réunir pour régler les affaires de l’Extrême-Orient ?

Une heureuse nouvelle est arrivée la semaine dernière à Rome, et nous nous en réjouissons très sincèrement pour nos voisins. Le général Baratieri, après un combat très honorable pour les armes italiennes, s’est emparé de Kassala. Quelques journaux anglais, le Standard entre autres, nous reprochent d’avoir appris cet événement sans aucun enthousiasme : ils se sont tout à fait trompés sur nos sentimens. Nous recherchons avec l’Italie ce qui nous rapproche et non pas ce qui nous divise, et lorsque nous pouvons applaudir à un de ses succès, nous le faisons en toute cordialité. Bien loin d’éprouver le moindre déplaisir de la prise de Kassala, nous verrions très volontiers l’Italie continuer son expansion dans la voie où elle vient de faire un pas décisif. À Kassala, elle est sur un affluent du Nil, ce qui est déjà une position très importante ; mais elle irait sur le Nil lui-même que ce n’est pas de la part de la France qu’elle rencontrerait des difficultés.

Ce qui a pu donner le change aux journaux anglais, c’est que les nôtres, préoccupés d’incidens récens et des polémiques auxquelles ils ont donné lieu, n’ont pas pu oublier que Kassala était une ville égyptienne. Les réserves que nous avons toujours faites au sujet de l’intégrité de l’Égypte et de l’Empire ottoman devaient naturellement trouver ici leur place ; mais il y a tant d’autres points de l’Égypte qui sont occupés par des puissances européennes, et on trafique même de ceux qui ne le sont pas avec une si facile désinvolture, que nous ne pourrions pas montrer de la susceptibilité au sujet de l’occupation de Kassala par les Italiens, sans dépasser la mesure de naïveté au-delà de laquelle on ne mérite plus d’être pris très au sérieux. Pour le moment, d’ailleurs, ce n’est pas aux Égyptiens que le général Baratieri a enlevé Kassala, mais à la barbarie. Le jour viendra sans doute où toutes les questions qui se rattachent à l’Égypte seront réglées d’un commun accord par les puissances européennes, et la question de Kassala ne sera pas alors la plus difficile à résoudre. En attendant, pourquoi verrions-nous d’un mauvais œil les puissances intervenir sur le haut Nil et un certain équilibre s’établir entre elles ? Plus elles y seront nombreuses et mieux cela vaudra. L’Angleterre se vante de maintenir l’ordre et la paix dans la basse Égypte, où ils régneraient fort bien sans elle ; mais elle ne peut pas avoir se prévaloir de rendre le même service sur le haut Nil, puisqu’elle l’a laissé maladroitement tomber entre les mains des Mahdistes et qu’elle s’est montrée impuissante à le leur reprendre. Il est donc tout naturel que d’autres se chargent, au moins partiellement, d’une tâche que les Anglais n’ont pas pu remplir, et certes la présence des Italiens à Kassala nous paraît en ce moment beaucoup plus naturelle et plus légitime que la leur au Caire. Elle y est incontestablement plus utile à la civilisation. C’est donc sans la moindre arrière-pensée que nous félicitons le gouvernement et le peuple italiens du beau fait d’armes du général Baratieri. La colonie d’Érythrée, comme on aime à l’appeler à Rome, a été longtemps une impasse, et elle ne cessera de l’être que lorsqu’elle se sera assuré des débouchés sur le Nil.

Francis Charmes.


Le Directeur-gérant,


F. Brunetière.

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