Chronique de la quinzaine - 14 juin 1894
14 juin 1894
M. Dupuy paraît avoir éprouvé une certaine impatience d’entendre dire que son ministère ressemblait à celui de M. Casimir-Perier. Si on croyait le flatter par là, on s’est trompé et, dès le premier jour, il s’est appliqué à le faire voir. L’erreur, toutefois, n’était pas sans excuse. Lorsque, au mois de novembre dernier, M. Dupuy, président du conseil, a ouvert les travaux de la nouvelle Chambre, il a donné lecture d’une déclaration ministérielle qui est restée dans toutes les mémoires. Jamais les socialistes, qui n’avaient encore rien fait ni rien dit, n’ont été depuis plus malmenés : dès le premier jour, on leur notifiait l’état de guerre. Personne n’ignorait d’ailleurs, — car il l’avait confié à tout le monde, — que M. Dupuy avait employé les quelques semaines écoulées entre les élections et l’ouverture de la Chambre, à faire les plus énergiques efforts pour épurer son cabinet des deux ou trois membres radicaux qui en faisaient partie. N’y ayant pas réussi, il se présentait avec eux devant le Parlement, mais de mauvaise grâce, et il ne prenait aucun soin de les ménager : bien au contraire ! Certaines parties de la déclaration ministérielle avaient tout l’air d’avoir été écrites en vue de leur être désagréable. Enfin, on avait remarqué et souligné dans le manifeste du gouvernement la phrase suivante : « Nous nous efforcerons, au dedans, par une administration exacte, équitable et bienveillante, de répondre à la formelle volonté d’apaisement et d’unité morale dont le dernier scrutin a manifestement témoigné. » Le centre avait accueilli ces déclarations avec plaisir ; la droite en avait éprouvé plus de satisfaction encore ; les radicaux en montraient une vive inquiétude. Le gouvernement avait pris contre ces derniers une attitude agressive dont ils étaient à la fois émus et irrités. Qu’est-il arrivé ? Ses collègues radicaux ont pris congé de M. Dupuy, et ils l’ont fait dans des conditions telles que leur départ a entraîné le sien. Les modérés, lui sachant gré de ses bonnes intentions, l’ont relevé de sa chute pour le porter au fauteuil de la présidence. Comme il n’avait pas eu l’occasion de manifester depuis lors une opinion politique, on croyait qu’il avait conservé les mêmes. C’était une illusion. M. Dupuy s’était, sans qu’on s’en doutât, inspiré d’un esprit qu’il avait renouvelé. M. Casimir-Perier, à son avènement, avait amené une véritable détente. Sa déclaration ministérielle avait paru plus mesurée et plus souple que celle de son prédécesseur. Comment aurait-on pu deviner que M. Dupuy, lui succédant à son tour, tendrait la main aux radicaux et leur demanderait l’oubli du passé ? C’est pourtant ce qui s’est produit.
La composition de son ministère ne donnait par elle-même aucune indication sur la politique de M. Dupuy. Ses collaborateurs étaient modérés, les uns plus, les autres moins, mais tous assez pour qu’on ne vit pas entre eux et le ministère précédent une opposition caractérisée. Cette fois, la déclaration du gouvernement se contentait de dire que les nouveaux ministres étaient des hommes de bonne volonté, qu’ils feraient de leur mieux, et qu’ils protégeraient la viticulture. Les radicaux ont trouvé ces indications insuffisantes, et MM. Goblet et Pelletan ont déposé une demande d’interpellation. Elle a eu lieu. La discussion en a été banale ; le gouvernement, comme dans sa déclaration, s’est appliqué surtout à ne rien dire. Lorsqu’on lui a demandé dans quel esprit il gouvernerait, il a répondu que ce serait dans « l’esprit français », que M. Dupuy a eu sans doute l’intention d’opposer à « l’esprit nouveau » de M. Spuller. Mais l’antithèse a paru vague. Ces passes d’armes à fleuret moucheté n’intéressaient personne : on attendait le ministère au choix qu’il ferait entre les ordres du jour en présence. Là devait se trouver la véritable indication de sa politique. Les modérés du centre avaient présenté, par l’intermédiaire de MM. Georges Berger et Delaunay, un ordre du jour qui semblait devoir donner pleine satisfaction au ministère, car il exprimait une confiance pure et simple dans ses déclarations. M. le Président du Conseil ne s’est pourtant pas contenté de cela. M. Isambert et quelques-uns de ses collègues avaient déposé un autre ordre du jour qui, non content d’approuver les déclarations du gouvernement, lui dictait la politique qu’il devait suivre et qui tendait, par l’union des républicains, à la réalisation des réformes démocratiques et à la défense des droits de la société laïque. Réformes démocratiques, tout le monde convient que cela ne veut rien dire. Mais union des républicains signifie concentration républicaine, et promettre de défendre les droits de la société laïque est une manière d’insinuer que le précédent cabinet a laissé mettre en péril les droits de cette société. Au surplus, nul n’ignorait l’origine de l’ordre du jour de M. Isambert. La veille de la discussion, un certain nombre de membres du groupe des républicains de gouvernement s’étaient réunis, et, sous le nom d’Union progressiste, ils avaient créé un groupe nouveau. Leur but était de se séparer des membres du parti républicain qu’ils jugaient trop modérés, et d’adresser une invite au radicalisme. M. Isambert est un de ceux qui ont le plus activement collaboré à ce mouvement de conversion à gauche : le groupe progressiste l’a nommé son président, et ce n’était que justice, car il en représente à tous les points de vue l’esprit très ancien. Le groupe l’a chargé en outre de déposer en son nom un ordre du jour. Entre cet ordre du jour de gauche et celui du centre, M. Charles Dupuy avait à choisir : il n’a pas hésité. La confiance de M. Georges Berger ne lui a pas paru suffisante ; il a préféré celle de M. Isambert, avec les commentaires impératifs qui l’accompagnaient. L’ordre du jour des progressistes a été voté à une majorité considérable, mais non sans jeter sur tous les bancs de la Chambre un grand désarroi. Il y a eu des abstentions significatives, et l’on peut se demander si M. le Président du Conseil, en rompant de propos délibéré avec les élémens les plus fermes et les plus dévoués du parti gouvernemental, les aura remplacés par d’autres plus solides et plus fidèles. La suite le montrera.
En attendant, ce n’est pas sans tristesse que l’on voit se produire, à quelques mois d’intervalle, ces hésitations et ces contradictions dans notre politique générale. Personne n’y gagne, ni le gouvernement, ni la Chambre, ni surtout le pays, qui se prend à douter de lui-même, en voyant ce qu’il y a de hasard et d’incohérence dans la conduite de ses représentans. Comme l’avait dit très justement M. Dupuy au mois de novembre, la dernière consultation électorale a donné des indications très claires et très nettes : aussi avait-il mis lui-même quelque emportement à s’engager dans les voies nouvelles où M. Casimir-Perier a marché après lui avec plus de prudence et de ménagemens, mais non pas avec moins de fermeté. Et puis, subitement, tout est changé ! Il a suffi d’un vote sans importance, sur une question secondaire et mal comprise, pour amener le départ de M. Casimir-Perier. Quelques esprits, nous parlons des plus avisés, conseillaient alors de faire une bonne fois l’expérience d’un ministère radical ou semi-radical. Passons-en par là, puisqu’il le faut : on verra bien l’impuissance et la stérilité d’une telle combinaison ! Le conseil pouvait tenter. Cependant les républicains de gouvernement n’ont pas voulu le suivre, et leur attitude a rendu impossible la constitution d’un cabinet Bourgeois, Peytral ou Brisson. Alors on a fait appeler M. Dupuy, et M. Dupuy a formé un ministère modéré, avec l’intention de faire de la politique radicale et de s’appuyer sur les élémens avancés de la Chambre. Qu’il y ait là une équivoque, rien n’est plus évident. Les modérés ne sont pas satisfaits ; les radicaux ne le seront pas longtemps. Si on songe aux difficultés de toute nature que le ministère doit inévitablement rencontrer, peut-être n’a-t-il pas pris le meilleur moyen de les surmonter. Heureusement, les vacances sont proches.
Le ministère a eu à soutenir déjà, soit à la Chambre, soit au Sénat, des discussions de diverse importance. La première a porté sur l’affaire Turpin, une autre sur le général de Galliffet : nous demandons pardon de réunir ou plutôt de juxtaposer des noms aussi différens. L’affaire Turpin a permis de constater une fois de plus que les assemblées sont peuple, et qu’elles se laissent entraîner avec une mobilité extrême et une violence fâcheuse aux impressions qu’elles devraient le mieux dominer. Il n’y a pas de plus noble sentiment que le patriotisme : toutefois, il a besoin d’être éclairé et il gagne à être accompagné d’un certain tact, nous ne dirons pas d’un certain flair, parce que M. le ministre de la Guerre a un peu abusé de ce mot. — Croyez-en, a-t-il dit, mon flair d’artilleur, Turpin n’a rien inventé du tout. — Il est certain aujourd’hui qu’il n’a pas inventé la mélinite, et c’est pourtant sur la croyance ou la supposition contraire que reposait toute sa gloire. Il a su se faire dans la presse une clientèle d’amis et d’admirateurs qui, même lorsqu’il était en prison, n’ont pas cessé de le défendre, de réclamer sa grâce, de le présenter comme le sauveur prédestiné de la patrie. On a vu partout, le long des rues de Paris, des images qui le montraient dans son cachot, grave, pensif, l’œil inspiré, appliqué aux plus grands problèmes, inventant, inventant toujours, et multipliant des découvertes dont la moindre devait mettre en déroute toutes les armées ennemies. Elles fuyaient déjà dans les nuages de fumée qui entouraient le prisonnier d’une auréole. L’imagination populaire s’est complu dans ces rêves. Aussi l’émotion a-t-elle été très vive lorsqu’on a appris que Turpin, éconduit une fois de plus par le ministère de la Guerre, avait vendu à l’étranger la merveilleuse invention qui devait renouveler l’art de la guerre, — à moins pourtant qu’elle ne le supprimât.
M. Le Hérissé a interpellé à ce sujet M. le général Mercier, et celui-ci s’est trouvé un peu décontenancé devant l’attitude de la Chambre. Il était habitué à rencontrer confiance et bienveillance ; on lui témoignait défiance et hostilité. C’était le jour même de la constitution du ministère : il a failli ne pas traverser sans mésaventure cette première épreuve. Tout s’est terminé par un ordre du jour médiocre, à la suite duquel M. le ministre de la Guerre a réformé le comité chargé d’examiner les découvertes des inventeurs. Si la Chambre continue de manifester le même esprit, il faut plaindre les membres de ce comité I Turpin, soit qu’il ait été un peu effrayé du bruit fait autour de son nom, soit qu’il n’ait pas trouvé acheteur au dehors, a bien voulu confier au gouvernement sa grande découverte sous pli cacheté. On saura bientôt à quoi s’en tenir. En attendant, il faut bien constater que la Chambre a montré une nervosité qui, dans ces sortes d’affaires, est d’assez mauvais augure. Elle l’a manifestée une fois de plus, mais dans un meilleur sens, lorsque M. Paschal Grousset a interrogé le ministre de la Guerre sur les prétendues confidences que le général de Galliffet aurait faites à un journal, confidences qui témoignaient d’un profond découragement au point de vue de nos forces militaires comparées à celles de l’Allemagne. M. le général Mercier, qui avait une première fois répondu à la même question, en niant les propos prêtés au général de Galliffet, aurait certainement mieux fait de ne pas l’accepter de nouveau : L’invraisemblance de l’accusation et le démenti qui lui avait été opposé suffisaient pour ne laisser aucun doute. Mais M. Paschal Grousset, ministre des Affaires étrangères de la Commune, tenait à venger celle-ci de la dure répression que lui a fait subir le général de Galliffet. Le but de son attaque était si évident et la maladresse qu’il y a mise si choquante, qu’il a provoqué l’indignation générale. Il a été conspué et exécuté comme il méritait de l’être. La Chambre a flétri les odieuses inventions apportées si légèrement à la tribune, et affirmé sa confiance dans l’armée nationale aussi bien que dans l’honneur de ses chefs. Tout est bien qui finit bien. Il n’en est pas moins vrai que de pareilles séances, aussi pénibles que bruyantes, ne relèvent pas le prestige parlementaire. Qu’un général commandant d’armée puisse être accusé à la tribune par un député, c’est déjà chose grave, et qui certes le devient davantage lorsque l’accusé est le général de Galliffet et que l’accusateur est un membre de la Commune. Le gouvernement a rempli son devoir dans cette circonstance en demandant à la Chambre de voter l’ordre du jour de flétrissure déposé par M. Sauzet.
Toutes ces discussions n’ont que l’intérêt du moment : il n’en est pas de même de celle qui s’est produite sur les affaires du Congo. Cette fois, il s’agissait d’un intérêt à longue portée, mais immédiat, pressant, auquel il fallait pourvoir sans un jour de répit, et pour lequel il était important de rencontrer dans la Chambre la plus grande majorité possible : on a rencontré l’unanimité, ce qui est mieux encore. Un tel vote donnera à notre ministre des Affaires étrangères, M. Hanotaux, la force dont il a besoin dans les conversations qu’il vient d’entamer avec le gouvernement britannique. Le gouvernement anglais, lui aussi, repose sur l’opinion, et lorsque l’opinion d’un grand pays voisin se prononce comme elle vient de le faire en France, avec cet ensemble et cette énergie, il a l’habitude et la sagesse d’en tenir compte.
La difficulté pendante entre nous d’une part, l’Angleterre et l’État du Congo de l’autre, est connue. On commet pourtant assez volontiers quelque confusion à ce sujet, parce que la question est double : nous en avons une première avec l’État du Congo seul, et une autre avec l’État du Congo et l’Angleterre. Il importe de distinguer nettement celle-ci de celle-là, soit dans l’intérêt de la clarté, soit dans l’intérêt de la solution, car elle ne peut pas être la même dans les deux cas. Nous sommes en conflit avec l’État du Congo au sujet des postes qu’il a installés sur un territoire qui nous appartient. On a dit dans les journaux, et même à la tribune, que les frontières de l’État indépendant avaient été fixées par l’Europe à la conférence de Berlin, en 1885. L’Acte général de Berlin a eu un autre objet : il a créé ce qu’on a appelé le bassin conventionnel du Congo, vaste territoire appartenant à des souverainetés différentes, où il a établi un régime commun, tant en ce qui concerne la liberté du commerce qu’en ce qui touche la navigation des fleuves, la répression de la traite, la neutralité, etc. Les limitations territoriales entre les divers gouvernemens intéressés ont été fixées par des arrangemens séparés, avant et depuis, et c’est une œuvre qui se continue : tout porte même à croire qu’elle n’est pas encore près de se terminer. En 1887, nous avons signé avec l’État indépendant un protocole qui détermine nos frontières sur un point important. Le thalweg de l’Oubangui a été accepté d’un commun accord comme ligne séparative de nos possessions respectives, la rive gauche appartenant à l’État indépendant, la rive droite à la France : toutefois la frontière septentrionale de l’État du Congo ne doit descendre en aucun cas au-dessous du quatrième parallèle nord, de sorte que, lorsque le cours de l’Oubangui s’infléchit au-dessous de ce parallèle, c’est celui-ci qui sert de frontière. Le protocole du 29 août 1887 est d’une clarté parfaite. Pourtant l’État du Congo, plus actif que nous, plus pressé, plus entreprenant, a occupé des territoires qui sont incontestablement sur la rive droite de l’Oubaugui et au nord du quatrième degré. Nous avons protesté dès le premier jour, et il s’en est suivi entre l’État indépendant et nous une longue négociation qui vient finalement d’aboutir à un échec. L’entente entre les deux parties a été jugée impossible.
Nous avons fait alors, un peu tard à la vérité, ce que nous aurions dû faire dès le début. Sur la demande du gouvernement, la Chambre a voté un crédit de 1 800 000 francs destiné à renforcer nos postes dans le haut Oubangui et à en créer d’autres. Nous sommes chez nous dans ces territoires, et il ne faut pas qu’une abstention plus longtemps prolongée permette à l’État congolais de se créer et d’invoquer ensuite une situation de fait supérieure à la nôtre. Au reste, l’Acte général de Berlin, en appelant les divers États possesseurs de territoires dans le bassin conventionnel du Congo à jouir du bénéfice de la neutralité, a fixé d’avance les procédés par lesquels devraient être résolus les conflits à venir : ce sont la médiation et l’arbitrage. M. Casimir-Perier en avait déjà et très correctement accepté le principe ; M. Hanotaux, s’inspirant des circonstances, a fait des réserves en ce qui concerne son adhésion définitive. Il y a toutefois lieu de croire que l’affaire se réglera par voie arbitrale, et cela est à désirer si l’État du Congo ne parvient pas (aujourd’hui mieux qu’hier à s’entendre avec nous directement.
Telle est la première difficulté que nous avons rencontrée, celle qui s’applique à l’État du Congo seul. Mais, quelques jours à peine après la rupture de ses négociations avec la France, le Congo a signé avec l’Angleterre, à la date du 12 mai dernier, une convention territoriale de la plus haute gravité, qui a été immédiatement livrée aux journaux, et dont la publication a paru marquer, de la part du roi Léopold, un désir de donner de l’éclat à la revanche qu’il prenait sur nous. On connaît cet arrangement : il a produit en France une impression profonde. Le groupe colonial de la Chambre des députés, donnant corps au mécontentement général, a fait entendre les plaintes les plus vives, et a chargé son président de développer ses griefs à la tribune. Il a fallu, pour le faire, attendre qu’il y eût un gouvernement ; mais, à peine constitué, celui-ci a dû répondre à M. Étienne, et tout porte à croire qu’il avait lui-même hâte de s’expliquer, car il devait à la fois ne pas laisser l’opinion s’égarer et tenait à s’appuyer sur elle dans les réclamations qu’il se proposait de présenter à l’Angleterre et au Congo. Il ne s’agissait plus seulement, cette fois, d’une difficulté de détail, localisée sur un point déterminé et propre à être résolue par un arbitrage, mais d’un ensemble de faits qui modifiaient gravement l’équilibre des diverses puissances en Afrique, et cela sans tenir compte, dans plus d’un cas, de ce que nous affirmions être nos intérêts et nos droits. La complexité des questions soulevées en rendait la discussion assez délicate ; mais cela n’a pas embarrassé M. Étienne. Laissant à M. le ministre des Affaires étrangères le soin de préciser le débat, il l’a élargi de son mieux et son discours n’a été qu’un vaste et ardent réquisitoire contre la politique de l’Angleterre dans toutes les parties du monde. Il l’a montrée avançant, empiétant, accaparant partout avec une hardiesse sans scrupule, mais aussi avec une persévérance et une vigueur qui lui ont arraché un cri d’admiration jalouse. Certes, M. Étienne a été éloquent ; peut-être pourtant aurait-il mieux valu s’en tenir aux griefs que nous avons personnellement à faire valoir-contre l’Angleterre à propos de la dernière convention, et c’est ce qu’a fait sagement M. Hanotaux.
Son succès a été très grand. La Chambre ne lui a pas marchandé ses applaudissemens, non plus que son appui. Elle a adopté sa thèse, telle qu’il la lui présentait et sans la discuter davantage, sentant bien qu’elle ne pourrait par là que l’affaiblir, et que notre ministre des Affaires étrangères avait besoin de toute son autorité dans les négociations diplomatiques qui allaient s’ouvrir. M. Hanotaux a, en effet, annoncé à la Chambre que « depuis très peu de temps » le gouvernement britannique avait accepté la conversation au sujet de notre situation respective en Afrique. C’est déjà un succès pour notre ministre, car, jusqu’au matin même du jour où l’interpellation a été développée, lord Rosebery se montrait réfractaire à toute idée même d’écouter les réclamations françaises. Un échange de propos avait eu lieu publiquement à la Chambre des lords entre lord Salisbury et lord Rosebery, et l’un et l’autre s’étaient trouvés d’accord pour repousser, non sans quelque rudesse d’accent, l’intervention d’une puissance quelconque dans une affaire qui ne regardait, disaient-ils, que la Grande-Bretagne. Des déclarations analogues avaient été faites à la Chambre des communes. La première attitude de l’Angleterre à notre égard n’avait donc rien d’encourageant ; elle était même inutilement désobligeante et rogue : que sera la dernière ? Cela dépendra de l’habileté de nos négociateurs, et aussi des dispositions que montreront les autres puissances. Malheureusement, nous n’avons à ce dernier point de vue que des données confuses. Sir Charles Dilke a demandé au gouvernement de la Reine si la Porte avait fait entendre quelque réclamation : il lui a été répondu que non. Pourtant, les territoires qui ont été cédés à bail par l’Angleterre à l’État du Congo font incontestablement partie de l’Egypte, et participent aux garanties que l’Europe a assurées à l’intégrité de l’empire ottoman. Mais ce n’est pas seulement l’attitude de la Porte qui nous intéresse. L’Allemagne, comme nous-mêmes, n’a pas vu d’un œil rassuré l’arrangement anglo-congolais. Si elle n’a pas demandé d’explications à Londres, elle en a demandé à Bruxelles. Le sous-secrétaire d’État anglais des Affaires étrangères a affirmé à la Chambre des communes que ces explications ne portaient que sur des points de détail, qu’on les avait données et qu’elles avaient été jugées satisfaisantes. Quant au reste de l’Europe, elle n’a aucun intérêt direct engagé dans la question, et ce serait une illusion un peu naïve de la croire disposée à s’en mêler : elle nous laissera nous tirer d’affaire à nous tout seuls. Nous y parviendrons à force de sang-froid, de modération et de fermeté. Certains journaux étrangers profitent de quelques vivacités échappées aux nôtres pour nous présenter au monde sous un jour inquiétant. La presse allemande se signale, en particulier, dans cette campagne, et, tout en nous provoquant à rendre notre conflit plus aigu avec l’Angleterre, elle ne manque pas de dire : — Les voilà bien, ces Français ! Ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient il y a vingt-cinq ans. La moindre déception les met en campagne. Ils se plaignent tout de suite qu’on ait porté atteinte à leurs droits les plus sacrés. Et où sont leurs droits dans le cas actuel ? Que l’Europe se tienne pour avertie, par l’exaltation qu’ils montrent au sujet de l’Oubangui et du Bar-el-Ghazal, de ce qu’ils feraient pour un motif un peu plus important ! — Tel est, en résumé, le langage qu’on tient sur notre compte, et qu’il est bon de reproduire parce qu’il nous donne un avertissement. C’est toujours chose utile de savoir ce qu’on dit de nous au-delà des frontières. Mais nous ne mériterons pas les reproches qu’on nous adresse vraiment trop vite. Les déclarations de M. le ministre des Affaires étrangères ont ramené le calme dans les esprits, en même temps que la’ confiance. Il ne nous reste plus qu’à en attendre les résultats.
Depuis trois semaines, il souffle sur plusieurs points de l’Europe un vent peu favorable à la stabilité ministérielle. Si nous en avons subi la première atteinte, les autres, à leur tour, n’ont pas tardé à en être éprouvés : au moment où s’imprimait notre dernière chronique, la nouvelle se répandait en Europe que M. Stamboulof y avait brusquement succombé. Personne ne s’y attendait, et la surprise a été grande. Quo-modo cecidit ?… Comment a-t-il été renversé ? C’est la question que tout le monde s’est posée. On avait pris l’habitude d’appeler M. Stamboulof le petit Bismarck ; on ne croyait pas si bien dire. Toute proportion gardée entre les personnes, il a suffi, à Sofia comme à Berlin, d’un caprice du souverain pour faire disparaître un ministre qui semblait tout-puissant. La chute, ici et là, a été soudaine et profonde. Il est bien certain aujourd’hui que le prince de Bismarck ne s’en relèvera jamais, car l’âge et la maladie, ajoutés à la disgrâce, sont venus à bout de ses forces ; mais pour M. Stamboulof, on ne saurait jurer de rien. De toutes les preuves d’audace et de résolution dont il est coutumier, le fait de rester à Sofia et d’y organiser tranquillement l’opposition contre son successeur, tout en protestant de son loyalisme envers le prince Ferdinand, n’est certainement pas la moindre. Il a donné lui-même des exemples que d’autres pourraient avoir la tentation de suivre, et il s’en trouverait mal. Mais M. Stamboulof n’est pas superstitieux ; l’ombre de Panitza ne lui fait pas peur. Toucher à sa personne, on n’oserait. Il le croit du moins, comme tant d’autres l’ont cru dans l’histoire, et peut-être a-t-il raison, car le prince Ferdinand n’est rien moins qu’un barbare. Mais il est prince, et, lui aussi, il a voulu s’émanciper. Le joug de son ministre lui a paru trop lourd, il l’a secoué. Le moment a été si bien choisi et l’exécution si bien faite qu’à peine y a-t-il eu un peu de bruit dans la rue. On raconte que M. Stamboulof s’était malencontreusement aliéné l’armée, par les imprudences qu’il avait commises, au moins en paroles, auprès de la femme du ministre de la Guerre. L’armée bulgare a prouvé qu’elle avait l’esprit de corps en prenant fait et cause pour son chef. Cet incident banal a-t-il eu toute l’importance qu’on lui attribue ? Il est probable que la chute de M. Stamboulof est due à des causes plus générales, et surtout à l’impatience de régner par lui-même qu’éprouvait le prince Ferdinand. Son mariage avec une princesse de Bourbon a achevé de donner à celui-ci tous les sentimens d’un souverain légitime, et ces sentimens ne perdent rien à l’exportation : Ferdinand de Cobourg se sent prince de Bulgarie, tout comme si ses ancêtres y régnaient depuis des siècles : ces choses-là sont dans le sang. On assure et nous croyons volontiers qu’il ne faut pas chercher ailleurs la cause de la petite révolution qui vient de se produire à Sofia. M. Stamboulof a été remplacé par M. Stoïlof, et depuis, soit le prince Ferdinand, soit son nouveau ministre, s’appliquent à répéter qu’il n’y a rien de changé en Bulgarie. La politique extérieure notamment restera la même ; la politique intérieure sera seulement plus libérale. De toutes les crises ministérielles celle-ci semblait être relativement la plus grave, et c’est celle de toutes qui s’est dénouée avec le plus de rapidité et de facilité.
À Pesth, et surtout à Rome, les choses n’ont pas marché aussi aisément. M. Wekerlé en Hongrie, M. Crispi en Italie, ont donné leur démission, et, après plusieurs jours d’efforts inutiles et de tentatives plus ou moins vaines, l’un et l’autre restent ou resteront en fonctions avec un ministère légèrement remanié. C’est du moins ce qui est déjà arrivé pour M. Wekerlé, qui avait peut-être sérieusement l’intention de s’en aller, et c’est ce qui arrivera pour M. Crispi, qui n’a prétendu faire qu’une fausse sortie. La différence est que M. Wekerlé revient plus fort et que M. Crispi reviendra plus faible. Le premier a fait accepter par la Couronne sa politique et ses principaux collaborateurs ; le second a cherché des collaborateurs nouveaux et, n’en ayant pas trouvé, il est obligé de se contenter des anciens. Rarement campagne politique a été plus maladroitement menée.
Le motif de la démission de M. Wekerlé est le rejet par la Chambre des magnats de la loi sur le mariage civil obligatoire, que la Chambre des députés avait déjà votée. Nous sommes, en France, habitués depuis si longtemps au mariage civil que nous avons quelque peine à comprendre les difficultés que cette réforme rencontre en Hongrie. S’il y a un pays au monde où elle serait utile et même indispensable, assurément c’est celui-là. La multiplicité des confessions religieuses, — il y en a jusqu’à huit, — y a introduit une véritable anarchie dans le contrat qui a le plus grand besoin de fixité. Chacune de ces confessions applique des règles différentes au mariage, à la séparation de corps ou au divorce, et il n’est pas très rare de voir un Hongrois passer de l’une à l’autre, soit pour contracter, soit pour rompre une union qu’il désire ou qui a cessé de lui plaire. Les mariages mixtes sont pour les parens, et plus encore pour les enfans, un dédale inextricable. L’obligation du contrat civil peut seule mettre un peu d’ordre au milieu de ce chaos, et M. Wekerlé s’est fait beaucoup d’honneur en prenant l’initiative de l’imposer. Il s’est brisé devant la résistance de la Chambre haute, et peut-être n’a-t-il pas trouvé tout d’abord auprès de l’empereur-roi tout le concours qui lui était indispensable pour aboutir. François-Joseph voulait bien laisser faire, mais lorsqu’on lui a demandé d’agir lui-même et de collaborer de sa personne à l’œuvre de son gouvernement, sa conscience de catholique s’est sans doute alarmée. Il a hésité ; il s’est dérobé à la pression de M. Wekerlé. M. Wekerlé demandait que le souverain manifestât par un acte public la conformité de ses vues avec celles de ses ministres, et notamment qu’il fit entrer dans la Chambre des magnats trois membres nouveaux qui restent constitutionnellement à sa nomination. L’accord ne s’est pas établi tout de suite, et M. Wekerlé a donné sa démission. François-Joseph a essayé de constituer un ministère avec le comte Rhuen-Herdervary, puis avec le président de la Chambre, le baron Banffy : ces deux combinaisons ont échoué, M. Wekerlé s’est révélé l’homme indispensable. Son plus vif désir était de ne pas se séparer de M. Szilagyi, ministre de la Justice, jurisconsulte savant et orateur habile, qui a été la cheville ouvrière de la loi sur le mariage civil ; mais la volonté de l’empereur-roi a paru contraire au maintien de M. Szilagyi dans le ministère. De part et d’autre, on a négocié avec une commune bonne volonté de s’entendre. François-Joseph a pu croire un moment que le club libéral avait la prétention de mettre entrave à la liberté qu’il a de choisir ses ministres, et il s’en est montré offensé ; toute satisfaction lui a été donnée à ce sujet, au moins en paroles. Sa pleine liberté a été reconnue et proclamée ; après quoi, il a laissé M. Wekerlé libre de conserver M. Szilagyi. Dans ces conditions la crise devait se dénouer vite. M. Wekerlé s’est présenté à la Chambre des députés, et il a annoncé, au milieu d’applaudissemens enthousiastes, que l’empereur-roi partageait le sentiment de ses ministres au sujet de l’obligation du mariage civil. François-Joseph est prêt à donner une preuve de sa loyauté en nommant trois membres nouveaux à la Chambre des magnats. Il est probable que l’opposition de cette Chambre ne se maintiendra pas davantage et que, grâce à la fermeté de M. Wekerlé, la Hongrie sera enfin dotée d’une réforme que tous les esprits libres et quelques-uns des plus éminens y poursuivent depuis longues années.
À Rome, la situation est plus délicate. L’origine de la crise est connue. M. Crispi, sentant que sa majorité s’effritait de plus en plus en face de ses exigences, a voulu jouer le grand jeu. L’opposition lui demandait des économies et elle assurait qu’il était facile d’en faire : il a cru habile de la prendre au mot et de mettre la Chambre en demeure de trouver elle-même les économies réalisables. Une commission devait être nommée, qui, d’ici à la fin du mois, les rechercherait et les proposerait. Qu’attendait M. Crispi de cette proposition inopinée ? Il pensait que, de deux choses l’une : ou bien la Chambre assumerait, en effet, la responsabilité des suppressions administratives à faire ; ou bien elle hésiterait, elle reculerait dans une œuvre nécessairement impopulaire et elle aboutirait à la constatation de sa propre impuissance. De là à lui accorder à lui-même les pleins pouvoirs qu’il sollicite, il n’y avait qu’un pas. M. Crispi avait tout prévu, sauf ce qui est arrivé : sa proposition a été adoptée, mais à une majorité si faible, sans parler des abstentions, qu’il s’est senti du coup très affaibli. Il a préféré donner sa démission et constituer un nouveau cabinet.
Il est trop patriote et il a une trop grande idée de lui-même pour avoir même songé, un instant, à priver son pays de ses services. Loin de là ! son ambition était de grouper autour de sa personne toutes les forces vives du monde politique : c’était une nouvelle forme de cette trêve de Dieu qu’en arrivant au pouvoir il a prêchée à tous les partis. L’idée d’un grand, d’un très grand ministère, s’est esquissée, dans sa tumultueuse imagination, et il a négocié à la fois avec la gauche dans la personne de M. Zanardelli, avec la droite dans la personne de M. di Rudini. Les avoir tous les deux dans son cabinet, était le plus cher de ses rêves ; au besoin, il se serait contenté de l’un ou de l’autre ; mais l’un et l’autre se sont récusés. Ils sont partisans d’économies assez considérables dans l’armée, et même ailleurs, et M. Crispi a déclaré que des économies militaires seraient « une aberration ! » Tout accord a donc paru impossible, et ceux qui savent à quel point M. Crispi est sourdement miné dans le monde parlementaire, malgré la trompeuse apparence qu’ont longtemps présentée les scrutins publics, n’en seront pas surpris. Ni M. Zanardelli, ni M. di Rudini ne se sentent disposés à infuser à leurs dépens un sang nouveau à un ministère qu’ils regardent comme épuisé. Ils le laisseront mourir, ils ne l’aideront pas à vivre. C’est ce dont M. Crispi ne se doutait pas. Il croyait évidemment qu’un appel de sa part réunirait à ses côtés les chefs de tous les groupes politiques, et qu’ils formeraient ensemble un faisceau indestructible. Haies conceptions volontiers épiques : le malheur est que les réalités ne s’y conforment point.
Les négociations avec M. Zanardelli et M. di Rudini sont rompues. Les télégrammes annoncent qu’on a fait appeler à Rome M. Brin. M. Brin est un ingénieur distingué, qui a été ministre de la Marine, puis, sans que personne ait compris pourquoi, ministre des Affaires étrangères. Mais il n’a un parti à lui ni dans la Chambre, ni au dehors. Appelé comme un pis aller, il est plus que douteux qu’il accepte d’entrer dans un nouveau cabinet Crispi, et certainement il n’y apporterait pas une très grande force. De quelque côté qu’on l’envisage, l’entreprise de M. Crispi a échoué. Le vide s’est fait autour de lui. Il a voulu réédifier son cabinet sur des bases plus larges, et n’y a pas réussi. Un autre, avant de brûler ses vaisseaux, aurait pris quelques précautions préalables ; mais M. Crispi ne doute de rien. Seulement cette confiance lui est toute personnelle, et il parvient de moins en moins à la faire partager.
Une nouvelle qui pourrait devenir beaucoup plus grave que toutes ces crises ministérielles plus ou moins avortées s’est répandue lundi dernier en Europe. Le sultan du Maroc est mort au cours d’une de ces expéditions qu’il était sans cesse obligé de faire pour maintenir ses sujets sous sa domination, et pour leur faire payer l’impôt. Moulaï Hassan avait à peine dépassé la soixantaine, et, bien que sa santé ait été ébranlée depuis quelque temps, rien ne faisait prévoir une fin aussi prochaine et aussi rapide. On ignore encore les circonstances qui l’ont accompagnée.
L’ordre de succession au Maroc n’est pas réglé suivant des principes fixes, et la plupart du temps c’est le hasard ou la force qui préside à l’installation d’un nouveau sultan. Dans la famille de Moulaï-Hassan, plusieurs concurrens sont en présence. Il avait lui-même désigné pour son successeur Moulaï-Abd-ul-Aziz, fils d’une Circassienne qui était sa favorite. Abd-ul-Aziz n’est âgé que de seize ans. Il vient, dit-on, d’être proclamé par les troupes ou du moins par un corps de troupes ; mais il s’en faut de beaucoup que cette investiture lui assure la tranquille succession de son père. Un autre fils du sultan défunt, Moulaï-Mehemed, avait été autrefois désigné lui aussi comme devant être son successeur. C’est un jeune homme actif, énergique, ambitieux, habitué aux expéditions militaires. On serait donc bien surpris s’il ne se formait pas au Maroc au moins deux partis, sans parler de toutes les ambitions qui peuvent encore s’y produire, ne fût-ce que de la part des frères du sultan. Il y a là une complication de plus, ajoutée à toutes celles qui sollicitent en ce moment l’attention de l’Europe. Le Maroc intéresse à la fois un grand nombre de puissances, et notamment la France, qui est sa plus proche voisine en Algérie, et qui a avec lui de longues frontières communes, vagues et incertaines sur plus d’un point. Partisans résolus du statu quo marocain, il nous a été relativement facile de le maintenir du vivant de Moulaï-Hassan, dont l’autorité personnelle avait pris chaque année, quelquefois même à nos dépens, une plus grande consistance. Sa mort, et la période d’anarchie qui menace de la suivre, soulèveront bien des difficultés, si toutes les puissances n’imitent pas notre prudence et notre désintéressement. C’est le moment de rappeler la parole inquiétante et prophétique prononcée un jour par lord Salisbury, lorsqu’il a annoncé que la question marocaine soulèverait plus tard des difficultés aussi redoutables que la question d’Orient. Il dépend en très grande partie de l’Angleterre d’éloigner la réalisation de ce présage ou de la rapprocher.
Le Directeur-gérant,
F. BRUNETIERE.---