Chronique de la quinzaine - 30 juin 1849

Chronique no 413
30 juin 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1849.

Il y a un mois, M. Proudhon disait qu’il fallait à cette société-ci un mardi-gras révolutionnaire, et il le disait avec la double ironie qui lui est familière : ironie contre ses amis, qui ne sont que des masques de 93 ; ironie contre la société, qui, pour être tourmentée par des masques, n’en serait pas moins malheureuse. Ce mardi-gras révolutionnaire est venu, et il a tourné contre ses auteurs. Quel plagiat sans force et sans haleine ! et après le mardi-gras des conventionnels des Arts-et-Métiers, quel mercredi des cendres de la part de ceux qui venaient désavouer leur signature ! Quel confiteor ! Si la charité chrétienne permet un peu de malignité dans la joie, quelle joie pour la majorité de voir défiler à la tribune cette procession de pénitens rouges !

Ici cependant qu’on nous entende bien : nous ne contestons pas aux membres de la montagne qui n’ont pas signé le manifeste des Arts-et-Métiers le droit de désavouer leur signature usurpée. Ce qu’ils font est fort naturel : chacun ne doit répondre que de ses œuvres. Ce que nous critiquons, ce ne sont pas les individus, c’est le parti, le parti qui grossit ses actes de signatures controuvées, qui met des déclarations de guerre dans la bouche de ceux qui n’ont aucune envie de guerroyer, qui s’expose aux désaveux et aux reniemens : non, je n’ai pas connu la convention des Arts-et-Métiers, disent les saints Pierre de la montagne ; non novi hunc hominem ; mais, répond le bon sens public aux rétractans de la montagne : et vere tu cum illis eras, tua loquela te manifestum facit ; vous étiez avec eux, vous étiez avec les hommes des Arts-et-Métiers, non de corps et de fait, du moins d’esprit et de parole ; car vous avez parlé et vous parlez comme eux, votre accent vous trahit. Innocens devant la loi, qui ne punit que les actes et la volonté qui se rapporte directement aux actes, vous êtes coupables devant l’opinion publique : vous avez voulu tous les principes du 13 juin, vous en avez seulement décliné la conséquence.

Pendant que le parti montagnard s’évanouissait sur la brèche ou à la tribune au lieu d’y mourir, son chef, M. Ledru-Roliin, disparaissait. Cette fuite de M. Ledru-Rollin a vivement contrarié le parti : il s’attendait, à défaut d’une scène de triomphe, à une scène de martyre. Cela fait bien dans l’histoire d’un parti, cela même change souvent une défaite en victoire ; mais, que voulez-vous ? les vocations sont rares pour le martyre. Les gens, de nos jours, même dans la montagne, n’aiment pas les succès où ils n’ont point de part. Le ridicule de la chute de la démagogie ne doit pourtant pas nous cacher l’odieux de ses entreprises et l’étendue du complot du 13 juin. Chaque jour, la poste nous a apporté, des provinces d’abord, de l’étranger ensuite, la preuve des espérances et de l’attente des conspirateurs. Dans chaque chef-lieu de département, les frères et amis étaient à l’affût du courrier qui devait leur apporter la bonne nouvelle. À Carlsruhe, la victoire de l’insurrection parisienne était prédite à la tribune et saluée comme l’ère de salut des peuples. À Rome, même espoir, même attente de la délivrance. La démagogie, dans ce moment, ne jouait pas seulement la partie pour Paris ou pour Lyon, elle la jouait pour toute l’Europe, et elle l’a perdue aussi pour toute l’Europe.

Ça été une curieuse lecture, après la victoire, avouons-le, que celle de la stratégie des conspirateurs. Voici, par exemple, comment le Peuple Souverain de Lyon annonçait son plan de campagne :

« Savez-vous combien nous sommes et combien il nous faut de temps pour courir au secours de nos frères ?

« Nous sommes cent mille, et il nous faut trois jours pour être aux portes du faubourg Saint-Antoine.

« Et vous croyez que les ouvriers de Paris ne pourront pas tenir trois jours ! Détrompez-vous : nous aurons le temps d’accourir.

« Nous rassemblons en un jour à Lyon les montagnards du Dauphiné et du Forez ; avec cette masse de paysans et d’ouvriers, nous arriverons à Châlons en quelques heures, et là nous recruterons en passant les contingens du Jura et de l’Ain ; puis, marchant sur Vierzon, tête de chemin de Paris, nous entraînerons en passant les paysans de l’Allier, de la Nièvre et du Cher, dont les votes semblent avoir tracé sur la carte le chemin de Lyon à Paris.

« Deux autres colonnes nous y rejoindront le même jour.

« À gauche, les rudes et vigoureux Limousins, — Dordogne, — Creuse et Corrèze.

« À droite, les Bourguignons et les frontières, — Côte-d’Or, Haute-Saône…

« Et là, tous réunis sur cet embarcadère qui, dans dix heures, nous transporter au secours de Paris, nous fondrons comme l’avalanche… »

Tous ces plans, aujourd’hui, ressemblent, pour nous, aux plans de Pichrochole ; tenons-en compte cependant. Leurs espérances ont avorté ; n’allons pourtant pas en conclure que toutes les espérances du parti modéré sont fondés, et que, par exemple, si l’insurrection du 13 juin à Paris eût réussi, les provinces se seraient à l’instant même insurgées contre Paris. Je crois que plusieurs l’auraient fait ; mais l’auraient-elles fait avec ensemble ? Beaucoup n’auraient-elles pas cédé ? La magie du pouvoir central n’aurait-elle pas fait encore son effet ? Ce sont de graves questions. Evulgato imperii acamo, posse imperatorum alibi fieri quam Romæ, dit Tacite, quand les légions campées dans les provinces se décident pour la première fois à faire un empereur. Ce moment fut grand et fatal dans l’empire romain. Le moment où nos départemens se décideront aussi à croire qu’on peut faire un gouvernement ailleurs qu’à Paris n’est point encore venu, et n’a pas eu besoin de venir, grace à la victoire que Paris a remportée sur la sédition.

S’il n’y avait eu pour nous, dans la défaite du parti montagnard, d’autre joie que celle de l’abaissement de nos ennemis, nous ne nous tiendrions pas pour satisfaits. Cette défaite a fait plus et mieux. Elle a éclairci un doute qui pesait sur le cœur des bons citoyens ; elle a montré que l’armée, en dépit de détestables avances, n’était pas d’humeur à se prêter aux desseins des factieux. L’armée n’a pas perdu la religion du drapeau. C’est là une grande force sociale parce que c’est une grande force morale. Cette religion du drapeau a inspiré, à Lyon comme à Paris, de généreux dévouemens, et quelques-unes de ces paroles héroïques comme de tout temps il y en a eu dans l’armée, c’est dire dans une profession où l’honneur est de mourir pour le devoir. Ainsi à Lyon le capitaine Mortel, du 17e léger, s’était le matin laissé surprendre, et désarmer avec cent cinquante hommes par une bande d’émeutiers. À peine échappé de leurs mains, il va combattre en homme qui cherche la mort. Il est frappé mortellement à l’attaque d’une barricade. « Je devais mourir aujourd’hui, dit-il je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas avoir succombé huit heures plus tôt. » Le repentir ici grandit le dévouement. Toute l’histoire du 17e léger à Lyon est admirable. Il y avait eu dans ce régiment quelques hommes qui s’étaient laissé séduire par les embaucheurs de la démagogie. L’émeute comptait sur ce régiment ; aussi, en le conduisant à l’assaut des barricades, son colonel, M. Gresy, lui disait énergiquement : « Soldats, le régiment a une tache, il doit l’effacer. » Et la tache a été noblement effacée. Après la victoire, le 17e léger reçoit avec de grandes acclamations le général Gemeau, commandant de la division militaire, et le général, avec une franchise toute militaire : « Soldats du 17e, dit-il, depuis quelque temps l’armée n’avait pas à se louer de la manière dont vous portiez le drapeau ; aujourd’hui vous l’avez réhabilité, vous l’avez couvert de gloire. Soyez remerciés et par vos chefs et par votre pays. »

Le général Magnan, le général d’Arbouville, le général Gemeau, ont fait à Lyon ce que le général Changarnier a fait à Paris. Ils ont sauvé la société. Et qu’on ne nous reproche pas de nous occuper si souvent de l’armée c’est la reconnaissance qui nous en fait une loi. Nous nous tournons avec empressement vers le corps qui, selon nous, représente le mieux la société française dans ce qu’elle a de force et d’avenir, qui est lui-même une société organisée, disciplinée, hiérarchique enfin, et qui, par cela même, est la plus propre à servir de centre et de noyau à la grande société, relâchée et disloquée comme elle l’est. Nous voyions dernièrement aux Invalides, aux funérailles du maréchal Bugeaud, les chefs et l’élite de cette armée, et, en considérant la généreuse douleur de tous ces compagnons d’armes du maréchal, les larmes qui coulaient sur ces visages que le danger de la mort n’a jamais fait pâlir, nous nous disions que ceux qui savaient si bien regretter le maréchal étaient ceux qui sauraient le mieux l’imiter.

La perte du maréchal Bugeaud a été ressentie partout où la France est aimée comme une patrie dont rien, pas même l’injustice, ne peut nous séparer. C’est dire assez combien à Saint-Léonard et à Eisenach la mort du maréchal a été pleurée. Tous les membres de la famille royale ont écrit à la famille du maréchal pour lui témoigner leurs vifs, et profonds regrets. « Et croyez bien, disait et le duc d’Aumale, que ce n’est pas pour moi la moindre amertume de l’exil de n’avoir pas pu serrer une dernière fois la main de mon vieux général. »

Il est juste que celui qui sait si bien se souvenir ne soit pas oublié, et nous avons vu avec plaisir le témoignage de bonne mémoire que l’Algérie a donné à M. le duc d’Aumale aux dernières élections. 2,500 suffrages sont venus spontanément se réunir sur le nom de l’ancien gouverneur-général de l’Algérie, et lui montrer que, dans un pays où il y a tant faire, le souvenir de celui qui avait déjà beaucoup fait et bien fait ne s’est pas éteint dans le tumulte des révolutions. Nous ne voulons pas ici discuter l’éligibilité du citoyen Henri d’Orléans, comme a dit le citoyen Frichon dans son rapport sur les élections de l’Algérie. Nous laissons de côté le point de vue légal pour ne nous occuper que du point de vue moral. Or, il est de bonne morale que les services que M. le duc d’Aumale a rendus à l’Algérie ne soient point oubliés. Ce ne sont pas seulement les électeurs de l’Algérie qui en gardent la mémoire ; nous lisions dernièrement un excellent rapport adressé à M. le ministre de l’instruction publique et des cultes par M. Ferdinand Barrot, au nom de la commission chargée de rechercher les moyens de propager en Algérie la connaissance de la langue arabe parmi les Européens et celle de la langue française parmi les indigènes, et nous y voyions avec plaisir que M. Ferdinand Barrot aimait à rendre justice aux vues judicieuses que le jeune prince avait montrées pendant son gouvernement de l’Algérie.

« La politique la plus prudente et la plus libérale, dit M. Ferdinand Barrot, nous conseille la restauration de l’enseignement musulman, et on disait avec raison au sein de la commission qu’au point de vue politique, l’organisation d’une bonne école valait mieux pour la pacification de l’Algérie que deux bataillons. Nous avons trouvé ces pensées si justes et si élevées dans un rapport très remarquable que M. le duc d’Aumale adressait au gouvernement le 15 janvier 1848. « De toutes les sommes, disait-il, que nous dépenserons en Algérie pour asseoir notre domination, il n’en est pas qui puissent recevoir une destination plus utile que celles consacrées à relever la position intellectuelle du peuple arabe. Par cette restauration de l’enseignement musulman, ajoutait-il, nous aurons atteint deux buts principaux : nous aurons marqué dans notre gouvernement une place aux hommes de parole et de pensée, les véritables maîtres des intelligences et des consciences. Nous aurons rempli le devoir que la Providence nous impose en nous confiant les destinées du peuple arabe. Satisfaire les besoins moraux et intellectuels des populations par le bienfait de l’instruction est pour le gouvernement acquitter une dette envers les peuples. » Nous ne pouvons qu’applaudir, monsieur le ministre, à l’expression si sage et si digne d’une noble et utile pensée. »

L’Algérie n’est pas le seul lieu qui, dans les élections, se soit souvenu qu’il y a dans l’ancienne famille royale des jeunes gens qui ont noblement servi la France. Le département de la Haute-Marne avait aussi mis sur la liste des candidats M. le prince de Joinville. Et qu’on ne se hâte pas, voyant la mention que nous faisons de ces candidatures, de nous accuser d’être des conspirateurs. À Dieu ne plaise que nous rendions jamais aux princes de l’ancienne famille royale le mauvais service de conspirer pour eux ! Nous ne conspirons pas le retour de la monarchie, mais nous espérons que les lois qui interdisent le sol français aux princes de la maison de Bourbon seront bientôt abolies, et, en espérant cela, nous nous croyons beaucoup plus républicains que ceux qui s’imaginent que l’apparition d’un prince de la maison de Bourbon serait fatale à la république.

Dans un de ses derniers et de ses plus beaux discours, M. Guizot disait à M. Lherbette, qui blâmait le ministère d’avoir confié des emplois aux princes : « Mais quelle idée vous faites-vous donc du caractère des hommes, dès qu’ils approchent des princes ? Est-ce qu’il est entré dans les mœurs de notre temps qu’on ne puisse pas être à côté d’un prince sans l’injurier ou sans se mettre à ses pieds, sans tomber ou dans la servilité ou dans l’insolence ? » Ce que M. Guizot disait à M. Lherbette, nous le dirons avec bien plus de raison à la république : Quelle idée vous faites-vous donc des princes ? N’y a-t-il pas un milieu entre les adorer ou les proscrire ? Ne peuvent-ils pas être citoyens comme nous et jouir comme nous du sol et du ciel français ? Ah ! que dans une monarchie la maison royale victorieuse proscrive la maison royale vaincue, cela se conçoit : il y a là une couronne à disputer. Le gouvernement du pays étant une propriété, je comprends qu’on se dispute pour savoir qui sera le propriétaire ; mais, quand le gouvernement n’est plus une propriété particulière, quand le pouvoir n’appartient plus à personne, mais à tout le monde, pourquoi y aurait-il des prétendans au pouvoir, ou pourquoi seraient-ce ceux-ci plutôt que ceux-là, les princes plutôt que les généraux ou les orateurs ? Où il n’y a pas d’usurpateurs, il n’y a pas de prétendans. Or, en république, personne n’ayant usurpé le pouvoir, personne ne le revendique. Êtes-vous embarrassés de l’idée qu’il y aura des fils de rois qui siégeront sur les bancs de l’assemblée nationale ? Vous avez déjà cet embarras, et vous le supportez : il y a dans l’assemblée des fils de rois qui siégent à gauche, et d’autres qui siégent à droite. Cela gêne-t-il leurs collègues ? Les paroles de ces représentans nés dans la pourpre sonnent-elles autrement aux oreilles de l’assemblée que celles du premier venu d’entre nous ? ont-elles une autre valeur que celle de leur bon ou de leur mauvais sens ? Ne craignez donc pas l’entrée des princes dans l’assemblée. Nous concevrions que les princes hésitassent à y entrer : cela peut les diminuer aux yeux des cours européennes, puisque cela les mêle et les confond dans la foule ; mais nous ne concevons pas que la république les empêche d’y entrer. Les déclarer inéligibles, c’est les reconnaître princes. Quant à nous, le signe le plus certain de l’affermissement de la république sera de voir rentrés en France et entrant dans L’assemblée, si cela plaît aux électeurs, les princes de la maison de Bourbon.

Depuis le 13 juin, l’assemblée est calme. Plus de violences, sinon çà et là quelques colères qui veulent se racheter de l’humilité de la défaite. La loi qui suspend le droit de réunion a été votée. La loi sur La presse est présentée. La majorité est ferme et résolue. Le ministère n’hésite pas à proposer les mesures nécessaires au maintien de l’ordre. Le pouvoir législatif marche d’accord avec le pouvoir exécutif ; tout est régulier. Nous ne pouvons donc que nous applaudir de l’esprit qui anime les pouvoirs publics. Cela veut-il dire qu’un même sentiment anime toute la majorité, qu’il n’y a dans son sein ni médisance, ni zizanie ni division, et qu’il ne siége plus sur les bancs de la majorité que des saints remplis par avance des douceurs de la béatitude céleste ? Nous ne voulons pas aller jusque-là. Au lieu d’attribuer à la majorité la paix du paradis, nous lui attribuerons seulement la paix relative des ménages depuis la suppression du divorce ; on ne s’adore pas, mais on se supporte. Peut-être, si ion pouvait se séparer, céderait-on à la tentation de le faire ; mais, comme on ne le peut pas, on se résigne, et la résignation produit la paix.

Le secret de la paix en ménage, c’est de ne pas trop chercher les explications et les éclaircissemens. Les gens qui se demandent à chaque instant : Comment nous aimons-nous ? un peu, beaucoup, pas du tout ; ces gens-là sont insupportables, excepté dans les idylles. On n’est pas marié pour se faire chaque matin une déclaration d’amour ; on se marie au contraire pour s’épargner ce soin. On substitue l’engagement à la sensibilité, et on a raison, car la sensibilité est capricieuse. L’engagement seul est bon, parce qu’il repose sur la loi et sur la nécessité. Ce sont ces mœurs familières et rudes que nous prenons la liberté de conseiller à la majorité. Qu’elle se garde bien de viser à l’idéal en fait d’union et de concorde : qu’elle vise seulement au possible. Il y a dans le sein de la majorité des esprits agités et inquiets qui veulent être à part : c’est un malheur et un tort ; mais ces esprits ne veulent pas faire défection, ils veulent seulement faire une nuance. Nous conseillons donc à la majorité de supporter leur caprice sans trop de mauvaise humeur. Il faut être impitoyable pour les mauvais desseins ; mais il faut être indulgent pour les vanités. Si nous n’aimons nos amis, si nous n’accueillons nos voisins qu’à la condition qu’ils soient des anges, nous aurons peu d’amis, et nous nous brouillerons avec nos voisins. Nous aurions mieux aimé que les membres de la majorité qui ont cru devoir former le cercle constitutionnel ne fissent pas un manifeste : nous ne trouvons pas que ce manifeste soit nécessaire et opportun, c’est là son grand défaut, et ce défaut peut nuire à ses auteurs ; mais il ne peut guère nuire à la majorité que si elle le ressent avec le défaut contraire.

Pour notre part, si nous avions une querelle à faire au manifeste du cercle constitutionnel, ce serait une querelle théologique que nous lui ferions. La querelle théologique contient, il est vrai, aussi une querelle politique. Nous lui reprocherions de nier l’existence du mal dans le monde. Quiconque nie l’existence absolue du mal, dans le monde fait, selon nous, deux mauvaises choses : d’abord il rend les hommes ennemis nécessaires les uns aux autres, puisque tout le mal qu’ils voient et dont ils souffrent, ils doivent se l’attribuer les uns aux autres et s’en venger les uns sur les autres, ne pouvant pas l’attribuer à la nature des choses. En second lieu, quiconque nie l’existence du mal rend Dieu et la vie future inutiles, attendu qu’il n’est plus nécessaire qu’il y ait un être supérieur qui corrige dans un autre monde les vices de celui-ci, et qui même dans celui-ci vienne en aide à nos misères : il faut seulement s’arranger pour avoir de bonnes lois, le mal étant un accident humain au lieu d’être un obstacle absolu. Nous ne dirons pas aux signataires du manifeste constitutionnel qu’ils ne sont pas chrétiens, s’ils nient le péché originel cela peut-être les toucherait peu comme hommes politiques ; mais nous leur dirons que, même en politique, quiconque nie l’existence absolue du mal risque de donner au peuple des illusions en commençant et d’amers dépits en finissant. La marge du bien et du mal est variable en ce monde, et il y a de ce côté une part laissée aux efforts de l’humanité pour diminuer le mal et augmenter le bien ; mais l’existence du bien et du mal est nécessaire : les tyrans n’ont jamais pu détruire le bien, les saints n’ont jamais pu détruire le mal.

Nous n’avons fait notre querelle théologique aux signataires du manifeste constitutionnel que pour leur prouver que, quelles que soient les bonnes intentions qu’ils s’attribuent, ils ne sont cependant pas irrépréhensibles, et ce ne nous étonne pas, parce qu’à leurs bonnes intentions ils n’ont pas joint la charité ; mais nous nous hâtons de laisser là la théologie pour revenir à la politique.

La majorité a-t-elle intérêt à repousser de son sein les hommes qui veulent vivre avec elle sans se mêler à elle, et qui, en dehors de la communauté, cherchent à se ménager quelques petits avantages paraphernaux ? Non ; l’intérêt bien entendu de la majorité est d’accueillir sans aigreur cette petite église, et voici pourquoi. D’abord la majorité peut aisément se passer du concours des voix de la petite église. Elle est la majorité sans eux, elle peut l’être contre eux. La petite église ne peut pas devenir un tiers-parti, puisque le principe constitutif des tiers-partis, c’est de pouvoir, entre deux partis à peu près égaux, déterminer la majorité en se portant tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, et qu’ici il n’y arien de pareil. Le cercle constitutionnel se porterait par impossible du côté de la minorité, que ce n’en serait pas moins encore la minorité. Un tiers-parti est donc impossible, et la majorité peut être tranquille de ce côté, puisqu’elle prend toutes ses garanties de sécurité en elle-même.

La majorité a cru devoir prendre dans le cercle constitutionnel les trois nouveaux ministres ; elle a bien fait, selon nous : elle les a pris, il est vrai, avant la publication du manifeste, mais les trois nouveaux ministres, MM. Dufaure, de Tocqueville et Lanjuinais, n’ont eu aucune part à la rédaction et à la publication du manifeste. Ce qui a décidé la majorité à ne pas tenir compte des différences d’origine ou de sympathie qui la distinguent de M. Dufaure, c’est qu’elle a fort bien compris que dans la défense de la société M. Dufaure tirait aussi loin que les hommes les plus énergiques de la majorité, et que cependant on ne dirait pas de M. Dufaure qu’en allant loin, il va quelque part. Personne ne soupçonne M. Dufaure d’avoir un autre but que celui qui est marqué par la constitution, et dans un temps où tout le monde veut le statu quo, parce que le statu quo est le moyen le plus certain de sauver la société, ceux qui passent pour avoir L’amour du statu quo sont préférables à ceux qui n’en ont que la patience. On croit que M. Dufaure est affectionné au relais actuel, et qu’il y borne sa carrière. Cela le rend donc plus propre que d’autres à conduire la voiture. Voilà ce que la majorité a senti. Le général Cavaignac était assez républicain pour faire la répression du 24 juin 1848. M. Dufaure, par la sympathie même qu’il a toujours témoignée pour le général Cavaignac, est assez républicain pour consolider, dans l’intérêt de l’ordre social, l’établissement du 10 décembre. La science politique consiste à savoir approprier les postillons aux relais.

Maintenant M. Dufaure a-t-il, depuis qu’il est ministre, failli à sa vocation ? A-t-il hésité à réprimer la révolte, à demander l’état de siége, à faire la loi sur les clubs, la loi sur la presse, à soutenir la lutte contre les montagnards, à leur jeter à la face leurs complots, à venger par sa parole énergique et ferme la société qu’il défendait par ses mesures courageuses ? La majorité s’était-elle trompée sur son compte ? L’homme opportun n’a-t-il pas été en même temps l’homme décisif ? Qu’eût fait de plus un homme de la majorité pure ? Qu’eût-il dit de plus ? Il eût plus irrité les ennemis que nous avons à combattre. Il ne les eût pas plus hardiment attaqués. Qui sait même si, forcé de faire une révérence à la constitution, à chaque coup qu’il portait aux prétendus amis de cette constitution, à ceux qui la mettaient sur leur drapeau pendant le combat pour la mettre sous leurs pieds après la victoire ; qui sait, disons-nous, si un homme de la majorité pure, obligé à ces politesses envers la constitution, n’y eût pas perdu un peu de sa force et un peu de son temps du moins ? M. Dufaure s’en est trouvé dispensé, et il en a profité pour frapper plus à son aise ses adversaires.

Laissons donc de côté le manifeste constitutionnel. Ne le considérons que comme une sorte de mine, et de physionomie qu’ont voulu prendre quelques personnes ; mais n’oublions pas que les ministres qui faisaient partie du cercle constitutionnel ont hardiment payé de leurs personnes dans les dernières luttes, et que, si nous pouvons réprouver quelques phrases chez ceux qui n’ont pas autre chose à faire en ce moment qu’à écrire, nous avons à approuver les actes de ceux qui avaient à agir. Veut-on prendre la réunion du cercle constitutionnel dans son ensemble, écrivains et ministres : nous demandons alors, et cela est juste, que, si on tient compte en mal de quelques phrases, on tienne compte en bien de beaucoup d’actes. Comme les actes ont plus de portée et d’effet que les paroles, le compte se soldera d’une manière favorable. Les véritables représentans du cercle constitutionnel sont, à nos yeux, MM. Dufaure, de Tocqueville et Lanjuinais, et nous ne doutons pas qu’en considération de la confiance que ces ministres inspirent à la majorité, la majorité n’oublie la mauvaise humeur qu’elle a dû avoir contre le manifeste. Il est arrivé en cette affaire le contraire de ce qui arrive ordinairement. Ceux qui n’avaient qu’à parler ont médiocrement parlé, et ceux qui avaient à agir ont bien agi. La majorité bien nous informée a donc plus à se féliciter qu’à se plaindre ; nous nous applaudissons de ce dénoûment.

Tout ce que nous venons de dire de M. Dufaure à l’intérieur, nous pouvons et nous devons le dire de M. de Tocqueville dans les discussions sur la politique extérieure, il n’a pas plus cédé, il n’a pas plus hésité sur la politique extérieure que M. Dufaure sur la politique intérieure. Où donc voudrait-on trouver entre eux et la majorité la moindre différence ?

Les questions de politique extérieure sur lesquelles le débat s’est engagé dans l’assemblée législative ne sont pas les questions les plus importantes et les plus délicates du moment, puisque l’on n’a parlé ni de la question italienne, ni de l’attitude de la Prusse en Allemagne. La question de la Russie est tellement générale, toute grave qu’elle est, qu’elle ne s’applique pas d’une manière particulière au moment actuel. Elle domine la situation générale de l’Europe et du siècle. La question de l’insurrection démagogique du grand-duché de Bade et du Palatinat est une question finie, et qui n’a plus de dangers que par les prises qu’elle donne à l’esprit rétrograde ; mais ces deux questions, traitées l’une par M. Mauguin et l’autre, par M. Savoye, touchent de près aux sentimens de la majorité, et nous dirions volontiers qu’elles sont d’autant plus des questions politiques qu’elles sont moins des questions diplomatiques. La majorité ne veut pas du système de la guerre pour la guerre : c’est le système de M. Mauguin ; elle veut encore bien moins le triomphe de la démagogie allemande : c’est le système de M. Savoye. On peut donc, sur ces deux questions, éprouver la conformité des sentimens du ministère avec les sentimens de la majorité.

Or, sur la démagogie allemande, qu’a dit M. de Tocqueville qui ne soit le sentiment de la majorité ? Battue à Dresde, la démagogie allemande a fait l’insurrection de Bade et du Palatinat, non pas que de là elle espérât remuer toute l’Allemagne, mais elle comptait sur l’appui de la démagogie française. M. Savoye avait été lui porter les promesses de cette petite France égoïste et ambitieuse qui se croit née pour gouverner la grande. Qu’on le sache bien, la démagogie allemande n’a pas le moindre amour pour la France. Elle injurie habituellement la France, mais elle l’implore quand elle se sent vaincue ou menacée. M. Savoye a parlé à Offenbourg au nom du gouvernement des Arts-et-Métiers ; il n’a pas parlé, il ne pouvait pas parler au nom du gouvernement français. Loin de voir un échec pour la France dans la défaite et dans la dispersion des insurgés du Palatinat, nous y voyons un événement heureux. Il faut que partout en Europe la démagogie soit vaincue, pour que la France puisse, soit au dedans, soit au dehors, être libérale sans être dupe. Au dedans, que faire pour la liberté et pour l’amélioration véritable du sort des populations, quand il faut tous les matins défendre l’ordre social menacé et changer en moyens de défense nos moyens d’assistance ? Au dehors, que faire pour la cause du libéralisme, quand partout cette cause est compromise par la démagogie, quand la liberté est représentée à Rome par M. Mazzini, et en Allemagne par je ne sais quels brouillons obscurs dont les noms même ne viennent pas à la bouche de ceux qui veulent les maudire ? Nous sommes heureux de savoir que les Prussiens sont à Carlsruhe, à Manheim, à Heidelberg, et que l’insurrection est partout vaincue et dispersée. Nous ne nous dissimulons pas que, dès ce moment, va commencer pour l’Allemagne, et par conséquent aussi pour la diplomatie française, une autre phase. Nous espérons que cette phase sera une phase libérale, nous espérons que la Prusse restera fidèle à la politique libérale et modérée qu’elle a semblé inaugurer par son projet de constitution ; mais, quelles que soient les circonstances de cette nouvelle phase, il fallait d’abord que la phase démagogique fût finie.

Nous sommes favorables, on le sait, à la cause prussienne, et nous ne nous repentons pas d’avoir été des premiers à dire que la France devait être favorable à cette cause ; mais nous avons indiqué aussi quels étaient les obstacles que la politique prussienne devait rencontrer en Allemagne et dans quelle mesure la France devait l’appuyer. La Prusse a partout pris le haut du pavé en Allemagne. À la constitution de Francfort elle a opposé son projet de constitution, et ce projet rallie peu à peu la plupart des petits états de l’Allemagne. La constitution de Francfort n’est plus qu’un mot, et, quant à l’assemblée nationale de Francfort, nous ne savons plus, même à l’heure qu’il est, où elle siége. En même temps que la Prusse opposait sa constitution à celle de Francfort, elle opposait aussi une armée à l’insurrection du grand-duché de Bade et du Palatinat. C’est cette armée qui vient de vaincre les insurgés. La Prusse en ce moment triomphe donc partout en Allemagne, soit par ses lois, soit par ses armes. Que fera-t-elle de ce triomphe ? Voilà la grande question qui commence et qui doit vivement préoccuper la diplomatie française.

Si ce triomphe doit être, comme nous l’espérons, le triomphe du libéralisme modéré sur la démagogie, si ce triomphe doit servir à l’unité morale et civile de l’Allemagne sans porter atteinte aux diversités politiques que l’histoire a consacrées dans ce pays et que l’assemblée nationale de Francfort a ressuscitées et ranimées par ses attaques, imprudentes, si ce doit être là l’effet du triomphe de la Prusse, nous y applaudissons de grand cœur.

La question prussienne, telle que nous la comprenons, se rattache d’une manière très étroite à la question russe débattue entre M. Mauguin et M. de Tocqueville. Rendons ici hommage à la fermeté et à la justesse de vues de M. de Tocqueville dans ce débat. La vraie science politique est de voir le danger avant qu’il existe, mais de ne le voir que comme il existe, d’en voir la réalité et non pas l’ombre, d’en avoir l’intelligence vive et nette et non pas le sentiment vague et perpétuel. Oui, la puissance de la Russie est un danger pour l’Europe ; oui, le rôle que les événemens lui font, la garantie qu’elle semble offrir à l’ordre contre le désordre, la prétention qu’elle a de représenter et de défendre mieux qu’aucun autre gouvernement les intérêts de la société, oui, tout cela la rend très redoutable le jour ou elle voudra se servir de ces avantages au profit de son ambition : nous l’accordons à M. Mauguin ; mais nous disons avec M. de Tocqueville que la puissance de la Russie ne peut être un danger pour la France que sous trois conditions : la première, c’est le triomphe de la démagogie en France. Oh ! oui, si la démagogie triomphait en France, si le 13 juin avait été pour la démagogie contre la république ce que le 24 février a été pour la république contre la monarchie, si M. Ledru-Rollin dictateur à Paris donnait la main à M. Mazzini dictateur à Rome, si les insurgés de Bade et du Palatinat marchaient sur Francfort et de là sur Dresde, oui, la Russie deviendrait alors la dernière ressource de l’ordre social, oui, elle aurait alors le grand rôle qu’elle ambitionne ou qu’elle affecte. En sommes-nous là ? Non, grace à Dieu ! la Russie n’est la ressource de l’Europe que contre la démagogie, elle ne l’est pas contre la liberté sage et modérée. Le triomphe de la démagogie appelle par réaction le triomphe de la Russie, c’est-à-dire du despotisme ; mais le triomphe de la liberté sage et modérée exclut et empêche le triomphe de la Russie. Elle le rend inutile. L’Europe livrée à la démagogie peut être tentée d’appeler la Russie comme une libératrice ; l’Europe jouissant d’une liberté sage et modérée repousse la Russie comme une usurpatrice.

Pour que la Russie soit un danger présent et réel, la première condition et la plus grave, le triomphe de la démagogie, manque donc fort heureusement en ce moment, et nous devons faire en sorte qu’elle manque toujours.

Pour que la Russie soit un danger présent et réel pour la France, il faut encore deux autres conditions. Il faut que l’Angleterre et l’Allemagne soient contre nous. Point de coalition qui puisse réussir contre la France sans l’Angleterre et sans l’Allemagne, voilà ce qu’enseignent l’histoire ancienne et l’histoire moderne de notre pays. M. de Tocqueville a raison de s’applaudir en voyant que depuis plus de trente ans la France et l’Angleterre ont fait de leur bonne intelligence réciproque le principe fondamental de leur politique. Quant à l’Allemagne, et c’est ici un fait nouveau que M. de Tocqueville prend fort justement en considération, l’Allemagne, à mesure qu’elle se libéralise, se sépare de la Russie ; mais l’Allemagne ne peut se libéraliser efficacement que si le libéralisme est pour elle une cause d’affermissement, au lieu d’être une cause de troubles et de bouleversemens. Entre l’Allemagne libérale et la Russie les institutions élèvent une barrière qui devient la nôtre. De là l’intérêt que nous prenons à tout ce qui peut libéraliser l’Allemagne sans la troubler ; de là la sympathie que nous devons avoir pour l’essai que fait la Prusse d’avoir une Allemagne libérale et tranquille.

Si la France est démagogique, l’Allemagne est russe ; si la France est libérale, l’Allemagne est française, ou plutôt elle est indépendante et bienveillante à l’égard de la France.

Que résulte-t-il du débat qu’a si bien soutenu M. de Tocqueville à la chambre ? Il résulte : 1° que tout lien entre la démagogie de Bade et du Palatinat et la France est rompu, et que le gouvernement français déclare hautement que la cause de la démagogie est une cause qui nous est hostile et antipathique ; 2° que le danger d’une invasion russe contre nous n’est pas un danger présent et réel, d’abord parce que nous ne sommes pas et que nous ne voulons pas être la démagogie, ensuite parce que l’Angleterre amie de la paix, comme nous le voyons, et l’Allemagne libérale, comme nous l’espérons, n’aideront pas à cette invasion.

En résumé, la quinzaine est bonne. Le ministère a montré qu’il comprenait les devoirs que lui imposait la victoire du 13 juin, et, parmi ces devoirs, le plus impérieux est de ne pas laisser se renouveler les occasions de pareilles victoires. Il n’a donc pas hésité à achever par les lois l’œuvre de la force. Au dedans comme au dehors, il a été ferme et décisif : au dedans, témoignant par ses paroles et par ses actes qu’il voulait que force restât à la loi ; au dehors, rompant tout lien avec la démagogie, la combattant à Rome les armes à la main, et la répudiant en Allemagne. Deux questions maintenant, et deux questions vraiment diplomatiques, vont s’engager en Allemagne et en Italie. En Italie, quel sera, après que nous aurons pris Rome ; le sort des institutions libérales ? En Allemagne, quelle sera l’attitude de la Prusse, et comment se servira-t-elle du double triomphe qu’elle vient de remporter à Francfort sur l’unité germanique mal comprise, à Carlsruhe sur la démagogie ? Ou nous nous trompons fort, ou, dans la prochaine chronique, les événemens nous auront déjà apporté quelques lumières sur ces deux questions.


Les Russes ont enfin franchi sur plusieurs points la frontière hongroise ; quatre-vingt-sept mille hommes sont en marche et prennent position dans les comitats du nord. Quelques-uns ont déjà combattu avec avantage. Ce ne sont point encore là les deux cent mille hommes que le czar a promis à l’empereur d’Autriche ; mais, avec quelques efforts, si la situation de la Pologne ne devient pas plus menaçante, et si la Turquie, contenue par le dernier traité, ne donne point d’alarmes, le chiffre de l’armée russe pourra être porté prochainement à cent cinquante mille hommes. L’armée autrichienne s’est, de son côté, peu à peu reconstituée après cette débâcle inattendue à laquelle l’ont exposée si aveuglément l’impéritie et l’orgueil du prince Windischgraetz. Elle n’est pas sensiblement différente de ce qu’elle était au moment où commença la première campagne de Hongrie. Il est vrai, l’enthousiasme provoqué l’année dernière en faveur du gouvernement constitutionnel qui arrachait les Slaves au joug séculaire du Magyar s’est beaucoup refroidi. Aujourd’hui cependant l’espoir renaît, et les Austro-Croates se sont remis assez vigoureusement en position sur une ligne qui se développe depuis les rives de la Waag jusqu’à la frontière de la Croatie et de la Styrie, et de là, le long de la Draye jusqu’à Neutzatz au Banat de Temesvar, pays généreux ou le ban Jellachich et le Serbe Knichanin avec le patriarche Rajachich ont repris victorieusement l’offensive. Le chiffre des Austro-Slaves peut être d’environ cent cinquante mille hommes.

Ainsi, tandis que les Russes arrivent par la Hongrie septentrionale sur le théâtre de la guerre, les Autrichiens s’étendent au nord-ouest le long de la Waag, dans la partie occidentale de l’île de Schüt, qui s’ouvre près Presbourg et se ferme à Comorn, au sud-ouest le long de la Raab, au midi sur la Drave jusqu’à Eszeg, et ensuite sur le Danube jusqu’à Neuzatz, Carlowitz et Semlin en vue de Belgrade. Les trois armées, les Russes au nord, les Autrichiens à l’ouest, les Croates et les Serbes au midi, forment donc autour de l’armée magyaro-polonaise trois quarts de cercle dont le mouvement sera concentrique. D’autre part, le mouvement de l’armée hongroise consistera, selon toute vraisemblance, à reporter vers l’est, par-delà la Theiss, le centre de l’action, en sorte que le cercle, en se resserrant, devra se déplacer lui-même rapidement, et c’est ici que semble être le nœud de la question stratégique. Les Hongrois, qui comptent deux cent mille hommes sur le papier, mais qui ne peuvent mettre en ligne que cent mille hommes de troupes régulières et cinquante mille paysans mal armés, sans grand attachement au drapeau, ne seront-ils pas conduits, par l’inégalité des forces, à répéter la tactique qu’ils ont une première fois suivie et qui leur a si bien réussi ? Des positions occupées par les armées ennemies jusqu’à la Theiss, le sol n’offre qu’une plaine immense où la défensive n’a nul avantage de territoire à espérer et très peu de recours dans une défaite. Par-delà la Theiss, au contraire, apparaissent les premiers sommets des Carpathes de Transylvanie, où la lutte redevient facile, et où la singulière énergie de Bem a ménagé une retraite et comme une citadelle à l’insurrection. On se souvient que la faute principale de Windischgraetz a été précisément de méconnaître l’importance stratégique de la Transylvanie et de la laisser ouverte à la fuite des Magyars. Rien n’est plus difficile que de la reconquérir aujourd’hui par une attaque directe. Quand même il serait vrai, ainsi que le bruit en a couru, qu’un corps de Russes et d’Autrichiens aurait débouché par la Valachie pour prendre l’offensive contre Bem, ce ne serait point assez pour prévenir les difficultés que l’année hongroise peut encore créer à ses ennemis, à l’abri de ces mêmes Carpathes, qui ont si souvent, dans l’histoire, offert une retraite à des peuples menacés et aux Magyars eux-mêmes. La solution de la difficulté est donc dans le mouvement que les Croates avaient indiqué dès l’origine au prince Windischgraetz, et qui consistait à séparer La Transylvanie de la Hongrie par la jonction du corps d’armée de Gallicie marchant du nord au sud avec les Serbes du banat, qui étaient en force pour marcher du sud au nord. Ce mouvement s’accomplirait aujourd’hui entre l’armée russe, qui est dans les régions voisines des sources de la Theiss, et celle de Jellachich, qui est victorieuse, au confluent de la Theiss et du Danube. Si cette opération réussissait, les communications de Bem avec le corps d’armée hongroise étant rompues, le pacificateur de la Transylvanie, perdu au milieu de ces populations valaques dont la fidélité à la cause magyare n’est que conditionnelle, pourrait, avec l’ardeur étrange de ses inspirations, jeter quelque lustre nouveau sur sa fabuleuse destinée, mais il ne lui serait pas donné de prolonger long-temps la résistance. Si, au contraire, la jonction des deux armées sur la Theiss ne s’accomplissait pas ; si les Magyars, encore une fois battus sous les murs de Comorn et de Raab, et délogés de Buda-Pesth, parvenaient à franchir la ligne le la Theiss et à se frayer un chemin vers les montagnes de l’est, qui peut dire de combien de jours la fin de cette déplorable guerre serait retardée ?

La Turquie a suivi dans les derniers temps le développement de cette question avec une vive sollicitude. Ce n’est point que cette puissance ait servi directement ni indirectement les intérêts de la Hongrie ; il est à penser toutefois, il est certain que son vœu serait de voir sortir de cette conflagration le plus possible de désagrémens et d’embarras pour la Russie. Bien que le gouvernement turc soit trop souvent obligé de plier devant les exigences de la diplomatie russe, il est impossible de ne pas reconnaître que les sentimens intimes du sultan et de son peuple sont bien différens des sentimens officiels exprimés dans les conventions écrites.

Le Turc n’est point démonstratif ; il semble avoir voué un culte grave et solennel au dieu du silence, et il n’est pas plus facile de pénétrer dans les replis de son cœur que sous le toit de sa famille. On dirait qu’il réserve le secret de sa pensée et de son existence pour des regards plus qu’humains. Mais détournez le Turc de ses préoccupations contemplatives pour ramener sur ce douloureux chapitre de son histoire, sur ses relations avec le Moscovite, un éclair traverse ses calmes regards et un feu soudain se dégage de ses lèvres ; si vous savez comprendre, vous saisissez sous le voile qui vient de se lever tout ce qu’il y a de fières passions endormies dans cet esprit attristé et tout ce que les événemens peuvent, à un jour donné, y dégager de haines vigoureuses, en représailles de tant d’humiliations endurées de ce côté depuis un siècle. Si donc le gouvernement turc subit la Russie, il n’en déteste pas moins avec tout le peuple cette onéreuse alliance.

La Turquie ne souhaite point le succès des armées russes, car le jour ou l’Autriche, dont l’indépendance aurait pu être une des garanties les plus sûres de l’indépendance ottomane, sera à son tour tombée sous le protectorat moral du czar, il ne sera pas facile au sultan de repousser de chez lui ce même protectorat qui s’est imposé aux trois principautés du Danube. Selon toute probabilité, au lieu de s’affaiblir, l’influence russe sur les populations de Servie, de Bulgarie et de Bosnie s’accroîtra rapidement dans des proportions dangereuses. Les Serbes, les Bulgares, les Bosniaques, sont les alliés des Slaves de Hongrie qui se battent contre les Magyars, et dont le czar se vante d’être le sauveur. Depuis 1840, un grand progrès s’était accompli parmi les populations chrétiennes de la Turquie. On avait su les soustraire aux paroles perfides et trop long-temps écoutées de la propagande religieuse et de la propagande panslaviste, qui se prêtaient, principalement en Bulgarie, un mutuel appui. Comment ces imaginations, jeunes et enthousiastes, toujours impressionnées par ces sentimens d’orthodoxie religieuse et de race, résisteraient-elles à l’éclat d’une victoire politique et religieuse remportée par un pontife de leur église et par un empereur de leur race ? Que d’autre part on suppose les Russes battus, anéantis, suivant l’expression consacrée dans les bulletins magyars, que l’on suppose les Magyars triomphans sur les ruines de l’Autriche, que l’on rétablisse à la place occupée par ce vieux monument un royaume ou une république hongroise, les Croates et les Serbes autrichiens vaincus n’en poursuivent pas moins le but de leurs voeux, l’indépendance. Ils font un appel désespéré à leurs compatriotes de Turquie ; l’agitation renaît immédiatement sur tous les points ; l’idée de nationalité se relève avec violence. Les Bulgares et les Serbes ne pouvant pas consentir à l’asservissement des Croates sous la domination magyare sans consentir à leur propre anéantissement, puisque leur capitale intellectuelle est à Agram, les Slaves de Turquie s’engagent de leur propre volonté, et malgré la Turquie elle-même, dans une guerre nouvelle contre la domination magyare. Et que devient, au milieu de ces complications, l’autorité du sultan, forcé ou de combattre lui-même la Hongrie à la suite de ses sujets slaves, ou de s’unir aux Hongrois pour étouffer cette race renaissante ? Que fallait-il donc pour écarter les périls que ces événemens peuvent faire courir un jour à l’équilibre européen ? Une chose bien simple : il fallait que les Austro-Croates battissent les Magyars sans avoir besoin du concours des Russes. Le génie de la Russie fatal à l’Orient et l’incapacité du prince Windischgraetz en ont autrement disposé. Il n’y a donc plus peut-être qu’un vœu à former, c’est que les cabinets de l’Occident se mettent dès à présent en mesure de lutter avec prudence à Constantinople, à Vienne, à Belgrade, pour resserrer autour du sultan et de l’empereur d’Autriche tout ce qu’il y a de Slaves dans ces deux états ; c’est aujourd’hui, nous le craignons, le seul moyen d’empêcher ces populations de se jeter dan les bras des Russes.


— Il vient de s’opérer, en Hollande, un petit revirement ministériel. M. Dunker Curtius, rebuté, à ce qu’il parait, par quelques difficultés parlementaires, a donné sa démission. Son successeur au ministère de la justice est M. Wichers, jurisconsulte distingué, qui arrive des Indes orientales, où il a présidé à la mise en vigueur de la nouvelle législation. Le ministre des colonies, M. Baud (parent de l’ancien ministre, plus connu, du même nom) s’est démis aussi de ses fonctions, un peu par cause de santé, un peu aussi peut-être par suite des obstacles qu’a rencontrés dans le parlement le projet du traité à conclure avec la société de commerce ; il a été remplacé par M. Van den Bosch, contre-amiral. La chambre a été ajournée pour quelques semaines à la reprise des travaux parlementaires, la session, douloureusement interrompue par la mort de Guillaume II, recommencera pour tout de bon. La présentation de la loi sur l’enseignement et d’autres lois organisatrices voulues par la loi fondamentale est remise à cette époque. Quant à la solution financière, le déficit de 1848 est toujours à combler ; les revenus promettent d’être plus satisfaisans pour l’année courante, grace à l’élévation du prix des produits coloniaux. On espère en même temps introduire dans le budget quelques économies.

L’attention des Hollandais se concentre depuis quelques mois sur l’affaire de Bali. Les nouvelles récentes sont des plus heureuses. L’expédition, qui se composait en tout de sept à huit mille hommes, dont deux mille Européens, sous le commandement du général Michiels, a remporté, vers le milieu du mois d’avril dernier, une victoire complète ; les troupes néerlandaises se sont emparées, le 16 avril, de Djaga-Raga, résidence fortifiée du prince révolté de Beliling. Ce combat avait été précédé de quelques tentatives d’arrangement amical. Le 7, le prince de Karang-Assem et le chef de Beliling, après avoir demandé une entrevue au commandant en chef des troupes hollandaises, s’étaient présentés aux avant-postes, escortés de huit à dix mille hommes. On les avait reçus avec les précautions nécessaires à peu de distance du camp hollandais. Les princes offraient de se soumettre, pourvu que les intentions du gouvernement, au sujet de Bali, leur fussent communiquées. Ils demandaient aussi que le prince de Beliling pût être reçu le lendemain comme ils l’avaient été eux-mêmes ; mais le commandant hollandais, familiarisé avec les ruses des souverains indigènes, avait refusé d’arrêter la marche de son armée vers Djaga-Raga. Il avait donc été convenu que la nouvelle entrevue aurait lieu sur la route de Djaga-Raga, à Sangsit-Dalam. Cette rencontre pacifique de deux corps armés nombreux à si peu de distance est peut-être un fait unique dans les fastes militaires ; c’est un éclatant témoignage de l’ordre et de la discipline qui règnent parmi les troupes hollandaises, comme de l’esprit religieux des indigènes.

Le 8 avril, une colonne d’infanterie précédée d’artillerie se rendait à Sangsit-Dalam et occupait ce poste ; les soldats indigènes s’étaient retirés, les habitans avaient reçu les troupes amicalement. Toutefois l’entrevue définitive n’avait lieu que le 11, et on s’entendait sur les conditions suivantes : les radjahs ou princes de Beliling et de Karang-Assem déclareraient se rendre à la merci du gouvernement néerlandais et reconnaître le gouverneur-général de Batavia pour leur suzerain ; ils enverraient sous peu de jours une députation pour implorer leur pardon ; les deux princes se rendraient, le 13, auprès du commandant en chef hollandais, et on commencerait immédiatement à démolir les fortifications de Djaga-Raga, afin d’y opérer une ouverture assez large pour que le gros des troupes pût y entrer le 15, jour fixé pour l’érection du drapeau hollandais sur la forteresse balinaise.

Tout semblait jusqu’à ce moment faire prévoir une issue pacifique. Cependant quelques officiers supérieurs furent envoyés, le 13, pour reconnaître où en était la démolition convenue des lignes et redoutes ennemies. Ces officiers furent reçus assez bien, mais non pas sans réserve, et ils cherchèrent en vain quelque trace des travaux de démolition qu’on avait promis de commencer. Aussi le commandant hollandais renvoya-t-il, le 14, les mêmes officiers pour déclarer catégoriquement aux Balinais qu’il voulait une soumission nette et franche, et qu’il avait chargé les officiers d’indiquer les points où préalablement une brèche devait être pratiquée. Cette fois, la réponse des Balinais ne laissa plus de doute sur leurs intentions ; ils demandaient une nouvelle entrevue. Il était clair dès-lors qu’ils ne voulaient que gagner du temps, et les Hollandais se mirent en devoir d’agir.

Les fortifications de Djaga-Raga, construites sur une hauteur, étaient protégées de deux côtés par des ravins et par deux fleuves rapides. Dans la matinée du 15, une reconnaissance fut tentée sur la rive gauche d’un de ces fleuves, qui coule à l’ouest de la forteresse, par le 7e bataillon d’infanterie. Le commandant en chef, avec deux autres bataillons, les 13e et 15e, marchait en même temps au front des fortifications ennemies. Bientôt on ouvrit sur tous points un feu soutenu, auquel la garnison de Djaga-Raga répondit vivement, sans parvenir à entraver les opérations accomplies par les Hollandais avec un sang-froid et un courage inébranlables. Vers six heures du soir, les Balinais firent une tentative de sortie qui fut énergiquement repoussée. À la nuit tombante, on suspendit les hostilités ; les troupes bivouaquèrent dans leurs positions. Le résultat de cette première journée était considérable. Les Hollandais s’étaient rendus maîtres de plusieurs redoutes, et on pouvait espérer pour le lendemain une victoire complète. Cet espoir ne fut pas trompé, et avant l’aube le combat, qui commençait avec une nouvelle ardeur, se terminait en peu d’instans par la déroute des Balinais, que la colonne du lieutenant-colonel Van Swieten avait vigoureusement attaqués. Les princes rebelles prenaient la fuite dans la direction de Karang-Assem, et, au lever du soleil, le drapeau néerlandais flottait sur les remparts de Djaga-Raga. On peut regarder cette victoire comme décisive : la domination hollandaise à Bali est désormais à l’abri de toute atteinte sérieuse. Les Hollandais ont fait admirer, dans cette rude campagne, leur courage autant que leur persévérance. Ce triomphe a été acheté, il est vrai, par d’assez grandes pertes : on compte, de leur côté ; cinquante-huit morts et cent soixante-quinze blessés ; mais la prise de Djaga-Raga affermit les bases de leur puissance coloniale, et ajoute une belle page de plus à leur histoire militaire.


D’UN MINISTÈRE DE LA POLICE.

On parle beaucoup, depuis quelque temps, de créer ou plutôt de restaurer le ministère de la police. Il y a des gens, les matérialistes de la politique, qui croient qu’en multipliant ou en restreignant les ministères, on change l’esprit du gouvernement. La France est sauvée, suivant les uns, si le conseil vient à compter quinze ministres au lieu de neuf, et si le cabinet, absorbant de plus nombreuses capacités, étend ses assises dans la chambre ; suivant les autres, si l’on réduit à trois le nombre des ministres, et si la trinité ministérielle simplifie le commandement à l’égard des dieux inférieurs de l’administration. Les uns et les autres ont cela de commun qu’ils font du pouvoir une sorte d’automate, et qu’ils tendent à remplacer par je ne sais quel mécanisme une impulsion qui doit embrasser tous les rouages et qui doit être de tous les jours.

L’expédient semblera puéril aux hommes qui sont versés dans la pratique des affaires. Le gouvernement est dans les hommes, dans les principes et dans les méthodes ; il n’est pas dans ces remaniemens d’attributions qui consistent à subdiviser ou à concentrer l’action administrative. On aurait, en vérité, trop bon marché des difficultés que rencontre ou que fait naître l’exercice de l’autorité, principalement dans les époques révolutionnaires, s’il suffisait, pour les résoudre, d’élever entre deux ministères ou d’abattre une faible cloison. Ne poussons pas jusqu’à ce point la superstition des formules.

La création d’un ministère de la police générale ne serait qu’une réminiscence de l’empire, dans un temps et sous un peuple qui répugnent aux plagiats du passé. Sous l’empire, après le ministère de la guerre, qui préparait les conquêtes, venait celui de la police, qui organisait la surveillance et les moyens d’action dans les pays conquis. La France alors s’étendait de Naples à Hambourg et du Guadalquivir au Niémen. L’Europe n’était pas, comme aujourd’hui, sillonnée de routes et jalonnée de télégraphes. Les chemins de fer, qui mettent déjà Paris à trois journées de Varsovie, et qui réduiront bientôt à vingt-quatre heures la distance de Paris à Marseille, étaient encore inconnus. Il n’y avait point de presse libre ni de tribune pour traduire au grand jour la pensée des peuples. La liberté de la parole trouvait à peine, dans quelques salons privilégiés un refuge troublé par mille inquiétudes. L’esprit public s’agitait dans l’ombre ; il allait minant, par des travaux souterrains, le pouvoir qui le contre-minait par la police. À une conspiration permanente et universelle des vaincus, le vainqueur opposait l’œil toujours ouvert de l’espionnage. La police était partout et elle était tout. Il n’y avait pas d’autre moyen de gouvernement.

La France, de nos jours, est dans des conditions bien différentes. Nous avons perdu nos conquêtes, et avec les avantages ont disparu aussi les charges de cette vaste domination. La population est homogène ; elle ne se partage pas naturellement en vainqueurs et en vaincus : tous les citoyens ayant des droits égaux il n’y a ni motif ni prétexte à ces haines implacables dont la police va chercher le secret au fond des coeurs. Au pouvoir d’un seul a succédé le gouvernement de tous. La liberté de la presse et la liberté de la tribune, mettant en relief les opinions, les projets et les espérances, font la police des partis au profit de la société. Je ne sais pas d’émeute que les feuilles anarchiques n’aient annoncée, pas de complot qu’elles n’aient laissé transpirer à l’avance. Dans un gouvernement représentatif, les meilleurs et les plus sûrs avertissemens sont donnés par la publicité. Un pouvoir qui veut vivre et durer doit tâter chaque jour le pouls à l’opinion publique. La police, qui, dans un gouvernement absolu, envahit l’espace, sous un régime constitutionnel se voit reléguée à un rang secondaire et en quelque sorte sur l’arrière-plan. Un ministère de la police, nécessaire à la France de l’empire et au gouvernement autocratique de la Russie, ne s’expliquerait pas et ne serait qu’un luxe déplacé pour la France libre, constitutionnelle et républicaine. Ce n’est plus Fouché ni Talleyrand, c’est Casimir Périer qu’il nous faut.

Un ministre de la police ne se conçoit pas sans un pouvoir arbitraire : la lettre de cachet est au bout de l’institution, ou l’institution n’est rien. Le lieutenant-général de police sous Louis XV et le ministre de la police sous Napoléon ne se contentaient pas de surveiller et de signaler les complots contre la sûreté de l’état : ils avaient une juridiction propre et une action très réelle, très puissante, devant laquelle fléchissaient ou tombaient tous les obstacles. Disposerait-on de cette force mystérieuse et irrésistible aujourd’hui ? Je ne parle pas de l’arbitraire ; mais la police a-t-elle une action à exercer ? La police surveille ; mais, en dehors de la surveillance, elle est sans pouvoir, elle n’agit pas. La magistrature décerne les mandats d’arrêt et de perquisition ; l’autorité municipale