Chronique de la quinzaine - 30 avril 1914
30 avril 1914
Nous apprenons trop tard le résultat des élections du 26 avril pour pouvoir en parler avec tout le développement que nous aurions désiré : d’autre part, il y a 251 ballottages sur 602 députés à élire. Mais on peut dire dès maintenant que la nouvelle Chambre ressemblera à l’ancienne. Aucun mouvement d’ensemble n’a eu lieu, aucun courant ne s’est manifesté, d’où il faut conclure que le pays, n’ayant pas souffert jusqu’ici dans ses intérêts matériels, n’a pas encore compris la gravité de la situation. Ce n’est pourtant pas que les leçons de chose lui aient manqué depuis quelques mois ; il n’en a pas saisi toute la portée ; il y est resté à peu près indifférent. La réélection de M. Caillaux à Mamers précise le caractère de cette première journée électorale. Beati possidentes ! Ceux qui étaient en place y restent.
Mais si les hommes d’hier reviennent un peu partout, aucun changement ne s’est-il produit en eux ? Dans un grand nombre de circonscriptions, les radicaux-socialistes et les socialistes eux-mêmes ont dû, pour se faire réélire, apporter de telles atténuations à leur programme, que la différence avec celui des modérés et des libéraux est devenu presque insensible : les électeurs ont pu s’y tromper. Le programme de Pau, une fois descendu de ce bruyant Sinaï, s’est altéré au point de devenir méconnaissable. Les compères en riaient entre eux ; seul, M. Camille Pelletan a crié au scandale et en a poussé un gémissement plein de mélancolie. Les radicaux-socialistes ont tenu à passer outre et se sont déclarés à qui mieux, mieux partisans du service de trois ans, de la réforme électorale et de l’impôt sur le revenu sans déclaration contrôlée. Pourquoi cette nouvelle altitude, sinon parce qu’ils l’ont sentie conforme à l’opinion du pays et qu’ils voulaient être réélus ? Ils ont pris l’air du dehors et se sont aperçus qu’il différait fort de celui du Palais-Bourbon. La leçon profitera-t-elle ? Le souvenir s’en maintiendra-t-il ? Les députés tiendront-ils les engagemens des candidats ? Cela dépendra pour beaucoup du gouvernement qui veillera au début de la législature. Le ministère Doumergue pouvait suffire à une Chambre mourante et déjà entrée en décomposition ; il ne suffira pas à une Chambre renaissante et qui a quatre ans devant elle. Les présidens et les membres les plus importans des anciens ministères ont tous été réélus au premier tour de scrutin : M. Briand, M. Barthou, M. Millerand, et cela aussi est significatif. Les hommes, si on le veut, ne manqueront pas aux choses.
Mais ces observations sont peut-être prématurées, puisque la consultation du pays n’est pas encore complète. Trois points toutefois sont, dès maintenant, hors de cause : le service de trois ans contre lequel la plus violente campagne a échoué et que le pays a définitivement consacré, le scrutin de liste et la représentation proportionnelle, enfin la réforme fiscale faite d’accord avec les principes de la Révolution française et conformément aux mœurs nationales. C’est ce que les élus du 26 avril ont promis à leurs électeurs, et nous en prenons acte.
Paris a été l’interprète et le représentant de la France dans les fêtes dont il a entouré la visite que viennent de nous faire le roi George V et la reine Mary. Tout y a réussi à souhait et il semble même que le ciel ait voulu y participer avec une bienveillance particulière, car il a, lui aussi, prodigué ses sourires. Mais c’est surtout à lui-même que Paris a dû le succès d’une manifestation à laquelle il s’est livré avec un de ces élans spontanés de cordialité joyeuse qu’il n’avait pas eu depuis la visite de l’empereur de Russie. Le gouvernement, aidé du protocole, est toujours sûr de pouvoir accueillir les hôtes de la France avec correction et convenance, mais il n’est pas maître de l’âme, de Paris ; elle reste indépendante et ne se donne qu’à qui lui (plaît. La présence de la reine Alary a été heureuse ; la population de Paris y a été très sensible ; le Roi a inspiré à tous ceux qui l’ont approché un sentiment de confiance et de respect. On sentait qu’il n’y avait, pas plus d’un côté que de l’autre, rien de banal ni de conventionnel dans les sentimens qu’on s’exprimait et qui ont pris une forme parfaite dans les toasts prononcés au banquet de l’Elysée. Le président de la République et le roi d’Angleterre ont parlé tous les deux au nom de leur pays, avec simplicité, avec gravité, avec force, et leurs paroles ont été entendues dans le monde entier, où elles ont été accueillies comme un gage de paix.
Nous nous rappelons la visite que le roi Edouard nous a faite il y a une dizaine d’années, au moment où il a inauguré avec une si haute intelligence la politique de rapprochement d’où est bientôt sortie l’entente cordiale. Il s’en faut de beaucoup, pourquoi ne pas le dire ? que le sentiment populaire ait vibré alors autour du père comme il vient de le faire autour du fils. L’accueil a été respectueux, mais réservé. Il y avait visiblement de l’hésitation dans la foule. On était trop près d’incidens qui avaient laissé des impressions fâcheuses. Les gouvernemens savaient bien ce qu’ils faisaient et ce à quoi ils voulaient aboutir, mais l’opinion, qui n’y avait pas été assez préparée, ne le comprenait pas encore. Ce n’est que plus tard et peu à peu que la lumière s’est faite, et ce résultat est dû à la parfaite loyauté apportée par l’Angleterre à ses rapports avec nous. Quand elle a adopté une politique, elle s’y tient avec une fermeté dont aucun petit incident ne la détourne. La visite que le roi George nous a faite, visite à laquelle la présence de sir Edward Grey donnait toute sa signification, a été la preuve de cette résolution persévérante. Aussi les souvenirs antérieurs se sont-ils dissipés. Nous n’avons conservé, de notre longue rivalité avec l’Angleterre, que le sentiment de l’héroïsme dépensé de part et d’autre, qui est une des fiertés de notre histoire. Aujourd’hui les destinées des deux pays sont accomplies et tout fait croire que l’entente qui s’est formée entre eux présidera à un long avenir. La communauté des intérêts les a rapprochés, mais il est dans notre nature de mêler nos sentimens à nos intérêts, et voilà pourquoi la ville de Paris a mis un peu de son cœur dans la manière dont elle a reçu les souverains amis.
Cette communauté d’intérêts entre la France et l’Angleterre apparaît d’ailleurs de jour en jour avec plus d’évidence. L’Europe, comme on le sait, est divisée en deux groupemens distincts entre lesquels, grâce à Dieu ! il n’y a pas d’opposition irréductible, mais qui ont pourtant chacun ses intérêts particuliers. Ceux de la France et de l’Angleterre sont les mêmes. Laissons de côté, pour le moment, les situations générales telles qu’elles résultent de longs efforts historiques, pour ne parler que des faits du jour. Les événemens d’Orient, tels qu’ils se sont déroulés depuis dix-huit mois, ont posé dans les Balkans et dans la Méditerranée des questions nouvelles : quand les puissances out eu à s’en occuper, à s’y appliquer, on a pu remarquer depuis le premier jour jusqu’au dernier que, par la nature même et par la force des choses, la France et l’Angleterre, d’ailleurs en pleine harmonie avec la Russie, étaient d’accord sur tous les points. Au moment où l’entente cordiale a été formée, l’Orient était tranquille et nul ne prévoyait l’ébranlement prochain auquel il devait être soumis. Ce n’est donc pas en vue de problèmes qui n’étaient pas encore posés que l’entente a été conclue : cependant elle s’y est adaptée parfaitement. On a dit beaucoup depuis quelques jours dans la presse que l’action de la Triple Alliance, provenant d’une unité plus réelle ou d’une discipline plus forte, avait été plus efficace que celle de la Triple Entente. Cela est-il bien sûr ? Il y a dans la Triple Alliance des divergences et même des oppositions d’intérêts qui n’existent pas dans la Triple Entente. On parle de résultats supérieurs obtenus par la Triple Alliance, parce qu’il a bien fallu reconnaître les intérêts primordiaux de l’Autriche et de l’Italie et y faire certaines concessions ; mais si la France et l’Angleterre n’ont rien obtenu de semblable, c’est parce qu’elles n’avaient pas à le demander et ne l’ont pas demandé en effet ; et quant aux intérêts de la Russie, ils ont été défendus et maintenus sur tous les points où la Russie elle-même l’a jugé nécessaire. Où est donc, en tout cela, l’infériorité de la Triple Entente ? Au surplus, ce n’est pas, en ce moment, de la force respective des deux groupemens que nous nous occupons, mais de l’accord des intérêts entre l’Angleterre et la France, et, s’il apparaît clairement sur le continent balkanique, il apparaît encore davantage dans la Méditerranée. Là aussi, la nature et la force des choses travaillent à un rapprochement de plus en plus intime entre les deux pays. Des élémens nouveaux s’y sont introduits. D’autres, qui y existaient déjà, se sont très amplement développés. La Triple Alliance y a étendu son domaine. Le fait importe également à la France et à l’Angleterre : les deux diplomaties ne peuvent ni l’envisager ni en raisonner différemment. Le lien de l’entente cordiale en est resserré. Qu’il ait été question de tout cela dans les conversations que le comte Berchtold et le marquis di San Giuliano viennent d’avoir à Abbazia, rien n’est plus certain. Qu’on en ait aussi parlé à Paris, rien n’est plus probable ; mais à peine avait-on besoin de le faire pour être sûr qu’on était d’accord.
Après cela, faut-il dire un mot d’une autre question qui a, depuis quelques jours, occupé la presse, à savoir s’il y a lieu de convertir la Triple Entente en Triple Alliance ? Nous ne dédaignerions nullement une alliance entre l’Angleterre, la Russie et la France, mais elle n’est pas indispensable pour faire équilibre à la Triple Alliance et, au surplus, comme la réalisation en est actuellement impossible, le mieux est de ne pas la poursuivre. Les Anglais répugnent à un engagement de ce genre, non pas qu’ils reculent devant les conséquences qu’il pourrait entraîner ; ils les envisagent au contraire avec un parfait sang-froid et se tiennent prêts à y faire face, si l’occasion s’en présente ; mais il n’est pas dans leurs habitudes de se lier en vue d’une éventualité qui n’est pas encore arrivée. Peut-être craignent-ils que de ces engagemens réciproques, une fois qu’ils sont pris, ne résulte une confiance excessive qui pourrait causer certains entraînemens. L’histoire des dernières années montre à quel point cette crainte, si elle existe, est chimérique. L’alliance de la France et de la Russie d’une part et, de l’autre, celle de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie n’a poussé aucun de ces pays à l’imprudence ; ils se sont au contraire contenus mutuellement et l’équilibre des alliances a été en fin de compte une des meilleures garanties de la paix. Mais, qu’elle provienne d’un préjugé ou non, il faut prendre la disposition des Anglais telle qu’elle est et s’en accommoder. Le gouvernement radical actuel est peut-être plus éloigné qu’un autre d’une alliance formelle et l’éloignement qu’il a pour les traités secrets lui rendrait plus difficile d’en contracter une. Mais qu’importe ? Toutes les fois que nous avons été l’objet d’une menace, l’Angleterre ne s’est-elle pas rangée à nos côtés et ne nous a-t-elle pas apporté un concours moral qui a été efficace ? Il n’y a pas lieu de croire que ce qui a été suffisant dans le passé ne le sera plus dans l’avenir. Sans doute, si une provocation venait de notre part, l’Angleterre réserverait sa liberté ; mais, comme une pareille éventualité ne se produira certainement pas, nous restons rassurés et confians. Aussi, n’est-ce pas chez nous qu’a surgi l’idée de substituer l’alliance à l’entente : c’est, semble-t-il, dans la presse russe qu’il en a été question pour la première fois et il ne faut d’ailleurs voir là que l’exagération d’une idée juste. L’opinion russe s’est préoccupée de ce qu’il y avait d’un peu vague, d’un peu aléatoire, dans sa propre entente avec l’Angleterre, et peut-être avait-elle raison. L’entente de la Russie avec l’Angleterre est postérieure à celle que nous avons conclue nous-mêmes avec cette Puissance, et elle n’a peut-être pas encore donné lieu, sur tous les points, à l’échange de vues qui s’est poursuivi entre Londres et Paris. S’il en est ainsi, il y a là une omission à réparer, une lacune à combler : il importe, en effet, que, quoi qu’il arrive, on ne soit jamais pris au dépourvu. Alors la Triple Entente sera arrivée au plus haut degré de perfection qu’elle puisse atteindre, et nous ne voyons pas en quoi elle serait inférieure à la Triple Alliance. Si nous parlons de cette question d’alliance et d’entente, c’est parce que la presse britannique a tenu, pendant les fêtes de Paris, à mettre l’opinion en garde contre des espérances qui ne pourraient pas se réaliser : mais nous savions fort bien à quoi nous en tenir à ce sujet, et il n’a jamais été dans notre pensée de rien demander au-delà de ce qui existe déjà. Tout ce qu’il serait exact de dire, c’est que, à nos yeux, les biens entre l’Angleterre, la Russie et la France ne sauraient jamais être trop étroits.
Quant à la visite royale, il ne peut en résulter autre chose que des sentimens encore plus cordiaux entre les deux gouvernemens et les deux pays, mais ce n’est pas là un résultat négligeable. Il est bon de se voir de près pour se bien connaître, et nous avons la prétention de gagner à être connus. Nous avons nos faiblesses sans doute ; qui n’a pas les siennes ? Les nôtres, — que nous cachons si peu nous-mêmes ! — sont exploitées par ceux qui ont intérêt à le faire et qui les grossissent au point de les dénaturer. On nous ferait volontiers passer pour un pays tombé dans l’anarchie : les souverains anglais ont pu voir combien ce portrait était peu ressemblant. Aucune ville au monde ne pourrait donner un spectacle plus réconfortant que celui qu’a donné Paris, où, pendant trois jours, une foule immense, gaie, joyeuse, heureuse, a manifesté dans un ordre parfait. Le Roi et la Reine ont bien voulu dire qu’ils conserveraient le souvenir de la réception qui leur a été faite : ils ont pu voir que la France était sensible à l’amitié qu’on lui témoigne et qu’elle aussi en garde le souvenir.
Si le vieux continent est en paix, peut-on en dire autant du nouveau ? Le canon a tonné à Vera Cruz et un détachement de troupes des États-Unis s’est emparé de la ville. Était-ce la guerre ? Le président Wilson se refusait à le croire. En tout cas, c’était bien un acte de guerre et les conséquences, avec les répercussions qu’elles pouvaient avoir, menaçaient d’être infiniment graves. Heureusement, une intervention opportune paraît avoir conjuré le danger immédiat. Mais, pour bien comprendre la situation présente, quelques explications rétrospectives sont nécessaires.
Le conflit qui vient de provoquer cet éclat violent se poursuit depuis assez longtemps déjà entre les États-Unis et le Mexique, et si nous n’en avons pas encore parlé, ce n’est pas que nous n’en ayons pas senti l’importance ; mais d’autres affaires, qui n’en avaient pas moins et qui étaient plus près de nous, s’imposaient davantage à notre attention. Le Mexique s’y impose aujourd’hui. C’est un pays à plaindre que le Mexique ! Il aurait, par don gracieux de la nature, tout ce qu’il faut pour être riche et prospère, mais il est déchiré par ses divisions intérieures, qui y prennent vite le caractère le plus brutal, et il n’a pas trouvé jusqu’ici le gouvernement qui pourrait lui donner la paix intérieure, le calme, la sécurité. Pendant plus d’un quart de siècle, cependant, ces bienfaits lui ont été presque assurés. Le Mexique avait rencontré ce que les anciens appelaient un bon tyran, dans la personne d’un homme supérieur, le général Porfirio Diaz. Mais, si c’est là une forme de gouvernement, elle est tout empirique et provisoire : après avoir duré plus ou moins longtemps, elle prend fin brusquement, sans même attendre toujours la mort de l’homme providentiel. C’est ce qui est arrivé au Mexique quand Porfirio Diaz est devenu vieux. L’énergie chez lui n’a plus été aussi grande, tandis que celle de ses compétiteurs le devenait davantage ; il a été renversé, chassé, et est venu demander un refuge à la vieille Europe, laissant son pays en proie à l’anarchie. À peine avait-il disparu que plusieurs prétendans se le sont disputé comme une proie, et on a dit alors avec une amère ironie que le Mexique était revenu à son état normal.
Un moment, Madero a paru émerger du désordre, mais bientôt les factions se sont déchaînées contre lui, et il a péri assassiné. Il a été remplacé par Huerta, qui l’avait trahi et qu’on a accusé de n’avoir pas été étranger à sa mort. Quoi qu’il en soit, Huerta, homme à coup sûr sans scrupules, mais énergique, et qui, s’il ne valait pas plus que ses compétiteurs, ne valait probablement pas moins, s’est emparé du pouvoir et s’est proclamé président de la République. On lui a reproché de n’avoir pas observé pour cela les formes constitutionnelles, ce qui est en effet probable, mais ne l’aurait pas été moins de la part d’un de ses concurrens. Ceux-ci se sont arrogé le beau nom de Constitutionnalistes et ont ouvert la campagne contre Huerta. Le Mexique a été une fois de plus mis à feu et à sang. Les Constitutionnalistes en occupent une grande étendue, à partir de la frontière du Nord qui confine à celle des États-Unis ; mais Huerta est maître de Mexico et il incarne le gouvernement de fait, sinon de droit, qui représente le Mexique aux yeux du monde. Il a donc demandé aux gouvernemens européens de le reconnaître et, comme ils sont peu difficiles dans un cas pareil, avec un pays pareil, ils étaient en somme tout disposés à le faire, et quelques-uns même l’avaient déjà fait, lorsque le président des États-Unis, M. Wilson, a arrêté ce mouvement d’adhésions en déclarant que, pour son compte, il ne reconnaîtrait jamais un homme qui était le produit du coup d’État et de l’assassinat. Alors, l’Angleterre et la France sont restées dans l’expectative. Livrées à elles-mêmes, elles auraient certainement reconnu le seul gouvernement qui existât au Mexique, sans lui demander si ses titres étaient bien en règle, mais M. Wilson était pressant, et il était difficile de passer outre à son opposition. Les deux Puissances se sont donc abstenues, sans se dissimuler que cette abstention, ne fût-elle que provisoire, portait atteinte à l’intérêt de leurs nationaux qui avaient importé au Mexique des capitaux considérables, ou s’y étaient établis eux-mêmes pour veiller à leurs affaires. Les Anglais, notamment, ont obtenu et exploitent d’importantes concessions de pétrole, qui excitent, assure-t-on, la convoitise des États-Unis. Il est difficile de dire dès maintenant quel rôle jouent ces compétitions dans les incidens qui se succèdent et se précipitent au Mexique : toutefois, il y a lieu de croire qu’il n’est pas sans quelque importance. Le gouvernement de Londres a toujours été plein de ménagemens envers celui de Washington : quel qu’ait été son sentiment intérieur, il n’a pas reconnu le président Huerta et a attendu les événemens. Nous avons fait de même.
On se demandait pourtant, avec un peu de scepticisme, quelle prise M. Wilson avait sur le Mexique et par quels moyens il réussirait à abattre le président Huerta. Il s’était engagé si à fond de sa personne que l’affaire prenait l’apparence d’un combat singulier, d’un duel entre deux hommes dont l’un représentait sans conteste la moralité et dont l’autre représentait le contraire ; mais la question de morale ne résolvait pas la question politique et, dès l’origine du complot, on a eu l’impression que M. Wilson n’avait pas calculé d’avance tous les élémens du problème qu’il s’était imposé la tâche de résoudre. M. Wilsoninspire une grande estime. On le sait consciencieux, scrupuleux, laborieux ; tout le monde rend hommage aux qualités infiniment estimables qui le distinguent ; mais on se demande s’il n’est pas plutôt un homme d’étude qu’un homme d’État, et si, sorti d’une Université, il a appris dans les livres ce qu’enseignent en dehors d’eux la pratique des hommes et le maniement des affaires. On le respecte, mais on le regarde opérer avec quelque inquiétude, et son ministre des Affaires étrangères, M. Bryan, ne donne pas plus que lui, peut-être même donne-t-il moins encore l’idée d’un vrai diplomate. A-t-il cru que M. Huerta, sentant la lutte trop inégale entre les États-Unis et le Mexique, consentirait à disparaître ? En ce cas, il s’est trompé. M. Huerta n’a pas du tout le naturel d’un homme qu’on (peut amener à ner par persuasion. S’il a tous les défauts, il a aussi les qualités d’un aventurier de son espèce. Rien n’a ébranlé sa ténacité, ni les conseils, ni les menaces, et il a été dès le premier jour évident qu’il ne céderait qu’à la force. Où était celle que M. Wilson se proposait de mettre en jeu ? On ne l’apercevait pas très bien. Cependant M. Wilson montrait une confiance inébranlable dans un dénouement, qui ne pouvait manquer d’être conforme à ses désirs et tous ceux qui l’approchaient étaient frappés du caractère de certitude qui apparaissait en lui.
Sur quoi donc comptait-il et quelle était son espérance ? Tout donne à penser qu’il comptait sur les divisions du Mexique et que, en favorisant, en soutenant les Constitutionnalistes, il espérait se servir d’eux pour venir à bout du général Huerta. Nous avons dit que les Constitutionnalistes occupaient une grande partie du Mexique, notamment le Nord qui confine aux États-Unis : par la frontière commune aux deux pays, M. Wilson a laissé se produire, ou plutôt il a favorisé une active contrebande d’armes et de munitions. Grâce à elle, l’insurrection a pris un assez grand développement, pas assez grand toutefois pour renverser Huerta. Enfin quels étaient ces constitutionnalistes dans lesquels M. Wilson avait mis sa confiance ? C’étaient un général Carranza, un général Villa, aventuriers de la même espèce que le général Huerta et dont on pouvait se demander si, dans le cas où il tomberait sous leur domination, le Mexique gagnerait au change. Et rien n’était plus incertain. On apprit bientôt que, forts des moyens d’action que leur avait procurés M. Wilson, ils pratiquaient beaucoup moins la guerre régulière que le simple brigandage et ne respectaient pas plus les intérêts et la vie des étrangers que ceux de leurs compatriotes. Un incident surtout a eu en Europe un long retentissement. Un Anglais, nommé Benton, a été mis à mort par le général Villa dans des conditions qui sont restées d’autant plus mystérieuses et suspectes, que le gouvernement des États-Unis, ayant demandé qu’on lui livrât le corps de la victime, n’a jamais pu l’obtenir. La version officielle était que Benton avait menacé de mort le général Villa et que, traduit pour ce fait devant un conseil de guerre, il avait été condamné à mort et fusillé. Mais une autre version courait et acquérait chaque jour plus de vraisemblance : c’est que le général Villa avait lui-même, à la suite d’une dispute, tué Benton d’un coup de pistolet. Le monde civilisé s’est ému : on s’est demandé de plus en plus si les protégés de M. Wilson valaient mieux que son adversaire. À Londres, comme on peut le croire, l’émotion a été encore plus vive qu’ailleurs. Une discussion a eu lieu à la Chambre des Communes, et sir Ed. Grey a déclaré que l’Angleterre, si elle n’avait pas pour le moment le moyen de venger Benton, n’y renonçait pas pour l’avenir. Ici une question se posait ; elle naissait de la doctrine de Monroe, en vertu de laquelle les États-Unis, se réservant le droit exclusif de faire rendre justice aux étrangers dans toute l’Amérique, en dépossèdent les Puissances européennes. Soit, a-t-on dit, mais que les États-Unis tiennent leur promesse ; sinon, les Puissances reprendront naturellement l’exercice de leur droit. Et à ce dilemme il n’y a rien à répondre.
La situation se prolongeait, mauvaise pour tous, lorsque est survenu un incident nouveau, bien mince, si on le compare à quelques-uns de ceux qui avaient précédé, mais auquel M. Wilson a attaché une importance imprévue : c’était sans doute la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Quelques marins des États-Unis ayant débarqué à Tampico sous la conduite d’un officier, ont été arrêtés, interrogés, reconnus pour être ce qu’ils disaient être et aussitôt relâchés avec des excuses. On pouvait considérer l’incident comme clos ; mais point ; M. Wilson a exigé que vingt et un coups de canon fussent tirés pour saluer le drapeau des États-Unis, qui serait placé sur un point très apparent du rivage. Huerta ayant demandé que le salut fût rendu, la condition a été acceptée ; mais, pour être plus sûr qu’il en serait ainsi, Huerta a exprimé la prétention que le salut fût rendu successivement après chaque coup. Refus des États-Unis, demande d’un engagement écrit qu’ils devraient prendre, nouveau refus de Washington, rupture suivie du bombardement et de l’occupation de Vera Cruz : les événemens se sont succédé avec une grande rapidité et l’état de guerre s’est trouvé exister de fait entre les États-Unis et le Mexique. Avouons-le, le président Wilson a eu dans le monde entier ce qu’on appelle une mauvaise presse : on n’a pas compris qu’après avoir montré tant de longanimité envers les Constitutionnalistes après l’assassinat de Benton, il émit des exigences si dures envers Huerta à propos d’une affaire aussi insignifiante que celle de Tampico. Mais la cause ou le prétexte du conflit laissés de côté, il fallait en voir les suites et on les regardait partout avec inquiétude. Au Mexique même, ce qui devait arriver est arrivé. S’il y avait un moyen de réconcilier Huerta et Carranza, c’était d’envahir le sol national. Les Mexicains sont patriotes : nous en avons su quelque chose autrefois. Sans doute, la réconciliation ne s’est pas faite dès le premier jour entre les deux généraux, mais Carranza a écrit à M. Wilson pour se plaindre d’un acte militaire qu’il regardait comme une faute et exprimer l’espoir que les troupes d’occupation se retireraient immédiatement. C’était une mise en demeure. Dans tout ce pays, la surexcitation a été extrême. À Mexico, elle a pris le caractère de la fureur. La statue de Washington a été renversée et on dit que les morceaux ont été jetés aux pieds de celle de Juarès. Huerta lui-même n’allait-il pas devenir un autre Juarès ? En tout cas, c’était la guerre, et le Mexique en acceptait la chance. Sans doute, à la longue, les États-Unis vaincraient sa résistance ; mais il leur faudrait pour cela refondre leur armée qui n’est pas préparée à une aussi grande entreprise, dépenser beaucoup d’argent, encourir de lourdes responsabilités internationales. Et tout cela pour un profit qui ne paraissait pas de nature à récompenser l’immensité de l’effort. Sans compter les dangers qui pouvaient venir d’ailleurs. Qui sait, en effet, si le Japon ne profiterait pas de l’occasion qui s’offrirait à lui de prendre parti dans l’affaire et d’y jouer son jeu ?
On en était là et la perplexité était générale, lorsque l’Amérique latine, — le Brésil, l’Argentine et le Chili, — est intervenue par une proposition libératrice. Un des plus sensibles inconvéniens de la politique de M. Wilson était de provoquer une émotion profonde, et même quelque chose de plus que de l’émotion, dans toutes ces républiques de l’Amérique du Sud, qui n’acceptent ni sans réserves, ni sans réticences, l’espèce d’hégémonie que les États-Unis prétendent exercer sur tout le Nouveau Monde, et qui ne pouvaient pas voir d’un œil tranquille l’exécution dont le Mexique était menacé. Une fois déjà, au début du conflit, les États de l’Amérique du Sud avaient offert une médiation dont la proposition avait alors été déclinée ; mais ils l’ont proposée de nouveau et, cette fois, l’offre a été accueillie. M. Wilson n’aurait pas pu la repousser sans s’exposer à une réprobation qui se serait étendue très loin, et aurait pris dans l’Amérique latine un caractère particulièrement vif. Aussi sa réponse a-t-elle été affirmative. Nous en détachons la phrase suivante : « Conscient du but dans lequel cette offre est faite, le gouvernement américain ne se croit pas le droit de la rejeter. L’intérêt principal de ce gouvernement se trouve dans la paix de l’Amérique, dans les rapports cordiaux des diverses républiques américaines avec notre peuple et dans le bonheur et la prospérité qui ne peuvent venir que de l’accord réciproque et de l’amitié créée par la poursuite d’un but commun. » Cette solidarité établie entre toutes les républiques de l’Amérique est en effet un grand et bel idéal, assez près d’ailleurs d’être une réalité ; seulement, dans leur pensée, les États-Unis devaient être les inspirateurs et les guides de la politique commune, et l’ordre des facteurs se trouve en ce moment un peu renversé. Mais si la paix est sauvée, c’est le principal. Le sera-t-elle ? Il faut l’espérer, mais nous n’en sommes pas sûr, car des questions subsidiaires restent à résoudre, et M. Wilson ne l’est pas davantage, car il exprime la crainte « qu’un acte quelconque d’agression de la part de ceux qui dirigent les forces militaires mexicaines n’oblige les États-Unis à agir d’une façon qui pourrait détruire l’espoir d’une paix immédiate ; mais ceci ne justifierait pas, ajoute-t-il, une hésitation à accepter votre généreuse suggestion actuelle. »
En effet, aucune hésitation n’était possible. C’est une bonne fortune, quand tant de fautes ont été commises, qu’une chance de les réparer se présente inopinément. Le général Huerta, à son tour, a accepté la médiation, mais ce sont là, d’un côté et de l’autre, des acceptations de principe, et rien ne prouve encore qu’on s’entendra sur les conditions. Espérons que MM. Wilson et Bryan y mettront du leur. Ce sont de grands pacifistes et personne plus qu’eux n’a prôné l’arbitrage international. Ils se sont mis à l’œuvre et aussitôt ils ont conduit leur-pays à la guerre. L’ironie serait ici trop facile. M. Wilson avait-il donc oublié le tribunal de La Haye ? Il est heureux pour lui que les républiques latines lui en aient tout à point offert un autre.