Chronique de la quinzaine - 14 mai 1914

Chronique n° 1970
14 mai 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les résultats des élections sont maintenant connus. Au milieu du désarroi qu’a présenté la dernière Chambre pendant une grande partie de la législature et qui s’est encore aggravé à la fin, nous avons dit plusieurs fois que le pays n’avait à attendre son salut que de lui-même. Il n’a malheureusement pas eu l’air de s’en soucier et la Chambre de demain ne sera pas en progrès sur celle d’hier. On pourrait dire que tous les partis y ont conservé leurs positions, si l’un d’eux, le parti socialiste unifié, n’avait pas sensiblement accru la sienne. Les socialistes unifiés étaient 68, ils ont gagné 33 sièges et seront désormais 102. Ils ont acquis ces sièges au détriment des radicaux, en vertu d’un pacte fait avec eux dont nous parlerons dans un moment, et des progressistes : les premiers ont perdu 14 sièges et les seconds 16. Les unifiés sont en somme le seul groupe qui ait le droit de s’enorgueillir de ses succès : les autres sont, à peu de chose près, restés ce qu’ils étaient.

Cette situation mérite une étude particulière, qui sera faite plus tard, quand les chiffres définitifs auront pu être contrôlés, mais, dès maintenant, il semble malheureusement hors de doute qu’il sera difficile de constituer une majorité quelque peu stable. Nous avons dit que les socialistes unifiés étaient 102 ; les radicaux unifiés sont 161 ; les socialistes indépendans 33 : cela ne fait que 296, ce qui n’est pas la majorité sur un total de 602 membres. Il est vrai que l’autre moitié de la Chambre ne comprend qu’une douzaine de voix de plus et que, si la majorité est de ce côté, elle sera si faible qu’un gouvernement n’y trouvera pas non plus une majorité solide. Elle ne pourrait d’ailleurs se constituer avec la droite. La question est de savoir ce que feront les radicaux ou radicaux-socialistes non unifiés et ce qu’on appelle les républicains de gauche. Très vraisemblablement ils se diviseront dans des proportions qu’il est impossible de prévoir et feront pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Mais ne se porteront-ils pas de préférence et en plus grande quantité du côté où la victoire a paru incliner elle-même et dont le contingent augmente au lieu de diminuer ? Les socialistes unifiés étaient une force : ils deviennent une puissance. Le Cabinet actuel, ou tout autre Cabinet composé de la même manière devra compter avec eux pour pouvoir compter sur eux.

Ces résultats des élections, qu’il est permis de trouver un peu vagues, ne pouvaient guère être différens, étant donné le scrutin d’arrondissement. Tout s’est passé avec une extrême confusion. Du côté des radicaux et même quelquefois des socialistes, les programmes officiels du parti n’ont joué qu’un rôle secondaire, chacun ayant pris celui qui paraissait le mieux agréer aux électeurs, sans se préoccuper du mot d’ordre de Pau et avec un éclectisme déterminé par le seul intérêt des personnes : primo vivere, deinde philosophari. Quelle plus éclatante condamnation du scrutin d’arrondissement ! Il semble que, par un reste de pudeur, ceux mêmes qui l’ont pratiqué avec ce tranquille cynisme aient tenu à le désavouer. De toutes les réformes dont il a été question, le scrutin de liste avec représentation proportionnelle est de beaucoup celle qui a été l’objet du plus grand nombre de promesses et a réuni le plus grand nombre de voix : le service de trois ans et l’impôt sur le revenu sans déclaration contrôlée ont eu la majorité aussi, mais une majorité moindre. La volonté que le pays a exprimée avec le plus de force a été de ne plus revoir le scrutin d’arrondissement. Elle s’est manifestée dès le premier tour de scrutin : les scandales du second tour n’ont pu que là fortifier.

Ce second tour n’a différé du premier qu’en un point, à savoir que les radicaux et les socialistes également unifiés, qui, le 26 avril, s’étaient présentés séparément, ont opéré leur concentration le 10 mai et se sont désistés les uns en faveur des autres, celui qui avait eu le moins de voix les reportant sur celui qui en avait eu le plus. L’opération s’est faite sur toute la ligne avec un ensemble parfait. Les radicaux ont donné un exemple de renoncement qu’on aurait pu louer s’il avait eu pour objet une meilleure cause. Les socialistes ont fait de même, mais ils ont été moins nombreux à le faire et ils ont été, comme on l’a vu, les bénéficiaires de cette tactique. La conséquence se devine : socialistes et radicaux, reviendront à la Chambre unis en une masse compacte, qui sera vraisemblablement le pivot de la majorité. Les socialistes unifiés, du haut de ce qu’on appelait autrefois la Montagne, auront barre sur leurs collègues radicaux après avoir assuré leur réélection et ils formeront ensemble un bloc très inquiétant. Les socialistes auront pour la première fois l’impression qu’on ne peut pas se passer d’eux et que, dès lors, ils sont les maîtres. Si on veut un exemple d’un état de choses analogue, on le trouvera de l’autre côté du Détroit, en Angleterre, où les Irlandais, devenus eux aussi indispensables, dictent la loi au parti radical au pouvoir. Nos voisins sentent les inconvéniens de cette situation : nous les sentirons comme eux, car il faut s’attendre à ce que les socialistes usent et abusent de leur force. L’œuvre de la législature qui s’ouvre consistera dans la lutte entre les élémens de conservation qui restent encore debout et les élémens de révolution qui aspirent à les renverser ; nul en ce moment ne peut en prévoir le dénouement.

Pour en venir là, il n’a pas fallu aux radicaux et aux socialistes un grand effort d’invention : ces partis plus ou moins révolutionnaires sont en un sens les plus traditionalistes de tous, les plus soumis à la vieille discipline, les plus dociles aux antiques habitudes. Se désister, après un premier tour de scrutin, en faveur de celui qui a eu le plus de voix était une règle parfaitement légitime lorsqu’il ne s’agissait, en somme, que de savoir si on ferait la République ou la Monarchie. Dans cette première phase historique, où une seule question était posée et où elle était simple, l’union au second tour de scrutin, lorsqu’on n’avait pas pu la faire au premier, s’imposait comme une condition vitale et elle était fidèlement observée. Aujourd’hui, l’obligation est-elle la même ? Non assurément, et c’est confondre les temps, les besoins, les devoirs que de la maintenir lorsque tout est changé. Mais en France rien ne vit plus longtemps qu’une consigne : on y fait une révolution pour renverser un trône, mais devant un vieux mot d’ordre, on s’incline et on obéit passivement. Nous sommes très loin aujourd’hui d’avoir affaire à une seule question et à une question qui soit simple : une vingtaine se dressent devant nous et quelques-unes d’entre elles sont très complexes. Vouloir, même à un second tour de scrutin, faire sur elles l’impossible union du parti républicain est une gageure ingagnable. Si la République était elle-même en péril, il serait tout naturel de revenir à la concentration, mais tout le monde convient qu’elle ne l’est pas, que rien ne la menace, qu’elle est plus solide que jamais. Les préoccupations véritables sont ailleurs : elles portent sur le service de trois ans, sur la réforme fiscale, sur la réforme électorale, sur la Liberté de l’enseignement. Voilà les questions qui divisent l’opinion et la passionnent, parce que tout le monde sent qu’il n’y en a pas actuellement de plus graves et que l’avenir du pays, sa sécurité au dehors, sa tranquillité au dedans y sont intimement attachés. C’est donc, en saine logique, sur ces questions qu’il s’agissait de faire une majorité aux élections d’hier.

Les radicaux s’en sont-ils souvenus lorsqu’ils ont abdiqué au profit des socialistes ? Ceux mêmes qui ont voté le service de trois ans, ou l’impôt sur le revenu sans déclaration contrôlée, en ont remis le sort entre les mains de leurs concurrens socialistes, qui avaient eu sur eux l’avantage au premier tour. Ainsi le veut, parait-il, la discipline du parti. La postérité s’étonnera de ces naïvetés redoutables, qui rappellent, avec l’aggravation des conséquences, la philosophie scolastique où les questions étaient résolues avec des jeux sur les mots. Quand les règles du raisonnement avaient été observées, on croyait avoir atteint la vérité. Que dirait-on d’un voyageur qui, assis dans une voiture dont il aurait soigneusement fermé les fenêtres après avoir constaté que les roues tournent bien, que l’attelage est en règle, que le cocher tient correctement les rênes, s’endormirait tranquille sans prendre la peine de regarder où on le conduit ? Ce voyageur ressemble à beaucoup de nos hommes politiques. Bridoison, lui aussi, estimait que la forme était tout. Nous avions déjà peu d’estime pour les seconds tours de scrutin : ils ont servi de tout temps de prétexte à toutes les compromissions, à toutes les capitulations et leur immoralité habituelle est pour beaucoup dans le discrédit dont on cherche à frapper le suffrage universel ; mais jamais elle ne s’était plus effrontément étalée que ces jours derniers. Aussi ne saurait-on trop recommander aux partisans de la réforme électorale, s’ils réussissent à la faire, de supprimer cette opération inutile et malfaisante. Le second tour n’existe pas en Angleterre et même aujourd’hui, où les institutions anglaises se rapprochent de plus en plus des nôtres, il n’est pas question de l’y introduire. Nous souhaitons que leur esprit politique en préserve toujours nos voisins, mais encore plus que quelque bonne fortune nous en affranchisse nous-mêmes.

Il est encore trop tôt pour tirer l’horoscope de la nouvelle Chambre : il est difficile toutefois d’envisager l’avenir avec optimisme. Le parti pris qui est passé dans nos mœurs parlementaires et qui consiste à faire une majorité avec des personnes auxquelles on reconnaît bon teint républicain et non pas en vue des questions qu’elles ont à traiter, risque de nous conduire de plus en plus loin. On exclut artificiellement de la majorité toute la droite, puis les ralliés, puis les progressistes eux-mêmes, ce qui est d’une belle insolence. Et pourtant, qui veut la fin veut les moyens. Veut-on, oui ou non, le service de trois ans, une réforme fiscale conforme aux mœurs du pays, la réforme électorale qu’il réclame ? Alors, il faut faire la majorité qui veut elle-même ces solutions et se mettre résolument à sa tête. En dépit de l’extrême confusion au milieu de laquelle les élections se sont faites et des tendances anarchiques qu’elles revêtent, il y a toujours de la ressource avec une Chambre qui vient d’être élue et qui comprend plus de 180 députés nouveaux, si on sait la prendre dès ce premier moment d’incertitude où elle n’a pas encore pleine conscience d’elle-même et où elle cherche sa voie. Mais qu’on y songe bien, il n’y a qu’une heure propice : si on la laisse passer, elle ne revient plus. Et cela est vrai surtout de la Chambre actuelle que des origines troubles rendent particulièrement sensible aux premières impressions qu’elle subira, lion nombre de députés, même parmi ceux qui appartiennent aux partis avancés, ont assez d’intelligence pour n’être pas sans inquiétude sur l’avenir. Ils ne prendront néanmoins aucune initiative ; ils attendent une voix qui les appelle, une lumière qui les éclaire, une impulsion qui les guide. Les trouveront-ils ?


Il semble qu’il y ait de plus en plus en Allemagne un désaccord entre le gouvernement qui est animé de sages intentions, et l’opinion qui se laisse entraîner à des mouvemens passionnés et à des manifestations dont le moins qu’on en puisse dire est qu’elles sont regrettables. Le gouvernement lui-même parait subir quelquefois les influences ambiantes et, dans tous les cas, il se montre un peu lent à s’en dégager. Eu voici un exemple.

On se rappelle la polémique qui a été provoquée, il y a quelques semaines, entre la presse allemande et la presse russe par un article de la Gazette de Cologne. Cet article n’était pas isolé, il était seulement plus violent que quelques autres et il prenait un caractère plus accentué de menace à l’égard de la Russie. Il lui reprochait ses armemens, comme si l’Allemagne était le seul pays d’Europe qui eût le droit d’accroître les siens et si on manquait à une règle supérieure en usant à son égard de réciprocité. Le sentiment russe a été vivement froissé par l’article de la Gazette de Cologne, et le Novoïe Wremia y a répondu par un contre-article dont la véhémence ne laissait, à son tour, rien à désirer. Il y était dit que le moment était passé et qu’il ne reviendrait pas où on pouvait se permettre de parler à la Russie sur un ton comminatoire. Elle s’était relevée par un travail acharné, de ses désastres en Extrême-Orient, et son armée, reconstituée, serait, quoi qu’il arrivât, à la hauteur de ses devoirs : elle assurerait la sécurité et défendrait l’honneur du pays. Cela était dit sur un ton péremptoire, où l’on sentait frémir une sourde colère, et donnait l’impression d’une patience poussée à bout. Un article de ce genre acquiert de l’importance par la personnalité de son auteur : le bruit s’est répandu que celui du journal russe était l’œuvre du ministre de la Guerre lui-même, qui n’avait pas dédaigné de déposer un moment l’épée pour prendre la plume et maniait celle-ci comme celle-là. La presse allemande n’est insolente que si on ne lui résiste pas ; lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle cesse de faire peur, elle s’arrête, comme si elle cessait elle-même d’être très rassurée. À peine quelques derniers et faibles grondemens ont-ils indiqué qu’elle battait en retraite : au bout de quarante-huit heures, elle avait cessé de parler de la Russie. Mais le gouvernement allemand n’avait rien dit. En vain, pendant plusieurs jours, la presse russe avait-elle demandé si l’article de la Gazette de Cologne était un article inspiré d’en haut, ou s’il fallait le considérer comme une élucubration personnelle à ce journal. En dépit de son insistance, la question était restée sans réponse, et ce mutisme du gouvernement allemand avait augmenté l’irritation de l’opinion russe jusqu’à l’explosion finale. Enfin, il y a quelques jours, M. de Jagow, ministre des Affaires étrangères, parlant devant la Commission du budget du Reichstag, a fait tout un discours sur la politique étrangère : il s’est expliqué sur tous les incidens survenus depuis quelques mois et n’a pas oublié l’article de la Gazette de Cologne. — Cet article, a-t-il dit, ne provenait nullement d’une source officielle et, pour mon compte, je l’ai vivement déploré. — À la bonne heure ; mais pourquoi M. de Jagow n’a-t-il pas parlé plus tôt ?

En ce qui touche la France, les choses ont eu un caractère différent. Nous avons déjà parlé de la campagne entreprise en Allemagne contre notre Légion étrangère, puis nous avons cessé de le faire parce que la campagne avait cessé elle-même : l’opinion allemande semblait s’en être désintéressée. Mais c’était une erreur. La campagne contre la Légion étrangère est intermittente : on la prend, on la laisse, on la reprend en Allemagne, suivant l’état des esprits à notre égard, de telle sorte qu’on pourrait la considérer comme un thermomètre propre à indiquer si l’humeur de nos voisins nous est plus ou moins favorable ou hostile. Considéré ainsi, l’instrument peut rendre des services : à tout autre point de vue, il n’est bon à rien, sinon à montrer à quels prodigieux égaremens l’imagination germanique peut se laisser emporter. Les histoires qu’on raconte aux Allemands au sujet de la Légion étrangère et des effroyables traitemens qu’y subissent les malheureux légionnaires ressemblent à s’y méprendre à ceux que les bonnes d’enfans racontent à leurs marmots lorsqu’ils ne sont pas sages et qu’elles veulent les épouvanter sur les châtimens qui les attendent. Ce sont des contes à dormir debout, d’ogres et de loups-garous. Si de pareils enfantillages font vraiment peur aux Allemands, on ne peut que les en plaindre, mais en même temps il est permis d’en rire. Seraient-ils donc de grands enfans et a-t-on raison de les traiter comme tels ? Après tout, cela les regarde et nous laisse indifférens. Quoi qu’il en soit, il y a eu, depuis quelque temps, une recrudescence d’animosité contre la Légion étrangère, et, le 29 avril, une question a été posée au Reichstag au sujet du racolage que nous opérions en Allemagne même. Nous sommes heureux de rendre pleine justice au gouvernement impérial ; M. Zimmermann, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, a déclaré catégoriquement que les faits allégués étaient inexacts. Toutes les fois, a-t-il dit, qu’on a fait une enquête, elle a abouti à la même conclusion négative. Ceci dit, M. Zimmermann a exprimé l’avis très judicieux que la campagne contre la Légion étrangère, telle qu’elle était conduite, allait directement contre son but : c’est à l’école, d’après lui, c’est par l’éducation donnée aux enfans qu’on peut agir sur les hommes de demain et les détourner de s’enrôler dans une autre armée que celle de leur pays. Ce langage est celui de la raison. M. Zimmermann a ajouté qu’un arrangement avait été fait avec le gouvernement de la République, qui s’était engagé à rendre à leur famille les légionnaires mineurs. Une note officieuse a bientôt rectifié le fait ; il n’y a eu aucun arrangement entre l’Allemagne et nous au sujet de la Légion étrangère et il ne pouvait pas y en avoir. M. Zimmermann s’est peut-être mal expliqué ou il a été mal compris : c’est très spontanément que nous libérons les jeunes gens qui n’ont pas encore l’âge de s’engager dans l’armée française ; on n’a pas eu à nous le demander et nous n’avons pas eu à y consentir. Tout se passe au grand jour à la Légion étrangère ; le fonctionnement de l’institution n’est nullement mystérieux ; nous n’avons rien à en dissimuler et le nombre de ceux qui demandent à s’enrôler, trop grand pour que nous puissions les admettre tous, est une preuve que les choses se passent correctement, honnêtement, humainement. Au lieu de critiquer une institution qui nous fait honneur, l’Allemagne ferait bien de l’imiter ; mais le pourrait-elle et y aurait-il, chez elle comme chez nous, affluence de candidats à la porte de sa Légion ?

Nous avons dit que le discours, sincère et loyal, de M. Zimmermann avait été prononcé le 29 avril : le lendemain, 30, un fait scandaleux se passait en plein Berlin, au Palais de Glace, où on donnait une fête de charité au profit de la Ligue contre la Légion étrangère : il y a en effet en Allemagne une ligue qui s’est donné pour but de combattre cette légion. Des représentans des ministres de la Guerre et de la Marine assistaient officiellement à la représentation ; de nombreux officiers et fonctionnaires s’y pressaient. À un moment, on a vu sur la scène un acteur habillé en légionnaire français : en face de lui un peloton de soldats de la Garde en tenue de campagne est venu se ranger sous les ordres d’un sous-officier et, dans une pantomime dite patriotique, le soldat français a roulé sur le théâtre, fusillé par les soldats allemands. Les récits des journaux disent que la salle a manifesté son enthousiasme. Nous a-t-on bien compris ? Le peloton d’exécution était composé de vrais soldats allemands, mis au service de la Ligue, et le sous-officier était aussi un vrai sous-officier. C’est un singulier emploi d’une armée régulière que de la faire servir à une aussi sinistre et indécente mascarade ! Comment un pareil fait peut-il se concilier avec les paroles que M. Zimmermann avait prononcées la veille ? Dieu nous garde de mettre en doute la bonne foi du gouvernement impérial ! Évidemment il ne savait pas ce qui allait se passer ; le programme de la fête ne lui avait pas été soumis, ou bien il l’avait lu d’un œil distrait ; mais l’opposition entre la parole ministérielle et le fait brutal prouve l’exactitude de ce que nous avons dit plus haut sur le désaccord qu’il y a en Allemagne entre les intentions du gouvernement et les passions échauffées de la foule. Et il ne s’agit pas ici d’une foule quelconque, puisque la fête avait un caractère quasi officiel. Les journaux français ont relevé le fait avec toute la gravité qui convenait et, en Allemagne, on n’a pas tardé à en être embarrassé, un peu humilié même, après la surprise du premier moment. M. Sommer, président de la Ligue contre la Légion, a cherché à s’expliquer, à s’excuser dans le Berliner Tageblatt. — Ce n’est pas, a-t-il dit, un soldat français, ni un légionnaire qui a été fusillé, mais un déserteur qui n’avait aucun uniforme défini ; la Ligue contre la Région ne s’est jamais proposé de froisser les sentimens du peuple français ; elle estime toutefois avoir d’autant plus le droit de s’opposer à l’entrée des Allemands dans la Légion étrangère que les incursions des racoleurs français en Allemagne deviennent de plus en plus fréquentes. — Prétexte pitoyable et d’ailleurs mensonger ! Le Berliner Tageblatt, qui n’est pas suspect de complaisance à notre égard, a renvoyé M. Sommer à M. Zimmermann et exprimé le souhait que la ligue apportât désormais plus de modération dans ses tendances. L’incident a eu enfin un épilogue au Reichstag où un commissaire du gouvernement s’en est expliqué. Il a reconnu que le soldat fusillé portait un uniforme « qui ressemblait à celui de la Légion étrangère, » mais il a donné l’assurance que des précautions étaient prises contre le renouvellement de faits pareils et aussi contre la figuration au théâtre de soldats de l’armée allemande. Le gouvernement français, a-t-il ajouté, a pris des mesures analogues touchant l’emploi de l’uniforme allemand dans des représentations publiques en France. La précaution était, croyons-nous, inutile : on a vu quelquefois, chez nous, l’uniforme allemand au théâtre, mais il y a toujours été respecté.

Nous ne voulons pas donner à l’incident plus d’importance qu’il n’en a : cependant il était impossible de le passer sous silence parce qu’il montre à quels excès une partie de l’opinion se laisse aller en Allemagne. Si le gouvernement essaie de les modérer, il n’y réussit pas toujours, et il est alors réduit à leur opposer un désaveu rétrospectif. Il y a là un danger contre lequel, de part et d’autre, nous devons nous prémunir. Des nouvelles, ou fausses, ou exagérées, sont répandues des deux côtés de la frontière. Hier encore, on racontait que tous les Français, sans exception, allaient être expulsés de l’Alsace. Ce serait, ou plutôt ç’aurait été un singulier don de joyeux avènement que le nouveau statthalter aurait fait, en arrivant à Strasbourg, au pays qu’il est chargé d’administrer. La nouvelle, qui paraissait peu vraisemblable, était inexacte en effet : on parle seulement aujourd’hui d’un certain nombre de permis de séjour qui ne seraient pas renouvelés. Même réduite ainsi, la mesure indique des tendances regrettables, car rien, dans les événemens qui se sont produits dans ces derniers temps, n’est de nature à la justifier. On dénonçait, il y a peu de temps encore, en Allemagne, la politique de piqûres d’épingle, qui, à la longue, pourrait amener des coups d’épée. Nous n’en avons jamais été partisan pour notre compte et nous le sommes moins que jamais. Mais s’il y a aujourd’hui des coups d’épingle, d’où viennent-ils ? Est-ce nous qui les portons ? Serons-nous moralement responsables des conséquences ? On comprend d’ailleurs que l’état de l’opinion étant ce qu’il est chez nos voisins, le gouvernement y soit disposé à augmenter encore ses armemens, ou plutôt qu’il se prépare à le faire : réponse éloquente à ceux qui parlent chez nous de supprimer le service de trois ans et de revenir au service de deux.

C’est toutefois une grande plaie pour le monde que ces armemens qui vont sans cesse en augmentant, et on se demande avec anxiété où s’arrêtera leur course folle. L’Allemagne parait vouloir aller jusqu’à l’épuisement de ses ressources : tout le monde sera-t-il obligé de l’imiter ? Ces efforts, si nombreux, si coûteux, sont faits, nous le voulons bien, en vue de la paix ; mais si, finalement, la paix est plus onéreuse que la guerre, qu’adviendra-t-il de l’Europe lorsqu’elle aura, en effet, épuisé ses ressources en hommes et en argent, et que toutes les nations se trouveront en face les unes des autres avec le maximum de force militaire dont elles sont susceptibles ? La question s’impose de plus en plus aux esprits et n’est pas de nature à les rassurer.


Nous avons annoncé, il y a quinze jours, l’initiative si opportune prise par les États de l’Amérique du Sud, l’Argentine, le Brésil et le Chili, qui ont offert leur médiation entre les États-Unis et le Mexique, après le bombardement et l’occupation de Vera-Cruz. Le canon américain avait retenti dans le monde entier comme une sorte de tocsin. Sans contester la légitimité des griefs du président Wilson contre le général Huerta, on se demandait quelles seraient la suite et la fin d’une entreprise qui se présentait un peu comme une aventure et dont il était impossible de prévoir tous les développemens. Ceux qui cherchent des motifs cachés aux actes les plus publics se demandaient quel intérêt avaient les États-Unis à une guerre contre le Mexique, et ce sont là des questions auxquelles on trouve toujours des réponses ; mais le caractère connu du président Wilson ne permet pas de croire chez lui aux arrière-pensées qu’on prêtait à son gouvernement, et nous sommes convaincus que, du point de vue moral où il se place, son seul but est de se débarrasser du général Huerta qu’il considère comme l’incarnation de la fraude et même du crime. Qu’à côté de lui, d’autres aient des pensées différentes et que, au fur et à mesure que les événemens évolueront, de nouveaux objets s’imposent par la force des choses à la politique de Washington, rien assurément n’est plus probable ; mais à l’heure où nous sommes, il ne s’agit pour M. Wilson que de venir à bout de M. Huerta et de faire rentrer le Mexique dans les voies normales du gouvernement constitutionnel. Malheureusement, il n’est pas facile de venir à bout de M. Huerta, et il l’est peut-être encore moins, beaucoup moins, de faire fleurir la vertu politique à Mexico. Quoi qu’il en soit, à l’heure où nous sommes, il faut souhaiter vivement que M. Wilson arrive à ses fins et que la médiation de l’Amérique du Sud l’y aide d’une manière efficace. La question est de savoir si elle y réussira.

La médiation de l’Argentine, du Brésil et du Chili, de l’A. B. C, comme on dit par une de ces abréviations aujourd’hui à la mode, s’est produite, on s’en souvient, à propos de la réparation d’honneur exigée par M. Wilson après l’incident de Tampico. Mais elle ne pouvait pas se réduire à un si petit objet. Qui se préoccupe maintenant de l’affaire de Tampico et des coups de canon par lesquels M. Wilson exigeait qu’on saluât le drapeau étoilé des États-Unis ? Les trois plus grandes Puissances de l’Amérique latine ne se sont pas mises en mouvement pour si peu de chose : c’est toute la situation maladroitement créée entre Washington et Mexico qu’elles se proposent de liquider et nous formons le vœu qu’elles la liquident en effet. La médiation a été acceptée par les États-Unis et par le Mexique. Il semble bien qu’au premier moment le général Huerta aurait voulu la limiter à l’incident de Tampico : il a dû y renoncer bientôt et ouvrir un champ plus vaste à son activité. Mais s’est-on bien expliqué sur le but à atteindre ? Rien ne prouve que, dans la pensée du général Huerta, la médiation puisse conclure à sa démission et nous serions même surpris qu’il se résignât docilement à cette conséquence : c’est pourtant celle que M. Wilson poursuit par-dessus tout. Enfin les trois Puissances de l’Amérique du Sud ont aussi offert leur médiation aux généraux qui tiennent la campagne contre M. Huerta, mais ceux-ci ne l’ont pas acceptée. Elles auraient désiré que leur entrée en scène amenât la suspension des hostilités, non seulement entre les États-Unis et le Mexique, mais, au Mexique même, entre les fédéralistes qui obéissent aux ordres du général Huerta, et les constitutionnalistes qui obéissent à ceux des généraux Carranza et Villa, et ils n’ont obtenu qu’une demi-satisfaction. Ils l’ont obtenue, — à peu près, — de M. Wilson et du général Huerta ; il y a entre eux suspension des hostilités, bien que les armemens continuent de part et d’autre ; mais il n’en est pas de même entre les constitutionnalistes et les fédéralistes. Les premiers, qui se sentent actuellement les plus forts, se sont emparés de Tampico et ne renoncent nullement à profiter jusqu’au bout de leurs avantages. On serait d’ailleurs étonné que M. Wilson vît leurs progrès de mauvais œil, puisqu’ils peuvent aboutir à la chute du général Huerta, et que c’est même par ce moyen qu’il a d’abord espéré la provoquer. Si Huerta venait à succomber, la question serait considérablement simplifiée, et qui pourrait s’en plaindre ? Il est vrai que d’autres difficultés pourraient venir des généraux vainqueurs. Quoi qu’il en soit, après d’assez longues négociations qui ont eu pour objet de préciser les conditions dans lesquelles s’exercerait la médiation, il a été décidé que les représentans des médiateurs d’une part et des intéressés de l’autre se réuniraient, le 18 mai, à Nicaragua-Falls et tâcheraient de se mettre d’accord. L’œuvre de la médiation est donc commencée. Le général Huerta a désigné ses représentans, les États-Unis vont désigner les leurs : l’initiative de l’Amérique du Sud a fait luire un espoir de solution sur le conflit le plus embrouillé.

C’est un événement d’une importance extrême que cette médiation. Elle manifeste, comme on l’a dit, la solidarité qui unit aujourd’hui l’Amérique tout entière, depuis le Nord jusqu’au Sud, depuis le détroit de Behring jusqu’à celui de Magellan : un pareil fait peut avoir pour l’avenir les plus grandes conséquences. Les États de l’Amérique latine sont en effet en pleine croissance, et tout fait croire que leur développement, déjà en très bonne voie, prendra bientôt une accélération considérable. À ces progrès matériels vient s’ajouter le progrès moral dont la médiation actuelle est la manifestation éclatante. Nous avons rappelé qu’au début de la crise, les États-Unis n’avaient pas accepté cette médiation ; mais en présence d’une situation compliquée, hasardeuse, objet de leurs préoccupations et, on peut le dire, de celles du monde entier, ils l’ont acceptée aujourd’hui. Ni eux ni le Mexique ne pouvaient la repousser sans endosser une immense responsabilité. Réussira-t-elle ? Il faut l’espérer et, en tout cas, le désirer très vivement ; mais, même si elle échouait, elle devait être tentée et elle laissera des traces. On connaît l’expression inventée, si nous ne nous trompons, par Talleyrand que, s’il faut être bon Français, bon Anglais, bon Autrichien, il faut aussi que, dans chaque pays, on soit bon Européen. En Amérique, il faut être bon Américain, et c’est à développer ce sentiment que servira l’entreprise actuelle. Un jour sans doute, on usera d’une locution plus vaste encore pour y comprendre toute l’humanité.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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