Chronique de la quinzaine - 31 mai 1914

Chronique n° 1971
31 mai 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La France a été heureuse de recevoir, il y a quelques jours, la visite du roi et de la reine de Danemark, et Paris leur a fait, en son nom, un accueil empressé. Le Danemark est assez éloigné de nous à travers l’espace, mais, occupant dans les mers du Nord une position d’une exceptionnelle importance qui lui a donné pour tâche historique d’en assurer la liberté, il a toujours rempli ce devoir avec honneur, ce qui l’a mêlé, à plus d’une reprise, aux plus grands événemens de la politique européenne. Non seulement ses intérêts n’ont jamais été en opposition avec les nôtres, mais les circonstances les ont rendus quelquefois solidaires, et il a été alors le plus fidèle des alliés. Son histoire a été glorieuse, même dans l’adversité, ce qui est encore une analogie avec nous. Peu de nations, peu de gouvernemens ont mieux mérité notre sympathie. Le roi Christian X est particulièrement digne de ce sentiment et nous avons pu comprendre en le voyant pourquoi, en peu de temps, il a su acquérir une si grande popularité dans son pays : il inspire confiance par la simplicité de ses allures et son évidente loyauté. Les toasts échangés au banquet de l’Elysée ont été, de part et d’autre, empreints d’une sincère cordialité ; mais celui du Roi au déjeuner de Versailles nous est allé encore plus directement au cœur, parce qu’il était encore plus spontané. Le Roi venait d’assister à une prise d’armes à Satory, et il a tenu à rendre hommage à notre armée dont il venait de voir quelques régimens sur le champ de manœuvres. À Versailles comme à l’Elysée, le Président de la République a été l’interprète de la France entière dans les vœux qu’il a exprimés pour le Danemark et dans l’hommage qu’à son tour, il a rendu à la vaillante armée danoise, La visite du roi et de la reine de Danemark aura resserré entre les deux pays des liens anciens, durables, solides, qui sont faits d’estime et d’amitié.

La place et le temps nous ont manqué, à la fin de notre dernière chronique, pour annoncer l’important et heureux événement qui venait de se produire au Maroc. On savait déjà depuis quelque temps que le général Lyautey préparait une marche sur Taza, et comme les préparations sont chez lui méthodiques et réfléchies, comme il commence par la prudence avant d’en venir à l’acte énergique et décisif, comme il ne laisse rien au hasard de ce qu’il peut lui enlever, le résultat de l’opération n’était douteux pour personne. On n’en a pas moins éprouvé un soulagement joyeux à la nouvelle que les généraux Gouraud et Baumgarten avaient opéré leur jonction et que Taza était entre nos mains. Sans doute, rien n’est terminé, car le pays environnant n’est pas encore occupé et pacifié, mais il le sera, et, s’il faut s’attendre à des retours agressifs de la part des tribus qui ont été surprises par la rapidité de notre marche, les moyens de les réduire ne nous manqueront pas. Le général Lyautey n’y emploie la force que lorsqu’il y est obligé : il lui prépare les voies par la diplomatie, c’est-à-dire par un adroit mélange de séduction et d’intimidation. Des esprits impatiens auraient voulu quelquefois qu’il allât plus vite ; il a préféré aller plus lentement, mais plus sûrement, et il a eu raison. Au surplus, rien n’est plus injuste qu’une telle critique. Nous n’étions maîtres que de la Chaouïa lorsque le général Lyautey est arrivé au Maroc et nous y étions entourés de tribus hostiles qui n’avaient pas encore éprouvé notre force et ne doutaient pas de la leur. Fez était insurgé et assiégé : il y avait de l’aventure dans notre situation. Nous éprouvions une grande anxiété. Le général Lyautey a fait face à toutes les difficultés, les a surmontées, et peu à peu, graduellement, très fermement, il a étendu notre action et affermi notre empire. L’occupation de Taza n’a pas cessé d’être le but qu’il visait, il y songeait depuis longtemps, avant même d’être résident général, alors que, commandant nos forces sur la frontière algéro-marocaine, il rêvait de l’atteindre par cette voie. Les circonstances en ont décidé autrement. Nous ne referons pas une histoire qui, étant d’hier, est encore dans toutes les mémoires ; on sait comment notre effort principal a dû se porter d’un autre côté ; mais, que nous entamions l’affaire par l’Est ou par l’Ouest, il était indispensable et urgent d’établir, par une ligne ininterrompue, les communications du Maroc avec l’Algérie. C’est par l’Algérie en effet que nous pouvons agir sur le Maroc de la manière la plus rapide, et la plus efficace. Il fallait donc occuper Taza. Nous y sommes enfin, et là une nouvelle œuvre commence dont le général Lyautey se rend très bien compte, car il l’a caractérisée par une image frappante. « Nous avons, a-t-il dit, établi une passerelle rejoignant les deux piles du pont : il faut maintenant jeter le tablier. » C’est cette seconde partie de sa tâche que le général Lyautey va maintenant entreprendre.

La « passerelle » d’ailleurs est déjà solide, puisque le général a pu la traverser lui-même à la hâte et aller toucher barre à Oudjda, le siège de son dernier commandement militaire en Algérie. Il a dû éprouver alors une satisfaction intime et profonde, qui est pour lui la meilleure des récompenses. Y en a-t-il de plus grande que celle que donne à un homme d’action la pleine réalisation d’un plan depuis longtemps conçu et préparé ? L’intelligence est satisfaite, la conscience aussi : on se rend à soi-même le témoignage que donnent à la fois le succès obtenu et le devoir accompli. Certes, il reste encore beaucoup à faire au Maroc, mais les grands coups sont portés et, quand on songe à tout ce qui a été fait en deux ans, on peut regarder l’avenir avec confiance. Nos officiers et nos soldats se sont montrés dignes de leurs devanciers sur cette terre d’Afrique où nous avons déjà dépensé tant d’héroïsme. Les Chambres vont se réunir, et leur premier acte sera d’exprimer comme il convient aux uns et aux autres l’admiration et la reconnaissance du pays.


Ce devoir sera agréable à remplir, mais aussitôt après la Chambre se trouvera en présence de plusieurs autres qui lui causeront plus de soucis. Nous publions, dans une autre partie de la Revue, une étude sur sa composition, sur la force numérique qu’y présentent les divers partis, ou plutôt les divers groupes, car y a-t-il chez nous des partis sérieusement organisés ? Les groupes sont caractérisés par la prédominance des intérêts particuliers ; les partis, par la prédominance des idées. Le parti radical-socialiste a-t-il des idées ? On a pu le croire après le congrès de Pau ; il est plus difficile de le faire après les élections. Au congrès de Pau, il a rédigé un programme qui assurément était détestable, mais qui tout de même en était un : au cours des élections, ses candidats l’ont presque tous tellement estompé, atténué, émasculé, qu’il n’en est plus resté grand’chose. La plupart d’entre eux n’ont pas hésité à reconnaître que le service de trois ans était actuellement une nécessité. Ils n’ont pas hésité davantage à repousser, dans l’établissement d’un impôt sur le revenu, la déclaration contrôlée, sans laquelle, s’il faut en croire le congrès, il n’y a pas d’impôt sur le revenu possible. Comment donc les radicaux-socialistes pourraient-ils soutenir qu’ils ont une majorité sincère à la Chambre ? Leurs personnes sont revenues, soit ; mais que sont devenues leurs idées ? De là la difficulté de faire une vraie majorité.

Rien n’est plus simple, dit cependant M. Combes : il suffit de revenir à l’ancien bloc, qui a si brillamment et surtout si honorablement fait les affaires de la République depuis la dissolution des congrégations religieuses jusqu’à l’introduction des fiches dans l’armée. Admettons les socialistes unifiés dans la majorité. Ils sont plus de cent, on ne peut pas les négliger, il faut donc s’unifier avec eux. — C’est le conseil de M. Combes, et on n’en attendait pas d’autre de lui. Mais comment faire ? Les socialistes unifiés sont les adversaires de la loi de trois ans et la plupart des radicaux ont promis de la maintenir ; les socialistes unifiés sont partisans de la déclaration contrôlée, et la plupart des radicaux se sont engagés à la repousser. La reconstitution du bloc est donc difficile. Oh ! nous le savons bien, on peut louvoyer, équivoquer, construire des phrases laborieuses qui disent à la fois oui et non. M. de Monzie, ancien membre du ministère Barthou, en a fourni un exemple qui, à la vérité, n’a pas été très goûté. Il n’a pas eu ce qu’on appelle une bonne presse, lorsqu’il s’est déclaré prêt à mettre en cause avec M. Jaurès les bases mêmes de notre organisation militaire, dont tout le monde, dit-il, reconnaît les graves défauts. Se propose-t-il de tromper M. Jaurès ? Est-il résigné à lui livrer l’armée nationale après discussion et marchandage ? Nous l’ignorons. Le plus probable est que les radicaux se diviseront. Les uns iront à M. Jaurès. D’autres, retenus par leurs promesses électorales ou sincèrement soucieux des intérêts vitaux du pays, se refuseront à cette servitude. Quelques-uns enfin resteront indécis, instables, inconsistans entre le pour et le contre, apportant au parti qu’ils serviront un jour pour le trahir le lendemain la faiblesse qui est en eux. Ce sont là, pour faire une majorité durable, de plus grandes difficultés que ne paraît le croire M. Combes, dans la simplicité rudimentaire de son esprit. Et si elle se formait, pourrait-on lui donner le nom de majorité de gouvernement ? Quoi ! un gouvernement s’appuierait sur les révolutionnaires, les ennemis de la société, les adversaires de l’armée ! Est-ce là ce qu’on nous offre ? Le paradoxe a pu réussir et se maintenir pendant quelques mois avant les élections parce qu’on 9’était mis d’accord pour ne rien faire. On marquait le pas. Mais peut-il en être de même aujourd’hui ? Jusqu’à preuve du contraire, nous persistons à croire que la majorité de M. Combes n’est pas viable.

Une seule le serait, peut-être, celle qui s’appuierait sur le principe opposé, à savoir l’exclusion des socialistes unifiés. Sans doute ils conserveraient leur importance parlementaire ; un groupe de cent et quelques membres, qui a un programme beaucoup plus ferme que celui des radicaux et obéit à une discipline plus étroite que la leur, ne saurait être traité par prétérition ; mais enfin il ne saurait faire partie d’une majorité de gouvernement. La question est donc de savoir si, en dehors des socialistes, on peut avoir une majorité dans la nouvelle Chambre, et vraiment nous le croyons, puisqu’il resterait 500 membres. Il semble qu’il y ait là les élémens d’une majorité : on n’aurait même pas besoin de tout prendre. Elle se formerait naturellement autour des deux ou trois questions principales que nous avons énumérées. Les socialistes unifiés ont montré jusqu’ici une impatience extrême de poser la question militaire, et M. Jaurès, dans son journal, déclare quotidiennement qu’elle doit être résolue sans le moindre retard. Il ne supporte pas la pensée que la Chambre reste un seul jour incertaine sur un point aussi important, et nous sommes de son avis. Eh bien ! soit : on peut se compter là-dessus. Nous ne savons pas quel sera le ministre qui aura à soutenir la discussion ; mais, quel qu’il soit, il défendra la loi de trois ans. Il la défendra parce que le sentiment de sa responsabilité lui en fera une obligation impérieuse et aussi parce que les élections viennent de lui montrer que la volonté du pays était de la maintenir. Que feront les socialistes ? Ils voteront comme un seul homme contre le gouvernement et contre la loi, et cependant le gouvernement et la loi auront une grande majorité. De cette majorité personne ne les aura exclus, ils s’en seront exclus eux-mêmes, et, après l’avoir fait une première fois, ils le feront une, seconde, ils le feront une troisième, ils le feront toutes les fois qu’un grand intérêt politique, national, gouvernemental sera en jeu. Il n’y aura qu’à les laisser faire et à ne pas courir après eux.

Mais quel sera le ministère de demain ? C’est encore une question que les journaux agitent : la solution en appartient surtout au président du Conseil, M. Doumergue. Il a annoncé, paraît-il, l’intention de se retirer et nous le comprenons sans peine. En vain lui assure-t-on qu’il n’a aucune bonne raison de le faire, qu’il n’a pas été battu aux élections, que ses candidats, — car nous n’apprendrons rien à personne en disant que jamais la candidature officielle n’a sévi plus effrontément qu’aux élections dernières, — que ses candidats ont triomphé en majorité, M. Doumergue sait fort bien où le bât le blesse. Peut-être aurait-il en effet, comme entrée de jeu, une majorité à la Chambre, mais est-il aussi sûr de l’avoir dans son ministère même ? Les socialistes sont unifiés, les radicaux aussi ; peut-on en dire autant de nos ministres ? De mauvais bruits courent à ce sujet. On annonce qu’ils ne sont pas d’accord sur les questions les plus importantes. Quoi de plus naturel ? On sait comment ce ministère s’est formé à la hâte, au petit bonheur, à la suite de la chute de M. Barthou. Tout cela sentait l’improvisation et le provisoire : comment en faire du définitif ? M. Doumergue a raison de vouloir se démettre. Il connaît aujourd’hui les difficultés de la situation, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et il est sans doute assez modeste pour prévoir qu’il ne pourra pas bien longtemps y faire face. C’est un grand art en politique, comme partout d’ailleurs, de savoir s’en aller à propos. Mais par qui sera-t-il remplacé ? À cette question, les réponses sont diverses. Plusieurs noms sont mis en avant : nous n’en retiendrons aucun, parce qu’il faut bien avouer qu’aucun ne s’impose avec une autorité et une force incontestables. C’est le rôle de M. le Président de la République de choisir le prochain président du Conseil : puisse son choix porter directement sur un homme et indirectement sur des hommes capables d’exercer une action salutaire sur la Chambre ! Nous disions récemment qu’une Chambre toute neuve ne se connaît pas encore, et que le premier gouvernement qui l’aide à se connaître exerce sur elle une influence heureuse ou malheureuse, bonne ou mauvaise, dont dépend on grande partie sa destinée ultérieure. Voilà pourquoi les choix du début ont tant d’importance. Oublions celui qu’a fait M. Poincaré pour finir la dernière législature : attendons-le à celui qu’il fera pour entamer la nouvelle.

Dans un discours qu’il vient de prononcer à Lyon, il a éloquemment exposé l’idée qu’il se faisait de sa mission, et les paroles qu’il a prononcées ont trop d’importance pour que nous n’en reproduisions pas quelques-unes. Répondant à M. Cazeneuve, président du Conseil général : « Il m’est agréable, a-t-il déclaré, de vous entendre dire que, fidèle à la vérité constitutionnelle, vous placez en dehors des partis les fonctions et la personne du Président de la République. Si, dans l’exercice de sa magistrature, il ne peut encourir aucune responsabilité parlementaire ou politique, c’est qu’il doit demeurer étranger aux inévitables divisions d’une libre démocratie ; c’est qu’il doit être et rester, je me plais à le redire, le président de tous les : Français ; c’est qu’il doit remplir avec une loyauté scrupuleuse et avec le souci constant des grands intérêts nationaux le rôle d’arbitre et de conseiller que lui assigne la Constitution républicaine. » Arrêtons ici pour un moment notre citation, car il y a là beaucoup de choses en ces quelques lignes. M. Poincaré a parfaitement précisé le rôle du Président de la République tel qu’il a été rempli, avec des nuances différentes, par ses devanciers, et on ne saurait trop l’applaudir quand il dit qu’il veut être le président de tous les Français et qu’il doit avoir le souci constant des grands intérêts nationaux ; mais peut-il, quelque énergie qu’il mette à le vouloir, rester absolument étranger à nos divisions ? Sans doute il n’encourt aucune responsabilité parlementaire, mais quand il ajoute « ou politique, » ce dernier mot aurait besoin d’être défini : personne, en effet, n’échappe à la responsabilité politique de son action ou de son inaction, si on entend le mot dans son sens le plus large et si on l’élève à la hauteur de l’histoire. Il n’est d’ailleurs nullement contraire au principe républicain pris en lui-même que le président exerce une autorité plus grande qu’il n’a pris l’habitude de le faire en France, et il suffit pour le reconnaître de regarder l’Amérique. Le Président des États-Unis n’encourt non plus aucune responsabilité parlementaire, mais il ne décline pas sa responsabilité politique et il ne demeure pas étranger aux divisions de la démocratie. Sans doute les constitutions des deux pays diffèrent : celle des États-Unis est vraiment républicaine, la nôtre est pseudo-monarchique. Ses origines l’expliquent : elle a été une cote mal taillée entre la république et la monarchie. Aussi, à l’usage, ses défauts apparaissent-ils de plus en plus, et l’idée d’une révision nécessaire entre-t-elle dans beaucoup de bons esprits. Nous retenons toutefois un mot de M. Poincaré qui, même avec notre Constitution actuelle, montre qu’il comprend son rôle dans toute son ampleur, car, s’il dit qu’il doit être un arbitre, il ajoute qu’il doit être un « conseiller. » Ses conseils, quand il les donnera, de haut, et il ne le fera certainement que quand l’occasion en vaudra la peine, feront d’autant plus d’effet qu’ils auront été plus rares et plus attendus.

« La France, dit-il, qui a fait la triste expérience du pouvoir personnel et qui ne la recommencera pas, entend se diriger elle-même et contrôler souverainement, par l’entremise des représentans qu’elle se donne, l’action quotidienne des Cabinets responsables. » M. Poincaré a bien raison, nous sommes aussi peu menacés que possible aujourd’hui du pouvoir personnel ; le danger ne paraît pas du tout venir de ce côté, et, à dire vrai, la France en a si peu la préoccupation qu’elle n’y pense même pas : elle ne se reprendrait à le faire que si l’insuffisance d’autorité dans la Constitution actuelle lui faisait de nouveau sentir le besoin d’une action gouvernementale plus énergique et plus indépendante. En attendant, elle se contente, comme le dit M. Poincaré, de contrôler, par l’entremise de ses représentans, l’œuvre quotidienne des Cabinets responsables. Mais qu’attend-elle du Président de la République, car on a bien vu qu’elle en attendait quelque chose ? Il a de grands devoirs, et M. Poincaré les comprend et en parle merveilleusement. « Puisqu’il est chargé, dit-il, de représenter la nation tout entière, le Président de la République doit chercher à se hausser au-dessus des intérêts particuliers, même les plus légitimes, et à n’envisager en toutes choses que l’utilité générale : il doit se dégager du contingent et de l’éphémère pour affermir en son esprit la notion des nécessités permanentes : il doit dépouiller de toutes complications accidentelles les diverses questions qui se présentent à lui et tâcher de les considérer exclusivement du point de vue français. » Dans ce style lapidaire, M. Poincaré a défini le rôle du président avec une netteté, une précision, une fermeté de pensée et d’expression qu’on ne saurait surpasser. Mais quand on relit ces paroles, une question vient inévitablement à l’esprit : Qu’arrivera-t-il si, le Président comprenant ainsi son rôle, d’autres comprennent moins bien ou même comprennent mal le leur, et si, pendant qu’il haussera son âme à da hauteur des intérêts généraux et permanens du pays, d’autres abaissent la leur à la seule préoccupation et satisfaction des intérêts personnels ? Qu’arrivera-t-il, si ces derniers sont précisément ceux qui exercent le pouvoir, députés et ministres dépendant les uns des autres, comme les membres d’une même camarilla, et s’ils ont la prétention d’exercer seuls l’autorité, puisqu’ils ont seuls la responsabilité parlementaire ? Ces choses-là se sont vues et, d’après lia manière dont les dernières élections se sont faites sous la plus haute pression gouvernementale, c’est-à-dire sous la plus virulente corruption administrative qu’on ait jamais vue, nous serions surpris si ces mêmes choses ne se voyaient pas encore. Il faudrait plaindre un président de la République qui se sentirait impuissant en présence de cette désagrégation nationale : son supplice serait celui d’un vivant attaché à un mort en décomposition. Heureusement M. Poincaré regarde comme un de ses devoirs d’être un « conseiller » et quand il se propose d’« affermir en son esprit la notion des nécessités permanentes, » il ne renonce pas à l’affermir aussi dans l’esprit des autres : et c’est là surtout qu’il est indispensable de la faire.

Pour le moment, il aura à choisir des ministres, ce qui est aussi une indication et un conseil. Les grands intérêts du pays apparaissent en ce moment avec un éclat si vif qu’on ne saurait se méprendre sur leur caractère. Les personnes nous importent peu, les questions seules nous intéressent. Nous avons besoin d’hommes qui, conformément aux votes du pays, soient avant tout décidés à maintenir la loi de trois ans et non pas à en préparer la disparition ; qui acceptent de faire une réforme fiscale, puisque tout le monde la demande, et dans le sens où on la demande, mais qui en excluent la déclaration contrôlée ; enfin qui soient des tenans sincères de la réforme électorale que le pays réclame encore plus impérieusement que tout le reste. De tout cela il y a des partisans aussi et des adversaires dans le ministère Doumergue : il ne doit y en avoir que des partisans résolus dans celui qui lui succédera.


Que se passe-t-il en Albanie ? Des choses singulières à coup sûr, bien qu’elles ne soient pas précisément inattendues ; elles ne le sont que dans la forme ; mais des choses dont les détails restent encore très confus. En tout cas la situation est inquiétante. Il faut avoir la philosophie du comte Berchtold pour trouver que tout va bien en Albanie, ou que tout ira bien, et qu’il n’y a pas à se tourmenter d’événemens aussi ordinaires dans les Balkans. Il est à craindre que cet optimisme de commande ne résiste pas longtemps à l’évidence des faits. Nous avons toujours cru que l’Albanie, telle qu’elle a été constituée par l’Autriche et par l’Italie avec la complaisance de l’Europe qui voulait leur être agréable, était une création artificielle et fausse, destinée à nous causer beaucoup de surprises : mais les surprises se multiplient, s’accumulent et dépassent tout ce qu’on avait imaginé.

Les choses allaient mieux en apparence et le comte Berchtold pouvait, il y a quelques jours, en faire valoir l’amélioration devant les Délégations ; le gouvernement albanais, obéissant cette fois à de bons conseils, venait d’accorder aux Êpirotes les garanties qu’ils demandaient les armes à la main ; de ce côté il y avait détente, et on pouvait espérer un apaisement plus ou moins durable ; enfin l’Europe commençait à détourner les yeux de l’Albanie pour les porter ailleurs lorsque le télégraphe lui a apporté la nouvelle qu’Essad pacha avait trahi son maître, ce à quoi, vu les précédens, il fallait s’attendre un jour ou l’autre, qu’il avait été bombardé dans son palais, puis fait prisonnier et finalement transporté sur un bateau autrichien et de là sur un bateau italien. Pourquoi ce transbordement a-t-il été opéré d’un bateau à un autre, c’est ce qu’on n’a pas expliqué très clairement : il est probable que le commandant italien a réclamé Essad et qu’on n’a pas osé le lui refuser. Essad était en effet dévoué à l’Italie, en attendant de la trahir comme il a trahi tout le monde. Il est aujourd’hui en liberté à Naples où, dans les interviews qu’il leur accorde, il explique à des journalistes que le prince Guillaume s’est trompé, a été mal renseigné sur son compte et n’a jamais eu de serviteur plus fidèle que lui. Le prince avait vraisemblablement des raisons de n’en rien croire, mais on peut se demander s’il a manœuvré très habilement en se faisant un ennemi d’un homme dangereux, perfide, puissant, qui garde la vie sauve et dont le rôle ne semble pas fini. Essad était ministre de la Guerre : il était à coup sûr gênant et inquiétant, mais a-t-il cessé de l’être et ne l’est-il même pas devenu davantage encore, malgré l’éloignement où il a été mis ? Son départ, avec les circonstances qui l’ont accompagné, a provoqué à Tirana un soulèvement qui s’est rapidement étendu parmi les musulmans d’Albanie. Ils ont marché sur Durazzo en assez grand nombre pour vaincre toute résistance : à la vérité, ils n’en ont pas rencontré beaucoup. La gendarmerie albanaise, commandée par des officiers hollandais, leur a été vainement opposée ; ils l’ont battue, ils ont fait dans ses rangs des prisonniers. Plus brève encore a été la résistance des Malissores catholiques que le prince avait appelés pour le défendre. Dès les premiers coups de fusil ils ont pris la fuite : si les insurgés ne s’étaient pas arrêtés pour parlementer, on ne voit pas ce qui aurait pu les empêcher d’arriver à Durazzo et de s’y comporter en vainqueurs. On sait quelles sont dans ce pays les habitudes des vainqueurs.

Ils n’y auraient d’ailleurs pas trouvé le prince qui, avec sa femme et ses enfans, s’était empressé de chercher un refuge sur un navire italien. Pourquoi pas autrichien, cette fois ? Il semble que ce soit l’Italie qui a l’entreprise de ces sauvetages. À peine était-il sur le bateau, le prince a appris que les insurgés réclamaient sa présence pour négocier. Laissant alors ses enfans à bord, ce souverain amphibie est revenu à Durazzo avec la princesse sa femme, et il a signé tous les papiers qu’on lui a présentés. On en est là. Nous avons dit que le sens de ces échauffourées n’était pas très clair. Deux points, cependant, en ressortent avec évidence : d’abord que les préoccupations et les passions religieuses ont tenu une grande place dans l’affaire, car les musulmans, dont Essad était l’homme, se sont insurgés contre les préférences que le prince accorde, disent-ils, aux catholiques ; ensuite, que l’Autriche et l’Italie, bien loin d’avoir suscité l’intrigue en commun, comme la presse anglaise l’a cru d’abord, y ont été dans des camps opposés, les Autrichiens du côté des catholiques dont ils sont les protecteurs, et, d’autre part, les Italiens du côté des musulmans qu’ils favorisent. La presse italienne a jeté feu et flamme contre l’Autriche et la presse autrichienne lui a rendu la pareille, quoique plus faiblement. L’hostilité entre les deux alliés s’exaspère de plus en plus. Le prince est Allemand, et non pas Italien ; il est plus près de l’Autriche que de l’Italie, et sa situation, incertaine dans le présent et encore davantage dans l’avenir, cause plus de soucis à Vienne qu’à Rome. Il n’a aucune racine dans le pays : comment, d’ailleurs, pourrait-il en avoir ? Sa fuite sur un bateau étranger, son retour probablement provisoire, son peu de confiance dans ses sujets, sa prudence qu’il pousse aux dernières extrémités, sa précipitation à se mettre en sûreté à la moindre alerte, ne sont pas de nature à créer autour de lui des sympathies et des dévouemens : on se demande s’il était l’homme de l’aventure où on l’a jeté.

Nous avons dit que le comte Berchtold avait présenté aux Délégations les vicissitudes du gouvernement albanais comme toutes naturelles et assuré qu’il ne fallait pas s’en inquiéter. Ce sont choses des Balkans, a-t-il dit. Le prince Guillaume, lui aussi, après l’arrestation et l’expulsion d’Essad pacha, avait écrit à ses parens en Allemagne qu’il se portait fort bien et que ses affaires avaient pris la meilleure tournure. Mais le surlendemain, quand il s’est cru obligé à s’embarquer, le prince a perdu de son assurance et il semble bien que la confiance du comte Berchtold ait diminué pareillement. On parle en effet à Vienne et encore plus à Rome de provoquer une intervention européenne pour rétablir l’ordre et la sécurité en Albanie. S’il s’agissait seulement de la sécurité du prince, la proximité de la mer, ou plutôt sa contiguïté avec la demeure princière, permettrait assez aisément de l’assurer ; mais pour ce qui est de l’Albanie, la difficulté est plus grande et ce serait une lourde tâche pour l’Europe que d’y faire régner l’ordre matériel. En tout cas, on ne voit pas assez clair dans les affaires de l’Albanie pour en assumer la charge sans plus ample information. Les Puissances de la Triple-Entente n’ont aucun intérêt direct dans ce pays, si ce n’est celui d’y diminuer, par bonté d’âme, les embarras de l’Autriche et de l’Italie et, en fin de compte, de les empêcher de s’y battre ; mais cet intérêt est encore plus grand pour l’Allemagne et elle peut y suffire. Envoyer des soldats français faire campagne en Albanie pour servir des intérêts qui ne sont pas ceux de la France serait chez nous une entreprise peu populaire. Sans doute, il y a une solidarité européenne, à laquelle nous ne devons pas rester étrangers, mais elle a des limites qu’il ne faut pas franchir à la légère. Il y a quelques années, lorsque des détachemens de toutes les Puissances occupaient la Crète, l’Allemagne leur a tout à coup faussé compagnie en disant qu’il importait peu au concert européen que sa petite flûte continuât d’y faire sa partie et qu’elle ne voyait aucun inconvénient à la déposer sur la table et à s’en aller. En effet, l’Allemagne s’en alla et il n’en résulta aucun inconvénient. C’est un précédent qui donne à penser. Qu’irions-nous faire en Albanie ? L’Autriche et l’Italie ont créé cette principauté avec le consentement de l’Europe beaucoup plus qu’avec sa participation : l’Europe n’est pas responsable des suites.

Au surplus, cette solidarité européenne qu’on invoque et dont nous tenons grand compte, la Triple-Alliance l’a-t-elle toujours pratiquée ? A-t-elle maintenu la délibération et l’action en commun ? M. Sazonoff, dans un discours qu’il vient de prononcer devant la Douma, et qui est empreint d’une haute sérénité, d’une grande fermeté d’esprit, a dit que les ambassadeurs de la Triple-Entente continuaient, pour arriver à des solutions plus rapides, à causer ensemble à Londres. Pourquoi les ambassadeurs de la Triple-Alliance ont-ils rompu cet accord ? Ils y ont signalé des inconvéniens ; ils en aperçoivent aujourd’hui dans une politique différente. L’action de l’Europe a été affaiblie par ces divisions. La Triple-Alliance a-t-elle veillé à ce que d’importantes questions, celle des îles par exemple, fussent réglées conformément aux décisions prises ? Que d’ajournemens, que de réticences, que de reprises depuis quelque temps ! Il y a, entre les questions aussi, des solidarités : les a-t-on toujours respectées ? Cela nous donne quelque liberté d’attendre et de voir venir. Nous tiendrons tous les engagemens que nous avons pris : mais, s’il faut en prendre de nouveaux et pour des intérêts qui ne sont pas les nôtres, c’est bien le moins qu’on nous laisse le temps de la réflexion.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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