Chronique de la quinzaine - 14 avril 1914

Chronique n° 1968
14 avril 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Rien ne serait plus téméraire que de prédire le résultat des élections du 26 avril. Il faudrait savoir, pour le tenter, quelle impression les derniers événemens ont produite sur le suffrage universel, et le suffrage universel est un élément dont les fluctuations échappent au calcul. Le pays, toutefois, serait tombé dans une insensibilité étrange s’il n’avait pas été ému, troublé, secoué par le triste spectacle qu’a donné la Chambre au milieu de ses dernières convulsions ; et nous ne parlons pas seulement des scandales dont le contre-coup a rejailli sur elle, nous y reviendrons dans un moment ; mais que dire de l’impuissance qu’elle a manifestée en matière financière et du désarroi dans lequel elle nous laisse ? Pour la première fois depuis que le gouvernement parlementaire fonctionne chez nous, une Chambre est partie sans avoir rempli tout son mandat, tout son devoir et ce qu’elles avaient toutes jusqu’ici considéré comme leur droit : elle n’a pas voté le budget.

On s’explique, sans l’excuser, qu’elle ait reculé devant cette obligation. Nous sommes à la veille des élections ; le déficit avoué est de 800 millions et le déficit réel est plus élevé encore. Où trouver des ressources pour y faire face ? Le bon sens aurait consisté à les demander à notre système d’impôts, qui a, toutes les fois qu’on l’a voulu, montré sa merveilleuse souplesse et sa solidité. Quelques retouches, sans doute, y auraient été nécessaires, mais l’heure était, à coup sûr, mal choisie pour discréditer et briser l’instrument. C’est néanmoins ce qu’on a fait, ou ce qu’on s’est efforcé de faire, car on n’y a pas encore réussi et on s’est égaré et perdu dans des projets de réformes dont aucun n’a pu encore aboutir. Que sont devenues, en matière financière, les promesses inconsidérées du ministère Caillaux-Doumergue ? Pas une seule n’a été réalisée. Les votes de la Chambre n’ont pas eu d’autre portée que celle de manifestations propres à tromper le pays sur un si complet avortement. Les radicaux-socialistes auront beau dire aux électeurs qu’ils ont rempli leurs engagemens puisque, la veille même de la séparation définitive, ils ont voté une fois de plus l’impôt sur le revenu : en réalité, ils savaient fort bien qu’en votant cet impôt dans les conditions où ils l’ont fait et en l’incorporant au budget, ils avaient rendu le vote du budget lui-même impossible. Ce budget ressemble aujourd’hui à ces édifices en construction, qui disparaissent si bien sous des échafaudages que le passant n’y distingue rien. Quelle que soit la complaisance du Sénat, et elle est grande, on ne pouvait pas attendre de lui le vote d’un projet aussi informe : aussi a-t-on renoncé à le lui demander. Un jour, dans le brouhaha d’une séance agitée par tant d’autres préoccupations, le gouvernement est venu presque subrepticement demander deux nouveaux douzièmes provisoires. La Chambre les a votés à la hâte et s’en est allée. Sait-on par quel vote final elle a fait appel à la reconnaissance du pays ? Parmi les maux qui nous rongent, il en est un que tout le monde dénonce et auquel les meilleurs citoyens cherchent un remède : l’alcoolisme. Rendons la justice au gouvernement qu’il avait proposé d’établir sur l’absinthe une surtaxe dont il attendait une dizaine de millions. Repoussée, la surtaxe sur l’absinthe : elle aurait été impopulaire dans les cafés des chefs-lieux d’arrondissement. Est-ce tout ? Non, la Chambre a fait mieux : elle a supprimé, par 202 voix contre 96, — une belle majorité, comme on voit ! — la licence sur les débits de boissons qui rapporte 36 millions. S’il y a des dons de joyeux avènement, il y a aussi des dons de joyeux départ, avec espoir de retour. C’est ainsi que la Chambre nous a fait ses adieux.

Tout cela n’est sans doute pas passé inaperçu, mais n’a pas été aussi remarqué qu’il l’aurait fallu, au milieu du bruit que faisaient d’autres choses. Ce bruit dominait tout. La Commission d’enquête sur l’affaire Rochette et ses suites continuait ses séances, dont les journaux rendaient compte matin et soir. Nous serons brefs sur des détails que tout le monde a pu lire et a lus : il suffit d’indiquer dans quel esprit la Commission a travaillé. Nommée il y a quelques années déjà dans des conditions que nous avons rappelées, elle était composée, pour les deux tiers, de radicaux-socialistes amis politiques de MM. Monis et Caillaux, et présidée par M. Jaurès. On comprend à quelles tendances elle devait naturellement obéir. Toutefois elle se sentait observée ; l’œil de l’opinion était sur elle ; M. Maurice Barrès, un de ses membres, publiait quotidiennement dans l’Écho de Paris des articles d’un réalisme vigoureux et puissant où toutes les silhouettes qui passaient prenaient un relief singulier ; la Commission devait donc se surveiller elle-même et cette préoccupation lui causait un embarras qui a été plus d’une fois très sensible. Quant à M. Jaurès, il ne lui déplaisait pas de voir s’étaler au grand jour les vices, les tares, de ce qu’il appelle la société bourgeoise et capitaliste, afin de pouvoir affirmer que toutes ces infirmités morales disparaîtraient comme par enchantement le jour où le prolétariat jeune et sain aurait remplacé la bourgeoisie vieillie et corrompue et où le capital, appartenant à tout le monde, ne ferait plus faire des péchés d’envie à personne. Aussi M. Jaurès, dans la rédaction qu’il a proposé à la Commission d’approuver, a-t-il été plus sévère qu’elle n’a consenti à l’être contre les deux ministres compromis. Alors, très digne, il a donné sa démission de président. On a couru après lui, il s’est laissé atteindre, on a parlé, parlementé et tout s’est arrangé, comme il était d’ailleurs facile de le prévoir. Bref, la Commission est laborieusement accouchée d’une phrase où elle a constaté que « l’intervention de M. Monis a été pressante, » et que « parlant avec son autorité de chef du gouvernement, elle a été déterminante... » En fin de compte, la démarche de M. Caillaux et l’intervention de M. Monis ont été qualifiées de « déplorable abus d’influence. » Et c’est tout.

En vérité, ce n’est pas assez, l’opinion attendait autre chose. La Commission l’a senti sans doute, car, après avoir porté ce pâle jugement sur M. Monis et sur M. Caillaux, elle a cru devoir s’élever à des considérations générales : « Si fâcheuse, a-t-elle dit, que soit en elle-même cette affaire, elle est surtout grave comme symptôme ; elle révèle un mal qui s’est manifesté d’ailleurs par bien d’autres signes et qui, si le pays ne réagit pas, ira se développant et s’approfondissant dans tout le système politique et social. Elle atteste chez les gouvernans eux-mêmes le fléchissement du sens de la règle, le dédain des procédures normales et de l’indépendance de magistrats d’ailleurs trop dociles. Elle révèle l’influence démesurée de la finance, même la plus basse, la confusion de la finance, de la presse et du pouvoir. » La confusion de la plus basse finance et du pouvoir ne saurait en effet trop être condamnée, — et il faut remarquer en passant que plus la finance est basse, plus elle est portée à corrompre ; la haute finance a une autre tenue et d’autres procédés, — mais les hommes au pouvoir qui aident à cette confusion méritent plus qu’un blâme platonique et on n’a pas tout fait quand on a dit que leur action a été « déplorable. » L’opinion publique appelait des sanctions ; la Commission n’en a pas trouvé, n’en a pas apporté, et cela aussi est déplorable. Peut-être n’est-ce pas sa faute et y a-t-il là une lacune, une insuffisance de nos lois ; mais alors, en constatant le fait, il y a lieu de le regretter profondément.

Enfin, la Chambre a été appelée à se prononcer sur l’affaire, et elle s’est livrée à un grand débat où l’éloquence, certes, n’a pas manqué, mais dont la conclusion a été aussi faible et falote que celle de la Commission. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Faut-il dire toute la vérité ? La majorité de la Chambre est composée d’hommes dont on se tromperait beaucoup si on croyait que, tout au fond de l’âme, ils portent au mal qu’ils dénoncent la haine vigoureuse que demandait Alceste. Ils réprouvent ce mal du bout des lèvres, mais ils en sont eux-mêmes les auteurs ; ils le propagent, le pratiquent et en vivent. Croit-on que, dans le secret de leur conscience, ils jugent M. Monis et M. Caillaux si coupables ? Ils ont vingt fois fait eux-mêmes en petit ce que les deux ministres ont fait en grand. Ils ont rarement affaire à des procureurs généraux et à des présidens de Chambre ; mais, dans leurs arrondissemens, ils ont un président de tribunal, des juges, un procureur de la République, un plus grand nombre de juges de paix, et ils ne se gênent guère pour exercer sur ces magistrats une influence, qui prend, quand il le faut, le caractère d’une pression très énergique. Eux aussi ont « la manière, » et, lorsque la Commission d’enquête dit que, si le mal se développe, tout le système politique et social en sera infecté, c’est du présent qu’elle devrait parler et non pas de l’avenir, car la décomposition est aujourd’hui générale. C’est la conséquence logique et fatale du parlementarisme faussé que nous pratiquons. Plus que tout autre, le gouvernement parlementaire a besoin de la stricte séparation des pouvoirs, car si les pouvoirs sont confondus, ils le sont, non pas dans une seule main, mais dans quelques milliers, ce qui facilite singulièrement la propagation du mal. Veut-on savoir quel est le sentiment vrai de la majorité radicale-socialiste sur le cas de MM. Monis et Caillaux ? Nous le demanderons au Radical, qui est le journal officieux du ministère. Après avoir raconté à sa manière quelques-uns des incidens d’hier, le Radical ajoute : « Il est vrai que le texte (celui de la Commission d’enquête) note qu’il y a eu là le plus déplorable abus d’influence. C’est ici qu’apparaît la tendance à l’hyperbole. Déplorable abus d’influence, l’unique démarche que M. Caillaux fit auprès de M. Monis, à la fois pour être agréable à son ami, M’Maurice Bernard, et pour éviter les conséquences politiques et financières d’une plaidoirie irritée de cet avocat ? Légèreté d’attitude, erreur passagère de jugement... Peut-être... En réalité, il saute aux yeux que M. Caillaux crut faire une démarche banale... Là où la Commission d’enquête fait preuve d’une impartialité sereine et d’une nette vision des responsabilités, c’est lorsqu’elle montre que cette affaire n’est qu’un épisode dans la faiblesse générale des hommes, qu’ils appartiennent à la politique ou à la magistrature. Rien que dans son enquête, bien qu’elle ait délibérément circonscrit sa tâche, la Commission a pu se rendre compte à quel point les interventions comme celle dont elle avait à connaître sont la manière courante de la politique. Les hommes sont des hommes ; le désir d’obliger leurs amis, l’oubli des conséquences possibles d’un acte qui leur apparaît anodin, leur inspire à tous des gestes blâmables dans l’absolu, excusables dans le relatif... Nous sommes d’ailleurs certains que le pays a remis chaque chose et chacun à sa place... Il y verra plus clair que nos adversaires, parce qu’il n’a pas les mêmes raisons de se laisser aveugler par la passion, l’intérêt et la rancune. »

Qu’on nous pardonne cette longue citation : elle révèle l’état d’âme, fait de cynisme tranquille, qui est celui de la majorité radicale-socialiste. Avons-nous besoin de dire ce que nous en pensons ? Nous aimons mieux, pour nous dégager de cette écœurante philosophie à la Philinte, faire une citation de plus, et l’emprunter au beau discours dans lequel M. Briand a parlé le langage d’un homme de gouvernement. Après avoir raconté ce qu’il y a d’insuffisant, de vain, de dérisoire dans l’œuvre de la Commission d’enquête : « Mais, s’est-il écrié, pouviez-vous faire autre chose ? Eh bien ! oui, je le crois. Vous pouviez nous dire : « Pas de sanctions ; laissons de côté les individus... » Puis, vous élevant au-dessus des faits, jeter un coup d’œil impartial sur les causes pour en dégager la leçon. Ce qu’il y a surtout de grave dans toute cette affaire, c’est cette pitoyable manipulation des magistrats, conséquence fatale d’une conception fausse, terriblement fausse de l’exercice du pouvoir : c’est cette promenade des procureurs généraux, de cabinet de ministre en cabinet de ministre... Ce qu’il y a de particulièrement bas et ignominieux dans cette affaire, c’est ce fait : un avocat éminent du barreau de Paris, avec le parquet, avec la Cour, a réglé le rôle, il a accepté une fixation, il est prêt à plaider... On vient lui demander de réclamer de nouveaux délais, il dit : « Non ! ce n’est pas possible, je ne veux pas m’exposer à l’affront d’un refus certain. » Et, un beau jour, il voit entrer dans son cabinet son client, celui au nom duquel les magistrats ont été traînés dans la boue, celui dont on a voulu faire une grande et radieuse victime de la justice persécutrice ; il entre la tête haute, lui, l’escroc, le financier taré. Et ce que l’avocat n’a pas osé demander, certain de se le voir refuser, il l’apporte à son avocat : « Allez-y, maître ! Demandez sans crainte, le renvoi vous est accordé d’avance. » Et c’est lui qui a raison ! Voilà ce qu’il y a d’abominable dans cette affaire. C’est de là, c’est de ce fait rendu public, qui aurait dû être mis au premier plan des conclusions et des flétrissures de votre Commission, c’est de ce fait que sort et monte comme un miasme malsain, qui incommode toutes les narines un peu délicates de ce pays. Et vous vous contentez de dire dans vos conclusions si vagues : « Oui, il y a là quelque chose de malsain, il faut que le pays réagisse ! »

Ce sont là des paroles vengeresses : il fallait qu’elles fussent prononcées. En face d’elles, les conclusions de la Commission semblent, en effet, bien vagues, bien vides, bien édulcorées, bien plates. M. Briand en a fait justice, et M. Barthou l’a fait après lui, en repoussant les reproches qui leur avaient été adressés. Et quels reproches ? Ils sont admirables ! La Commission a fait un grief à M. Briand de n’avoir pas produit, autrefois, devant elle le document de M. Fabre, et il en fait un à M. Barthou de l’avoir révélé aujourd’hui à la Chambre. Il faut hausser les épaules devant ces contradictions. L’œuvre de la Commission est hésitante, incertaine, mesquine, pénible, et, pour tout dire, un peu lâche ; elle se perd petitement dans les détails qu’elle cherche à opposer ceux-ci à ceux-là, de manière à compenser les responsabilités les unes par les autres et à les diminuer toutes ; on n’y sent pas passer le grand souffle de justice capable de tout purifier. Nous ne sommes pas surpris que M. Maurice Barrès n’ait pas voulu s’y associer et qu’il l’ait qualifiée durement devant la Chambre. M. Delahaye et aussi M. Marcel Sembat avaient demandé des sanctions judiciaires contre MM. Monis et Caillaux ; Os avaient cru trouver dans nos codes des articles qui s’appliquaient à leur cas ; on leur a soutenu le contraire et nous ne voulons pas entrer dans cette discussion. Mais, s’il n’y avait pas de sanctions pénales à appliquer, c’était une obligation de plus de rendre rigoureuses les sanctions morales : elles ont été diluées au point qu’il n’en reste à peu près rien. La Chambre a finalement voté un ordre du jour par lequel, après avoir pris acte des constatations de la Commission d’enquête, elle a réprouvé les interventions abusives de la finance dans la politique et de la politique dans l’administration de la justice, et affirmé la nécessité d’une loi sur les incompatibilités parlementaires. Quoi de plus anodin que la première partie de ce texte ? Quoi de plus vain et, comme on dit au Palais, de plus inopérant que la seconde ? Croit-on qu’on aura tout sauvé quand ou aura empêché les financiers d’entrer à la Chambre ? Rochette n’était pas député.

La déception générale a été vive et elle s’est changée en réprobation indignée, lorsqu’on a appris que, s’il n’y avait pas de sanction contre la faute des ministres, il y en aurait contre la faiblesse des magistrats. Le bruit a couru d’abord que M. Fabre allait tout simplement être mis à la retraite. La clameur publique a été si véhémente que le gouvernement a reculé, transigé : M. Fabre perdra sa place, mais on lui donnera une compensation ; et M. Bidault de l’Isle, qui est inamovible et auquel on ne peut toucher que dans certaines règles, sera soumis au Conseil supérieur de la magistrature. Tout le monde s’inclinera devant le Conseil supérieur : quant au gouvernement, on est bien obligé de le subir, mais qui s’inclinerait devant son autorité morale ? Des ministres qui, hier encore, étaient les collègues de M. Monis et de M. Caillaux et n’ont nullement décliné toute solidarité avec eux, n’ont pas qualité pour frapper leurs victimes, pour les achever. M. Clemenceau lui-même, qui est un grand ami du ministère, lui a conseillé de déférer M. Fabre, comme M. Bidault de l’Isle, au Conseil supérieur de la magistrature. L’opinion en aurait éprouvé une détente. Mais quelle opinion ? demandera peut-être le gouvernement. Celle de la magistrature ? Celle du barreau ? Celle d’un monde spécial et étroit ? Il ne s’intéresse qu’à celle du pays. Eh bien ! puisque le pays a la parole en ce moment, qu’il réponde ! On lui demande de réagir, qu’il réagisse ! Nous saurons dans quelques jours s’il l’aura fait.


L’intérêt, l’importance qu’avaient pour nous nos affaires intérieures nous ont empêché de parler, dans nos dernières chroniques, de ce qui se passe hors de nos frontières et cependant cela aussi a de l’intérêt et de l’importance. Un ministère est tombé à Rome. M. Salandra a remplacé M. Giolitti, qui éprouvait une sorte de difficulté de vivre, mais qui reste tout-puissant sur la majorité. Les affaires d’Albanie et de l’Épire sont à l’état de crise aiguë, et cette crise, si elle se prolonge, pourrait en amener d’autres d’un caractère plus général. Nous voudrions pouvoir parler aujourd’hui de tout cela, mais le temps nous presse et la place nous manque. Il est cependant impossible de ne pas dire quelques mots de l’Angleterre et des dernières complications que le développement de la question du Home Rule y a fait naître.

Il en est résulté une situation que le bon sens du peuple anglais finira peut-être par dénouer, mais dont, en attendant, tout le monde s’inquiète à bon droit. Le Home Rule, destiné à donner à l’Irlande un gouvernement autonome, vient d’être voté en seconde lecture par la Chambre des Communes ; il le sera, au mois de juin, en troisième, et alors, d’après la loi nouvelle qui a frappé de caducité l’opposition de la Chambre des Lords, le Roi sera obligé d’y donner sa sanction. Il est un souverain constitutionnel : rien ne saurait le délier de cette obligation. Pourtant le Home Rule, — on ne l’a pas cru longtemps, mais on le voit aujourd’hui avec évidence, — déchaînera la guerre civile en Irlande, si on ne trouve pas entre les partis une transaction qui les satisfasse, ou dont ils se contentent, et l’opposition entre eux a jusqu’à présent un caractère si absolu qu’on n’aperçoit pas ce que cette transaction pourrait être. Ce mot de guerre civile, au commencement du XXe siècle et dans un pays comme l’Angleterre, sonne étrangement aux oreilles et le paradoxe en apparaît si invraisemblable à l’esprit qu’après l’avoir prononcé, on recule devant lui dans un mouvement instinctif d’incrédulité. Malheureusement les faits sont là, et on ne peut plus les nier. L’Irlande se divise en effet en quatre provinces dont la population n’est pas homogène, tant s’en faut, et qui diffèrent entre elles par les intérêts et par la religion. Dans trois, la grande majorité est catholique et relativement pauvre : dans l’Ulster, au Nord, elle est protestante, plus énergique, plus industrieuse et relativement riche. Cette différence s’explique par l’histoire » Lorsque Cromwell écrasa sous le fer et le feu l’insurrection de l’Irlande, il appela au Nord de l’île une population d’immigrans, qui y ont fait souche et y ont conservé depuis lors leur esprit particulier. Ils sont particularistes à outrance, on les appelle les Orangistes et ils s’appliqueraient volontiers, en se comparant aux Irlandais d’origine, le mot du pharisien qui remerciait le ciel de ne l’avoir pas fait semblable aux autres. Ils se regardent comme appartenant à une race supérieure, ou, si l’on veut, comme une colonie importée en Irlande pour y représenter la mère patrie et le loyalisme envers elle. C’est là une force qui est respectable en soi, il faut le reconnaître, et qui vient de montrer qu’elle saurait au besoin se faire respecter en fait.

Depuis que le ministère actuel, cherchant une majorité à la Chambre des Communes pour y faire voter les réformes fiscale » de M. Lloyd George, s’est vu obligé de s’appuyer sur les nationalistes irlandais et de conclure un pacte envers eux, pacte dont le Home Rule a été le gage, l’Ulster est entré virtuellement en insurrection. Cette insurrection ne doit éclater qu’au moment où le Home Rule sera appliqué, mais, en attendant, elle se prépare et s’organise au grand jour. Le procédé est aussi éloigné que possible de celui des sociétés secrètes. Bien loin de dissimuler son action, la Ligue qui s’est formée l’étale comme un avertissement, auquel on a commencé par ne pas croire, peut-être à cause de cet étalage même où des esprits, à la fois sceptiques et optimistes, ont voulu voir du bluff. Cependant la Ligue prenait de plus en plus de consistance ; elle avait des armes, des munitions, des soldats. On assure que sir Edward Carson, qui a pris la tête du mouvement, a réuni près de 100 000 hommes, c’est-à-dire toute une petite armée, qui a des officiers, des sous-officiers, qu’on voit faire quotidiennement l’exercice et qui se dispose à soutenir un gouvernement provisoire, tout prêt à entrer en fonctions. Le caractère infiniment sérieux du mouvement ne saurait plus être contesté. Les Orangistes de l’Ulster ont conservé le caractère énergique et tenace des Têtes Rondes dont ils descendent : l’esprit d’autrefois les anime. L’idée d’être détachés, retranchés de la vieille Angleterre, à laquelle ils ont toujours été fidèles, pour être rattachés à un gouvernement purement irlandais et en majorité catholique, cette idée leur fait horreur et ils déclarent très haut que, quoi qu’il arrive, ils ne s’y soumettront pas. Ce qui double leur force, c’est que leur sentiment correspond à celui d’une grande partie de l’Angleterre elle-même et qu’il y a dans le détroit entre les deux îles un va-et-vient continuel de partisans qui, après avoir apporté un encouragement aux Orangistes de l’Ulster, rapportent à l’Angleterre la menace de leur implacable résolution. Des considérations d’intérêt se mêlent aux autres. Nous avons dit que l’Ulster était de beaucoup la partie la plus riche de l’Irlande : il proteste d’avance contre l’accaparement de ses ressources par un gouvernement catholique, qui en disposerait au profit d’une collectivité dont il ne veut pas être. On aurait tort toutefois de croire que cette préoccupation est la principale : ce qui rend l’opposition de l’Ulster irréductible, c’est qu’elle tient à de vieux sentimens profondément ancrés dans les âmes, que les odieuses perspectives du Home Rule ont exaspérés.

Le ministère anglais s’était-il attendu à cette résistance de l’Ulster lorsqu’il a conclu avec les nationalistes irlandais, représentés au parlement par M. Redmond, le pacte dont nous avons parlé ? En tout cas, il ne semble pas en avoir prévu le caractère indomptable, et, comme nous l’avons dit, il a mis assez longtemps à y croire. Les membres du Cabinet particulièrement animés de l’esprit que nous appelons chez nous jacobin, ont cru qu’il suffisait de faire une loi pour vaincre toutes les résistances et que, si la majesté de la loi n’y suffisait pas, rien n’était plus simple que d’y ajouter la force. M. Lloyd George et M. Winston Churchill ont prononcé des paroles qu’il est permis de qualifier d’imprudentes et que les Ulsteriens ont jugées provocantes : la résolution de ces derniers n’en a pas été ébranlée, elle en a été fortifiée. Il y a eu à la Chambre des Communes des séances émouvantes où les Orangistes irlandais, représentés par sir Ed. Carson et ardemment soutenus par les chefs du parti conservateur, M. Bonar Law et M. Balfour, ont déclaré qu’ils resteraient anglais à la vieille manière, malgré l’Angleterre elle-même, et ne reculeraient pour cela devant aucun moyen. La situation est devenue si dangereuse que M. Asquith a senti la nécessité d’une transaction. L’opposition demandait un referendum ; en tout cas, elle déclarait qu’elle ne céderait que devant la volonté du pays, si celui-ci était consulté et s’il répondait sous une forme catégorique. — Soit, a répondu M. Asquith ; nous ne voulons pas de referendum ; le Home Rule a été voté deux fois et il le sera bientôt une troisième, qui le rendra définitif ; il restera alors ce qu’il est, mais les différens comtés de l’Irlande seront consultés pour savoir s’ils veulent ou ne veulent pas qu’on leur en fasse l’application immédiate, et, s’ils ne le veulent pas, un délai de six ans leur sera accordé : pendant ce temps, il y aura deux élections générales en Angleterre et le pays aura eu le moyen de se prononcer. — Il faut reconnaître que la proposition de M. Asquith était inspirée par une bonne volonté véritable et peut-être aurait-elle été acceptée si les esprits n’avaient pas été aussi prévenus. En somme, qui a terme ne doit rien et bien des choses peuvent se passer en six ans ! Mais l’opposition a demandé davantage, à savoir que l’Ulster ne fût soumis au Home Rule que lorsqu’il y consentirait. Dans le système du gouvernement, le Home Rule serait appliqué mécaniquement au bout de six ans ; dans celui de l’opposition, il faudrait consulter à nouveau l’Ulster, à cette date, et ainsi de suite indéfiniment.

On en était là lorsque s’est produit l’incident qui a causé partout une si profonde et si légitime émotion. Des mouvemens militaires ont eu lieu en Irlande sur terre et sur mer ; on a dit qu’ils n’avaient pas d’autre objet que de veiller à la sécurité des dépôts d’armes et de munitions, mais l’Ulster a pu y voir autre chose et l’opinion y était de plus en plus alarmée et irritée lorsque le colonel Seely, ministre de la Guerre, a eu la malencontreuse idée d’appeler à Londres le commandant en chef des forces irlandaises, sir Arthur Paget, et lui a demandé de pressentir ses officiers pour savoir ce qu’ils feraient s’ils étaient employés contre l’Ulster. La mission était délicate, difficile à bien remplir : aussi, lorsque sir Arthur Paget a posé la question au général Gough, commandant la troisième brigade de cavalerie, celui-ci a donné aussitôt sa démission et 57 officiers ont suivi son exemple. Grand émoi à Londres, comme on peut penser. Cette fois, le colonel Seely a fait venir le général Gough pour lui demander de retirer sa démission, et cet officier, discutant de puissance à puissance avec son ministre, qui était assisté de sir J. D. P. French, général en chef de l’armée britannique, de l’adjudant général sir J. S. Ewart, enfin de lord Morley, a signé avec eux une déclaration délibérée en Conseil des ministres, mais à laquelle le général Gough a exigé et obtenu qu’on ajoutât une phrase finale où il était déclaré que le gouvernement n’avait aucune intention de se prévaloir de son droit de commandement sur l’armée « pour l’employer à réduire l’opposition politique faite à la politique ou aux principes du Home Rule. » Moyennant quoi, le général Gough a retiré sa démission et promis que celles des officiers seraient retirées également. Mais, quand ce texte a été connu à la Chambre des Communes, l’agitation y a été si vive, si violente même, que M. Asquith s’est vu obligé de désavouer le ministre de la Guerre. Celui-ci a reconnu loyalement lui-même qu’il avait ajouté une phrase à la déclaration rédigée en Conseil ; il avait cru bien faire et agir dans l’esprit de la déclaration ; il s’était trompé, il donnait sa démission. Le général French et l’adjudant général Ewart ont suivi son exemple et il a été impossible de les faire revenir sur leur résolution : ils avaient signé le papier, leur honneur était engagé. Le ministère perdait un de ses membres ; l’armée perdait le ministre de la Guerre et son général suprême et le désordre était encore plus grand dans les esprits que dans les faits. Les radicaux entamaient sur le devoir militaire une campagne, qui serait funeste à l’armée si elle se prolongeait, car il ne s’agissait de rien moins que d’opposer la nation à l’armée, et nous ne sommes pas sûrs qu’elle ne se prolongera pas ou qu’elle ne sera pas recommencée. M. Asquith, une fois de plus, s’est montré habile tacticien : il a pris provisoirement le ministère de la Guerre et annoncé l’intention, en rappelant l’armée à son devoir, d’y faire l’apaisement. On a dit qu’un ministre anglais qui changeait de portefeuille, devait se représenter aux électeurs. Nous ne sommes pas sûr que cette obligation s’imposât à M. Asquith, mais il l’a cru ou a voulu le croire. Il n’a pas eu de concurrent et il a été proclamé réélu. Sa campagne électorale lui a donné l’occasion de prononcer un discours qui a été, nous le constatons avec plaisir, un discours de détente. Ce n’est pas lui qui donnera le signal d’une de ces campagnes contre l’armée dont nous avons vu ailleurs le triste exemple. Il a parlé des généraux démissionnaires avec respect. Pendant ce temps, sir Edward Grey, qui le remplaçait à la Chambre des Communes, a fait entendre, lui aussi, des paroles auxquelles on a donné un sens conciliant, sans doute parce qu’en effet elles l’avaient, mais aussi parce que tout le monde commençait à sentir la gravité de la situation après tant d’imprudences commises de part et d’autre. A un moment, l’opposition se taisant, un membre de la majorité a dit que ce silence signifiait qu’on était d’accord. — Il signifie, a répliqué M. Balfour, que nous sommes effrayés.

Et il y a de quoi l’être. On a pu voir une fois de plus combien peu de temps il faut pour ébranler dans un pays, et dans un pays où la tradition est aussi forte qu’en Angleterre, les bases sur lesquelles repose l’ordre politique et militaire. C’est une leçon dont chacun peut faire son profit. Il s’en faut que la crise soit conjurée ; on ne peut même pas dire qu’elle soit suspendue et nul ne sait comment elle se résoudra. Il devient de plus en plus probable que les élections générales seront rapprochées, et même qu’elles sont très prochaines. Tout le monde sent le besoin de faire appel au pays : mais que répondra-t-il ? Tant d’autres questions se mêlent à celle du Home Rule qu’il sera difficile de l’en distinguer, de l’en séparer, de l’isoler, et que la réponse du pays sera peut-être confuse. Rien ne prouve d’ailleurs que l’Ulster s’inclinera devant cette réponse si elle lui est contraire. Où sera alors la force qui l’y contraindra ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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