Chronique de la quinzaine - 30 avril 1911

Chronique n° 1897
30 avril 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous voudrions pouvoir nous occuper à loisir du voyage que fait en ce moment M. le Président de la République, car les leçons qui en ressortent sont réconfortantes. De toutes nos entreprises coloniales, aucune n’a mieux réussi que celle qui nous a conduits en Tunisie, et M. Fallières a pu, sans rien exagérer, constater les résultats merveilleux auxquels nous sommes arrivés au bout de trente ans. La Régence, arrachée à la barbarie, a été engagée dans la voie de la civilisation et elle en a parcouru rapidement les étapes. Cette heureuse réussite tient à des causes diverses, dont la principale est que, dès le début, avec une souplesse et une fermeté de direction qui est due à notre premier résident général, M. Paul Cambon, nous avons appliqué en toute vérité et loyauté le système du protectorat et renoncé à celui de l’assimilation plus ou moins directe. M. le Président de la République a continué de s’inspirer, dans son langage, des principes qui ont présidé à l’établissement et au développement de notre protectorat ; les mots de tolérance pour les sentimens religieux, de ménagemens pour les opinions et les intérêts sont revenus sur ses lèvres avec une telle insistance que certains de nos journaux, en y mettant sans doute quelque ironie, ont regretté pour beaucoup de Français qu’ils ne fussent pas Tunisiens. A l’étranger également, nous avons su inspirer confiance. Même les pays qui, au premier abord, n’avaient pas vu notre intervention sans inquiétude reconnaissent aujourd’hui que nous avons travaillé au profit de tous. C’est le cas de l’Italie, par exemple, et nous avons été particulièrement touchés de l’hommage que, avec les autres puissances méditerranéennes, elle a rendu au représentant de la République. Les nuages d’autrefois sont dissipés ; les deux sœurs latines n’ont plus rien qui les divise. Aussi la France a-t-elle applaudi de tout cœur aux fêtes que l’Italie organise en ce moment pour célébrer le cinquantenaire de son indépendance. Que de souvenirs glorieux s’éveillent, à ce propos, dans nos esprits ! Les pouvoirs publics chez nous, la Chambre, le Sénat, se sont associés aux sentimens de nos voisins qui, à leur tour, ne font plus d’opposition aux nôtres en Tunisie. N’est-ce pas le roi Victor-Emmanuel II qui disait que le temps était galant homme et qu’il arrangeait bien des choses ? Il permet, en effet, à la justice immanente qu’elles enferment de se dégager et de faire prévaloir les bonnes intentions. Nous avons le droit de présenter au monde notre protectorat tunisien comme une grande œuvre. Malheureusement, quand nous revenons en France, nous y trouvons de moindres sujets de satisfaction.


On sait à quel point l’état de la Champagne est troublé, et on commence à se rendre compte des fautes initiales qui ont causé cette perturbation. La Champagne a traversé plusieurs années médiocres ou mauvaises dont elle a beaucoup souffert, et ses souffrances ont même fini par atteindre un degré d’acuité d’où devait résulter un danger public ; alors, à ces maux très réels, on a appliqué un remède empirique qui devait en faire naître d’autres : nous voulons parler du régime des délimitations. Les vignerons de la Marne se sont mis dans la tête qu’ils étaient victimes de fraudes et que le meilleur, ou même le seul moyen de les supprimer était de décider que leur département était à lui seul la Champagne et qu’il serait interdit de faire du vin de Champagne dans aucun autre. En un mot, pour garantir la pureté de leur produit contre la fraude, ils n’ont trouvé rien de mieux que de revendiquer le monopole exclusif de sa fabrication. Cette pensée, très simple, n’est pas née seulement dans la Champagne, ou plutôt dans une partie de la Champagne ; elle est née aussi dans une partie du Bordelais, sous prétexte de protéger le vin de Bordeaux, et ailleurs pour protéger le vrai cognac. Où s’arrêtera-t-on dans cette voie ? Chaque produit régional demandera à être protégé au moyen d’une délimitation ; le fromage, les pruneaux, les fruits confits, les poulardes ne paraîtront pas moins intéressans que le vin de Champagne ou de Bordeaux : il ne restera bientôt plus qu’à rétablir les douanes intérieures que la Révolution a supprimées, et à leur donner un caractère prohibitif. Les protectionnistes les plus exigeans n’avaient songé jusqu’ici qu’à protéger les produits français contre les produits étrangers ; on va plus loin aujourd’hui, on demande de protéger les produits français contre d’autres produits français. C’est le progrès. Il a été consacré par une législation nouvelle qui ne s’est pas faite en un jour ; il a fallu s’y reprendre à plusieurs fois ; on a tâtonné au début, on n’a pas su exactement où on allait. Une première loi, qui porte la date de 1905, avait pour objet avoué et parfaitement légitime de combattre la fraude : un règlement d’administration publique devait la compléter et l’a complétée en effet. Mais pendant ce temps-là, les prétentions des ultra-protectionnistes dont nous avons parlé allaient en augmentant, et lorsqu’ils se sont trouvés en présence du règlement élaboré par le Conseil d’État, ils l’ont trouvé insuffisant. On a donc fait une seconde loi, en 1908, où, pour la première fois, il a été question de rechercher l’origine même des produits viticoles et de garantir leur pureté au moyen de délimitations. Ces mots dangereux, qui correspondaient chez les uns à des idées confuses, chez les autres à des intentions à demi voilées, ont été imprudemment introduits dans la loi, sans que personne alors ait bien compris quelles en seraient les conséquences pratiques. Le Conseil d’État a été chargé d’élaborer un nouveau règlement d’administration publique qui ferait corps avec la loi, et d’accord avec celle-ci, il a créé des délimitations : la Champagne a eu la sienne, le Bordelais, le pays du cognac ont eu les leurs.

Aussi longtemps que la loi n’a eu pour objet que de réprimer la fraude, il n’y a eu rien à dire contre elle ; mais, dès qu’elle a eu créé un monopole, tous ceux qui en ont été exclus ont commencé à protester. Pour ne parler que de la Champagne, on ne pouvait pas faire le bonheur de la Marne sans faire le malheur de l’Aube, et il faut bien reconnaître que ce département avait de bonnes raisons à faire valoir pour se défendre, car il était difficile de lui contester la qualité de champenois, non seulement au point de vue historique et géographique, mais encore au point de vue viticole. Les usages, les traditions plaidaient en sa faveur. Il avait donc d’excellens argumens à présenter. Pourquoi a-t-il jugé à propos d’y joindre des procédés d’intimidation et de violence ? Il a eu tort, sans doute ; mais d’assez nombreux précédens lui avaient appris que c’était aujourd’hui le seul moyen d’être écouté. On lui avait donné l’exemple, il l’a suivi. Des manifestations imposantes et menaçantes ont donc eu lieu ; le drapeau rouge a été arboré jusque sur les monumens publics ; des chants révolutionnaires ont retenti ; enfin de premiers désordres ont donné comme un avant-goût de ceux qui suivraient, si l’Aube n’obtenait pas à son tour satisfaction. On a fait venir des troupes, mais trop tard, et assez pour irriter, pas assez pour intimider : il a fallu parlementer avec les émeutiers, qui n’ont consenti à se disperser que si les troupes se retiraient. Voilà les spectacles auxquels nous avons assisté : ils sont édifians. En tout cela, on cherche le gouvernement. Il faut remonter assez haut dans notre histoire pour y rencontrer l’exemple d’une pareille défaillance de sa part. Elle a dépassé toute mesure sur le terrain des événemens ; elle a présenté les mêmes caractères au Parlement.

Il y a eu, en effet, plusieurs discussions à la Chambre et au Sénat. Une première escarmouche a eu lieu au Sénat au commencement d’avril. M. Rambourgt, sénateur de l’Aube, plaidait avec chaleur la cause de son département ; il protestait contre les délimitations, et le Sénat était visiblement avec lui. Que fallait-il, à l’entendre, pour sortir de la situation fausse où on se trouvait ? Un nouveau décret auquel le Conseil d’État serait chargé de mettre la main. — Nullement, a déclaré M. le président du Conseil ; le Conseil d’État a épuisé sa délégation législative ; un décret serait désormais insuffisant, il faudrait une loi. — Six jours plus tard, M. Monis faisait savoir à la Chambre qu’il avait saisi le Conseil d’État de la question et que, non content de lui demander d’élaborer un décret, il l’avait érigé en tribunal qui déciderait en quelque sorte souverainement. En somme, le gouvernement désirait, demandait un ajournement ; il l’a obtenu ; une motion qui l’invitait à préparer un projet de loi en vue de supprimer les délimitations régionales et de fortifier, en la facilitant, l’action des syndicats en matière de répression des fraudes a été renvoyée à la Commission d’agriculture. Mais les choses pouvaient-elles rester ainsi ? Le Sénat pouvait-il laisser passer sans mot dire l’étrange moyen que le gouvernement avait trouvé de se tirer d’affaire en rejetant sur le Conseil d’État la responsabilité qui lui appartenait ? Une telle attitude n’était ni correcte, ni courageuse ; aussi lorsque M. le président du Conseil, à qui elle avait réussi à la Chambre, l’a prise au Sénat, une protestation presque unanime a commencé à gronder contre lui. M. Monis n’a pas paru comprendre d’abord sur quoi elle reposait ; il se faisait de plus en plus petit : — Je promets, disait-il, de n’exercer aucune influence sur le Conseil d’État ; il jugera comme un tribunal ; je lui soumettrai un décret en blanc, qu’il rédigera lui-même comme il voudra et devant lequel je m’incline d’avance. — Les interruptions partaient de tous les côtés ; on faisait remarquer à M. le président du Conseil que le Conseil d’État ne pouvait être un tribunal qu’en matière contentieuse, et qu’en matière administrative, il se bornait à donner des avis sur un projet de décret dont le gouvernement avait l’initiative. Était-ce le moment de renoncer à cette procédure ? Dans le conflit qu’on avait imprudemment laissé naître entre la Marne et l’Aube, y avait-il seulement une question de droit à élucider ? N’y avait-il pas une situation politique très grave sur laquelle le gouvernement devait énoncer une opinion et assumer une responsabilité ? M. Monis a fini par comprendre à quel sentiment il se heurtait et alors, virant de bord, il a protesté qu’il gardait seul la responsabilité et qu’il la prendrait le moment venu ; le Conseil d’État n’avait effectivement qu’un avis à émettre, le gouvernement devait décider. Soit, mais il fallait le dire plus tôt ; il ne fallait pas surtout commencer par dire le contraire. Rien de plus pitoyable que les tergiversations de M. le président du Conseil. Alors le Sénat a cru bon de faire connaître ses propres vues et sur la proposition de M. Denoix, sénateur de la Dordogne, il a voté à une grande majorité un ordre du jour invitant le gouvernement à préparer un projet de loi qui supprimerait les délimitations et rendrait plus effective la répression de la fraude. C’était, à peu de chose près, la motion que la Chambre avait renvoyée à sa Commission d’agriculture. M. le président du Conseil, aidé de MM. Léon Bourgeois et Vallé, sénateurs de la Marne, et de M. de Selves, sénateur de Tarn-et-Garonne, a cherché à obtenir un ajournement, toujours comme à la Chambre ; mais le Sénat, passant outre, a voté la proposition de M. Denoix. L’aurait-il fait s’il avait prévu le déchaînement révolutionnaire et anarchique, la fureur de destruction qui ont éclaté aussitôt dans la Marne ? En votant comme il l’a fait, il a peut-être mis contre lui quelques apparences qu’il aurait mieux valu éviter, et il s’est exposé, ce qui est moins grave, à être taxé de « légèreté » par M. Jaurès. Toutefois, sa conscience peut se rassurer : Les désordres de la Marne étaient préparés depuis quelque temps déjà ; les maisons saccagées, incendiées et pillées figuraient sur une liste rédigée d’avance. Il aurait fallu une main autrement forte que celle de notre gouvernement pour en empêcher l’explosion. On avait semé le vent, on récoltait la tempête.

Le lendemain de l’événement, la Chambre, émue de tant de ruines et en craignant de nouvelles, a cherché à apaiser la Marne en votant au gouvernement un ordre du jour de confiance. Si elle éprouve ce sentiment, c’est qu’elle n’est pas difficile ; mais, si elle a pensé qu’on ne renversait pas un ministère en face de l’émeute et que les comptes à régler seraient réglés plus tard, elle n’a pas eu tort. Pour le moment, la Marne et l’Aube, décidées à défendre par tous les moyens leurs intérêts contraires, attendent ce que feront le Conseil d’État et le ministère. Que feront-ils ? Comment les choses tourneront-elles ? Comment l’apaisement renaîtra-t-il ? Il serait téméraire de vouloir le prédire. « Quand le peuple est en mouvement, dit La Bruyère, on ne comprend pas par où le calme y peut rentrer ; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. » Nous avons vu par où le calme peut en sortir, ne désespérons pas de voir par où il peut y rentrer. Nous serions même sûr de le voir bientôt, si nous avions un gouvernement.


Le nôtre, malheureusement, lorsqu’il n’est pas faible envers la démagogie, est complaisant et encourageant pour elle ; il ne quitte une attitude que pour passer à l’autre. Nous venons d’en avoir une preuve nouvelle dans la question des cheminots, qu’on pouvait croire résolue sous le ministère Briand, mais qui s’est trouvée posée à nouveau, et dans les pires conditions, dès que le ministère Monis a annoncé que le premier article de son programme serait « la bonté. » On disait autrefois qu’un homme d’État devait avoir le cœur dans sa tête ; nos politiciens actuels le placent beaucoup plus bas, et ils s’exposent par-là à créer des complications dont toute la « bonté » du monde ne les sauvera pas.

Les cheminots qui se sont laissé entraîner dans la dernière grève ne sont pas tous indignes d’intérêt ; mais d’autres intérêts que les leurs sont engagés dans l’épreuve qu’ils ont infligée au pays et dont il importe avant tout de prévenir le retour. Pendant la grève, l’opinion alarmée, indignée, les vouait aux dieux infernaux : le lendemain, beaucoup de ceux qui étaient pour eux le plus impitoyables ont éprouvé les sentimens si connus de Panurge après la tempête, et ils n’ont plus rêvé qu’oubli et pardon. Le gouvernement, à la première sommation qu’il en a reçue, a réintégré ses grévistes. Cela le regarde, il est maître chez lui ; mais les Compagnies sont maîtresses chez elles et elles ont le droit d’avoir sur les conditions de la discipline des idées différentes de celles du gouvernement. M. Briand l’avait reconnu. Sous la pression des élémens avancés de sa majorité, il était intervenu auprès des Compagnies pour obtenir d’elles la réintégration de leurs cheminots ; mais, devant leur résistance, il s’était arrêté et il avait déclaré à la Chambre qu’il n’avait aucun moyen d’exercer une contrainte là où la persuasion n’avait pas réussi. MM. Monis et Dumont ont cru qu’ils seraient plus persuasifs que M. Briand, ce qui était de leur part une grande prétention, et ils ont éprouvé un très vif dépit de s’être trompés. On verra dans un moment comment ils ont exprimé ce dépit devant la Chambre. Mais pourquoi les Compagnies, après avoir réintégré ceux de leurs cheminots qui s’étaient le moins compromis dans la grève, ont-elles cru devoir fermer la porte aux autres ? Sont-elles donc dénuées de « bonté ? » Elles ont prouvé le contraire en donnant des secours aux cheminots qu’elles ne reprenaient pas et en leur facilitant l’entrée dans d’autres industries ; leur action, à ce dernier point de vue, a même été si efficace que, dans certaines Compagnies, il ne reste presque plus de cheminots qui n’aient déjà trouvé du travail. Alors, insiste-t-on, si les Compagnies estiment que les cheminots qu’elles ne reprennent pas peuvent fournir un bon travail, si elles les recommandent, si elles les appuient ailleurs, pourquoi ne les réintègrent-elles pas chez elles ? La raison en est simple : les Compagnies veulent que les responsabilités encourues par les ouvriers qui se mettent en grève soient sérieuses et réelles. Si les ouvriers peuvent se mettre en grève sans courir aucun risque, si, lorsqu’ils auront rompu le contrat de travail, ils peuvent le reprendre quand et comme ils le voudront, que le patron lui-même le veuille ou non, les conséquences pour l’avenir en seront très graves. Il règne à ce sujet des confusions qu’il faut dissiper. Quelques jours avant le débat parlementaire sur les cheminots, M. Monis a reçu quelques-uns d’entre eux, et, d’après le journal l’Humanité, il leur a tenu ce langage : « Au fond, je comprends très bien comment vous avez agi. Un ministre et un président du Conseil ont reconnu à la tribune votre droit à la grève : ces déclarations, je les ai moi-même entendues. » M. Monis les a entendues, mais non pas jusqu’au bout. Le ministre qui les a faites est M. Barthou. Il a été imprudent, certes : le cas psychologique de M. Monis en est la preuve. Il faut éviter ces déclarations qu’il est trop facile de détacher de ce qui les précède et de ce qui les suit et qui deviennent alors dans certaines mains des armes dangereuses. Cependant ni M. Barthou, ni M. Clemenceau qui était alors président du Conseil, n’ont été aussi encourageans pour la grève qu’on les en accuse, car, après avoir reconnu aux ouvriers des chemins de fer le droit de la faire, ils ont reconnu aux Compagnies celui de les remplacer aussitôt : « J’ai dit, a expliqué M. Barthou, qu’au regard de la loi pénale, les ouvriers et employés de chemins de fer pouvaient user du droit de grève qui ne leur était pas interdit par la loi, mais je me suis bien gardé de dire que la grève n’était susceptible d’entraîner pour eux aucune espèce de responsabilité. Le Sénat a paru surpris lorsque j’ai rappelé que les Compagnies pouvaient, en cas de grève, demander des dommages-intérêts à leurs agens, mais je n’ai fait que me référer à l’article 1780 du Code civil. Il y a autre chose. Les Compagnies de chemins de fer ont le droit incontestable de remplacer les ouvriers qui se mettent en grève. » On le voit, la pensée de M. Barthou et du gouvernement auquel il appartenait n’est pas dans le seul membre de phrase qu’a perçu l’appareil auditif de M. Monis. Les Compagnies pourraient demander des dommages-intérêts aux grévistes ; elles ne le font pas parce que le moyen serait illusoire ; les ouvriers ne pourraient pas payer de dommages-intérêts, et si les Compagnies opéraient un prélèvement sur la Caisse de retraites, on crierait à la barbarie. Alors, comment donner un caractère effectif à la responsabilité de l’ouvrier ? Le seul moyen est, dirons-nous la révocation ? non, le mot serait impropre ; on parle beaucoup de révoqués, il n’y a pas d’ouvriers révoqués, il y a des ouvriers remplacés : le seul moyen est de ne pas reprendre ceux qui sont librement sortis et de conserver ceux qui sont entrés.

On s’est déchaîné contre les Compagnies ; on leur a reproché non seulement d’avoir laissé sur le pavé de pauvres ouvriers qui étaient souvent des pères de famille, mais encore d’avoir confisqué les sommes que, à force d’économie, ils avaient versées peu à peu dans la Caisse des retraites. C’est un thème qui prête à l’amplification. M. Camille Pelletan, pour ne citer que lui, y a déployé encore plus de « bonté » que M. Monis. Les Compagnies se sont défendues contre l’accusation. Elles ont expliqué qu’en ne réintégrant pas un ouvrier qui les avait quittées, elles lui restituaient toutes les sommes versées pour sa retraite. La Compagnie d’Orléans a même ajouté que, chez elle, les retraites étaient alimentées par ses propres versemens et que l’ouvrier, qui n’en fait aucun, recevait, en cas de rupture du contrat, la totalité de ceux qui avaient été faits pour lui. Il nous semble qu’il y a là plus de « bonté » réelle que dans les déclamations dont on nous assourdit. Mais enfin d’autres intérêts sont en cause que ceux des ouvriers ; il y a ceux du public, ceux de tout le monde, et sur ceux-là aussi doit s’exercer la vigilance des Compagnies, parce que leur responsabilité y est engagée. On les menace, on leur dit que, si elles persistent dans leur intransigeance, il y aura une grève nouvelle. Leur conviction est que c’est si elles cèdent sous l’intimidation qu’il y aura une grève nouvelle et prochaine, et qu’en attendant, elles ne seront plus sûres de la discipline de leurs agens. Les journaux racontent que les cheminots réintégrés par l’État se conduisent comme des modèles. Tant mieux : l’épreuve, toutefois, pour être concluante, a besoin d’être un peu prolongée. En attendant, il est difficile de lire sans quelque inquiétude la lettre que le directeur du chemin de fer de l’État vient d’adresser à ses agens inférieurs pour se plaindre des progrès que fait l’ivrognerie parmi eux. M. le directeur du chemin de fer de l’État mérite d’être félicité de sa lettre ; elle est courageuse ; mais la lecture de cette lettre laisse rêveur.

La situation des cheminots devait inévitablement provoquer une interpellation au Palais Bourbon ; elle a eu lieu le 14 avril ; on y a vu le gouvernement dans une attitude que jamais gouvernement, ni en France, ni ailleurs, n’avait encore eue jusqu’ici. Le langage de M. Monis et de M. Dumont a été celui de la pure démagogie. Ils ont l’un et l’autre parlé des Compagnies de chemin de fer comme si, en révolte contre l’État, elles méritaient d’encourir les pires rigueurs. Mais lesquelles ? Là est la question. M. Monis a dit à la Chambre la même chose que M. Briand, à savoir qu’il n’avait aucun moyen de contraindre les Compagnies : seulement, il l’a dit sur un tout autre ton que son prédécesseur, et où celui-ci avait mis un bon sens résigné, il a mis, lui, une sorte de rage. « Il y a des Compagnies, a-t-il dit, qui s’imaginent qu’elles prononcent des peines, et qui oublient que, même devant les tribunaux, la peine n’est prononcée qu’après une enquête, une instruction contradictoires. Et, cependant, telle a été la prétention des Compagnies qu’une solidarité étroite unit à ce point de vue. » Que de confusions dans ce langage ! J’emploie un ouvrier, il me quitte brusquement. J’en prends un autre à sa place, est-ce que je le révoque ? est-ce que je lui inflige une peine ? M. Monis, qui est juriste, devrait mieux respecter le sens des mots. Sa conclusion a été la suivante : « Je vous demande votre concours : donnez-moi la mission nette, précise, exacte, de retourner vers les Compagnies, afin que je leur demande avec plus d’énergie ce que je dois obtenir d’elles, et, si je ne l’obtiens pas, donnez-moi des armes pour l’exiger. » Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Mais de quelles armes M. Monis a-t-il voulu parler ? Nous n’en connaissons qu’une qui serait efficace : la dépossession des Compagnies au moyen du rachat. Que M. Monis demande le rachat, il sera logique avec lui-même : il a d’ailleurs dit aux cheminots, dans sa conversation avec eux avant l’interpellation, qu’il en était partisan. Lorsque l’État sera maître de tous les chemins de fer, il y fera ce qu’il voudra, il y réintégrera qui il lui conviendra. Ce qui est inadmissible, c’est qu’il prétende avoir la direction en vertu d’un droit éminent, du droit du prince, sans avoir la responsabilité. Qu’il commence d’abord par assumer celle-ci. Quant à M. le ministre des Travaux publics, il a encore renchéri, s’il est possible, sur M. le président du Conseil. Après avoir fait un véhément réquisitoire contre les Compagnies dont « le désaccord avec l’État éclate sur tout : employés, tarifs, grands travaux à exécuter ; pour le faire cesser, a-t-il dit, le ministre ne possède que des moyens qu’il ne veut pas employer, car ils se retourneraient contre le public lui-même ou les finances publiques. Il est donc désarmé. Le problème qui se pose devant vous est celui des rapports des grandes Compagnies de chemins de fer et de l’État désarmé. » Ce problème, quoi qu’en pensent MM. Moniset Dumont, ne peut pas être résolu par un acte de violence ou de spoliation ; il faut y mettre d’autres formes, mais nous doutons que M. le ministre des Travaux publics trouve celles qui conviennent. Quel étrange argument n’a-t-il pas employé, au cours du débat, pour faire céder les Compagnies ! — Nous vous avons rendu service pendant la grève, a-t-il dit ; c’est à charge de retour, donnant donnant. — Le gouvernement, qui n’était d’ailleurs pas celui d’aujourd’hui, n’a fait que son devoir pendant la grève ; il n’a pas de récompense à demander pour cela, et s’il en demandait une, on lui répondrait qu’on la lui a déjà donnée : on a mis entre ses mains tous les pouvoirs, toutes les ressources, tous les moyens d’action de l’État pour qu’il s’en serve au profit de tous et lui-même a été rétribué pour ses services. Quelle singulière prétention de venir dire aux Compagnies : Vous êtes mes débiteurs ! encore quelque chose !

Plus triste, peut-être, que le langage des deux ministres ont été l’attitude et le vote de la Chambre. Pas une voix ne s’est élevée pour répondre à MM. Monis et Dumont et on a voté l’ordre du jour suivant : « La Chambre, approuvant les déclarations du gouvernement comptant sur lui pour obtenir des Compagnies les mêmes mesures de réintégration que celles qui ont été accordées par l’État aux employés de son réseau, passe à l’ordre du jour. » Le vote a eu lieu par disjonction : la première partie, celle qui contient l’approbation, a réuni 341 voix contre 115, la réintégration 461 voix contre 5 et l’ensemble 356 contre 27. Quelques jours plus tard, M. le ministre des Travaux publics a adressé aux présidens des Conseils d’administration des Compagnies une lettre qui n’est pas le document le plus extraordinaire de la série. Elle reproduit l’ordre du jour de la Chambre, mentionne le chiffre des votans, renvoie à l’Officiel pour plus ample explication et exprime la certitude que les Compagnies répondront par des actes au vœu formel qu’au nom de la représentation nationale le gouvernement leur transmet dans le seul souci de l’intérêt général et de la paix publique ; C’est aussi, sans doute, dans le seul souci de l’intérêt général et de la paix publique que le gouvernement vient de réintégrer dans ses fonctions l’instituteur Nègre, révoqué il y a trois ans pour avoir adressé une lettre injurieuse à M. Clemenceau, alors président du Conseil. Il a voulu sans doute donner un nouvel exemple de « bonté » aux Compagnies de chemins de fer. Nous ne préjugerons pas ; leur réponse. Contentons-nous de dire que quelques semaines de décomposition politique et sociale comme celles que nous venons de traverser, avec la mauvaise odeur de scandales qui s’élève autour de nous, ne sont faites pour rehausser ni notre état politique, ni notre état social.


La situation du Maroc a beaucoup préoccupé l’opinion depuis quelques jours : il semble, aujourd’hui que la gravité en avait été exagérée. Des renforts relativement considérables ont été envoyés dans la Chaouïa, où, à la demande du Sultan et par les soins du général Moinier, une méhalla est levée, organisée, encadrée pour aller au secours de Fez investi par des forces rebelles. La situation de cette ville était présentée comme très compromise, presque désespérée, et on se demandait ce que deviendraient, si elle était prise, la colonie européenne et les instructeurs militaires que nous avons mis à la disposition du Sultan. L’anxiété qui résultat de cette incertitude était bien naturelle : elle a été d’ailleurs entretenue et excitée quotidiennement par les partisans d’une politique d’intervention militaire au Maroc, qui ne perdent aucune occasion de pousser le gouvernement dans le sens de leurs vues et qui, à tort ou à raison, comptaient sur son impressionnabilité. Quoi qu’il en soit, les forces envoyées dans la Chaouïa s’élèvent aujourd’hui à plus de 20 000 hommes et celles qui ont été concentrées sur la frontière oranaise au nombre de 10 000 : ces dernières ont, dit-on, pour objet de « décongestionner » Fez en attirant ou en retenant de leur côté les forces rebelles qui, sans cela, se porteraient sur la capitale. Les choses en sont là : il est difficile de prévoir comment elles évolueront. Une politique ferme échappe à l’influence des incidens et des impressions de chaque jour ; une politique faible s’y subordonne et en devient le jouet. Nous ne savons pas encore quelle sera la nôtre.

Une faute a été commise : dès qu’on a vu que la situation se gâtait et devenait dangereuse, il aurait fallu ne pas attendre l’investissement de Fez pour en faire sortir la colonie étrangère et la conduire à Tanger ou à un autre port de mer où elle aurait été en sécurité ; — cela s’est déjà fait, et l’exécution en est d’autant plus facile que la colonie étrangère se compose d’une quarantaine de personnes ; — on se serait épargné par-là les inquiétudes, ou du moins une partie des inquiétudes qui nous ont assailli. Ils serait resté, à la vérité, notre mission militaire, mais il faut nous habituer à l’idée que des soldats courent quelques dangers en temps de guerre et ne pas y voir pour nous des obligations impérieuses de modifier toute notre politique, quand nous en avons une. Le colonel Mangin a été mis à la disposition du Sultan ; il en a été de même du commandant Brémond, qui a supporté victorieusement les assauts dont il a été l’objet dans la position qu’il occupe à trente-cinq kilomètres au nord-ouest de Fez. Nous avons raison de prêter des instructeurs au Sultan ; notre rôle est de l’aider discrètement, par des moyens financiers et militaires, à se tirer d’affaire lui-même dans l’état critique où il se trouve ; mais il faut éviter soigneusement de mêler nos troupes aux siennes et de devenir ses sauveurs aux yeux de ses sujets. Nous avons perdu l’ancien sultan en étendant sur lui une protection trop ostensible : c’est une politique à ne pas recommencer. Tels sont les principes auxquels nous devons nous tenir. Sans doute les circonstances peuvent exercer sur nous une contrainte imprévue ; les règles absolument rigides ne sont pas de mise dans une situation aussi complexe ; mais si on s’en écarte exceptionnellement et provisoirement, ce doit être pour y revenir le plus tôt possible. Nous souhaitons vivement que le commandant Brémond puisse être ravitaillé et marcher sur Fez à la tête de troupes makzeniennes ; nous souhaitons que la méhalla formée dans la Chaouïa marche aussi sur la capitale et suffise à la débloquer. Quant à aller à Fez nous-mêmes, gardons-nous de cette aventure dont les suites sont difficiles à prévoir et à calculer. Mais notre gouvernement saura-t-il y échapper ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.