Chronique de la quinzaine - 14 avril 1911

Chronique n° 1896
14 avril 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il y a peu de chose à dire de notre politique intérieure. La discussion du budget s’éternise à la Chambre ; elle ne manque parfois pas d’intérêt, mais elle manque singulièrement de mesure et se perd dans des méandres infinis. Nous nous garderons de l’y suivre, sauf à revenir plus tard, s’il y a lieu de le faire, sur quelques-unes des questions qui y sont traitées pêle-mêle. Au surplus l’attention n’est pas là ; elle se porte plutôt sur la politique étrangère, qui a été l’objet, au Sénat, d’un débat important et dont nous voudrions indiquer les traits principaux. Nous commencerons par l’Angleterre parce que c’est, dans l’ordre chronologique, le premier pays où se soient produites des manifestations politiques dignes d’être relevées.

Si un avait besoin d’une preuve nouvelle des intentions pacifiques de son gouvernement, on la trouverait avec un éclat peut-être trop démonstratif dans les paroles que sir Edward Grey a récemment prononcées à la Chambre des Communes. On y discutait le budget de la marine. Sir E. Grey a développé des considérations d’un caractère général sur les arméniens de plus en plus formidables auxquels se livrent toutes les nations de l’Europe et du monde, et il s’est demandé où s’arrêterait cet entraînement universel. Singulier paradoxe, a-t-il dit : toutes les nations veulent la paix ; on pouvait espérer que les progrès de la civilisation eu amèneraient le triomphe définitif et que ce nouvel ordre de choses serait consacré par le désarmement : c’est le contraire qui arrive et les nations les plus civilisées sont celles qui arment davantage. Jusqu’ici les observations de sir E. Grey n’avaient rien de bien original ; sa pensée est devenue plus intéressante lorsque, après avoir dit que la concurrence dans la voie des arméniens prendrait fin le jour où les ressources financières des diverses nations seraient épuisées, il a ajouté que l’Angleterre résisterait plus longtemps que les autres parce que les impôts y pèsent moins lourdement sur le contribuable peu fortuné. Ailleurs, à l’entendre, l’impôt amènera la famine pour certaines parties de la population et alors il faudra bien s’arrêter. Nous n’entrerons pas ici dans une controverse sur ces considérations où le vrai et le faux sont mêlés : lorsque les classes riches sont trop lourdement atteintes par l’impôt, la charge retombe sur les autres par une répercussion inévitable et le corps social souffre tout entier. Après ces préliminaires qui appartiennent mi-partie à l’ordre politique, mi-partie à l’ordre philosophique et social, sir E. Grey s’est détourné de l’Europe pour regarder du côté de l’Amérique et il a reproduit quelques paroles que M. Taft a prononcées au mois de décembre dernier, au sujet d’une convention possible « avec une grande nation qui s’en tiendrait au jugement de la Cour d’arbitrage international pour tous les points qui ne peuvent pas être réglés par des négociations, qu’il s’agisse de questions d’honneur national, de questions de territoires ou de questions d’argent. » Sir E. Grey a salué ces paroles avec enthousiasme : il a déclaré que si une ouverture était faite dans ce sens par les États-Unis à l’Angleterre, l’affaire serait soumise directement et immédiatement à l’approbation du parlement ; mais il a avoué qu’aucune ouverture conforme aux paroles de M. Taft n’avait encore été faite à l’Angleterre, et nous ignorons quelle suite sera donnée à l’invite pressante que le ministre anglais vient à son tour d’adresser au gouvernement des États-Unis. Il ne semble pas en effet que, jusqu’ici du moins, l’opinion américaine l’ait accueillie avec beaucoup d’empressement et ‘avenir de cette suggestion est encore incertain.

En Angleterre même, l’opinion est restée un peu hésitante. On y tient trop à être bien avec les États-Unis pour ne pas montrer, en toutes circonstances, les meilleures dispositions à l’égard des manifestations diplomatiques, parlementaires ou autres de nature à amener un rapprochement plus intime entre les deux pays. Il y a peu de concessions que l’Angleterre ne soit pas disposée à faire pour un aussi grand intérêt. Mais enfin les paroles de M. Taft n’ont pas été suivies d’une proposition concrète et sir E. Grey semble avoir raisonné in abstracto. M. Balfour a repris l’affaire dans un discours très remarquable et très remarqué. Il a donné aux vues du gouvernement une approbation entière. Comment aurait-il pu en être autrement ? M. Balfour a fait autrefois partie d’un ministère qui avait négocié, lui aussi, avec les États-Unis un traité d’arbitrage général. On avait même abouti alors à un résultat positif, c’est-à-dire à un traité qui portait la double signature de M. Olney au nom de l’Amérique et de sir Julian Pauncefote au nom de l’Angleterre. C’était en 1897. Le traité fut soumis au Sénat américain qui l’accueillit avec froideur et finalement le rejeta. Ce souvenir peu encourageant montre qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. « L’action de M. Taft, a dit M. Balfour, est très louable et offre de brillantes espérances de succès. M. Taft, naturellement, devra convertir le peuple américain à ses idées, mais cela ne saurait être difficile à un homme qui jouit justement d’un aussi grand renom d’habileté politique. » M. Balfour a donc confiance ; on veut le croire, il veut le croire lui-même ; mais il montre ce qui reste à faire et ce n’est pas peu de chose. En tout cas, il a tenu à dire qu’un traité du genre de celui dont on a parlé ne pouvait pas être signé entre n’importe quelles nations, ce qui signifie qu’on aurait grand tort d’y voir un précédent susceptible d’être généralisé. Il ne saurait intervenir qu’entre nations parfaitement décidées à ne jamais se faire la guerre, parce qu’elles n’ont sur aucun point du globe des intérêts en opposition. À ce point de vue, M. Balfour a déclaré qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que le traité fût conclu entre l’Angleterre et l’Amérique. C’est un traité d’amitié qui serait bien près d’être converti en traité d’alliance et qui devrait l’être inévitablement, si une des deux nations contractantes venait à être attaquée par une troisième. Cette conséquence est de nature à faire réfléchir et elle a fait réfléchir effectivement ceux qui, soit en Angleterre, soit en Amérique, ne veulent pas s’engager jusque-là. En réalité, les paroles de M. Taft et celles de sir E. Grey ont laissé leurs deux pays assez indifférons, et si elles prenaient finalement la forme d’un projet de traité, nul ne peut prévoir quel en serait le sort définitif. L’histoire du traité Olney-Pauncefote, que nous avons rappelé plus haut, autorise à ce sujet tous les doutes. Enfin, si un traité de ce genre venait à être signé entre Londres et Washington, on ne pourrait en rien conclure pour les autres pays. C’est évidemment ce que pensait M. Balfour quand il a dit qu’aucune nation européenne, à sa connaissance, ne s’apprêtait à entrer dans le groupe d’arbitrage mentionné par sir E. Grey, et il avait encore plus raison que peut-être il ne le supposait, car à peine quelques jours s’étaient écoulés depuis son discours, que le chancelier de l’Empire d’Allemagne est venu lui donner la plus catégorique confirmation.


La discussion du budget des Affaires étrangères, au Reichstag, lui a servi de prétexte. « Je veux parler, a-t-il dit, sur le désarmement et sur l’arbitrage. Le ministre anglais a exprimé l’avis qu’un échange réciproque de notes, au sujet des constructions navales des deux pays, mettrait à l’abri des surprises, parce que les deux pays auraient la conviction de n’être pas dépassés l’un par l’autre. Les autres puissances seraient fixées par là sur les rapports de l’Angleterre et de l’Allemagne, et ainsi cet échange de l’enseignement serait profitable, d’une façon générale, à la cause de la paix. Nous pouvons nous rallier d’autant plus vite à cette idée que notre programme de constructions navales a toujours été exposé ouvertement, et nous nous sommes déclarés prêts à nous entendre sur ce point avec l’Angleterre dans l’espoir que cela amènerait dans les esprits le calme attendu. » En d’autres termes, l’Allemagne est toute disposée à adresser des notes à l’Angleterre pour lui faire part des projets que son gouvernement dépose publiquement au Reichstag, et cela en effet est sans inconvénient. Maison a entendu autre chose par désarmement : on a entendu la limitation réciproque et concordante des arméniens, et c’est sur quoi le chancelier impérial s’est expliqué en toute franchise.

M. de Bethmann-Hollweg n’a pas l’abondance oratoire, la grâce aisée, la souplesse d’esprit de son prédécesseur, mais il a un bon sens robuste, il dit bien ce qu’il veut dire et on sent chez lui une droiture qui inspire confiance. Il s’est demandé comment on pourrait limiter les armemens des diverses puissances et à cette question il n’a pas encore trouvé de réponse. Quelle serait la règle à appliquer ? Si on nous demandait par exemple, dit-il, de diminuer notre armée de dix mille hommes, de combien les autres armées devraient-elles être diminuées ? Sur quoi s’appuierait-on pour évaluer ce chiffre ? Sur la population, sur les intérêts économiques, sur les intérêts politiques des diverses nations ? Sur tout cela sans doute : il faudrait que la puissance générale, la situation mondiale de toutes les nations lût fixée. Y en aurait-il une seule qui y consentirait ? Une prétention de ce genre, si on essayait de l’imposer, déchaînerait vraisemblablement les guerres qu’elle aurait pour but de prévenir. Et qui donc pourrait interdire à une nation quelconque, grande ou petite, de faire un effort vigoureux, héroïque même, pour mettre ses forces militaires au niveau de sa politique ? L’histoire est pleine d’exemples de ce genre et elle a l’habitude de les admirer. Toutes les nations ont été constituées par des efforts glorieux de ce genre et celles qui sont encore en formation, ou qui ont des malheurs à réparer, ne réaliseront pas autrement leurs aspirations légitimes. On ne voit pas le moyen d’empêcher une nation d’avoir une armée plus forte, de la lever et de l’entretenir. Est-ce que toutes les autres s’uniraient contre elle ? Même alors, M. de Rethmann-Hollweg demande où serait le contrôle, comment on pourrait l’organiser, comment on pourrait l’exercer, et il trouve dans l’histoire de son propre pays la démonstration des impossibilités pratiques auxquelles on aboutirait. Après Iéna, dit-il, Napoléon a imposé par la force à la Prusse vaincue la limitation de ses arméniens ; il a fixé à 42 000 hommes le chiffre que son armée ne pourrait pas dépasser. Quel homme a jamais eu, quel homme aura jamais entre les mains une puissance de contrôle plus grande que celle de l’Empereur au comble de sa puissance ? Eh bien ! en dépit de l’emploi impitoyable qu’il a fait des moyens dont indisposait, Napoléon n’a pas réussi à empêcher le patriotisme prussien de former une armée quatre fois plus forte que celle qu’il lui accordait. Bien que ce patriotisme prussien se soit exercé contre nous, nous n’hésitons pas à lui rendre hommage : il y a là une belle page dans l’histoire de la Prusse et c’est en l’écrivant que ce pays s’est préparé à ses grandes destinées. Le patriotisme qu’on voudra étouffer, en lui imposant d’étroites limites, trouvera toujours le moyen de les briser ou de s’en échapper. « La question du désarmement général international, a affirmé M. de Rethmann-Hollweg, est insoluble, tant que les hommes seront des hommes et que les États seront des États. » Nous ne trouvons, quant à nous, rien à reprendre à cette conclusion, non plus qu’aux prémisses qui l’ont très logiquement amenée.

Mais l’arbitrage ! M. de Bethmann-Hollweg est loin de méconnaître et de nier les services qu’il peut rendre dans certains cas limités ; il rappelle le rôle important que les représentans de l’Allemagne ont joué dans les conférences de La Haye ; mais il rappelle aussi les conditions dans lesquelles, à La Haye, on a eu soin d’exclure de la compétence des tribunaux d’arbitrage les questions qui touchent aux intérêts vitaux ou à l’honneur d’un pays. C’est précisément cette « clause d’honneur » qu’on a proposé de supprimer dans un traité futur entre l’Angleterre et les États-Unis. « À ce sujet, dit le chancelier de l’Empire, on a, à maintes reprises, émis l’opinion que l’effet d’un pareil traité pour les autres nations serait le même que celui d’une alliance. Je considère les traités d’arbitrage internationaux, englobant le monde entier et octroyés par un aréopage international, comme aussi impossible que le désarmement international général. Pour ce qui est de la « clause d’honneur, » sa suppression n’implique nullement la paix, elle indique seulement qu’entre les nations qui la suppriment, on n’entrevoit aucune raison sérieuse qui puisse produire la rupture de la paix. Un traité d’arbitrage sans restriction ne scelle qu’un état de choses existant déjà de facto : si les rapports entre les deux nations venaient à se modifier, le traité s’enflammerait comme de l’amadou. On ne peut pas biffer l’ultimo ratio de la vie d’une nation ; on ne peut qu’essayer d’en retarder la date le plus possible. Certainement les traités d’arbitrage peuvent contribuer, pour une large part, au maintien et à la consolidation des rapports pacifiques, mais la force fait partie de la préparation à la paix. Le vieux dicton que le faible est la proie du plus fort conserve toute sa valeur. Si une nation ne veut plus ou ne peut plus consacrer à son armée autant qu’elle doit le faire pour garder son influence dans le monde, elle passe immédiatement au second rang. » On ne saurait mieux dire, ni plus fortement, et il faut souhaiter que ces paroles, que nous avons tenu à citer textuellement, servent de leçon à nos pacifistes. Cette leçon leur est donnée par le représentant d’un gouvernement qui se dit volontiers le plus puissant de l’Europe et du monde, ce qui n’en diminue pas l’autorité. Oui, M. de Bethmann-Hollweg a raison, les peuples sont, relativement les uns aux autres, dans la juste proportion que leur donne leur force réelle, constatée et reconnue. Le jour où cette force diminue, ils diminuent eux-mêmes, et un autre, plus fort, prend aussitôt la place qu’ils laissent vacante. C’est là une dynamique fatale ; l’histoire nous montre que les lois en sont appliquées avec la même régularité que celles de la mécanique. Aussi, reprenant l’expression de M. de Bethmann-Hollweg, nous dirons à notre tour que cet état de choses durera aussi longtemps que les hommes seront des hommes et les États des États : il n’est pas près de prendre fin.


Le discours de M. de Bethmann-Hollweg a été plus souvent cité et invoqué dans les récens débats que nous avons eus nous-mêmes, soit sur l’augmentation de notre force navale, soit sur la politique étrangère et sur la situation générale de l’Europe, que ne l’a été celui de sir Ed. Grey, ce qui donne à croire qu’on lui a trouvé un caractère plus pratique. L’avertissement qu’il contient a paru utile à recueillir, à méditer, et ceux mêmes qui n’en approuvaient pas l’esprit ont bien été obligés de considérer l’état d’âme qu’il manifeste comme un fait avec lequel il fallait compter. Il a servi à abréger chez nous certaines discussions, en forçant tout le monde ou presque tout le monde à reconnaître que le jour du désarmement n’était pas encore venu ; l’aurore même n’en apparaît pas à l’horizon. Peut-être aussi a-t-il contribué à donner une couleur plus sombre à l’interpellation que M. Gaudin de Villaine a adressée au gouvernement sur l’état de nos relations diplomatiques. Un pareil sujet est toujours délicat à traiter ; l’atmosphère du Sénat y est sans doute plus propre qu’une autre parce qu’elle est plus calme, plus reposée ; mais il n’y faut toucher que d’une main prudente, avec une documentation précise et soigneusement contrôlée, conserver enfin à chaque objet son caractère et sa proportion véritables et surtout ne rien exagérer. M. Gaudin de Vil-laine et M. de Lamarzelle, qui a parlé dans le même sens que lui, ont beaucoup exagéré les défauts et les périls de la situation actuelle : aussi le Sénat a-t-il éprouvé, en les écoutant, une impression de malaise que les discours de M. Ribot et de M. le ministre des Affaires étrangères ont heureusement dissipée ou atténuée.

Il serait injuste de dire des interpellateurs qu’ils ont parlé seulement en hommes d’opposition ; ce serait ne pas tenir compte de leurs affirmations réitérées et sincères que, dans des questions de politique étrangère, ils ne se laissent guider que par leurs sentimens de patriotisme ; mais ces sentimens eux-mêmes ne sont pas des guides tout à fait sûrs lorsqu’ils ne sont pas éclairés par une connaissance approfondie, ancienne et toujours mise au point, de questions diplomatiques dont les origines sont lointaines et qui évoluent sans cesse. MM. Gaudin de Villaine et de Lamarzelle ont cité des faits dont plusieurs sont exacts, mais qu’ils ont mal interprétés : il nous est impossible de reconnaître l’état vrai de l’Europe dans le tableau qu’ils en ont tracé. A les entendre, la situation, qui était bonne pour nous il y a quelques années, s’est modifiée du tout au tout dans ces derniers temps, et nous ne pourrions plus compter aujourd’hui sur la solidité, sur l’efficacité de nos alliances ou amitiés, si elles étaient subitement mises à l’épreuve. Par négligence de notre part, défaut d’attention, défaut d’autorité aussi, car MM. Gaudin de Villaine et de Lamarzelle sont convaincus que la République ne saurait en avoir, une désagrégation intime et profonde s’est produite dans le groupement qu’on a appelé la Triple Entente. Qu’en reste-t-il désormais ? Notre alliance avec la Russie, n’ayant été dénoncée ni par elle ni par nous, continue de subsister, mais ce n’est plus qu’un papier sans vertu sur lequel nous aurions tort de faire fond, comme on a eu tort de le faire, en 1870, sur des alliances qui nous ont manqué au moment décisif. L’entrevue de Potsdam a été le coup de foudre qui a tout éclairé d’une lumière sinistre. Ce qui s’y est passé n’est pas encore complètement connu, mais ce qu’on en sait permet de dire que la Russie s’est éloignée et même détachée de nous pour se rapprocher de l’Allemagne et qu’elle a formé avec celle-ci une alliance contre l’Angleterre. Cette alliance a été cimenté par un arrangement relatif aux chemins de fer d’Asie Mineure cl de Perse dans lequel les intérêts de l’Angleterre sur le golfe Persique ont été abandonnés, sacrifiés, livrés en gage : la puissance britannique en a éprouvé un coup funeste dont elle aura de la peine à se relever. Probablement même elle ne s’en relèvera pas, car MM. Gaudin de Villaine et de Lamarzelle ne font pas plus de cas du gouvernement actuel de l’Angleterre que du nôtre : ils le jugent très au-dessous de sa tâche, oublieux des vieilles traditions et serviteur insuffisant des intérêts britanniques : s’il était républicain, il ne ferait pas pis. Il y a eu des momens où MM. Gaudin de Villaine et de Lamarzelle avaient l’air d’interpeller avec indignation sir Ed. Grey plutôt que M. Cruppi. En regard de cet abaissement de la Triple Entente, ils ont dressé la Triple Alliance avec la force et l’éclat nouveaux que lui a donnés, au grand profit de l’Allemagne, la victoire qu’elle a remportée dans le règlement de l’affaire de l’Herzégovine et de la Bosnie. A plusieurs reprises les interpellateurs ont montré l’Allemagne jetant fièrement son épée dans la balance et résolvant toutes les questions par ce procédé sommaire, mais toujours efficace, au point que, dans l’Europe d’aujourd’hui, on n’aperçoit plus que la Triple Alliance triomphante sur les ruines de la Triple Entente disloquée et humiliée.

Tout cela est-il vrai ? Dans ce cas, nous avons été nous-mêmes des critiques bien aveugles, car nous en avons dit peu de chose à nos lecteurs. Sans doute il y a des ombres dans la situation actuelle ; des fautes ont été commises, des négligences surtout qui ont eu quelquefois les mêmes conséquences que des fautes, et les liens de la Triple Entente ont besoin d’être resserrés ; mais il s’en faut de beaucoup que nous soyons tombés au niveau que MM. Gaudin de Villaine et de Lamarzelle ont prétendu. M. Ribot l’a dit au Sénat, non seulement avec son talent habituel, mais avec l’autorité particulière qu’il tirait de son passé. C’est lui, en effet, comme ministre des Affaires étrangères, et M. de Freycinet comme ministre de la Guerre et président du Conseil, qui ont eu l’honneur de faire l’alliance russe et qui en conserveront le mérite dans l’histoire. Ils l’ont faite simplement, sans bruit, sans démonstrations inutiles, — les démonstrations ne sont venues qu’ensuite, — uniquement soucieux des grands intérêts dont ils avaient la charge, ceux de la France entière et non pas d’un parti. M. Ribot l’a rappelé et certes il en avait le droit ; il en avait même le devoir puisque l’alliance était mise en cause par des orateurs qui l’approuvaient sans doute dans son origine, mais qui n’étaient pas loin de la considérer comme morte, ou du moins comme tombée dans un état de langueur et de somnolence qui ressemble à la mort. N’a-t-on pas prétendu aussi, pour déprécier cette alliance, qu’elle a eu pour résultat de consacrer le statu quo territorial de l’Europe et qu’elle a marqué par là une renonciation définitive des espérances que nous avions longtemps gardées au fond de nos cœurs ? M. Ribot ne pouvait pas laisser dire tout cela sans protester, ni sans s’expliquer.

Il a rappelé comment l’alliance avait été conclue sur le pied de parfaite égalité entre les deux pays, par l’initiative de la Russie qui en avait la première senti l’utilité pour elle, et par une adhésion immédiate de la France qui n’en avait pas moins besoin. L’alliance était nécessaire aux deux pays pour sortir de leur isolement. La Russie n’ignorait pas ce que M. de Bismarck a depuis avoué dans ses Pensées et Souvenirs, à savoir que l’Allemagne, après avoir mûrement pesé les avantages pour elle de l’alliance russe ou de l’alliance autrichienne, avait résolument choisi cette dernière. Elle n’avait pas tort sans doute ; elle avait compris et suivi son intérêt ; mais la Russie se trouvait isolée. La France l’était également. Elle l’était d’autant plus que M. de Bismarck, avec la souplesse inventive de son génie, avait fait un arrangement complémentaire avec la Russie pour s’assurer sa neutralité bienveillante dans le cas où l’Allemagne serait en guerre avec une tierce puissance qui ne pouvait être que nous. Le jour est venu où la perception très claire de ce que cette situation avait de désavantageux et de dangereux pour les deux pays les a subitement rapprochés. Il n’y a pas eu là une question de sentiment, mais une question d’intérêt, et cet intérêt est le même aujourd’hui qu’alors : on l’a bien vu il y a deux ans, au moment où, comme l’a dit M. de Lamarzelle, l’Allemagne a mis le poids de son épée du côté de l’Autriche contre la Russie. M. Ribot, avec quelque ironie, a fait allusion à cette mise en scène. L’empereur Guillaume a parlé lui-même, non sans emphase, de l’attitude qu’il avait prise, recouvert de son armure étincelante, à côté de son allié, et il a attribué à ce geste chevaleresque le dénouement qui s’est produit ; mais il savait fort bien dès le début, puisqu’elle l’avait déclaré, que la Russie était résolue à ne pas faire la guerre, et dès lors ces démonstrations théâtrales, où l’Empereur a montré l’armure éclatante et où M. de Lamarzelle a vu surtout la lourde épée de l’Allemagne, avaient peut-être plus d’apparence que de réalité. Ce qui est vrai toutefois, c’est que l’Allemagne est restée fidèle aux traditions inaugurées par Bismarck et qu’elle continue de préférer l’Autriche à la Russie. Il y a dans cette situation quelque chose de permanent que des incidens provisoires peuvent obscurcir, mais non pas supprimer. Dès lors les causes qui ont fait l’alliance franco-russe n’ont-elles rien perdu de leur valeur, et c’est pourquoi l’alliance dure et durera sans doute encore longtemps. Ce qui a manqué parfois, non pas à l’alliance, mais à la pratique de l’alliance, M. Ribot l’a dit avec justesse. Lorsque deux pays contractent un pacte de ce genre, ils prennent l’engagement, — et, en fait, la Russie et la France l’ont pris, — de mettre d’accord leurs politiques lorsqu’elles toucheraient à des intérêts généraux. L’a-t-on fait avec assez d’attention, de continuité, de persévérance ? Il semble bien qu’il y ait eu quelque laisser aller. On n’a pas toujours causé assez tôt pour prévoir ; lorsqu’on l’a fait, il était quelquefois trop tard pour tout réparer. Ce sont là des habitudes fâcheuses, sur lesquelles il faut revenir. Des inconvéniens en sont nés ; mais c’est les grossir démesurément que d’en tirer les conséquences qu’en a tirées M. de Lamarzelle. A qui fera-t-on croire qu’une question comme celle des chemins de fer d’Asie Mineure ait amené la Russie à renoncer brusquement à ses alliances et à ses amitiés, et surtout à contracter une alliance avec l’Allemagne contre l’Angleterre ? L’Angleterre la première n’en croit rien, et sir Ed. Grey s’est même réjoui de l’entente qui s’est produite entre la Russie et l’Allemagne pour le règlement de leurs intérêts communs. Il ne faut pas être plus royaliste que le Roi, a dit M. Ribot à M. de Lamarzelle : ne soyez pas plus Anglais que les Anglais. Il est vrai que M. de Lamarzelle ne fait pas plus de cas de sir Ed. Grey que de M. Pichon ou de M. Cruppi.

Pour ce qui est du caractère de l’alliance, sans doute il est défensif ; personne, dans l’état du monde, ne pourrait faire une alliance agressive. On n’en fait d’ailleurs qu’à la veille de la guerre, et, ni la Russie, ni nous, n’avons jamais voulu la guerre. Mais il est évident, et il suffit de réfléchir un moment pour le comprendre, que dans le traité d’alliance, c’est la guerre qui est prévue, et non pas la paix. Si la guerre éclate par la faute d’autrui, si nous sommes amenés à nous y engager, il est absurde de croire que le traité ait pu consacrer le statu quo antérieur. « Rien n’est moins vrai, a déclaré M. Ribot, je dirais volontiers : rien n’est plus faux. Lorsque deux grands pays font une alliance d’une longue durée, ils lient leurs politiques non pas seulement en vue du maintien de la paix, ils la lient en vue de toutes les éventualités qu’on ne peut pas prévoir et dont eux-mêmes ne sont pas les maîtres. Ils se réservent le droit de suivre les événemens, de combiner une politique et d’en tirer, le cas échéant, tous les avantages. » Voilà la vérité : le simple bon sens le dit, mais il était bon de le répéter pour dissiper les fausses interprétations qui ont couru. Le Sénat à peu près tout entier a applaudi le discours de M. Ribot, en quoi il a eu raison, car ce discours est de ceux qui honorent une assemblée. La parole fine, forte, compétente de M. Ribot produira une impression non moins bonne au dehors. Cette impression sera confirmée par le discours que, le lendemain, a prononcé M. Cruppi. M. le ministre des Affaires étrangères a passé en revue les divers États de l’Europe et il a caractérisé en quelques mois heureux les rapports que nous avons avec chacun d’eux. Ces rapports sont le plus souvent cordiaux et toujours courtois et corrects. Comme M. Ribot. M. Cruppi a protesté contre le pessimisme exagéré qui a soufflé sur l’imagination des honorables interpellateurs. Il a assuré qu’il n’y avait pas lieu d’éprouver des inquiétudes : cependant il a reconnu qu’il y avait des difficultés. Il y en a, en effet, mais nous en avons éprouvé de plus graves, et nous en sommes sortis.


De toutes ces difficultés, l’état actuel du Maroc présente les plus immédiates : on n’y échappera qu’à la condition de conserver un parfait sang-froid. La situation est trop complexe pour que nous la traitions à cette fin de chronique, et nous aurons certainement à y revenir : contentons-nous de dire qu’elle n’a rien de nouveau et que si on veut, comme on l’affirme, continuer au Maroc la même politique que par le passé, il n’y a pas lieu de prendre des mesures nouvelles. Malheureusement, dans cette question du Maroc, on a plus d’une fois parlé dans un sens et agi dans un autre, et nous ne sommes pas surs d’en avoir fini avec ces contradictions. M. le ministre des Affaires étrangères a montré, sur ce point particulier, un peu plus de nervosité que les circonstances ne le comportent. Il a prévu le cas où la sécurité de nos nationaux serait compromise à Kez et où nous aurions alors à exercer les droits qui nous ont été reconnus de faire la police du Maroc. M. Ribot lui a répondu que ce droit ne nous a été reconnu, ou ce devoir imposé que dans un certain nombre de ports, et qu’il est impossible de faire la police du Maroc sans en faire d’abord la conquête dont personne ne veut, ou dont tout le monde déclare ne pas vouloir, ce qui n’est peut-être pas tout à fait la même chose ; et M. Ribot a prévenu M. le ministre des Affaires étrangères contre les dangers d’une politique que certainement le pays et les Chambres n’approuveraient pas. Il semble vraiment, et ce n’est pas non plus la première fois que la chose arrive, que le gouvernement de la République ait fait aux gouvernemens étrangers des confidences plus abondantes ou plus précises qu’aux Chambres-françaises : nous n’en voulons pour preuve que l’excitation qui s’est aussitôt produite en Espagne et qui s’est traduite non seulement dans le langage des journaux, mais dans celui du gouvernement. Le ministère espagnol vient de traverser une crise. Une discussion sur la condamnation et l’exécution de Ferrer a provoqué dans le Cabinet des divisions qui l’ont amené à se démettre ; mais le Roi a maintenu sa confiance à M. Canalejas qui a fait un Cabinet nouveau avec lequel il s’est présenté devant le parlement. On s’attendait à des débats difficiles, lorsque la question du Maroc a surgi et supprimé toutes les autres. M. Canalejas a tenu un langage grave, un peu mystérieux ; il a demandé la confiance de la Chambre en lui donnant la ferme assurance que le gouvernement ne faillirait pas à son devoir, et que toutes les mesures étaient déjà prises pour cela. Aussitôt le patriotisme espagnol a supprimé toutes les dissidences ; le silence s’est fait autour des questions qui hier encore semblaient brûlantes ; on n’a plus pensé qu’au Maroc et on a attendu les événemens. Le discours de M. Cruppi au Sénat, bien qu’il ait été un peu imprudent sur le point que nous avons signalé, n’explique pas à lui seul l’émotion de l’Espagne : il semble bien qu’il y ait eu quelque chose de plus On fait des préparatifs militaires de l’autre côté des Pyrénées ; nous n’avons nullement lieu d’en prendre ombrage ; nous serions toutefois bien aises de savoir ce que cela veut dire et sans doute nous le saurons bientôt. En attendant, nous continuons de croire que la politique d’hier, politique sage et temporisatrice, était et est toujours la bonne. Mais il ne suffit pas de l’approuver : il faut encore la pratiquer. »


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.