Chronique de la quinzaine - 30 avril 1869

Chronique n° 889
30 avril 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1869.

Le corps législatif vient de mourir doucement, tranquillement, selon toutes les règles constitutionnelles. Il était déjà mort, à vrai dire, le jour de la clôture de la session : le président avait fait son épitaphe dans un discours des mieux tournés, propre à flatter tout le monde ; le décret de dissolution vient de l’ensevelir définitivement. Il avait épuisé dans un suprême effort ce qui lui restait de vitalité, il a fini en bavardant un peu, en s’égarant dans toute sorte de propositions de chemins de fer et d’améliorations locales visiblement suggérées par l’approche des élections. Le dernier acte du corps législatif a été le vote de cette loi un peu inattendue sur les pensions militaires, qui n’est que l’exécution d’une volonté impériale révélée à la veille même de la clôture de la session. Elle a été enlevée, cette loi, au pas de charge, presque sans discussion, avec un aplomb de vieille garde se précipitant sur l’ennemi, c’est-à-dire sur le budget. On a voulu célébrer le prochain centenaire de Napoléon en récompensant ceux de ses anciens compagnons de guerre qui survivent encore, et le corps législatif s’est hâté de faire honneur à la lettre de change tirée par le souverain sur sa générosité dévouée, il s’est exécuté sans murmurer. Certes il ne peut venir à l’esprit de personne de marchander une obole à ces vieux braves, ils ont bien droit à cette opulence de 250 francs de rente qu’on assure à leurs derniers jours. Ils ont été les acteurs obscurs d’une grande époque, les héroïques complices de toutes les gloires et les premières victimes des revers que la politique de leur chef a infligés à leur courage. Vainqueurs ou vaincus, ils ont porté sans fléchir le drapeau de la France ; beaucoup sont restés misérables, n’ayant pour vivre qu’un chétif secours. C’est donc une justice tardive due à de vieux services, et nous ne méconnaissons pas ce qu’il peut y avoir de touchant dans cette pensée de célébrer l’anniversaire de la naissance de Napoléon par un bienfait en faveur de ceux qui l’ont suivi sur les champs de bataille. Nous ne relèverons même pas, si l’on veut, cette singulière coïncidence qui a conduit l’empereur à choisir justement la veille des élections pour écrire coup sur coup deux lettres destinées à produire quelque effet, l’une sur la suppression du livret des ouvriers, l’autre sur les pensions militaires. Nous laissons de côté tout cela ; mais ce qui est peut-être à remarquer, comme un signe caractéristique du régime actuel, c’est l’étrange position où les ministres eux-mêmes peuvent se trouver quelquefois placés par ces actes spontanés, imprévus, d’une politique toute personnelle intervenant dans les affaires au moment où l’on y pense le moins.

Le plus embarrassé a dû être évidemment l’honorable ministre des finances, surpris en pleine discussion du budget, en pleine campagne défensive contre l’invasion des dépenses nouvelles. Peu de jours auparavant, M. Magne se montrait intraitable. Cet homme poli et éclairé prenait des airs de cerbère gardant son budget et prêt à périr avec lui. Tout devait être perdu, si on faisait la plus légère brèche dans la situation financière, à tel point que pour l’intégrité de cette situation et pour l’honneur des principes il a fallu durement refuser une maigre somme de 250,000 francs que le corps législatif aurait voulu accorder à de vieux instituteurs dans le besoin. Survient la lettre de l’empereur sur le centenaire de Napoléon et sur les pensions des vieux soldats : aussitôt tout change, tout s’aplanit, on discute à peine, on vote sans savoir même au juste la charge qui en résultera. Que devient en tout cela l’inflexibilité des principes financiers ? M. Magne s’est tiré d’affaire, à la vérité, en montrant que la situation financière n’était nullement atteinte, que le corps législatif pouvait sans crainte s’associer aux générosités impériales, et de fait ce n’est pas le budget d’aujourd’hui qui paiera, c’est la caisse des dépôts et consignations qui fera les avances et qui sera remboursée par une prolongation de l’annuité de 2,700,000 francs actuellement accordée. De cette façon, le budget restera avec son équilibre, et les vieux soldats auront leurs pensions. Le biais peut être ingénieux. M. le ministre des finances est un homme d’une douceur aimable et d’une dextérité calme, qui présente les choses de la manière la plus naturelle. Au fond, si habile qu’il soit, M. Magne serait peut-être bien un peu embarrassé de concilier son attitude de la veillé vis-à-vis des instituteurs et son attitude du lendemain en face de la lettre impériale sur les pensions militaires ; il serait surtout embarrassé de prouver qu’une subvention qui dans son ensemble d’annuités dépassera 50 millions ne constitue pas un fardeau imprévu pour une situation financière déjà gravement engagée. Que la caisse des dépôts et consignations soit chargée dès aujourd’hui de ce service épargné au budget actuel, il faudra toujours la rembourser, il faudra lui payer les intérêts de ses avances : c’est un emprunt déguisé, spécial dans son objet et dans ses conditions, si l’on veut, mais qui n’est pas moins un emprunt à remboursement échelonné. Il n’y a point à se payer d’illusions, le centenaire de Napoléon coûtera encore assez cher. L’honorable M. Magne, qui trouve la dépense « juste, humaine, opportune, » et sur ce point il n’y a pas même à discuter, M. Magne pourrait-il assurer qu’il savait ce qui allait arriver, et que, s’il eût été prévenu d’avance, il n’aurait eu à faire aucune observation d’un ordre financier ? C’est là précisément ce signe caractéristique que nous voulions mettre en lumière, cet inconvénient d’un système intervenant à l’improviste par des propositions inattendues, infligeant à un ministre des finances la nécessité instantanée et toujours cruelle de plier sa conviction à un fait accompli, imposant à une assemblée qui n’a plus que quelques heures à vivre un vote d’obligation et de miséricorde.

Ainsi est mort le corps législatif, mettant son dévoûment dans un dernier vote, et avec lui c’est la troisième législature du second empire qui s’achève. Dix-huit années sont passées en effet depuis les événemens qui ont préparé, déterminé la résurrection de l’empire. Trois fois déjà le suffrage universel a été interrogé, il va répondre aujourd’hui à un quatrième appel en élisant un nouveau corps législatif. Pendant ces dix-huit ans, quel chemin avons-nous fait ? quelles œuvres ont été accomplies ? quel est le caractère de cette période politique assez longue déjà pour pouvoir être jugée dans ses résultats ? Qu’on écarte des origines qui ne sont plus que de l’histoire. La France est-elle en progrès, est-elle en décadence ? La question peut sembler naïve, elle vient pourtant d’être traitée fort sérieusement, un peu lourdement et avec un grand appareil de chiffres par unie brochure officielle qui a pour titre : Progrès de la France sous le gouvernement impérial, et qui a certainement la bonne volonté d’être un programme d’élections. La question est naïve, disons-nous, parce que, heureusement pour l’honneur de notre siècle, on ne peut point admettre qu’un gouvernement qui ne ferait rien, qui ne donnerait satisfaction à aucun intérêt, fui romprait avec tous les progrès des sociétés modernes, pût subsister vingt ans. Un régime qui ne serait qu’une violence sains compensation faite à tous les instincts d’un pays pourrait à la rigueur s’imposer un instant, quelques mois, quelques années ; il ne durerait pas indéfiniment, ou sa durée ne serait plus que la vivante et fatale attestation de l’irrémédiable engourdissement d’un peuple. Ce n’est donc rien dire, ou c’est du moins s’arrêter au côté le plus vulgaire et le plus insignifiant des choses que de rassembler des bataillons de chiffres en les groupant sous ce beau nom de progrès. La question est de savoir de quelle nature est ce progrès, quelle en est la signification, quelles garanties et quels gages d’avenir il porte en lui-même ; la question est surtout de savoir si la France a grandi en considération, en dignité morale, en influence intellectuelle, si elle a reculé ou avancé sur ce chemin de la liberté où se pressent les nations contemporaines. Voilà ce qui ne se mesure point par des chiffres.

Assurément la brochure a souvent raison dans ses sèches nomenclatures. La France n’a pas passé vingt ans à dormir : elle a étendu le réseau de ses chemins de fer et de ses télégraphes ; elle a ouvert des canaux, quoique M. Pouyer-Quertier se plaigne qu’on n’en ait pas fait assez ; elle a construit des écoles, des églises, des hôpitaux et même des prisons ; elle a vu sortir de terre le nouveau Louvre, se multiplier les palais, Paris se transformer, et les Parisiens savent bien ce qu’il leur en coûte, sans compter que le débat est aujourd’hui entre ceux qui veulent qu’on achève l’œuvre commencée et ceux qui prétendent qu’on n’aille pas plus loin. Tout ce qui est matériel s’est développé sans contredit : la France a la satisfaction d’être le pays qui a le plus gros budget, la plus grosse armée, les plus gros traitemens, l’administration la plus complète, la capitale la plus somptueuse. Est-ce là tout cependant, et ce progrès matériel si complaisamment étalé devant les électeurs, ce progrès, fût-il aussi éclatant qu’on le dit, prouve-t-il que la France ait suivi depuis vingt ans la même marche ascendante en politique, dans sa vie intérieure et dans son action extérieure ? Voilà justement la question. Ce n’est pas que tout soit resté stationnaire et que les élections qui vont se faire ressemblent aux élections qui s’accomplissaient en 1852, au lendemain du 2 décembre. Tout a marché, le gouvernement et le pays. Le pays s’est lassé de n’être pour rien dans ses affaires, il se fatigue de plus en plus de la tutelle qu’il a longtemps subie ; le gouvernement lui-même a senti que l’omnipotence n’était plus de saison, qu’elle n’offrait plus pour lui que des dangers, et l’autre jour, dans une spirituelle réponse à M. de Maupas, qui se constitue décidément le chef de l’opposition dans le sénat, M. Routier a bien laissé voir encore une fois ces tendances nouvelles. De là ces apparences libérales d’une situation qui n’est plus certes ce qu’elle était il y a dix ans encore. Malheureusement nous faisons de courtes étapes, nous avons du chemin à parcourir, nous nous trompons quelquefois de route, et un des plus étranges phénomènes, c’est cette difficulté qu’on éprouve à rentrer dans les vraies conditions de la liberté une fois qu’on en est sorti. C’est tout un apprentissage à refaire, tant les notions les plus simples, les plus élémentaires, semblent oubliées. Le gouvernement veut être libéral, et il s’y essaie quelquefois, nous l’admettons ; seulement il lui manque d’accepter dans toute leur étendue les conséquences de cette politique nouvelle qu’il se fait honneur d’inaugurer ; il se crée pour son usage un genre de libéralisme inoffensif qu’il entend concilier avec ses habitudes, ses procédés d’omnipotence, et sans y songer il se prépare à lui-même plus d’une déception comme celle qu’il s’est ménagée à l’occasion de cette Histoire des princes de Condé, que M. le duc d’Aumale peut enfin publier aujourd’hui.

Qui pourrait suivre ce malheureux livre dans ses promenades à travers toutes les juridictions administratives, judiciaires ? A quoi ont servi ces persécutions puériles, cette interdiction jetée sur une œuvre de l’esprit, cette mainmise administrative sur une propriété inutilement revendiquée par les éditeurs ? Le gouvernement a fini sans doute par en avoir assez de ces embarras qu’il s’était créés à lui-même ; il a levé toutes les interdictions, et il se trouve aujourd’hui que ce livre interdit, poursuivi, saisi sans jugement, n’est après tout qu’une œuvre historique sobre, éloquente, écrite d’un style ferme et nerveux, abondante en détails nouveaux, où il n’y a pas même un mot de politique, à moins que ce ne soit encore de la politique de réveiller le nom de Condé. Le gouvernement n’aurait-il pas mieux fait de commencer par où il a fini, et n’a-t-il pas devant lui, dans cette singulière aventure, un exemple significatif de ce que peuvent ces coups de tête discrétionnaires ? On prétend qu’au début de cet imbroglio semi-politique, semi-littéraire, un ami de l’historien des Condé, se trouvant en présence d’un haut fonctionnaire de l’empire, lui aurait rappelé la tolérance bienveillante du gouvernement du roi Louis-Philippe pour les écrits du prisonnier de Ham. « Oui, aurait répondu sans façon ce fonctionnaire, et vous voyez où cela vous a conduits. Nous n’avons pas envie qu’il nous en arrive autant. » C’était un mot assez leste couvrant un acte de bon plaisir administratif. Ce n’est point par ses écrits que l’empereur est arrivé à sa prodigieuse fortune, et ce n’est pas pour avoir laissé au prisonnier de Ham la liberté de publier des livres ou des articles de journaux que le régime de 1830 est tombé. S’il n’y avait eu que ces raisons, l’empereur ne serait pas aux Tuileries, et M. le duc d’Aumale n’écrirait pas dans l’exil. Il y a pour tous les régimes une bien autre manière de se compromettre, c’est de croire qu’ils peuvent tout, même quand ils laissent une apparence de liberté, et puisqu’on parle de progrès, le vrai progrès pour le gouvernement, ce serait de revenir sans réticence et sans détour à une politique dont le premier et le dernier mot est le respect de tous les droits, de tous les contrôles, de toutes les garanties, ce serait de commencer par interroger la nation avec une virile confiance, sans prétendre lui dicter la réponse qu’elle doit faire. C’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui, c’est la question qui va se débattre dans les élections prochaines.

La lutte est maintenant engagée un peu partout, et elle va s’animer de jour en jour ; elle prend une vivacité singulière, surtout à Paris, où se concentrent naturellement toutes les ardeurs et les fièvres d’opinions. Que sortira-t-il de ce scrutin du 23 mai ? On peut à peine le pressentir. Certainement, si le pays pouvait parler dans toute la sincérité de ses instincts et de ses désirs, la réponse ne serait pas douteuse ; il dirait que ce qu’il veut, c’est l’élargissement progressif des institutions, une responsabilité mieux définie des agens du pouvoir, des garanties plus efficaces contre l’excès des entreprises chimériques et des dépenses ruineuses, une participation plus directe, plus décisive, à l’administration de ses propres affaires ; il répondrait qu’il veut la liberté pour tous, rien que la liberté, et, si tous les partis indépendans avaient assez de patriotisme pour s’inspirer de cette disposition intime du pays, ils se rapprocheraient, ils uniraient leurs efforts, ils marcheraient sous un même drapeau d’émancipation légale. C’est la politique la plus simple, la plus droite, la plus pratique, celle à laquelle se rattachent bien des esprits. Malheureusement, au lieu de se rallier à cette politique et de s’unir, il y a des partis qui semblent dévorés du besoin de se diviser, de se déchirer, et ce qu’ils ont trouvé de mieux jusqu’ici, c’est la multiplicité confuse, l’excentricité assourdissante des candidatures. Au fond, dans cette lutte qui commence, ce qui fait la vraie force du gouvernement, c’est ce déchaînement des partis qui rentrent en scène avec leurs vieilles passions, leurs vieilles animosités et leurs vieux programmes. La démocratie extrême en particulier, il faut l’avouer, joue un rôle étrange ; elle fait ce qu’elle peut énergiquement, inexorablement, pour jeter le trouble dans les élections, au risque de précipiter le suffrage universel dans une voie sans issue, ou d’exposer le pays à être aplati de nouveau sous quelque recrudescence de compression. Les déclamations socialistes des réunions publiques avaient déjà merveilleusement commencé cette œuvre ; les journaux démocratiques la continuent, et en vérité ils ne cachent même pas qu’ils préfèrent encore le succès des candidatures officielles au succès des candidatures libérales. Pour eux, le libéralisme est l’ennemi, et cependant, s’il y a une espérance, elle n’est que là, dans cette masse de sentimens droits, honnêtes, libéraux, qui sont en quelque sorte la substance morale de la France, l’essence de son tempérament politique. Le danger seulement, c’est que des passions contraires, des excès d’opinion, en viennent à obscurcir cette situation, à troubler ou à décourager ces instincts toujours prompts à se réveiller.

Les élections prochaines, qui ne se préparent pas le mieux du monde, il faut bien en convenir, ramènent involontairement à ces élections d’un autre temps, celles de 1827, que M. Duvergier de Hauranne raconte dans le neuvième volume de son Histoire du gouvernement parlementaire. M. Duvergier de Hauranne, malgré son mérite d’historien, n’a pas eu la fortune de plaire à l’Académie Française, qui lui a préféré hier M. de Champagny, au moment où elle élisait du même coup M. le comte d’Haussonville et l’auteur des Iambes, M. Auguste Barbier. L’historien du gouvernement parlementaire ne s’en porte pas plus mal sans doute, et le volume nouveau qu’il vient de publier, à part sa valeur littéraire, a un à-propos tout politique à la veille des élections ; il est un enseignement par le saisissant tableau qu’il retrace des agitations publiques de la restauration. Alors en effet il s’agissait aussi d’une lutte décisive, où la France avait à vaincre légalement une administration qui avait abusé du pouvoir. Toutes les opinions indépendantes s’alliaient dans le combat, le feu du libéralisme animait les esprits, le patriotisme faisait taire toutes les dissidences. La victoire répondit à cette union de tous les sentimens libéraux. Aujourd’hui c’est par les divisions qu’on prélude aux élections. Non, ici encore, il n’y a malheureusement aucun progrès ; l’esprit politique n’a rien gagné au régime de silence qui lui a été longtemps imposé ; il n’a pas même profité des épreuves qu’il a subies, et si on cherche d’un autre côté le progrès moral, intellectuel, on ne le trouvera sûrement pas dans toutes ces idées bruyantes et vaines qui se déploient par instans avec une puérile superbe. Le progrès intellectuel, il n’est même pas peut-être aujourd’hui d’une façon bien évidente dans le dernier roman de M. Victor Hugo, l’Homme qui rit, œuvre d’une imagination puissante qui tourne dans le même cercle, s’égare dans les mêmes excès, et en est venue à se fixer dans un certain ordre de conceptions d’une monotonie grandiose et laborieuse. En réalité, on pourrait dire d’une manière générale que ces vingt ans n’ont été favorables ni à l’esprit politique, qui se réveille tout novice pour des luttes nouvelles, ni à la fécondité des intelligences, qui ont besoin de l’air salubre de la liberté pour se rajeunir sans cesse, pour éviter de s’égarer ou de s’énerver. L’expérience est faite, et elle est décisive.

Est-ce dans la politique extérieure que s’attestent ces progrès dont parle la brochure officielle ? On n’en dit rien, la brochure est sobre sur ce point, elle laisse échapper tout au plus un mot sonore malheureusement peu en rapport avec la réalité. Certes nous ne prétendons pas que la France soit sérieusement atteinte et touche à un déclin, pas plus dans la politique extérieure que dans tout le reste. La France porte toujours au plus profond d’elle-même la source des grandes inspirations de l’intelligence ou du patriotisme, et son action dans le monde est toujours de celles avec lesquelles il faut compter. Il n’est pas moins vrai qu’elle est engagée depuis quelques années dans une crise où elle sent bien qu’elle n’a pas grandi en influence et en autorité, où elle a parfois de secrètes impatiences de reprendre un ascendant qu’elle ne trouve pas assuré. Elle a l’instinct de cette situation, on sent en Europe que rien ne peut être définitif dans l’état actuel, et c’est là précisément ce qui fait cette paix incertaine et précaire, cette vie laborieuse et effarée pour tous les peuples, cette indécision de toute chose au milieu du déploiement des forces militaires qui se balancent. Est-ce là ce qu’on appelle un progrès ? Le progrès consiste aujourd’hui, il ne faut pas l’oublier, à savoir quel est l’incident qui pourra mettre le feu au monde. Pour le moment, ce ne sera pas l’incident belge, qu’on est arrivé à dégager de ce qu’il avait d’épineux et peut-être de politiquement dangereux pour le réduire aux termes d’un incident tout pratique de la vie commerciale des deux pays.

La négociation toutefois semble avoir été difficile, puisqu’elle a nécessité la présence de M. Frère-Orban à Paris pendant quelques semaines, et que jusqu’à la veille du départ du chef du cabinet de Bruxelles on n’était point parvenu à s’entendre, chacun restant sur son terrain très courtoisement, mais très fermement. Au dernier instant, tout s’est arrangé, ou du moins la négociation a pris une meilleure physionomie. Une base de délibération a été trouvée pour la commission mixte qui va être nommée. On étudierait, à ce qu’il paraît, le moyen de remplacer les conventions d’où est née cette petite tempête par une combinaison nouvelle qui maintiendrait le droit de propriété du gouvernement belge sur ses chemins de fer ; et assurerait l’exploitation aux compagnies françaises. Nous ne disons pas que la commission mixte, à laquelle un récent protocole vient de donner une existence officielle, n’aura aucune peine à tout arranger, à tout concilier ; on n’est peut-être pas au bout des difficultés, la question est du moins débarrassée de sa gravité première, puisque le débat n’existe plus entre le gouvernement belge, armé de la loi prohibitive qu’il avait demandée au parlement, et le gouvernement français, maintenant dans toute leur force les conventions primitivement négociées par la compagnie française de l’Est avec les compagnies belges. En un mot, c’est une question d’affaires qui va être traitée entre hommes spéciaux, et qui ne risquerait de se compliquer encore une fois que si des susceptibilités nouvelles ou des accidens nouveaux venaient à se produire. M. le marquis de La Valette s’était fait, dit-on, un point d’honneur de ne pas laisser la paix trébucher sur ce médiocre incident, et le succès de ses efforts jusqu’ici est sans doute le gage d’une solution favorable et définitive.

Tout ce qui pourrait venir du côté de la Belgique au reste ne serait qu’un prétexte. La difficulté essentielle n’est pas là ; elle est dans la situation européenne, dans le travail obstiné de tous les antagonismes développés par les événemens, dans les rapports de la France et de la Prusse, de la Prusse et de l’Autriche, de l’Autriche et de l’Italie. Sur tous ces points qui restent assez noirs pour l’avenir, nous en convenons, il y a une éclaircie en ce moment. Depuis quelques jours, on a cessé un peu de se menacer, de se défier ; on ne parle plus que par habitude des alliances qui se nouent, des campagnes qui se préparent. La guerre, qu’on attendait presque comme une fatalité, a fait place à des élections un peu partout, élections en Hongrie, élections en Roumanie, où le ministre nouveau a triomphé tout comme M. Bratiano avait triomphé avant lui, élections dans quelques semaines en France. Chacun est à son œuvre intérieure, et le moins embarrassé à coup sûr n’est pas M. de Bismarck, qui, à défaut d’élections dont il ne se troublerait guère, a sur les bras la rude besogne de la reconstitution de l’Allemagne, et en est sans cesse à se démener au milieu de toutes les influences. S’il s’arrête dans sa marche, s’il n’ajoute pas chaque jour une maille à ce réseau qui doit envelopper tous les états germaniques, il voit aussitôt se tourner contre lui les unitaires, les nationaux, tous ceux qui veulent qu’on aille par le plus court chemin à la fusion complète de l’Allemagne. S’il fait un pas, il réveille les susceptibilités, il trouve devant lui des sentimens d’indépendance locale demeurés toujours vivans dans le sud et même dans certaines parties du nord, sans compter qu’il est bien obligé de tourner son regard à la dérobée vers la France, pour savoir jusqu’où il peut aller. Le tout-puissant ministre prussien se livre à ce jeu d’équilibre avec une vigueur et une dextérité peut-être assez stériles, mais qui ne laissent certes pas d’offrir un spectacle curieux.

M. de Bismarck a eu l’autre jour à soutenir dans le parlement fédéral une de ces luttes toujours vives, toujours intéressantes, qui viennent de temps à autre exciter sa verve. Il s’agissait d’une motion de M. Twesten proposant la création d’un ministère responsable de la confédération du nord. Aujourd’hui le vrai et unique ministre de la confédération, c’est le chancelier, M. de Bismarck lui-même. Il se fait aider par des comités du conseil fédéral, qui, à côté du parlement populaire, se compose des représentans des gouvernemens, et forme une sorte de haute chambre, quelque chose comme le sénat américain. Ce conseil concentre en lui ce qui reste de l’autonomie, de l’indépendance locale des divers états. Il est aisé de saisir la portée de la motion de M. Twesten : la création d’un ministère responsable de la confédération était un pas de plus vers l’unification complète, une abolition virtuelle des gouvernemens fédérés, qui passaient immédiatement à l’état de commissaires du roi de Prusse. M. de Bismarck a combattu cette motion ; il l’a combattue assez pour ne se laisser imposer que ce qu’il voulait accepter, c’est-à-dire de simples auxiliaires, des secrétaires-généraux qui travailleront sous sa direction. En réalité, rien n’est changé ; mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est le discours de M. de Bismarck, qui, au milieu de ses familiarités calculées et de ses hardiesses prudentes, a été obligé de convenir qu’on allait se jeter contre un écueil, que le ministère fédéral était une visible menace pour l’Allemagne du sud, et que l’Allemagne du sud n’était rien moins qu’unitaire. On s’est donc arrêté dans cette voie ; mais il fallait bien faire une diversion, se venger sur quelqu’un : on s’est vengé d’abord sur un officier de l’Allemagne du sud, qui s’est caché sous le nom d’Arkolay, et qui dans une brochure récente a mis indiscrètement à nu les faiblesses de l’hégémonie militaire de la Prusse ; puis enfin, comme il arrive invariablement depuis quelque temps, on s’est vengé sur l’Autriche. Le prétexte a été cette fois la publication faite par l’état-major autrichien d’un récit de la campagne de 1866, où l’on a inséré une dépêche télégraphique très intime, adressée de Nikolsbourg au moment de l’armistice par M. de Bismarck à M. de Goltz à Paris. Quel mal peut faire à M. de Bismarck la publication de cette dépêche, devenue un document historique ? On ne le voit guère ; mais le ministre prussien a peu de goût pour ces divulgations, il n’aime pas les livres bleus ou rouges, qu’il vient de traiter fort irrévérencieusement, et il y a eu tout d’un coup à Berlin une recrudescence de polémiques violentes contre l’Autriche et M. de Beust. Il en résulte que, toujours en brouille avec l’Autriche, gagnant peu du côté de l’Allemagne du sud, timidement appuyée par la Russie, surveillée par la France, ne pouvant plus compter sur l’Italie, la Prusse n’est point au bout des difficultés de l’œuvre immense qu’elle a entreprise, et que M. de Bismarck, avec son audace et son habileté, n’est pas toujours sur des roses.

L’Autriche elle-même d’ailleurs n’est pas non plus précisément sur des roses. Elle a beaucoup fait sans doute pour se réorganiser, pour se remettre de sa terrible secousse de 1866 ; il s’en faut cependant que cette œuvre, si hardiment commencée par M. de Beust et poursuivie avec une patiente ténacité, soit aussi avancée qu’on pourrait croire. En Hongrie même, les élections récentes, quoique très favorables au gouvernement et au parti Deak, n’ont pas laissé de rendre une certaine force à l’opposition extrême qui voudrait pousser jusqu’au bout l’émancipation hongroise, ou du moins ne conserver que ce qu’on appelle simplement l’union personnelle. Le parlement de Pesth, que l’empereur François-Joseph vient d’ouvrir par un discours libéral et viril, ce parlement peut avoir une session agitée, tourmentée. Il y a seulement une chance contre tous les dangers. L’accroissement même de l’opposition est fait pour rallier en bataillon compacte autour du gouvernement tous ceux qui l’ont aidé, soutenu jusqu’ici, et les Hongrois, l’une des races les plus politiques, comprendront vite qu’ils ont reconquis assez de garanties, qu’ils ont devant eux un assez vaste programme de réformes pour ne pas tout compromettre dans de vaines et stériles disputes, pour ne pas rompre avec une politique qui leur a rendu la liberté dans une indépendance presque complète. L’œuvre de la réconciliation de la Hongrie ne peut donc être sérieusement compromise ; mais, il faut bien le dire, l’Autriche est beaucoup moins avancée dans ses relations avec les autres nationalités qui composent l’empire, avec les Tchèques, avec les Polonais. En ce moment même, les Polonais de la Galicie, après avoir longtemps attendu, après s’être prêtés à toutes les transactions, menacent de suivre les Bohèmes dans leur retraite et dans une abstention complète. C’est la lutte de l’esprit centraliste, qui se défend à Vienne, et des autonomies nationales, qui se retranchent à Cracovie et à Prague. Le plus grand danger de ces luttes, de ces troubles intérieurs, c’est qu’ils pèsent sur la politique de l’Autriche en retardant le rétablissement de ses forces et en l’immobilisant jusqu’à un certain point à l’heure où elle serait la première intéressée à garder la liberté de ses résolutions et de son action.

Ce n’est vraiment pas facile pour un pays de se relever d’une de ces crises qui s’appellent une guerre malheureuse ou une révolution. L’Espagne en est là. Son malheur, ce n’est pas d’avoir fait, il y a sept mois, une révolution, provoquée par tous les excès de pouvoir ; c’est de n’en savoir plus que faire aujourd’hui et d’avoir laissé accumuler des difficultés devant lesquelles elle s’arrête indécise et impuissante. L’Espagne s’est imposé le problème multiple et périlleux de trouver un roi, de se donner une constitution nouvelle, qui ne sera que la sixième ou la septième dans son histoire, de rétablir ses finances en abolissant des impôts, de maintenir la paix intérieure en éternisant une incertitude qui enflamme les partis et aigrit les opinions. Quant au futur souverain, les Espagnols en sont aujourd’hui à se consoler de leur mésaventure auprès du roi dom Fernando en se remettant à la recherche de toute sorte de candidats ; ils font un voyage d’exploration monarchique en Europe ; ils tournent leurs regards vers l’Italie, vers l’Autriche ; même vers la Prusse, où il y a bien toujours quelque prince de Hohenzollern, et comme les membres du gouvernement de Madrid, se modelant en cela sur le général Prim, ont pris depuis quelque temps l’habitude de parler par énigmes, un ministre déclarait l’autre jour qu’on connaîtrait le nom du roi plutôt qu’on ne le pensait ; mais quel roi ? Les Espagnols ont pourtant à y prendre garde. S’ils veulent la république, il faut la proclamer ; Garibaldi, qui est un bon juge en matière de sagesse politique et qui a été consulté par un démocrate de Madrid, tient la main à son chapeau pour la saluer dès qu’elle paraîtra, ainsi qu’il l’affirme dans une encyclique datée de Caprera. Si l’on veut un roi, il faut finir par se décider avant de lui faire une situation qui deviendra bientôt tout à fait impossible. Quant à la constitution, les cortès sont occupées à la discuter ; elles en sont arrivées à l’article qui concerne la religion, et on peut voir une fois de plus ici ce que deviennent les plus beaux programmes quand ils ne répondent pas à l’intime pensée d’un pays. Au commencement de la révolution, on ne parlait que de liberté religieuse, de la séparation de l’église et de l’état ; il semblait que l’Espagne allait donner à l’Europe attentive le signal de cette grande réforme. La question vient d’être agitée en effet, les cortès se sont transformées un instant en concile. L’archevêque de Santiago, l’évêque de Jaen, le chanoine Manterola, ont soutenu naturellement l’unité religieuse ; M. Castelar a été le théoricien enthousiaste et passionné de la liberté, il a charmé son auditoire sans convaincre personne. Au fond, la commission constitutionnelle a proposé modestement quelque chose comme la tolérance des cultes, et encore on pourrait croire que c’est une concession libérale pour ne point paraître revenir simplement à ce qui existait. L’essentiel pour l’Espagne ne serait pas d’aller trop vite dans la voie des innovations, ce serait d’assurer contre toute réaction les libertés modérées, pratiques, qu’elle inscrit dans ses lois.

Quant aux finances enfin, c’est là certainement le point le plus grave, et il est difficile de savoir comment l’Espagne arrivera à débrouiller le chaos où elle se plonge. Elle vient de contracter un nouvel emprunt de 250 millions de francs auquel on a donné un retentissement inusité. L’emprunt espagnol a réussi ou n’a point réussi, nous ne le recherchons pas : nous souhaitons beaucoup de succès à M. le ministre des finances de Madrid, qui a fort à faire en ce moment pour tenir tête à une crise dont les anciens gouvernemens sont du reste en partie responsables ; mais ce qui est étrange, c’est la facilité avec laquelle certains journaux français viennent en aide à ces placemens de valeurs étrangères : obligations russes, obligations de Tunis, obligations mexicaines, emprunt espagnol, on embouche la trompette pour tout, au risque d’attirer quelquefois d’innocens capitaux dans de véritables guêpiers dissimulés sous le voile de gros intérêts. L’Espagne est assurément un pays qui a de l’avenir, qui a des ressources auxquelles il ne manque que d’être régularisées, dont les forces productives sont destinées à se développer. On peut facilement broder sur ce thème ; mais ce qu’il aurait fallu ajouter pour éclairer les capitaux, c’est que depuis sept mois le gouvernement espagnol, pour subvenir aux nécessités les plus pressantes, en est à son second emprunt et a augmenté sa dette d’une valeur nominale de 5 ou 6 milliards de réaux au moins, que même après l’emprunt d’aujourd’hui il reste un déficit de plus de 500 millions de réaux, que sur un budget de 2 milliards la dette absorbe déjà la moitié, 1 milliard d’intérêts. On ne va pas longtemps ainsi. Le résultat le plus clair, un député républicain, M. Pi y Margall l’a dit avec une virile franchise, c’est qu’on arrive périodiquement à un de ces règlemens de comptes, cortès de cuentas, qui se soldent par une perte inévitable sur la valeur des titres. Ce n’est donc pas seulement dans un intérêt politique, c’est encore et surtout dans un intérêt financier que l’Espagne a besoin de retrouver un gouvernement qui s’occupe enfin de fonder sa prospérité sur des bases telles que les opérations espagnoles puissent inspirer une confiance sans mélange.

C’est aussi des finances qu’il s’agit aujourd’hui en Italie. Il y a bien des conspirations qui ont été découvertes à Milan et à Naples ; on parle même aujourd’hui de la possibilité d’une crise ministérielle à Florence. A vrai dire, ces conspirations mazziniennes ont l’air d’être peu redoutables, et s’il y avait une crise à Florence, elle ne tendrait nullement à ébranler le ministère, elle aurait au contraire pour objet et pour résultat de le fortifier par l’accession de certains membres du tiers-parti ou de la fraction des Piémontais dissidens. Le cabinet, ayant toujours pour chef le général Ménabréa, resterait avec sa pensée politique et ses plans financiers, qui viennent d’être exposés par, M. Cambray-Digny dans un discours étendu et substantiel prononcé devant le parlement. M. Cambray-Digny est un ministre sérieux et appliqué qui ne se fait aucune illusion. Ce qu’il y a de grave dans son exposé, c’est que l’auteur n’entrevoit, pas la possibilité de l’extinction du déficit avant 1875. À cette époque seulement, l’équilibre pourra être établi. Les plans de M. Cara-bray-Digny embrassent donc un espace de cinq années. On saisit tout de suite le point vulnérable d’une combinaison qui suppose que rien d’imprévu n’arrivera pendant cinq ans, ou qu’un ministre nouveau ne s’empressera pas de défaire ce que M. Cambray-Digny fait aujourd’hui si laborieusement. Quant aux moyens que propose le ministre italien pour parer aux déficits accumulés pendant ces cinq années et pour arriver à la suppression du cours forcé, ils sont de diverse nature ; mais à coup sur la mesure la plus utile pour le rétablissement des finances italiennes, ce serait la réforme de l’administration, du système de perception des impôts. Par cette réforme énergique et efficace, le problème serait certainement à moitié résolu.

Ch de Mazade.