Chronique de la quinzaine - 14 mai 1869

Chronique n° 890
14 mai 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1869.

Décidément l’agitation envahit Paris et la France, la fièvre gagne les esprits, l’effervescence passe dans les discours. C’est bien le cas ou jamais de reprendre le mot des grands joueurs : alea jacta est. Nous voilà livrés à la fortune du scrutin. Dix millions d’hommes vont se rencontrer un de ces jours pour mettre sur quelques noms leurs vœux, leurs volontés et leurs espérances.

Il y a peu de temps encore, on ne voyait les élections qu’à distance, comme une lutte vers laquelle on marchait avec une curiosité dégagée ; un décret nous a jetés tout d’un coup en face de cette épreuve décisive, et maintenant d’heure en heure le mouvement s’anime, se précipite. Les manifestes fourmillent de toutes parts, les réunions électorales se multiplient et se prêtent aux exhibitions oratoires les plus fantastiques. Les candidatures s’entre-choquent, les uns poursuivant leur chemin, les autres roulant déjà dans la poussière sans aller jusqu’au bout sur ce turf d’une nouvelle espèce ; les incidens éclatent et révèlent les conflits ou le chaos des opinions. C’est partout un cliquetis étrange et assourdissant fait pour tenter un musicien de l’avenir qui voudrait le mettre en symphonie, et la partie grotesque n’y manquerait même pas. Que les ambitions, les vanités, les puérilités, les candides extravagances, se démènent en effet dans ce tourbillon et se mêlent à ce que le patriotisme a de plus vivace, de plus sérieux, c’est assez évident. Il suffit d’assister aux réunions électorales d’aujourd’hui pour comprendre ce que la nation la plus spirituelle du monde peut produire d’étonnans spectacles en certains momens. Il n’est pas moins clair que le mouvement actuel, grave par les circonstances dans lesquelles il s’accomplit et par les conséquences qu’il peut avoir, a cela de caractéristique surtout, qu’il offre une saisissante mesure du réveil de la vie politique, de la marche des choses sous le second empire. C’est pour la quatrième fois depuis dix-sept ans que le suffrage universel va parler. La première fois, en 1852, on ressentait la stupeur des événemens. C’était l’époque du repos et du silence, de l’abdication et de l’unanimité dans le corps législatif. En 1857, un léger souffle s’élevait déjà ; l’esprit public commençait à murmurer vaguement, et dans la chambre nouvelle entrait ce groupe des cinq personnifiant une renaissance de vie politique à peine sensible encore. On cessait de s’abstenir. En 1863, on se mettait à l’œuvre avec une vivacité croissante ; on rentrait dans une arène à demi entrouverte, et les cinq se multipliaient. L’esprit de discussion et de contrôle allait en se fortifiant. Aujourd’hui, dans ces élections de 1869, la lutte est partout vivante, animée, bruyante, tumultueuse. Ainsi d’étape en étape le mouvement a grandi et s’est accentué ; la France s’est remise en marche. Le gouvernement lui-même y a aidé quelquefois de son initiative ; les fautes ou les déceptions de la politique officielle n’y ont pas peu servi ; des hommes anciens ou nouveaux se sont rencontrés en même temps pour réchauffer le vieil instinct du pays, pour remettre en honneur les idées, les garanties, les conditions d’un régime libre. Le résultat est ce que nous voyons, — des élections où toutes les opinions peuvent se produire, même quand elles affirment qu’elles n’ont pas la liberté de se manifester. L’essentiel, il nous semble, serait de ne pas perdre l’esprit et de ne pas jouer l’avenir, un avenir inévitable et prochain, dans des aventures de fantaisie, au moment où on retrouve peu à peu les moyens de faire pénétrer dans la politique tous les progrès, toutes les réformes qui restent à réaliser.

C’est là le problème de ces élections dont nous approchons et de cette agitation qui grandit d’heure en heure jusqu’au jour où il ne restera plus qu’à compter les morts et les blessés. Quel sera le résultat matériel et définitif de ce solennel scrutin du 23 mai ? C’est ce qu’il serait parfaitement oiseux de chercher à deviner, d’autant plus qu’il y a un fait dont il faut tenir compte et qui est très propre à remettre le sang-froid dans les esprits ; ce fait bien simple et à peu près invariable, c’est que Paris n’est pas la province, c’est que, si Paris a l’avantage de l’électricité morale dont il est le foyer et qu’il répand de toutes parts, la province à son tour garde pour elle la supériorité de son poids, de son immense majorité, et que la masse du pays, si émue qu’elle puisse être, n’est point évidemment montée au ton des réunions électorales parisiennes. Le résultat numérique du scrutin peut dépendre de ce fait et de bien d’autres faits moins saisissables ; mais ce qu’il, est facile d’observer dès ce moment, ce qu’on peut regarder en face, c’est le caractère nouveau de ces élections qui se préparent. Jusqu’ici, tous les partis intéressés à revendiquer la liberté s’étaient unis pour combattre ensemble ; ils ne mettaient pas toujours dans leur alliance la meilleure grâce du monde, en fin de compte ils ne se séparaient pas, ils prolongeaient tant bien que mal un mariage de raison qui était après tout une œuvre de nécessité. Ce n’est plus ainsi aujourd’hui. L’union libérale bat de l’aile un peu partout, il n’y a plus que quelques braves provinciaux qui lui gardent leur foi. C’est à qui lèvera un drapeau de fantaisie et formera un camp nouveau. On se croit sans doute si bien assuré de la victoire qu’on fait déjà tout ce qu’on peut pour la perdre. Les jeunes font la guerre aux vieux, les anciens pairs de France, devenus socialistes sur le retour, ouvrent la campagne contre M. Thiers ; les chroniqueurs, armés à la légère, descendent dans la lice, probablement pour que tout soit représenté au besoin dans le prochain corps législatif. Vieux et jeunes, médecins et avocats, se culbutent dans la mêlée. Ce serait un spectacle assez réjouissant, s’il ne s’agissait en vérité des choses les plus sérieuses, des destinées mêmes du pays. Au fond, le phénomène frappant du mouvement actuel, c’est cette décomposition d’où se dégage cette nouveauté souveraine qui s’appelle la démocratie radicale, et qui refuse de s’appeler l’opposition révolutionnaire.

La démocratie radicale, puisque ainsi elle se nomme, a donc aujourd’hui le haut bout à Paris, elle aspire à régner. Elle se sépare, bien entendu, des libéraux, et elle flétrit rétrospectivement la révolution de 1830 avec un à-propos plein de goût. Jusque dans son propre camp d’ailleurs, elle ne laisse pas de se montrer ombrageuse et difficile. M. Carnot avec son vieux nom révolutionnaire ne lui suffit pas ; il est mis à la retraite comme étant hors d’âge, peut-être aussi comme n’étant plus à la hauteur des circonstances, et M. Jules Favre lui-même, malgré toutes ses candidatures, n’est visiblement supporté qu’avec peine. M. Jules Favre rencontre des schismatiques prêts à le renier, on ne le lui dit pas encore crûment, on le couvre de fleurs ; mais il est clair qu’on le traite en académicien, en beau parleur, et qu’il a beaucoup de choses à se faire pardonner. Quant à M. Émile Ollivier, il y a longtemps qu’il ne compte plus, et qu’il est devenu le bouc émissaire de toutes les haines démocratiques. C’est celui-là qu’il faut abattre tout d’abord. On envoie contre lui en province, dans le Var, un jeune avocat du barreau de Paris, M. Clément Laurier, et à Paris même il a pour adversaire M. Bancel, un jeune démocrate de 1848 qui compte toujours dans la jeunesse de 1869. Il n’est rien de tel que la démocratie pour prolonger la jeunesse, demandez à M. Raspail, qui fait en ce moment concurrence à M. Garnier-Pagès, réputé, lui aussi, trop vieux. En général, ce qu’on reproche à cette opposition élue à Paris en 1863 et qui reparaît aujourd’hui devant ses juges, c’est d’avoir été trop modérée, trop parlementaire, de n’être pas entrée en conquérante dans l’enceinte du corps législatif, de n’avoir pas tout saccagé du premier coup. C’est assez puéril, mais c’est ainsi. Assurément ce ne sont pas les mots de démocratie radicale qui nous effraient, et d’un autre côté nous ne sommes nullement disposés non plus à mettre en doute la nécessité d’appeler dans la politique des hommes nouveaux, des hommes qui n’ont pas encore servi. Le rajeunissement incessant est la loi des partis et même des gouvernemens qui tiennent à ne pas mourir. Nous serions assez curieux cependant de savoir ce que c’est que cette démocratie radicale au nom de laquelle on entre si belliqueusement en scène, ce qu’elle veut, ce qu’elle poursuit et comment elle entend réaliser son programme. Les nouveaux candidats ont beaucoup parlé jusqu’ici et ont facilement enlevé des auditoires incandescens ; ils ont répété qu’ils étaient du peuple, qu’ils étaient les enfans de la révolution, de la démocratie, les amans de la liberté, etc. Le fait est qu’on n’est guère plus avancé sur le fond des choses.

Ils sont étonnans de naïveté et de superbe, ces jeunes Sicambres de la démocratie radicale, et dans tous les cas ce n’est point par la modestie qu’ils se perdront. On dirait, à les entendre, que jusqu’à eux rien n’a été fait, qu’on s’est borné à plier indignement sous le joug, et que dès leur apparition tout va changer de face, qu’il n’y a qu’à prendre la liberté, si on ne la donne pas, qu’il n’y a qu’à les nommer députés pour qu’ils agitent « devant une majorité satisfaite l’éternel remords et l’impitoyable revendication. » Et quand ils ont parlé ainsi, croient-ils par hasard qu’ils nous ont conduits bien loin ? Avec un peu plus de réflexion ou plus d’instinct politique, ils sentiraient que la liberté ne se prend pas de cette façon, ou que si on la prend par la violence, on est exposé à la perdre par une surprise de la force, et que les 2 décembre surviennent quelquefois comme un douloureux erratum des 24 février ; ils comprendraient que, puisqu’ils sont jeunes, puisqu’ils ont eu la fortune de ne pas connaître les luttes d’autrefois, le mieux serait pour eux de tourner leurs regards vers l’avenir au lieu de remuer sans cesse des souvenirs irritans et de se perdre dans des représailles rétrospectives ; ils se diraient que dans une situation nouvelle il faut une politique nouvelle de libérale et supérieure équité, et non la perpétuelle, la stérile évocation de certaines époques, de certaines dates qui ne sont plus que du passé. Tout compte fait, si l’on fouille tous ces programmes et ces discours par lesquels on veut échauffer le zèle des électeurs, nous voilà placés entre toute sorte de dates vers lesquelles il faut retourner absolument, si nous voulons être dans la vérité. M. Clément Laurier, lui, est modéré ; il ne s’en prend qu’au 2 décembre ; c’est le 2 décembre qu’il faut effacer du livre de notre existence, contre lequel il faut protester sans cesse, et tout ce qui s’est passé depuis ce jour est apparemment considéré comme non avenu. M. Bancel, pour sa part, éprouve le besoin de remonter plus haut, il veut que nous nous empressions de « renouer les traditions interrompues au 19 brumaire ; » mais à côté de M. Bancel et de M. Laurier, voici d’autres démocrates plus orthodoxes encore qui veulent que nous remontions à 1794 ! Et ceux qui, sous prétexte d’élections et de revendications, se livrent à ces jeux puérils ne s’aperçoivent pas qu’ils perdent le droit de sourire des émigrés de 1815 prétendant effacer la révolution, de Louis XVIII datant ses actes de la dix-neuvième année de son règne, Que l’histoire juge les dates et les époques, soit ; faites des conférence qu’on ira ou qu’on n’ira pas écouter, le monde ne marchera pas moins ; devant des électeurs, quand il s’agit des intérêts les plus pressans, les plus actuels du pays, faites de la politique avec des réalités, non avec des mots et avec des ombres. Or justement sous ce rapport, quel est le programme de la démocratie radicale ? C’est le point qui reste toujours enveloppé d’obscurité, et M. Gambetta, le belliqueux concurrent de M. Carnot dans la première circonscription de Paris, ne l’éclaircit certainement pas en proposant comme logogriphe à ses électeurs cette déclaration, que le principe de la souveraineté du peuple « scientifiquement appliqué peut seul achever la révolution française, fonder pour toujours l’ordre réel, la justice absolue, la liberté plénière et l’égalité véritable. »

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’après cette déclaration solennelle le candidat se croise les bras en demandant à ses électeurs parisiens « une commission nette et précise. » Une commission nette et précise sur quoi ?

La vérité est que ce jeune radicalisme qui reparaît aujourd’hui avec une recrudescence d’humeur militante se place dans une situation fausse, qui n’est qu’une impossibilité révolutionnaire déguisée sous un masque trompeur de légalité ou une inconséquence étrange sous le voile d’une audace de langage plus bruyante que décisive, et en réalité c’est plus probablement de l’inconséquence. La démocratie radicale est inconséquente lorsque, pour se donner une raison d’être, elle prétend rompre avec le libéralisme, et qu’en définitive elle ne promet rien, elle ne peut rien promettre qu’un vrai et sérieux libéralisme ne puisse réaliser mieux qu’elle. Elle serait au moins dans la logique des tendances révolutionnaires, si elle allait jusqu’aux doctrines socialistes qui fleurissent depuis quelque temps dans les réunions publiques ; mais elle s’en défend avec une honorable fermeté, elle refuse de s’engager dans ces régions où la liberté court trop de périls, et alors que représente-t-elle réellement ? Une effervescence d’imagination peut-être, le ressentiment d’une ancienne défaite, une dernière protestation en faveur de la république de 1848 ; ce n’est évidemment pas assez. La jeune démocratie radicale n’est pas moins inconséquente dans sa conduite lorsqu’elle se donne en apparence une attitude d’énergie qui deviendrait un reproche pour l’ancienne opposition parlementaire, et qu’en fin de compte elle ne fait rien, elle ne peut rien faire de plus que ce qu’a fait l’opposition du dernier corps législatif. Allons au fond des choses. Il ne suffit pas de dire comme M. Gambetta qu’on n’acceptera d’autre mandat que celui d’une « opposition irréconciliable, » ou, comme M. Laurier, qu’on secouera la torche « des revendications impitoyables, » ou, comme M. Bancel, que « la démocratie est défiante et doit refuser les présens d’Artaxercès. » Ce ne sont là que des mots. La protestation radicale, absolue, « l’opposition irréconciliable » n’a qu’une forme, l’abstention, quand on n’est pas décidé à recourir aux moyens héroïques de l’insurrection, et, si l’abstention n’est pas le mode le plus efficace d’action politique, c’est du moins un refuge pour la dignité et la fidélité de certains hommes. Le jour où l’on a cessé de s’abstenir, où l’on s’est plié aux conditions d’un régime public, où l’on a prêté un serment, ce jour-là on a mis le pied sur le terrain des faits accomplis, on a plus ou moins accepté les présens d’Artaxercès, on n’est plus dans l’opposition irréconciliable, puisqu’on a invoqué les bénéfices d’une légalité politique existante. On a beau faire, on est obligé de transiger avec une situation, on est enveloppé de toutes parts, et ce serait bien plus sensible encore, si ces jeunes adeptes de l’opposition irréconciliable et des impitoyables revendications entraient au corps législatif. Ils sont bien superbes, et ils ne feraient pas plus que n’ont fait leurs devanciers. Ils parleraient, ils s’emporteraient, ils proposeraient de démolir toutes les lois ou de rétablir la république ; ils seraient arrêtés par le président, et ils finiraient bientôt par reconnaître que la parole a d’autant plus d’autorité, pour aider aux véritables réformes, qu’elle sait mieux se modérer elle-même. Le seul député de Paris qui a jusqu’ici l’heureux privilège de n’avoir aucun concurrent et qui mérite cette exceptionnelle fortune par la fermeté de son bon sens autant que par la vivacité indépendante de son esprit, M. Picard, a donné l’autre jour dans une réunion publique une plaisante leçon à ces foudres de guerre. On l’accusait, lui aussi, de n’être pas assez violent, d’être trop parlementaire, et on se mettait déjà en devoir de lui montrer comment il fallait manier la parole, lorsque le professeur d’éloquence démocratique, à peine au début de son discours, a été brusquement arrêté par le commissaire de police. « Vous voyez, a dit le spirituel député de Paris, qu’il y a des manières de dire les choses. » Et du coup M. Picard a été porté en triomphe. Tout ceci prouve en définitive que la démocratie radicale est assez mal inspirée quand elle croit emporter tout d’assaut, qu’elle est placée dans cette alternative de se rendre impossible par des protestations inutiles, si elle va jusqu’au bout de ses paroles révolutionnaires, ou de se faire simplement libérale, si elle veut rester dans le vrai pratique, de chercher comme tout le monde les moyens d’action dans l’opposition légale, si elle veut être sérieuse.

C’est qu’en effet tout est là. À quoi sert aujourd’hui de lever à grand bruit un drapeau démocratique et révolutionnaire dans un pays où la démocratie est tout, où l’égalité est la loi souveraine, où le gouvernement lui-même se fait honneur d’être une émanation de la volonté populaire, où tout est possible, si on le veut, par l’action régulière du suffrage universel ? Ce n’est point dans ses instincts démocratiques que la France se sent atteinte ; elle souffre d’une longue restriction de liberté ou d’une incertitude des garanties publiques. C’est le libéralisme, c’est-à-dire la revendication de toutes les garanties essentielles, de toutes les libertés nécessaires, qui est le mot de cette situation. Un honorable avocat de Paris, dont la candidature aurait dû avoir une meilleure fortune, et qui a écrit une profession de foi remarquable par la netteté autant que par la largeur des idées, M. Allou, montrait récemment que la démocratie radicale n’est qu’une sédition inutile ou qu’elle se confond avec le libéralisme, et il ajoutait il y a peu de jours encore : « On prétendait autrefois que la France était centre gauche, on peut dire aujourd’hui qu’elle est libérale. » Bien n’est plus certain, et ce qui est vrai aussi, c’est qu’avec le libéralisme seul on peut arriver par degrés, dans la mesure du possible, à la solution de tous ces problèmes sociaux qui tourmentent les esprits, parce que le libéralisme, c’est l’étude, c’est la discussion, c’est la transaction incessante entre tous les intérêts, c’est la possibilité de tous les progrès et de toutes les réformes sans révolution, dans la paix intérieure.

La question est de savoir aujourd’hui qui l’emportera de cette force régulière et légale d’un libéralisme grandissant ou de la démocratie radicale doublée d’une opposition révolutionnaire. C’est précisément cette lutte, il ne faut pas s’y tromper, qui fait de la réélection de M. Émile Ollivier à Paris une affaire importante, un vrai drame aux émouvantes péripéties. C’est le choc violent de deux politiques. M. Émile Ollivier, nous ne le méconnaissons pas, s’est attiré des inimitiés ardentes par ses évolutions d’idées, par cette position qu’il a prise à un certain moment comme plénipotentiaire de la liberté auprès de l’impérial auteur de la lettre du 19 janvier 1867. Le député de la 3e circonscription de Paris devait naturellement trouver des difficultés dans son passé, dans ses relations anciennes, et à ces difficultés il en a ajouté d’autres qui tiennent peut-être à son caractère. M. Émile Ollivier, il n’y a point à le nier, a des excès et des travers de personnalité ; il n’a certainement pas montré toujours le tact le plus parfait dans ses démarches et dans sa manière de les expliquer. Il est peut-être un peu trop persuadé qu’il est le grand et unique promoteur de la renaissance libérale actuelle. Somme toute cependant, s’il n’est pas le seul qui ait travaillé à cette renaissance, il a été l’un des premiers à entrevoir le but et à se mettre en marche. Avant tous, il est rentré dans la vie publique, où il n’a été suivi que plus tard par ceux qui se réfugiaient jusque-là dans l’abstention. Ce droit de réunion, dont on se sert aujourd’hui si passionnément contre lui et qui s’exerce en définitive avec une assez grande liberté, il a contribué plus que tous à le faire revivre. Si la presse a échappé au pouvoir discrétionnaire, il n’y est point étranger. S’il s’est trompé, ce n’est point certainement par excès d’habileté captieuse et d’ambition vulgaire. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. Le crime de M. Émile Ollivier aux yeux de certaines personnes, c’est d’avoir rompu avec les oppositions révolutionnaires, d’avoir cru qu’on pouvait s’entendre avec Artaxercès ; mais c’est là précisément son mérite d’avoir travaillé à dégager la cause libérale des compromissions révolutionnaires, et, une fois qu’il a eu pris son parti, d’avoir accompli sa résolution avec une honnêteté qu’on ne peut pas contester, avec un courage qu’il montre encore aujourd’hui en face de toutes les irritations déchaînées contre son nom. Son titre aux yeux de qui veut être juste, c’est d’avoir replacé la question politique dans ses vrais termes, c’est cette renaissance libérale qu’il n’a pas créée assurément, mais dont il a été un des plus fermes complices, et qui reste désormais indépendante de sa fortune électorale.

Quoi qu’il arrive en effet de la candidature de M. Émile Ollivier et même en général de ces élections qui vont se faire dans quelques jours, l’impulsion est donnée. La vie publique s’est réveillée en France ; la faveur de l’opinion est visiblement à qui marche en avant. De toute cette confusion qui précède le scrutin, il n’y a qu’un mot qui se dégage bien distinctement, c’est le mot de libéralisme, exprimant la nécessité de garanties sérieuses, d’un contrôle de plus en plus actif, d’une participation croissante du pays à la direction de ses propres affaires. Il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque les candidats officiels eux-mêmes n’hésitent plus à se dire libéraux, puisque de son côté l’administration s’abstient de combattre d’anciens députés qui, sans être, il est vrai, d’une opposition bien marquée, se sont néanmoins montrés indépendans dans certaines circonstances essentielles. On dit qu’un des hommes les plus éclairés du gouvernement aurait résumé, il y a peu de jours, le sens dès élections prochaines dans ces mots : « pas de révolution et développement continu des libertés publiques. » C’est là certainement un diagnostic intelligent porté par un esprit prévoyant et sagace qui connaît le pays, qui démêle sa pensée intime. Que la France ait au fond peu de goût pour des révolutions nouvelles, c’est ce qu’il est bien facile de distinguer en voyant comment, même au milieu des excitations les plus passionnées et les plus confuses des réunions publiques, l’auditoire garde un certain sens pratique et peut-être assez sceptique qui se fait jour de temps à autre. Que le pays tienne essentiellement désormais au développement des libertés nécessaires, c’est ce qui éclate sous toutes les formes, de mille manières. On le sent dans l’air, on le voit aux allures de l’opinion.

Le mouvement est commencé, il ne peut plus s’interrompre. Le gouvernement fît-il triompher matériellement au scrutin ses candidats les plus obéissans, les mieux disposés à voter tout ce qu’on leur présentera, il ne peut plus se) méprendre. Il y a des nécessités qui s’imposent, il y a dans la situation actuelle une logique irrésistible, il y a des prérogatives d’omnipotence qui ne sont plus dans le courant des choses, il y a des garanties de responsabilité qui deviennent une condition inévitable. Tout se tient, et un ancien président de la chambre de commerce de Lyon le disait l’autre jour avec un grand bon sens, avec un sens très pratique devant des négocians assemblés pour lui faire fête : « il est des états où, comme en Amérique, la constitution politique doit amener la liberté économique ; il en est d’autres où la liberté économique appelle et précède la liberté politique ; c’est que, messieurs, la liberté est bonne partout. » Le meilleur programme pour le gouvernement sera certainement désormais le plus large ; le gage le plus efficace de sécurité contre les oppositions révolutionnaires sera une initiative hardie, sérieuse, continue, dans ce mouvement qui ramène la France vers la liberté après des épreuves où elle a été quelquefois prise de doutes poignans, où elle a paru par instans près de s’abandonner, mais où en fin de compte elle a retrouvé sa virilité et sa foi. Ces élections seront, nous n’en doutons pas, une révélation pour le gouvernement et pour le pays. On se battra encore le lendemain sur les résultats, comme on se bat la veille sur l’inconnu de ce scrutin. N’importe, le sentiment libéral de la France éclatera à travers tout. Il sera la force de ceux qui sauront le satisfaire et le diriger, comme il serait la faiblesse de ceux qui auraient la mauvaise inspiration de lui résister.

Tout est pour le moment à cette solennelle et décisive épreuve, devant laquelle l’Europe elle-même reste attentive. Les affaires du dehors se noient dans ce mouvement intérieur. Les questions de politique extérieure n’occupent même pas une grande place dans les discussions électorales. C’est à peine si dans certaines réunions on a parlé jusqu’ici de nos rapports avec, la Prusse et avec l’Allemagne, de l’Italie, de l’occupation de Rome, et il est à remarquer que toutes les fois qu’on a touché aux affaires de Prusse, à la guerre de 1866, il y a un sentiment public qui a semblé souffrir. Quant à se demander où en sont ces épineux problèmes, ce qui arrivera demain, quel peut être le rôle de la France en Europe, on n’est pas allé jusque-là. Les auditoires populaires ont l’instinct de certaines choses, ils ne comprennent pas ces obscures complications d’intérêts, d’influences, qui font quelquefois de la politique extérieure une indéchiffrable énigme. Elles suivent cependant leur cours, ces terribles questions d’où s’échappe à certains momens la guerre entre les peuples. Tandis que nous en sommes à nos élections, l’Allemagne en est à ses polémiques, à ses problèmes d’organisation, à tous les embarras d’une transformation qui à la longue finit par devenir plus difficile et plus embarrassante qu’on ne le croyait d’abord. Les journaux prussiens poursuivent plus que jamais l’Autriche d’une implacable guerre, toujours au sujet de cette fameuse dépêche de M. de Bismarck à M. de Goltz, où se dévoilent si complètement à la vérité les préoccupations purement annexionistes de la Prusse dans les négociations de Nikolsbourg. Plus que jamais aussi, l’Allemagne du sud s’interroge elle-même sur sa situation présente et sur son avenir. Cette affaire des traités militaires avec la Prusse, soulevée il y a quelques jours, on l’examine, on la remue dans tous les sens pour finir par se laisser aller à un sentiment qui n’est pas précisément de la confiance. Il est parfaitement visible que l’œuvre ne marche pas ; elle ne marche ni en Prusse, ni dans les provinces annexées, ni dans les états du sud. C’est toujours la même question qui revient : M. de Bismarck a-t-il été l’homme d’état attendu de l’Allemagne ? n’a-t-il été au contraire qu’un joueur audacieux tentant la fortune au nom de l’ambition prussienne et se moquant parfaitement du reste ? Le malheur de M. de Bismarck dans tous les cas, c’est d’avoir été un politique très incomplet et de n’avoir pas compris que la liberté était pour lui une complice nécessaire en Allemagne. À l’origine et quand il s’agissait de gagner l’alliance de tous les instincts nationaux, il a paru sans doute un moment vouloir entrer dans cette voie libérale, il a multiplié les parlemens. Le vieil homme n’a pas tardé à reparaître en lui, il reparaît chaque jour d’une façon plus sensible, à mesure que les difficultés s’accroissent et mettent à l’épreuve cette nature irritable.

En réalité, aujourd’hui comme hier, M. de Bismarck est un de ces aimables despotes qui sont fort libéraux tant qu’on fait leur volonté ; c’est un annexioniste prussien, un architecte de l’hégémonie prussienne par l’autocratie, ce n’est rien moins qu’un patriote libéral ; il n’a pas su se saisir de ce puissant levier moral à l’aide duquel il pouvait soulever l’Allemagne et la rallier autour de lui. C’est là précisément ce qui fait sa faiblesse. Qu’a-t-il à offrir aux autres états comme prix de leur autonomie indépendante, puisqu’il ne s’inquiète guère de leur donner la liberté ? On comprend dès lors la recrudescence des sentimens particularistes. Et d’un autre côté, l’agrandissement matériel de la Prusse est-il une garantie suffisante pour l’Allemagne ? C’est ce qu’on met plus que jamais en doute ; c’était le sujette cette brochure d’un officier wurtembergeois, M. Streubel-Arkolay, qui fait encore pousser des cris d’aigle à Berlin, parce qu’elle met à nu les faiblesses d’une situation qui reste pour ainsi dire en l’air, qui a perdu ses défenses naturelles. Exclure l’Autriche du système germanique pour rester seule maîtresse et dominatrice, c’est ce qui a été la pensée principale de la Prusse ; mais en sortant de l’Allemagne l’empire autrichien a cessé d’être le protecteur des états du sud, qu’il domine pourtant stratégiquement, de telle sorte que dans une guerre l’Autriche, sans même prendre parti, n’aurait qu’à rester immobile et armée pour énerver la défense de l’Allemagne du sud, en attendant de devenir une menace plus redoutable par une intervention directe, si les événemens la provoquaient. Contre ce danger, quel secours peut porter la Prusse ? La Prusse est loin, et elle aurait bien assez de se défendre elle-même ; elle aurait à disputer sa frontière sur le Rhin. Elle a voulu être une puissance maritime, elle aurait à protéger ses côtes contre un débarquement possible, contre une alliance vraisemblable de la France et du Danemark, dont elle retient encore les territoires malgré le traité de Prague. Elle aurait, à se tenir en garde sur la frontière de Bohême, peut-être aussi à occuper les provinces annexées pour empêcher des soulèvemens ; mais alors, en présence de toutes ces nécessités de la défense prussienne, les traités militaires que le cabinet de Berlin dans sa victoire a infligés aux états du sud ne sont plus pour ceux-ci qu’un leurre, une charge désastreuse et compromettante. L’Allemagne, au lieu d’être fortifiée, se trouve singulièrement affaiblie. Elle est moins bien garantie qu’elle ne l’était par l’ancienne confédération. Ainsi vont les esprits, et en définitive les intérêts distincts reparaissent, les sentimens s’aigrissent, les antagonismes se réveillent. Nous ne disons pas qu’on recule sur le chemin qui conduit à l’unité, on n’avance pas tout au moins, et la question reste indécise. Il y a toujours un problème dans ces contrées rhénanes si longtemps disputées, où un jeune et patriotique voyageur, l’auteur d’une Visite à quelques champs de bataille dans la vallée du Rhin, a suivi la trace de nos armées de tous les temps, de Condé, de Turenne, de Moreau, de Saint-Cyr. Ces récits, ces souvenirs, qui ne sont pas de la politique, quoiqu’ils y touchent de près et qu’ils y ramènent aisément, ont de la vivacité, du feu, une bonne grâce toute militaire, et surtout on y retrouve le sentiment d’un cœur fidèle à toutes les traditions françaises. C’est ainsi que l’exil s’ennoblit par les études de l’esprit, se conciliant avec les plus généreuses inspirations du patriotisme.

Et maintenant, en dehors de cette Allemagne où s’agite la plus grosse question du temps, une question qui n’est pas près d’être résolue, qui ne le sera peut-être que par la toute-puissance fatale des armes, et à laquelle l’Europe tout entière est intéressée, où en sont les autres pays ? L’Espagne, qui est en ce moment occupée à discuter l’article de la constitution consacrant la forme monarchique, l’Espagne touche-t-elle au terme de ses aventures à la recherche d’un roi ? Il le paraîtrait d’après certains indices. On dirait que les Espagnols ont fait un long détour pour revenir au prince qui dès les premiers, temps de la révolution semblait avoir le plus de chances, au duc de Montpensier. On se hâterait, dit-on, aussitôt après avoir décrété de nouveau l’existence de l’institution monarchique, d’élire le roi destiné à ceindre cette couronne qu’il faudra peut-être défendre. Ce qui est certain, c’est que tout récemment, dans une séance des cortès, le général Prim a renouvelé pour la dixième fois la déclaration qu’une restauration de la reine ou de son fils était impossible, que pour lui personnellement on le calomniait en lui prêtant l’ambition d’une royauté que ses frères d’armes ne l’aideraient certes pas à conquérir ou à soutenir, et l’Espagne en est là.

Si l’Espagne fait quelquefois des révolutions, l’Angleterre fait ses affaires ; elle peut trouver des incidens sur son chemin, elle sait tourner les écueils ou triompher des difficultés. Depuis quelques mois, le parlement est presque exclusivement absorbé par la discussion du bill de l’église d’Irlande. Le sort définitif du bill n’est plus aujourd’hui en doute. Quelque vigueur et quelque persévérance que l’opposition ait mises à disputer le terrain, le ministère est resté en définitive victorieux dans tous les votes essentiels ; il garde une majorité fidèle et compacte. L’acte libéral de M. Gladstone ne suffit pas cependant, à ce qu’il paraît, pour désarmer l’Irlande. L’agitation irlandaise s’est ravivée depuis quelque temps sur certains points, elle s’est manifestée par des meurtres, et elle a même été récemment marquée par un incident assez curieux. Le maire de Cork, M. O’Sullivan, a cru pouvoir, dans une réunion, tenue il y a quelques jours, faire l’éloge de plusieurs fenians qui venaient d’être mis en liberté ; il a été applaudi, acclamé avec enthousiasme, et dans le feu de l’improvisation il ne s’est plus arrêté, il est allé jusqu’à exalter cet Irlandais qui l’an dernier essayait de tuer le duc d’Edimbourg en Australie. Pour le coup, le gouvernement n’a plus entendu raillerie. L’attorney-général a mandé M. O’Sullivan devant la chambre des communes pour se voir dépouiller juridiquement de son titre de maire et de juge de paix de Cork. M. O’Sullivan, appuyé par la population irlandaise, a paru un moment vouloir opposer quelque résistance et accepter la lutte ; puis il a réfléchi, il a pensé, en bon commerçant, que les frais de justice étaient chers, qu’il aurait de nombreux témoins à payer, s’il était condamné, et il a prudemment donné sa démission sans attendre l’acte de la chambre des communes. Ce n’est là du reste qu’un de ces incidens intérieurs comme il y en a souvent en Angleterre. Il reste aujourd’hui un fait plus grave et plus délicat qui pèse sur les relations de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Le traité que M. Reverdy Johnson, ministre américain, avait signé avec le cabinet de Londres au sujet de la vieille question de l’Alabama vient d’être rejeté par le sénat de Washington, et ce qu’il y a de plus sérieux, c’est que ce vote a eu pourpré-liminaire un discours de M. Charles Sumner qui est un véritable acte d’accusation contre l’Angleterre. Les Américains ne restreignent pas cette affaire à une pure question d’indemnité, ils relèvent fort au-dessus, et ce qu’ils mettent en cause, c’est la conduite de l’Angleterre pendant la guerre de la sécession. Ils veulent faire payer aux Anglais la rançon de leur sympathie pour les rebelles du sud. Cette politique de récriminations, si elle allait plus loin, ne serait pas évidemment sans danger pour les rapports des deux pays, mais entre l’Angleterre et les États Unis il y a d’autres liens, il y a d’autres intérêts, faits pour dominer les humeurs passagères, pour rester l’efficace garantie d’une paix durable entre les deux peuples.

Un événement d’une certaine gravité et d’une nature entièrement favorable semble sur le point de s’accomplir à Florence. Depuis quelques années, la politique italienne souffrait d’une faiblesse intime, du fractionnement des partis, surtout de cette division qui, à la suite de la convention du 15 septembre 1864 et du changement de capitale, avait jeté les Piémontais dans un camp d’hostilité chagrine. Aujourd’hui ces divisions vont cesser par la reconstitution d’un ministère où entrent un chef de la fraction piémontaise, M. Ferraris, un membre du tiers-parti, M. Mordini, et même un des signataires de la convention du 15 septembre, M. Minghetti. Le général Ménabréa et M. Cambray-Digny restent dans le cabinet renouvelé. C’est là certes une crise salutaire d’où le gouvernement de Florence sort avec une force nouvelle qui lui permet de faire face à toutes les difficultés, et les Italiens prouvent une fois de plus qu’ils n’ont pas épuisé cet esprit politique par lequel ils sont devenus une nation. ch. de mazade.




REVUE DRAMATIQUE.

THÉATRE-FRANÇAIS : JULIE, drame en trois actes, de M. Octave Feuillet.
LE POST-SCRIPTUM, comédie en un acte, de M. Émile Augier.

Le drame que M. Octave Feuillet vient de faire représenter au Théâtre-Français est une des œuvres les plus délicates et les plus fermes qu’ait produites cette heureuse imagination. Ce qui nous y frappe surtout, c’est la nouveauté de certains détails et comme les indices d’un art qui se transforme. L’auteur de la Clé d’or et du Cheveu blanc, de Dalila et de Sibylle, de Montjoie et de M. de Camors, l’inventeur privilégié à qui nous devons tant de figures aimables ou de créations puissantes, a traversé plusieurs phases depuis ses premiers débuts. D’abord timidement gracieux, initié à toutes les délicatesses féminines, à toutes les nuances de la vie mondaine, bientôt ému, passionné, violent même, plus tard énergique et redoutable, mais se possédant toujours, le jeune maître, accoutumé à vivre avec les colombes, avait fini par descendre sans peur dans la fosse aux lions. C’est l’éloge que lui donnait notre collaborateur et ami, M. Émile Montégut, dans une étude excellente sur M. de Camors. Ainsi, depuis vingt ans et plus que M. Feuillet poursuit ses dramatiques peintures de la passion, il a su se renouveler bien des fois ; jamais peut-être il n’avait montré autant de simplicité, ou du moins une simplicité aussi vraie, aussi nette, aussi magistrale que dans son drame de Julie.

Composer un drame douloureux et terrible avec un tout petit nombre de personnages, mettre en jeu les passions les plus fortes, faire éclater une crise où succombera la vertu, jeter le désespoir, précipiter la mort dans une maison qui la veille encore semblait si paisible, accumuler sur un être digne des meilleures sympathies toutes les pitiés comme toutes les terreurs de la tragédie domestique, et faire cela le plus simplement du monde, en quelques traits, en quelques scènes, sans une parole de trop, voilà le problème que s’est posé M. Octave Feuillet. Nous croyons ne rien exagérer en disant qu’il l’a résolu : non pas certes qu’il n’y ait des objections à faire, des invraisemblances à signaler, certaines crudités de réalisme à regretter ; nous disons seulement que l’impression générale de l’œuvre est bien celle que l’auteur a voulu produire. Dans un temps où, sous prétexte de déployer sa force, l’esprit des inventeurs se livre si souvent à des contorsions risibles, où les talens même les mieux doués craignent de paraître faibles, s’ils ne forgent sur l’enclume les traits de leur fantaisie, où le poète n’est rien s’il n’a de la poigne (c’est un terme nouveau dont s’est enrichi l’argot du moment), il est bien qu’une imagination pleine de ressources ait osé se dire : Je produirai les émotions les plus vives par les moyens les plus simples. La sobriété dans la vigueur est un mérite qui devait tenter M. Octave Feuillet. Parmi les écrivains d’imagination, il n’en est pas aujourd’hui qui soit plus attentif à se surveiller, à se compléter, qui se montre plus respectueux de son art, qui prodigue plus de soins à son œuvre,


Amoureux de l’ensemble et de chaque contour.


Ce progrès nouveau devait donc éveiller l’ambition d’un écrivain qui, malgré bien des soirées brillantes, n’avait pas encore égalé au théâtre les succès de ses romans. Il faut ajouter que dans ses œuvres précédentes mainte scène, mainte page, et cela dès le début même de sa carrière, attestaient ce qu’il pourrait faire le jour où il voudrait donner, non plus à un épisode seulement, mais à une œuvre tout entière, cette concision nerveuse dont nous parlons. Qu’on se rappelle la scène du chiffonnier dans M. de Camors, qu’on se rappelle aussi dans ce petit drame d’Alix, publié ici même il y a vingt et un ans, l’instant où la jeune fille, après avoir poussé son amant à conspirer contre le tyran, s’aperçoit qu’elle aime ce tyran détesté dont elle voulait la mort. Nous n’avons donc pas été surpris lorsque nous avons vu l’auteur de Julie essayer de ce système pendant trois actes, et enfermer l’extrême passion dans le cadre le plus simple.

Nous avons indiqué le système, il faut examiner l’œuvre. On connaît le but, voyons les personnages, il y en a trois au premier plan, deux au second ; rien de moins compliqué. Au premier plan, voici M. et Mme de Cambre, Maurice et Julie, avec leur ami et voisin de campagne Maxime de Turgy. Au second plan, voici une toute jeune fille, Cécile, l’enfant de la maison, et une personne bien différente, Mme de Cressey, qui n’a qu’une scène dans toute la pièce. Maurice de Cambre a épousé Julie il y a dix-sept ou dix-huit ans ; c’est un homme aimable selon les jugemens du monde, c’est-à-dire, disait spirituellement Duclos dans ses Considérations sur les mœurs, un des hommes les moins dignes d’être aimés. Au fond, c’est un parfait égoïste. Léger, frivole, libertin, il a des maîtresses parce qu’il en a toujours eu, et il ne saurait comprendre que sa femme ne soit point la femme la plus heureuse du monde ; n’a-t-elle pas des diamans, des dentelles, un grand train de maison, hôtel en ville et château à la campagne ? Que lui manque-t-il donc, et que peut-elle désirer ? Maurice lui a-t-il refusé jamais aucune des choses qui font la vie brillante ? Nous le savons, nous, dès les premières scènes, ce qui manque à Julie et ce que M. de Cambre lui refuse depuis dix-sept ans. Mariée à Maurice, qu’elle eût voulu aimer, Julie n’a trouvé aucune affection dans ce cœur égoïste. Abandonnée chaque jour pour des rivales indignes, est-elle mariée ? est-elle veuve ? Mieux vaudrait qu’elle fût veuve ; c’est le divorce, le froid divorce qui s’est installé dans sa maison sous le déguisement du mariage. Et le mari est toujours gai, souriant, heureux de la vie et satisfait de lui-même. Rien ne le gêne, rien ne l’inquiète. Pourtant cette femme si belle, si aimante, si digne d’amour, ne craint-il pas que l’abandon et l’ennui ne la poussent au mal ? Non, c’est le trait commun de ces libertins infatués que de se croire sur ce point à l’abri de tout péril. Celui-ci d’ailleurs, outre la confiance de la fatuité, a une théorie particulière sur cette question : il a remarqué dans le monde que jamais il n’arrivait malheur aux maris d’allure triomphante, à ceux qui ont des aventures et que des rivales se disputent ; la femme d’un tel homme n’oubliera jamais ses devoirs, elle place trop haut son seigneur et maître. Ce sont les simples, les naïfs, les gens de vertu bourgeoise et d’existence régulière qui sont exposés à devenir ridicules ; on fait d’eux si peu de cas ! Maurice a tort ; ce ne sont pas ses triomphantes allures, ce n’est pas une sotte admiration du libertinage cavalier qui a préservé Mme de Cambre. Julie est restée pure parce qu’elle a le respect d’elle-même, c’est une âme noble et vaillante. Que d’autres s’encouragent par des sophismes et invoquent la peine du talion contre l’indigne mari qui les torture, jamais l’ombre de cette pensée n’a effleuré cette conscience délicate. Elle souffre, elle pleure, elle voit s’enfuir les années, elle se dit qu’elle aura espéré en vain l’ineffable bonheur d’une affection vraie ; tristesse courageuse ! affliction sans défaillance ! aucune pensée mauvaise ne s’est mêlée jusqu’ici à ses regrets. Mais, quoi ! ne peut-il arriver un jour où la pauvre femme sentira ses forces épuisées dans cette lutte, où elle verra tout secours lui manquer et le sol se dérober sous ses pas ? Si ses enfans étaient là, quelle sauvegarde ! Non, M. de Cambre a pris soin de les éloigner. Le fils est à Brest, où il apprend son métier de marin, la fille passe l’année au couvent, où se prolonge son éducation, et c’est aux vacances seulement qu’elle vient passer quelques semaines auprès de sa mère. Pauvre mère ! pauvre femme ! pauvre âme abandonnée ! elle a beau se raidir contre les tristesses de cet abandon, que deviendra-t-elle, si quelque jour une voix lui dit : « Non, Julie, non, ne croyez pas que vous soyez seule au monde, sachez que vous avez été aimée, éperdument aimée. »

Cette voix, c’est celle de Maxime de Turgy, un ami de Maurice de Cambre. Maxime est un galant homme, un cœur tendre et viril, qui n’a pu voir sans une pitié profonde les malheurs de Julie. Pendant bien des années, ami du mari, voisin de campagne, hôte intime de la maison, il a été, non pas d’abord le confident des douleurs de Mme de Cambre, mais le témoin de sa vie. Sans qu’elle lui ait rien dit, il sait ce qu’elle souffre, et elle aussi, sans que Maxime ait parlé, elle sait que le cœur de Maxime lui appartient. Un rigide moraliste, les voyant si nobles tous deux, jetterait un cri d’alarme : — fuyez, dirait-il, séparez-vous, ce n’est pas assez de réprimer vos paroles, de mettre un frein à votre langue ; vos yeux parlent, votre âme parle, Julie sait trop qu’elle est aimée. — Et que Maxime de Turgy ne compte pas sur la noblesse de ses propres sentimens, sur le désintéressement de son amitié ; il y a des pages célèbres de l’un des maîtres du XVIIe siècle sur ces « amitiés sensibles et prétendues innocentes. » Nous pardonnera-t-on de rappeler des paroles de Bourdaloue à propos d’une œuvre toute passionnée ? Pourquoi non ? Ces moralistes austères avaient vu de très bien des drames analogues à celui qui est placé ici sous nos yeux, et c’est une chose piquante après tout que de rencontrer chez de tels maîtres le commentaire de M. Octave Feuillet. Maxime de Turgy est l’âme la plus droite, la plus chevaleresque ; Il quel sujet y aurait-il donc de s’en défier ? — ainsi parle le moraliste, interprétant les sentimens secrète des personnages, — et quel péril peut-il y avoir à entretenir une connaissance fondée sur de si excellentes qualités, sur la probité, l’ingénuité, la candeur d’âme, les bonnes mœurs, le mérite ? C’est ainsi qu’on se rassure ; mais cela même où l’on pense trouver sa sûreté, c’est justement ce qui doit inspirer plus de défiance. Il est certain qu’une personne d’une vertu équivoque serait beaucoup moins à craindre. On s’en garderait, on s’en dégoûterait… » N’est-ce pas là l’explication des sentiment qui agitent la vertueuse Julie de Cambre et le loyal Maxime de Turgy ? C’est pourtant du Bourdaloue. J’entendais dire autour de moi que Maxime était depuis trop longtemps l’ami de Julie pour devenir son amant, que la chute de la malheureuse abandonnée s’expliquerait mieux par une explosion de délire, par une ivresse soudaine de l’imagination et du cœur, et qu’il fallait là, non pas un ami de longue date, mais un étranger, une apparition imprévue. Je ne suis pas de cet avis. C’est précisément cette longue intimité, où la droiture a eu le rôle principal, où l’estime a été si vraie de part et d’autre, qui prépare une âme comme celle de Julie aux suprêmes défaillances. Interrogez encore sur ce point le maître vigilant que nous écoutions tout à l’heure, voici ce qu’il répond ; « Cet ami qu’on estime touche d’autant plus le cœur qu’il paraît plus estimable et qu’il l’est ; on s’y attache, et si l’attache devient réciproque, eût-on d’ailleurs les intentions les plus pures, on ne peut plus guère compter ni sur cette personne ni sur soi-même. »

Parole bien grave, si on se donne la peine d’en pénétrer le sens. Le premier acte de Julie est le développement dramatique de ce que le moraliste a exprimé à mots couverts. Mme de Cambre ne peut plus compter ni sur M. de Turgy ni sur elle-même. Je suis perdue ! s’écriera-t-elle à la dernière scène de ce premier tableau ; elle pourrait, si elle voyait clair au fond de sa conscience, laisser échapper cet aveu dès le commencement. L’heure de la crise a sonné. La pauvre femme sent bien que l’amitié de Maxime, cette amitié d’abord si secourable, est devenue insensiblement pour elle le plus grave des périls. Le seul moyen d’échapper serait de garder sa fille auprès d’elle. « Sa présence, dit-elle, me serait si douce, si nécessaire ! » Mais voici les vacances qui finissent, et M. de Cambre a décidé que Cécile rentrerait au couvent. Cécile tente un dernier effort auprès de son père, et pendant ce temps Mme de Cambre, à demi folle déjà, déjà vaincue plus qu’à demi, attend son arrêt. Elle dit bien ; c’est son arrêt, un arrêt de vie ou de mort. Elle n’a d’ailleurs aucun espoir, elle ne se fait aucune illusion, elle sait que Cécile devra partir, Cécile qui seule pouvait la sauver ; aussi voyez comme elle glisse sur les pentes de l’abîme ! Il lui échappe des paroles dont elle eût rougi autrefois, elle joue avec l’amour de Maxime, elle le provoque par des coquetteries, elle raille ses froideurs, ses réticences, les étranges mystères de sa vie, cette obstination à ne pas vouloir se marier, ces projets de voyage en Égypte annoncés sans cesse depuis six ans et sans cesse ajournés… Est-ce bien Julie qui parle ? est-ce bien la noble Mme de Cambre si saintement résignée ? Non en vérité, c’est une autre personne ; Julie ne peut plus « compter sur elle-même, » et tout ce qui la soutenait a disparu, puisque Cécile vient de rapporter la réponse du père, c’est-à-dire l’arrêt trop prévu qui d’avance bouleversait l’épouse délaissée. Cette transformation de Julie, ces manèges inattendus, cette coquetterie douloureuse, ce ton bref, tout cela étonne et trouble M. de Turgy. Si Maxime n’était qu’un séducteur vulgaire, quelle occasion à saisir au vol ! Non, sa première pensée est de courir au secours de la chère victime, et noblement, généreusement, de la recommander à son mari. « Maurice, crois-tu que ta femme soit heureuse ? » Et il le sermonne en ami loyal, en homme d’honneur qui voudrait sauver trois personnes à la fois. « Ce n’est pas avec du luxe, avec des diamans et des dentelles qu’on s’acquitte envers une si noble créature. Ne la traite pas comme tes maîtresses, elle a droit à ton affection. Ne la paie point, aime-la. » La scène est hardie, elle toucherait à l’inconvenance sans l’art merveilleux de l’auteur, qui s’arrête juste à point, à la dernière limite, aussi maître de sa parole que de sa pensée. On ne saurait être plus téméraire avec plus de naturel et d’aisance. Maxime, nous l’avions bien deviné, plaidait sa propre cause en même temps qu’il réclamait pour Julie l’affection de Maurice. Julie, heureuse dans la joie de son foyer, eût cessé d’être pour lui cette tentation continuelle qu’il voulait fuir depuis six ans de peur de forfaire à l’honneur, et qui toujours le retenait malgré lui. Maurice n’a rien compris de tout cela ; il répond par des sarcasmes, et ce qui le préoccupe en ce moment si grave, c’est une intrigue avec une jeune aventurière, Mme de Cressey, qui vient de s’installer dans les environs. Voilà Maxime de Turgy aussi éperdu que Mme de Cambre, il sent, lui aussi, que sa force lui échappe. Devoir, vertu, honneur, qu’est-ce que cela quand l’amour a commandé ? Sa passion éclate avec transport ; vainement Julie veut lui fermer la bouche, l’obliger à fuir, vainement elle lui demande grâce ; chacune des paroles, chacun des cris de Maxime pénètre au fond de son âme. Un instant il semble qu’elle va se rattacher encore à son devoir ; M. de Cambre est venu adresser quelques bonnes paroles à sa femme. Serait-ce l’influence du sermon de Maxime ? Julie entrevoit une lueur d’affection, elle se relève, elle ne veut pas tomber ; mais bientôt M. de Cambre la prie de vouloir bien recevoir une voisine, une jeune femme très digne d’intérêt et que des amis communs lui ont fort recommandée, Mme de Cressey. C’est sa maîtresse, Julie ne l’ignore point. Cela dit, Maurice s’en va, toujours frivole, toujours souriant, uniquement occupé de ses plaisirs et laissant à son ami Maxime le soin d’accompagner Mme de Cambre dans une promenade à cheval. Alors s’échappe du cœur de la malheureuse le cri qui est sur ses lèvres depuis le commencement du drame et que tous les spectateurs ont deviné : Je suis perdue !

Elle est perdue en effet, et le châtiment va commencer. C’est à ce terrible passage du premier acte au second que l’auteur a eu besoin de toute son adresse. Une promenade à cheval, un orage qui éclate, une halte forcée dans une maison de garde, le garde tenant les chevaux, Maxime et Julie réfugiés sous l’humble toit, il n’en faut pas davantage pour amener la catastrophe :

Ille dies primus lethi, primusque malorum
Causa fuit.


Ce jour, cette heure, ont produit pour eux la misère et la mort. C’est Virgile qui s’exprime de la sorte au quatrième livre de l’Enéide, car il est impossible de ne pas se rappeler ici la grotte de Didon, et il faut bien remarquer en même temps combien il y a loin de la scène du poème à celle du drame ; mais il ne s’agissait pas pour M. Octave Feuillet d’embellir les circonstances de l’adultère comme le chaste Virgile a poétiquement raconté la chute de Didon. Il n’y a rien ici qui remplace les feux étincelans, l’éther enflammé, la nature entière complice de la faute, et les nymphes hurlant au sommet des montagnes (summoque ululârunt vertice nymphæ). L’auteur du drame n’a pas reculé devant ces réalités vulgaires que le théâtre moderne dissimule volontiers sous une poésie de convention. La poésie de l’adultère n’est plus qu’un ridicule mensonge ; j’aime mieux la rude franchise de l’auteur de Julie. On sait d’ailleurs que les plus vives audaces chez M. Octave Feuillet n’excluent jamais la délicatesse de l’art ; deux mots timides, honteux, de Maxime de Turgy, deux simples jeux de scène très heureusement imaginés suffisent pour expliquer aux spectateurs dans quelle phase nouvelle est engagée l’action. M. de Cambre a été ramené au château par l’orage avant que Maxime et Julie soient revenus de leur promenade ; lorsque Maxime rentre le premier dans le salon, Maurice lui tend sa main comme à l’ordinaire, et Maxime n’ose la prendre. L’homme d’honneur se sent déchu. Un instant après, Julie arrive, et, voyant Maxime avec son mari, elle recule épouvantée comme devant une apparition formidable. C’est déjà le devoir qui se venge.

Une idée très dramatique de ce second acte, c’est que M. de Cambre, touché des reproches de Maxime, y a sérieusement réfléchi, et que, prenant la résolution de s’amender, il se relève de fort bonne grâce, lui, le frivole, le libertin, au moment même où Maxime et Julie viennent de succomber. Représentez-vous la honte de M. de Turgy, quand M. de Cambre lui fait part de ce projet. Julie aussi est châtiée dès le second acte en attendant l’expiation suprême. Écrasée sous la honte, elle ne se résignera jamais à installer l’adultère au foyer domestique ; mieux vaut fuir en compagnie de Maxime, mieux vaut afficher sa passion avec désespoir que de la cacher dans l’ignominie d’un mensonge de tous les instans. Elle est donc résolue à fuir, et comment pourrait-elle hésiter ? Mme de Cressey se fait annoncer chez Mme de Cambre ; c’est une nouvelle occasion pour Julie de sentir et de dévorer sa honte. Elle n’a plus le droit de mépriser cette créature, elle lui parle avec douceur, avec pitié, elle la traite comme une sœur plus malheureuse peut-être que coupable, et la folle pécheresse, ne comprenant pas d’abord ces délicatesses exquises, lui jette de sottes réponses ou des questions inconsidérées qui mettent Julie à la torture. Non, elle ne vivra pas plus longtemps dans l’hypocrisie d’une situation insoutenable, il faut qu’elle parte ; mais quelle est cette voix fraîche et joyeuse ? C’est Cécile qui revient ; M. de Cambre a envoyé un contre-ordre pendant qu’elle regagnait le couvent ; l’enfant restera près de sa mère. C’est le premier gage que le mari repentant donne à Mme de Cambre ; est-il besoin d’éloigner Cécile, maintenant que l’ordre est rentré dans la famille ? Ainsi chaque incident est un nouveau supplice, chaque mot est un coup de mort qui frappe Julie au cœur. Le coup le plus terrible, c’est la confidence naïve que Cécile va lui faire : Cécile aime M. de Turgy. Ce n’est pas là, nous le savons, une situation très neuve ; il faut reconnaître du moins, toute critique réservée, que les scènes même les plus contestables de la pièce sont traitées avec un art accompli. Le châtiment de Julie ne serait pas complet, si elle n’était pas obligée de désoler le cœur de la pauvre enfant en lui apprenant qu’il faut renoncer à ce rêve, que ce serait le malheur de sa vie, que M. de Turgy n’est pas libre et ne se mariera jamais. Julie ne s’enfuira donc pas avec son amant, elle attirerait sur elle le mépris et la haine de sa fille ; c’est Maxime qui va s’éloigner subitement. Que d’angoisses, que de catastrophes en quelques heures ! que d’existences brisées !

Un an s’est écoulé. M. de Cambre, qui n’a jamais pu s’expliquer le brusque départ de son ami, reçoit tout à coup une lettre de Maxime annonçant son retour à Paris. Le soir même, Maxime sera au château. M. de Cambre avait soupçonné l’an passé le naïf penchant de sa fille pour M. de Turgy, et ce mariage lui causerait une joie très vive ; serait-ce pour cela que M. de Turgy se serait éloigné si vite ? Mais alors pourquoi reviendrait-il avant que Cécile fût mariée ? Bref, il interroge l’enfant, il lui dérobe ses candides secrets, et bientôt il apprend que Cécile a renoncé à M. de Turgy sur l’ordre formel de sa mère. C’est un trait de lumière, il devine tout. Alors a lieu une scène terrible entre Maurice et Julie, une scène d’inquisition et de torture. Jamais misérable corps de condamné, aux âges de barbarie, n’a été tourmenté par les tenailles du bourreau comme l’âme palpitante de la femme adultère est tourmentée ici par l’homme qui est en définitive la cause première de sa chute. C’est navrant, c’est horrible. La femme se révolte enfin quand elle croit que Maxime est mort et n’a plus rien à craindre de la vengeance de Maurice. Elle jette à M. de Cambre l’écrasante accusation qu’il mérite, elle l’insulte, elle le maudit, elle le rend responsable de tout, elle lui crie enfin avec la fureur du dégoût et du remords : « Tuez-moi, je vous ai trompé. » À ce moment, on annonce M. de Turgy, et Julie tombe sans connaissance. Voilà les deux adversaires face à face ; comment l’auteur va-t-il dénouer cette situation ? Par un duel ? par un meurtre ? Non, ce serait une banalité ; il termine tout en deux mots. M. de Turgy, qui n’a vu en entrant que Mme de Cambre évanouie, s’est penché sur elle, inquiet, effaré, immobile de stupeur. Maurice lui crie avec rage : « Tu sais que je te tuerai. » Maxime répond : « Tu sais qu’elle est morte ? »

Cette fin si brève, si brusque, convient à un drame où l’action n’est pas moins rapide que simple. Il n’y a guère qu’une douzaine de scènes dans ces trois actes, et chacune d’elles est dessinée avec précision, conduite avec sobriété, d’une main sûre et nerveuse. À ce point de vue, c’est un plaisir de lettré que de considérer l’art de l’auteur, d’apprécier le choix de ses pensées, la propriété de son langage, de le voir s’avancer hardiment et s’arrêter à point, risquer les choses les plus scabreuses et tout aussitôt ramener à soi l’auditoire qu’il n’a pas craint de blesser : Si l’on voit la pièce deux fois, c’est surtout le second soir qu’on goûte ces jouissances de raffiné ; on s’occupe moins alors de la conduite de l’ensemble, on s’attache aux détails, et c’est par le détail que Julie est une œuvre remarquable. D’où vient donc que le drame de M. Octave Feuillet, malgré des qualités si rares, ne produit pas une émotion plus sympathique ? D’où vient que le public hésite parfois, et que peut-être, sans l’admirable talent de Mlle Favart, sans le jeu très habile de MM. Lafontaine et Febvre, sans l’ingénuité charmante de Mlle Reichemberg, il demeurerait un peu froid ? C’est que précisément Julie est une de ces œuvres rares qui valent mieux le second jour que le premier, c’est que l’auteur a plus songé peut-être à la perfection de chaque scène qu’à l’intérêt de l’ensemble. Si M. Feuillet s’était plus préoccupé de l’impression générale, il n’aurait pas fait de Mme de Cambre une personne déjà mûre dont la fille est sous nos yeux, dont le fils va demain être un officier de marine. Au lieu de la rivalité entre la mère et la fille, il eût trouvé un autre châtiment pour la mère coupable. Chaque scène, je l’ai dit, est merveilleusement conduite, si on l’examine à part ; ne serait-ce pas cette perfection du détail qui aurait fait illusion à l’auteur ? Triompher à force d’adresse et de tact des difficultés qu’il s’était imposées à lui-même, c’est une victoire sans doute ; il fallait quelque chose de plus à un maître tel que M. Feuillet, il fallait qu’en frappant fort il songeât à émouvoir davantage. Délicatesse et vigueur, simplicité et sobriété, ce ne sont pas là des mérites ordinaires ; il ne suffit pas de plaire aux lettrés, aux raffinés, aux artistes : l’auteur de Julie est de force à s’emparer de la foule par des œuvres conçues avec autant d’ampleur que son roman de M. de Camors. Et puisque nous avons pris la liberté de donner un conseil à M. Octave Feuillet, pourquoi ne pas ajouter qu’il lui appartient de laisser à d’autres ce sujet de l’adultère ? L’auteur de Julie a essayé fort heureusement de renouveler sa manière en se proposant ces deux choses si rares, la concision et la simplicité ; c’est surtout en changeant de domaine que les inventeurs renouvellent leurs forces. L’amour coupable est-il donc le seul qui convienne au drame ? L’amour même, coupable ou non, est-il le seul sentiment qui puisse fournir au poète des scènes émouvantes ? La sensibilité n’est pas tout l’homme ; ne supprimons pas ces autres facultés maîtresses, intelligence et volonté. L’homme, l’homme tout entier, l’homme qui pense et qui veut, aussi bien que l’homme qui aime, voilà le grand sujet de la littérature dramatique.

Avec le drame de Julie, dont le succès promet une longue série de soirées brillantes, la Comédie-Française vient de donner une très spirituelle fantaisie de M. Émile Augier. C’est une simple conversation au coin d’une cheminée entre M. de Lancy et Mme de Verlières. M. de Lancy est le propriétaire de la maison qu’habite Mme de Verlières, une veuve jeune encore, dont la beauté charmante est relevée par l’esprit le plus aimable. M. de Lancy occupe l’entre-sol, Mme de Verlières le premier étage. Qu’est-ce que M. de Lancy ? Un gentilhomme d’une quarantaine d’années, désabusé de bien des choses, grand chasseur aujourd’hui, et qui a pris dans ses bois un tour d’esprit fort original avec une familiarité de langage où se retrouve toujours l’homme du meilleur monde. M. de Lancy a remarqué Mme de Verlières, et tout à coup il s’est souvenu qu’il cherchait une femme digne d’être sérieusement aimée. Il vient donc, un peu timidement, — car on est timide quand on aime une honnête femme et qu’on n’a encore cherché ses affections que dans le camp des irrégulières, comme les appelle M. de Lancy, — il vient donc, en hésitant beaucoup, faire sa demande à sa belle voisine ; singulière demande en vérité, confuse, tortueuse, entortillée, un imbroglio à n’y rien comprendre. Il commence par déclarer à Mme de Verlières qu’il est obligé de lui donner congé. Il veut se marier, il a besoin de ce premier étage, c’est la demeure qu’il réserve à Mme de Lancy. Vous voyez venir la requête du gentilhomme des bois ; Mme de Verlières n’a qu’à changer de nom pour conserver son appartement. « Mais, je crois, Dieu me pardonne, — s’écrie la belle veuve avec une surprise profonde, — que vous m’intentez une demande en mariage ! » Pourquoi non ? M. de Lancy est un esprit sympathique autant qu’original, et ses bizarreries ne lui font aucun tort. On l’écoute donc, on lui répond, on le console, car on serait fâché de lui causer un chagrin trop vif ; mais quoi ! Mme de Verlières attend aujourd’hui même un sien ami, M. de Mauléon, qui revient des Indes pour l’épouser. Dans le va-et-vient de la conversation, un problème délicat se trouve tout à coup sur le tapis : un homme est-il bien coupable si, revoyant sous des traits altérés ou vieillis la femme qu’il voulait épouser, il cesse d’aspirer à sa main ? « Très coupable, » dit Mme de Verlières avec feu, et comme M. de Lancy ne partage pas cette indignation, elle le gronde vertement. C’est elle pourtant qui tout à l’heure, après avoir revu M. de Mauléon, rompra sans beaucoup de façon avec lui. Pourquoi cela ? Parce que M. de Lancy est plus aimable ? parce que la belle veuve ne se résigne point à quitter son appartement ? Il y a bien des raisons peut-être pour ce revirement subit ; la raison décisive, celle que Mme de Verlières n’a indiquée que vers la fin, et voilà précisément le Post-Scriptum, c’est.-que M. de Mauléon est revenu tout chauve de son voyage des Indes. M. de Lancy est deux fois vainqueur ; il a prouvé sa thèse et gagné la main de Mme de Verlières. Mais pourquoi raconter ce qui échappe à l’analyse ? Il faut assister à ce duo charmant où l’esprit étincelle, où l’imprévu éclate, où les mots pétillent, où les rôles changent subitement de la façon la plus naturelle, surtout il faut entendre Bressant dans le rôle du gentilhomme et Mme Arnould-Plessy dans le rôle de la belle veuve. Si l’art de la causerie parisienne était menacé de se perdre, comme le répètent des esprits moroses, on le retrouverait à la Comédie-Française. Nous adressons particulièrement cette louange à Mme Arnould-Plessy. Dans un ouvrage plus important de M. Augier, dans cette vive pièce de l’Aventurière, reprise dernièrement avec un légitime succès, Mme Plessy a montré les ressources d’une comédienne accomplie ; c’est la même diction de plus en plus châtiée qui fait valoir l’ingénieuse bluette intitulée le Post-Scriptum.

Nous ne voulons pas terminer cette revue sans dire quelques mots d’une comédie représentée ces jours derniers au Gymnase : le Filleul de Pompignac ne se recommande ni par l’élévation des idées ni par la nouveauté des situations ; il s’agit d’un jeune homme qui se trouve avoir deux pères, celui quem nuptiæ demonstrant, et celui qui a porté le trouble, il y a une vingtaine d’années, dans un humble ménage bourgeois. Le troisième acte, très dramatique, très émouvant, qui met les deux pères en présence, renferme une scène hardie, conduite avec une rare habileté. On y reconnaît la main d’un maître. Malheureusement, pour amener cette scène décisive, il a fallu des explications qui n’occupent pas moins de deux actes. Certes l’esprit et la gaîté n’y manquent pas ; est-ce bien assez toutefois pour soutenir l’intérêt de ce long imbroglio ? L’auteur a éprouvé le même doute que nous, puisqu’il a jugé convenable de déguiser sa signature. Le jour où le spirituel écrivain exprimera des idées qui lui appartiendront en propre, il retrouvera un succès de meilleur aloi. Sa pièce n’est que divertissante et curieuse ; il visait plus haut jusqu’ici, et ses conceptions théâtrales, qu’elles fussent vraies ou fausses, obligeaient la critique à de sérieuses discussions.


F. DE LAGENEVAIS.


ESSAIS ET NOTICES.
Les Institutions médicales aux États-Unis, rapport présenté au ministre de l’instruction publique par le Dr Th. de Valcourt. Paris 1869, Adrien Delahaye, éditeur.


Il se fait depuis quelques années dans nos opinions usuelles une espèce de révolution lente à laquelle on ne prête pas peut-être toute l’attention qu’elle mérite. L’ancien système de la centralisation française, que, suivant une phrase consacrée, l’Europe nous envie, et auquel nous payons toujours, par habitude, le tribut d’une admiration banale, est à présent battu en brèche par la plupart des esprits éclairés. Si la liberté fait peu de progrès dans nos institutions politiques, elle en fait de très grands dans nos idées et dans nos mœurs. Le champ de ses applications pratiques s’étend et s’agrandit tous les jours. On la considère de plus en plus comme la solution la meilleure d’une foule de questions administratives ou sociales qu’on ne croyait autrefois pouvoir résoudre que par une réglementation minutieuse et par l’intervention souveraine de l’état. L’éducation, l’industrie, les professions libérales, tendent à s’affranchir peu à peu de la tutelle administrative, en même temps qu’elles renoncent à une protection particulière de la société. Nous ne faisons en cela qu’obéir aux nécessités de la civilisation moderne et aux principes d’égalité que toute vraie démocratie porte avec elle.

Mais ces modernes applications de la liberté sont généralement combattues par les hommes spéciaux. Cela se conçoit de reste. Protégés dans l’exercice de leurs professions par les restrictions mêmes qui en défendent l’accès, les hommes spéciaux ne consentent pas volontiers à rouvrir la porte à la concurrence et à faire rentrer dans le domaine commun des privilèges qu’ils ont chèrement acquis. Il faut savoir gré de leur libéralisme à ceux qui savent secouer les préjugés naturels de toute éducation professionnelle, et qui acceptent hardiment les nouvelles conditions d’existence que leur prépare la société.

Tel est l’exemple libéral et sage que leur donne le docteur de Valcourt dans son livre sur les Institutions médicales des États-Unis. Chargé par le ministère de l’instruction publique de faire une enquête sur la grave question de la liberté de l’enseignement médical, l’auteur de ce livre intéressant et utile est allé chercher la solution du problème dans le pays traditionnel de toutes les libertés. Il a visité en détail les principales universités et les grands écoles médicales des États-Unis ; il en a étudié l’organisation, comparé les programmes, interrogé les professeurs et les élèves. Il s’est rendu compte des méthodes suivies, de la manière dont se font les examens, de la façon dont les médecins américains remplissent les devoirs de leur profession, et malgré la trop grande précipitation des études, malgré la trop grande indulgence des examinateurs, malgré l’esprit de spéculation qui s’introduit dans l’enseignement, malgré les facilités données au charlatanisme ignorant par un régime de liberté sans bornes, sa conclusion est définitivement favorable au système de la concurrence. L’état, suivant lui, ne doit intervenir que pour exercer une surveillance générale et conférer des diplômes, l’enseignement lui-même demeurant absolument libre. « La conclusion, dit-il, à laquelle nous nous arrêtons, c’est que le meilleur mode d’enseignement consiste à allier, en ce qui concerne la médecine, la liberté avec le contrôle de l’état. »

La liberté, en cela comme en toute chose, fournit elle-même un remède efficace à ses propres excès. La nécessité s’est fait sentir de mettre un peu d’ordre au milieu même de cette anarchie dont le Dr de Valcourt nous présente le curieux tableau. On a éprouvé le besoin de former un corps médical dont les membres fussent unis par un lien de confraternité et de surveillance mutuelle, d’établir des garanties sérieuses qui pussent rassurer le public et lui permettre de distinguer les véritables savans dans la foule des spéculateurs et des charlatans grossiers. Or c’est la liberté même qui en a fourni le moyen. Grâce à elle ont pu se fonder de grandes associations médicales où l’on n’est admis que sur des titres sérieux, et qui exercent sur leurs membres un véritable droit de police. Ce sont comme des académies qui font subir aux candidats des examens sévères, et qui règlent dans tous ses détails l’exercice de la profession médicale, quelques-unes imposent même à leurs membres des tarifs obligatoires, et un manquement à la règle commune doit être puni de l’expulsion. Au-dessus de toutes les sociétés locales est placée l’Association médicale américaine, composée des délégués de toutes les autres. De cette façon, les médecins honorables se protègent eux-mêmes contre la concurrence des praticiens vulgaires, et le public est mis en garde contre les pièges des charlatans.

Il en est de même du régime intérieur des écoles médicales. Là encore la liberté a de nombreux avantages à côté de nombreux inconvéniens. Les universités américaines ne sont trop souvent que des fabriques de diplômes. La concurrence des écoles entre elles ne permet pas de retenir les élèves pendant un nombre d’années suffisant pour acquérir une forte éducation médicale. Les examens sont d’une facilité excessive, à tel point qu’on n’ose pas les rendre publics. En revanche, un grand nombre de jeunes docteurs, après avoir amassé quelque argent, reviennent s’asseoir sur les bancs pour compléter leur éducation. La concurrence d’ailleurs stimule le zèle des professeurs par l’espoir de la renommée et aussi par l’espoir d’un gain légitime. Ils ne s’endorment pas dans leurs chaires inamovibles comme des sénateurs sur leurs chaises curules. Ce que l’enseignement perd en profondeur, il le regagne en clarté, en vivacité, en intérêt. Même au point de vue de l’installation matérielle des écoles, l’industrie et la générosité privées font beaucoup plus que ne peuvent faire les dotations si restreintes que nous accordons à l’instruction publique sur les deniers publics.

Si à cette heureuse influence de la liberté nous ajoutions celle d’un contrôle régulier du gouvernement, nous aurions réuni les avantages des deux systèmes ; nous aurions relevé l’enseignement médical sans cependant l’asservir aux règles officielles et sans en faire un monopole. Les diplômes seraient conférés par des commissions nommées par l’état, sans que la liberté de l’enseignement souffrît cependant la moindre contrainte. Ces jurys d’examen tiendraient leurs assises à certaines époques et se transporteraient de ville en ville, comme ceux qui prononcent sur l’admission des candidats aux écoles spéciales. Tel est le système à la fois libéral et régulier que le Dr de Valcourt nous recommande, en s’appuyant sur l’expérience et sur l’opinion même du corps médical américain. Il nous semble que ses conclusions sont vraies, et nous conseillons la lecture de son livre instructif et judicieux à ceux de nos lecteurs que ce résumé trop court ne suffirait pas à convaincre.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.


Madame Gervaisais, par MM. Edmond et Jules de Goncourt, 1 vol. in-8o ; Librairie internationale


Le dernier roman de MM. de Goncourt reproduit les qualités et les défauts de ses devanciers. Les qualités, c’est dans les détails qu’on les rencontre, dans les nombreux épisodes, dans les descriptions qui le remplissent. Les défauts frappent principalement quand on considère l’ensemble de la composition, quand on analyse la thèse que les auteurs ont voulu défendre, les ressources d’invention dramatique qu’ils ont mise à son service. Ce livre est comme un opéra dont la musique n’est cas mauvaise et dont le libretto n’est pas bon. L’intrigue ne se pique pas de vraisemblance, elle languit, on ne la suit pas sans peine dans ses contradictions et ses méandres. En revanche, on a de temps en temps un morceau de bravoure, une ariette réussie, qui ranime l’attention et délasse la pensée. Ces morceaux de bravoure eux-mêmes ne sont point irréprochables. Ils sont déparés par une affectation d’autant plus regrettable qu’elle est volontaire et réfléchie. Une critique bienveillante doit avertir les auteurs du tort que ce travers leur inflige, car il dépend d’eux de s’en corriger. Quant aux reproches qui s’adressent à la conception et à la conduite de l’action, ils sont plus sérieux, et peut-être le mode même de travail adopté par MM. de Goncourt n’est-il pas tout à fait étranger au manque d’unité qu’on peut signaler dans leurs livres. Toute collaboration offre à l’esprit un assez singulier problème, du moins lorsqu’il est question de faire œuvre d’artiste. S’il s’agit d’un mélodrame, d’un vaudeville ou de quelque autre besogne de même force, nulle difficulté sans doute. Un auteur à court de bons mots ou d’aventures va tout naturellement réclamer l’assistance d’un confrère mieux en fonds. Dès qu’on aborde un genre plus élevé, ces sortes d’associations sont moins aisées à comprendre. Qu’est-ce qu’un roman, un livre, sinon la manifestation d’une pensée personnelle ? Quand on se trouve, et cela ne laisse pas d’arriver de temps en temps, en présence d’un ouvrage bien conçu, homogène, harmonieux, et pourtant issu de plusieurs pères, il a pour la curiosité le piquant d’une gageure heureuse et l’attrait d’un phénomène. On en constate les mérites, et on se demande aussi comment il peut avoir des mérites de ce genre et n’être pas plus décousu. Avec MM. Edmond et Jules de Goncourt, le lecteur ne songe point à se poser ces questions. Ce qu’ils nous présentent sous le nom de roman, c’est une suite de paysages, de descriptions et de croquis. On conçoit très bien qu’on se mette à deux, on concevrait à la rigueur qu’on se mît à dix pour bâtir des livres sur ce modèle. Faut-il voir dans cette façon d’écrire l’application des règles d’une esthétique nouvelle, ou bien cet expédient leur aurait-il été suggéré par le désir de concilier tant bien que mal les exigences de la production littéraire avec les satisfactions du travail collectif ? Peu importe, le procédé existe ; acceptons-le comme un fait, et jugeons-le par ce qu’il produit.

On se doute déjà qu’il ne peut produire de très bons romans. Voulez-vous des églises, des cimetières, des jardins, des intérieurs variés, tout cela vous le trouverez à profusion dans les auteurs voués à la méthode descriptive. Malheureusement tout cela ne constitue pas plus un roman que des décors ne constituent un drame. Si vous désirez pénétrer dans une âme, voir agir la personne humaine, assister à la lutte des passions, adressez-vous à d’autres guides qu’à ces paysagistes à la plume. Sans doute ce n’est pas un crime d’avoir plus de goût pour l’observation de la nature extérieure que pour la psychologie ; mais alors pourquoi ne pas rester sur le terrain que l’on préfère ? En s’aventurant au-delà, en ne se contentant pas d’être pittoresque et en voulant se montrer profond, on s’expose à tirer mauvais parti des qualités que l’on possède et à mettre ses défauts dans un jour fâcheux. MM. de Goncourt en ont fait l’expérience. Ils ont été pris du désir de dépeindre à leur façon la ville éternelle. Jusque-là rien de mieux. L’entreprise rentrait parfaitement dans leurs aptitudes ; mais voilà qu’à ce projet fort sensé ils en adjoignent un autre qui gâte tout. Ils ont l’ambition d’écrire, eux aussi, un traité sur l’action des milieux, sur les rapports du physique et du moral. Pour montrer combien ils ont eu tort d’obéir à cette inspiration, il suffit de résumer en quatre mots le récit qui sert de cadre et de prétexte à cette petite dissertation d’histoire naturelle.

La théorie des influences du milieu est fort à la mode et on ne peut plus propice à la description. On conçoit qu’elle tente beaucoup de gens. Seulement il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. Dans le cas présent, il se trouve que la poésie grave des ruines, les aspects désolés et superbes de la campagne romaine, la contemplation assidue de chefs-d’œuvre de tous les temps, les pompes de la semaine sainte à Saint-Pierre, toutes ces impressions tombant dans une intelligence élevée et ferme, aboutissent à quoi ? à jeter Mme Gervaisais dans une dévotion étroite, extatique et maniaque. Certes nous avons vu l’action du milieu se prêter à l’explication de phénomènes bien bizarres ; elle ne saurait pourtant rendre raison d’un changement pareil. Il faut pour qu’il devienne plausible avoir recours à quelque chose de plus radical. La physiologie fournit à cet égard des ressources presque illimitées. Les malades sont, paraît-il, dispensés de logique. Leur intelligence et leur volonté dépendent uniquement des variations que subit leur organisme. Le procédé.est sommaire. Va-t-il mettre MM. Edmond et Jules de Goncourt à l’aise, va-t-il leur permettre d’obtenir ce minimum de vraisemblance dont on n’a pu encore supprimer la nécessité dans une fiction destinée à intéresser les lecteurs ? Nullement ; les contradictions de la conduite de Mme Gervaisais en arrivent à déconcerter même ses intrépides historiographes. Ils font appel alors à « une action inobservée, voilée, jusqu’ici ignorée de la médecine, et dont un grand physiologiste de ce temps travaille en ce moment à pénétrer le mystère. » Tranchons le mot, ils se réclament de la médecine de l’avenir. Le grand physiologiste dont il est ici question ne peut manquer de devenir la providence des conteurs dans l’embarras. Rien de plus aisé désormais que de se tirer galamment d’une histoire mal engagée. Si la manière dont vous avez posé vos personnages vous gêne, vous n’avez qu’à les changer de la tête aux pieds. L’opération sera très simple dès qu’on aura démontré que dans certaines affections la tête « se vide, pour ainsi dire, des notions et des acquisitions des années vécues. »

Une affection de ce genre amène d’abord Mme Gervaisais « sur cette lisière à peine définissable qui sépare la vie illuminative de cette vie unitive qu’on pourrait appeler le grand toujours de l’âme en Dieu. » Ceci signifie que Mme Gervaisais s’élève à une exaltation de ferveur farouche. Elle a des hallucinations, elle torture son fils et se macère elle-même avec une inconsciente férocité. Cette affection vraiment extraordinaire nous réserve bien d’autres étonnemens. Au premier juron de son frère, accouru à Rome, celle qui en est atteinte redevient femme raisonnable, sœur soumise, mère dévouée, puis meurt de mort subite le lendemain dans une visite au Vatican. Son fils, qui était presque idiot de naissance, cesse de l’être au moment de la catastrophe. Ce sont encore là, si je ne me trompe, des effets « jusqu’ici ignorés de la médecine. »

Telle est en gros cette histoire. Le lecteur n’a point à se plaindre qu’on se soit montré envers lui avare de surprises. Ces changemens à vue n’ont qu’un malheur : ils ne sont pas motivés, ou, ce qui revient au même, ils le sont d’une façon si cavalière qu’ils découragent l’attention au lieu de la réveiller. N’avions-nous pas raison de dire en commençant que MM. de Goncourt auraient été mieux inspirés en se bornant à faire une série de vues stéréoscopiques de Rome ? Les petits tableaux qui parsèment ce livre, et qui en sont manifestement la partie la plus choyée, auraient gagné à être présentés tout seuls. Les auteurs ont un sentiment très particulier de la nature, un sentiment curieux, raffiné, fureteur, qui ne laisse pas d’avoir son originalité. On peut citer parmi les pages les mieux venues celles consacrées à décrire les fêtes de Pâques et l’intérieur encombré, luxueux, rococo, d’une église des jésuites à Rome. Ce qui manque à ces morceaux détachés, c’est précisément ce qui a manqué au livre pour former un tout cohérent, c’est l’art de la composition. Les frères de Goncourt ne voient presque jamais un site, un monument, une scène, d’un coup d’œil d’ensemble, et ne s’attachent guère à en saisir les aspects essentiels, à en traduire l’impression générale. Ce serait là sans doute une préoccupation entachée de métaphysique, ils promènent attentivement la loupe sur les objets qu’ils veulent dépeindre et consignent l’apparition de chaque détail à mesure qu’il se présente à eux.

Ce procédé, qu’ils ne sont pas les seuls à employer, a été prôné comme permettant d’atteindre à une minutieuse exactitude. En réalité, ce n’est pas la précision qu’il engendre d’ordinaire, c’est la confusion. S’il n’en est pas toujours ainsi dans Madame Gervaisais, c’est que l’instinct de MM. de Goncourt vaut mieux que leurs théories. Parfois, sous le coup de l’émotion que quelque coin de Rome a fait naître en eux, ils sont amenés à leur insu à dégager les traits caractéristiques du spectacle qui les a frappés. Ils peignent au lieu de photographier. Quand ils arrivent à exprimer d’une manière exacte et saisissante ce qu’ils ont senti, ce n’est pas en vertu, c’est en dépit de la méthode qu’ils ont la prétention d’appliquer avec rigueur. Le plus souvent, cette méthode porte ses fruits naturels, et ils tombent alors dans la surcharge. En somme, il est difficile, après avoir lu ce livre, d’encourager MM. de Goncourt à s’essayer encore dans le roman. L’observation morale, l’analyse, l’invention, ne sont pas les côtés par où ils brillent. Ils possèdent des qualités d’une autre sorte, une acuité particulière de sensation en présence de la nature matérielle, une grande patience d’examen microscopique. En dirigeant bien ces facultés, ils peuvent devenir de fins miniaturistes ; mais les grands tableaux ne sont pas leur fait.


ALFRED EBELOT.


Études sur la Poésie latine, par M. Patin, de l’Académie française, 2 vol. in-18. Hachette, 1869.


Après avoir enseigné pendant plus de trente ans la poésie latine à la Faculté des lettres de Paris, dont il est aujourd’hui doyen, M. Patin, en descendant de sa chaire, laissait regretter à de nombreuses générations d’auditeurs fidèles que ses leçons n’eussent pas été recueillies. Élèves et maîtres auraient voulu retrouver dans un livre cet enseignement qui ne vivait plus que dans leur mémoire. Sans doute M. Patin avait publié d’importantes et délicates études sur les poètes latins dans la Revue, dans le Journal des savans ; de plus, il faisait imprimer ses discours d’ouverture ; mais ces rares exemplaires offerts à l’amitié n’arrivaient pas à une publicité véritable. Les articles dispersés dans les recueils n’étaient point faciles à retrouver, et, par cette dispersion, perdaient un peu de leur prix. Discours et articles sont aujourd’hui réunis, rangés dans un ordre méthodique et lucide ; ils se tiennent, se suivent et forment, à part certaines lacunes inévitables en un pareil ouvrage, une histoire à peu près complète de la poésie latine sous la république et au siècle d’Auguste.

Le premier volume, qui renferme surtout des discours, retrace le mouvement général et la marche de la poésie romaine depuis ses origines jusqu’au moment où elle touche à sa perfection avec Lucrèce, Catulle, Virgile et Horace ; le second volume contient des études plus détaillées sur Ennius, les tragiques, les comiques, sur Lucilius, c’est-à-dire sur les ouvriers qui façonnèrent et préparèrent lentement la langue et l’an dont les grands poètes des âges classiques furent les heureux héritiers. L’ouvrage entier nous montre ainsi sous deux faces différentes ce que fut l’enseignement de M. Patin à la Sorbonne. Le savant professeur avait transformé l’étude de la poésie latine ; il y avait porté, avec les rares qualités personnelles de son esprit et de son goût, une méthode nouvelle. Avant lui, dans les plus hautes chaires, on se bornait à étudier les chefs-d’œuvre poétiques de Rome, on les jugeait à la lumière de certaines règles traditionnelles, on en célébrait les beautés avec une admiration convenue et trois fois séculaire, on les proposait comme modèles, et même, dit-on, un peu de déclamation ne nuisait pas au succès et passait pour la chaleur d’un noble enthousiasme. Ne médisons pas trop de cette critique ancienne, qui a été utile, qui réveillait le culte du beau, entretenait dans les jeunes esprits le respect de l’art, mais dont les redites prévues, incomplètes, arbitraires, ne pouvaient plus convenir à un temps curieux, plus avide d’histoire précise que de théories littéraires, et qui avait mis en pièces les codes poétiques. M. Patin, sans renoncer à l’interprétation des chefs-d’œuvre, où il excellait, se proposa surtout de constituer à la longue l’histoire de la poésie latine, qui n’existait pas en France, et, profitant des savantes monographies qu’on faisait en Allemagne sur les plus vieux auteurs romains, il les éclaircit les unes par les autres, saisit la filiation des talens, marqua les influences diverses qu’ils avaient subies, éclaira l’histoire littéraire par l’histoire politique, et de proche en proche, de fragmens en fragmens, qui étaient pour lui comme des pierres milliaires, il retrouva avec beaucoup de vraisemblance le chemin parcouru par la poésie latine. Tout cela fut fait sans esprit de système, sans témérité, avec cette discrétion de la critique française qui n’attache de prix qu’aux résultats les plus certains. Ce n’était pas une petite entreprise de faire l’histoire de la poésie dans les premiers siècles littéraires de Rome, d’une poésie dont il ne reste que des vestiges épars. À travers ces ruines, ces courts fragmens, ces vers brisés, il ne suffit pas de tracer un grand chemin, il faut en ouvrir mille, selon les questions qui se présentent, selon le but qu’on se propose ; il faut revenir sur ses pas, retraverser ses propres traces, aller d’un vers d’Ennius à un vers de Lucilius, retourner de celui-ci à celui-là,

…… Perplexum iter omne revolvens
Fallacis silvæ
……

Il en est d’une littérature confuse comme d’une forêt dont il faut battre tous les buissons pour la connaître. On ne s’y retrouve, on ne peut s’en faire le tableau que si on l’a souvent parcourue en tout sens. C’est par des explorations répétées faites dans les directions les plus diverses que M. Patin nous a fait comprendre une histoire que d’autres travaux pourront compléter, mais qui n’est plus à faire.

Une érudition si industrieuse, si pleine de détails, qui ne pouvait se composer que d’élémens dispersés, aurait risqué de décourager des auditeurs français, si elle n’avait été servie par une éloquence facile et légère, errant sans s’égarer, capable de se répandre en utiles détours, entraînant dans son cours aisé ce qui devait être cherché au loin a traversé le temps et l’espace, allant de Rome à la Grèce, d’Homère à Ennius ou à tel autre poète des premiers âges, sans jamais perdre de vue le point où il s’agissait d’aboutir.

Le livre nous donne sous une forme plus condensée la substance solide de ce cours plein d’idées justes et de vues neuves. Si quelques-unes de ces vues semblent avoir perdu aujourd’hui de leur nouveauté, c’est que le succès même de l’enseignement de M. Patin les a rendues plus ou moins familières à tout le monde. À cela sont exposés tous ceux qui ont eu de l’autorité dans la science. Leurs idées passent de main en main, entrent dans les écoles, des maîtres se communiquent aux disciples, qui les répandent à leur tour sans en connaître la première origine. Plus un professeur a de talent et de science, plus il travaille, selon le mot de Fontenelle, à se rendre inutile. Aussi n’est-il que juste, à propos de ce livre, de témoigner au professeur émérite, auquel le public est depuis si longtemps redevable, une reconnaissance dont l’hommage n’est point déplacé ici, puisqu’il s’adresse, non-seulement à un éminent érudit, mais à un des plus anciens collaborateurs de la Revue.

MARTHA.

L. Buloz.