Chronique de la quinzaine - 14 avril 1869

Chronique n° 888
14 avril 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1869.

On ne peut pas s’occuper de mille choses à la fois. Il y en a toujours une qui éclipse les autres, à laquelle on s’attache avec une passion particulière. Certes il ne manque pas de questions qui passent et repassent à l’horizon comme des étoiles filantes dans les nuits d’été, sans parvenir à se fixer. Il y a des querelles qui ont déjà plus d’une fois agité le monde et qui se réveilleront bientôt. Pour le moment, la chose pressante, absorbante et presque unique, c’est la question des élections, et, par un privilège dont notre pays n’est pas encore déshérité, ce qui est un intérêt pour la France est un intérêt pour l’Europe, car, si elles sont vraies et sincères comme elles doivent l’être, ces élections peuvent avoir une souveraine influence, elles peuvent décider de la liberté pour la France, de la paix ou de la guerre pour l’Europe. En ce moment donc, tout est là, c’est la grande et essentielle affaire. On aurait beau vouloir s’y dérober, tout y ramène, tout y conduit, tout se fait en vue de ces petites boîtes dont les maires ont la clé, et d’où s’échapperont les mystérieux bulletins. On le devinerait du reste rien qu’à voir les petits soins administratifs pour les églises délabrées et pour les maisons d’école inachevées, rien qu’à observer la stratégie des préfets dans leurs tournées pour les conseils de révision, les candidatures qui se pressent, les brochures qui se multiplient, les réunions qui s’essaient, le pays qui se réveille.

De toutes parts, ont fourbit ses armes et on se tient prêt. L’heure n’est pas encore fixée, et déjà la période électorale est visiblement commencée. Le corps législatif lui-même, dans ses débats saccadés et passablement décousus, semble se précipiter par une sorte de fascination secrète vers cette manifestation du suffrage universel où il va se renouveler. C’est à qui répétera : « Le moment des longs discours est passé… » C’était, à vrai dire, bien facile à prévoir. Cette courte session ne pouvait être qu’un prélude électoral, et pour l’opposition particulièrement c’était une occasion suprême de résumer la politique de ces dernières années, de préciser les questions en présentant au pays l’image saisissante de la situation sur laquelle il va se prononcer. Malheureusement, à l’approche de ces crises, il vient un moment où tout se hâte, où les petits intérêts se déploient avec une âpreté naïve et où la confusion s’en mêle, si bien que le budget lui-même, ce budget qu’on vote aujourd’hui au pas de course, finit par se perdre au milieu de toute sorte d’amendemens sur le vinage ou sur les traitemens des vicaires et des instituteurs primaires. C’est l’histoire du corps législatif depuis quelques jours. Les muets dérouillent leur éloquence, les plus modestes font une démonstration, les vins de l’Hérault, plus hardis, se lancent dans la bataille, on se dispute à l’envi les faveurs des gardes champêtres et des facteurs ruraux, ces braves piétons électoraux qui ne se doutent pas de tout l’intérêt qu’on leur porte cette semaine, et qui ne s’en trouveront pas mieux dans quelques mois. C’est une cohue de discussions à bâtons rompus, au-dessus desquelles se détachent cependant quelques points caractéristiques, quelques manifestations plus saisissantes, quelques discours de l’opposition ou des ministres qui ont au moins le mérite de serrer la question de plus près, de la laisser entrevoir dans ce qu’elle a de sérieux ou de supérieur.

Quelle lumière jaillira pour le pays de tous ces débats, de ceux qui se produisent chaque jour dans le corps législatif aussi bien que de ceux qui ont lieu au sein du sénat, et qui se ressentent nécessairement un peu de l’état de l’atmosphère publique ? La politique actuelle en sortira-t-elle justifiée ou tout au moins éclaircie et précisée dans ses vraies directions ? Ce serait bien l’essentiel, et c’est pourtant ce qui reste en question. L’opposition, nous en convenons, a essayé de faire de cette session ce qu’elle devait être, une sorte de résumé, un enseignement parlant pour le pays. M. Thiers, avec sa passion toujours jeune et dans l’indépendance de sa pensée personnelle, a donné l’exemple par une de ces vives et lumineuses expositions qui sont le vigoureux commentaire de toute une situation, il a cherché en maître, en politique aussi modéré que hardi, où en était enfin ce vieux et cher programme des libertés nécessaires qu’il arborait il y a six ans, et sur son chemin il a fait sentir des aiguillons sous lesquels a bondi l’éloquence de M. Rouher. M. Ernest Picard, ce Parisien gouailleur qui a dans sa légèreté plus d’esprit politique que bien d’autres, M. Picard, en touchant à cette vilaine matière de la corruption électorale, a provoqué M. le ministre de l’intérieur à s’expliquer sur les candidatures officielles. M. Jules Favre s’est chargé d’amener M. le ministre des affaires étrangères à nous renseigner sur nos relations en Europe et dans le monde, sur ce que nous avons à craindre ou à espérer. M. Buffet, M. Émile Ollivier enfin, sont intervenus à leur tour dans la mesure de leurs opinions libérales et modérées. On s’est expliqué sur l’incident Baudin, sur l’incident Séguier, sur les réunions publiques et les réunions privées, sur ce qui est permis ou défendu dans les élections, sur Tunis et les îles Sporades. Qu’en résulte-t-il ? Malheureusement cette série de conflits de parole ressemble à une lutte entre un gouvernement toujours prêt à prodiguer des explications qui n’engagent à rien et une opposition dont les efforts manquent de lien et de précision. En paraissant définir le terrain sur lequel tous les partis vont se retrouver face à face, on n’a rien défini réellement, et si le pays pouvait parler à son tour, il dirait peut-être qu’il n’en sait pas plus après qu’avant ; il serait capable de demander encore où en sont ses affaires, sur quoi on le provoque à se prononcer, quelle marche on se propose de suivre. Et en effet, même après toutes ces explications, dans quels termes restent la politique extérieure et la politique intérieure de la France ? Est-ce qu’on aperçoit plus distinctement dans quelle direction nous marchons ?

S’il était un point qui appelât la lumière, c’était sûrement avant tout cette question extérieure qui a depuis quelques années le fatal privilège de tenir tous les intérêts, toutes les passions en suspens. Le pays avait sans doute quelque droit à être virilement éclairé. Or sur ce point, il faut bien l’avouer, le pays serait peut-être assez embarrassé de choisir entre le gouvernement et l’opposition, attendu qu’opposition et gouvernement portent également la paix dans leur cœur, mais que personne ne s’est hasardé à toucher le vif de la question en se demandant si cette paix est sérieusement vraisemblable dans l’état actuel, et à quelles conditions elle est possible. On dirait que de part et d’autre on s’est ingénié à éluder la difficulté, si bien que, par une flatteuse exception, entre M. le ministre des affaires étrangères et M. Jules Favre il y a eu l’apparence d’un parfait accord. Nous ne voudrions point assurément gâter le bon effet de la parole sympathique de M. le ministre des affaires étrangères. Il y a eu des temps, qui ne sont pas encore bien éloignés, où M. le marquis de La Valette semblait repousser la pensée d’aller jamais comme ministre devant le corps législatif ; il se déliait peut-être un peu de lui-même. Il se trompait. Il a eu l’autre jour le succès personnel d’un homme accoutumé aux affaires et qui les traite sans morgue diplomatique, avec une élégante justesse, avec une bonne grâce parfaitement digne et une séduisante modération. Sans nous arrêter à Tunis, qui ne nous intéresse guère pour le moment, M. le marquis de La Valette a parlé de la dernière conférence relative à la Grèce avec une singulière habileté, sans rien exagérer, sans laisser rabaisser non plus l’œuvre récente de la diplomatie, européenne. Sur les affaires d’Italie, il est allé aussi loin qu’il pouvait aller sans prononcer le dernier mot ; il a laissé clairement entrevoir l’heure prochaine où le gouvernement français, placé comme arbitre entre l’Italie et le saint-siège, reviendra simplement à la convention du 15 septembre 1864 en rappelant ses troupes de Civita-Vecchia, et ce sera toujours probablement avant le concile. Sur ces divers points donc, il n’y a rien à dire. Quant aux affaires générales de l’Europe ou, en termes plus précis, quant aux relations de la France avec l’Allemagne et avec la Prusse, c’est ici qu’est la vraie question et que les incertitudes sont loin d’être dissipées. En définitive, M. le marquis de La Valette n’a rien dit de nouveau, et on a battu des mains. Que M. le ministre des affaires étrangères se soit montré très pacifique, qu’il ait déclaré que la paix ne lui semblait « ni incertaine ni compromise, » et que des événemens mettant en jeu nos intérêts et notre dignité pourraient seuls presser la France d’accentuer sa politique, qu’il ait enfin rappelé la responsabilité redoutable à laquelle s’exposerait quiconque serait tenté de provoquer un conflit, quelles garanties nouvelles ces paroles ajoutent-elles à tant d’autres déclarations qui ont été si souvent et si vainement répétées ? Pacifique, on l’est toujours, — jusqu’à ce qu’on ne le soit plus. Des événemens, il y en a toujours quand on le veut, et, convenons-en, il y a aujourd’hui assez d’élémens de combustion pour qu’on n’ait même pas à chercher bien loin les occasions ou les prétextes.

M. le ministre des affaires étrangères nous permettra de le dire sans aucune intention blessante, ce qu’il y avait de plus significatif dans cette séance de la chambre où il a eu un succès si encourageant, c’était sa personne, parce que c’est lui, M. le marquis de La Valette, qui a signé cette circulaire du 16 septembre 1866 où il déclarait, au lendemain de Sadowa, que tout était bien, où il glorifiait presque les agrandissemens prussiens, et où l’inaction malheureusement nécessaire de la France se plaçait à l’abri de la théorie des grandes agglomérations ; mais depuis ce moment il y a eu bien d’autres manifestations, bien d’autres incidens, qui ont laissé voir les « angoisses patriotiques » à côté des satisfactions, il y a surtout le sentiment croissant de l’instabilité européenne, de cette instabilité qu’atteste de toutes parts l’émulation des armemens. Par une curieuse coïncidence, la veille même du jour où M. le marquis de La Valette parlait de la paix de façon à faire presque partager sa confiance, son discours recevait en plein sénat une sorte de correctif qui d’avance rétablissait l’équilibre entre le courant pacifique et le courant belliqueux. M. Michel Chevalier suscitait parmi ces têtes chenues un véritable orage en risquant quelques observations sur l’excès des dépenses militaires ; il a eu de la peine à faire passer cette idée, pourtant assez simple, qu’en ce moment-ci, tandis que les peuples se rapprochent par tous leurs intérêts, les gouvernemens sont divisés par mille susceptibilités, par mille passions de lutte. Ce jour-là a été au sénat la séance des généraux, et une fois de plus nous avons eu ce spectacle des plus vaillans soldats, le maréchal Miel, l’amiral Bouët-Willaumez, refaisant pour notre usage ces comptes que nous connaissons bien : 400,000 hommes aujourd’hui, 650,000 hommes dans sept jours, s’il le faut, 1 million d’hommes dans quelques semaines, si l’on frappe le sol du pied, et toutes ces forces organisées par brigades, par divisions, par corps d’armée, ayant leurs états-majors et leurs postes désignés de façon à pouvoir au premier ordre se porter avec une incroyable rapidité « au cœur de l’ennemi qu’elles veulent abattre. »

Voilà qui est parler et voilà qui est rassurant ! Ces admirables soldats, si justement orgueilleux de l’instrument de guerre qu’ils ont entre les mains, ont une terrible manière de vous faire croire à la paix. Cela ne signifie pas sans doute, comme le disait hier encore devant le corps législatif le maréchal Niel, qu’on doive entrer en campagne demain matin, cela ne veut pas dire non plus qu’on ne puisse entrer en campagne dans quelques mois, après les élections. Cela prouve surtout qu’à travers les plus rassurantes déclarations pacifiques il y a toujours une situation prodigieusement tendue par la nature même des choses, par la force de tous ces événemens qui se sont accomplis, qu’on peut surveiller et dévouer un instant sans en détourner indéfiniment le cours. C’est justement cette situation que les confiantes paroles de M. de La Valette n’éclaircissent en aucune manière, et qui reste avec toutes ses obscurités à la veille des élections. Au fond, si on voulait parler net, on avouerait qu’on ne veut rien dire, que ce qu’on demande aux électeurs, c’est de se tenir tranquilles, de donner un vote de confiance, et M. Émile Ollivier avait quelque raison lorsqu’il disait l’autre jour quelque chose comme ceci : Vous voulez éviter les questions précises, vous voulez placer le suffrage universel entre des impossibilités. Vous demandez à Jacques Bonhomme s’il veut des révolutions, s’il aime l’empereur ; Jacques Bonhomme vous répondra sans doute qu’il aime l’empereur, qu’il ne veut pas de révolutions, et comment cela vous aidera-t-il à régler vos affaires avec la Prusse ? Les votes de confiance sont une force, il est vrai, et surtout un moyen commode de gouvernement. Le malheur est qu’ils n’empêchent pas les expéditions du Mexique et les erreurs de politique qui conduisent à des complications comme celles où nous sommes aujourd’hui.

La politique extérieure offre toujours sans doute des difficultés particulières, et comporte une certaine réserve dont les hommes d’état n’aiment guère à se départir. Le danger cependant serait de vivre, de s’aigrir ou de s’abêtir dans une ambiguïté perpétuelle, de mettre sans cesse en avant cette alternative de la paix ou de la guerre d’une façon en quelque sorte abstraite, au lieu d’aller droit aux questions d’où peut naître un conflit. Si la France a des griefs, si les événemens lui ont fait une position trop inégale, trop disproportionnée avec son passé, avec ses ambitions légitimes, si elle a des garanties nouvelles à réclamer, il faut oser dire ce qu’on a sur le cœur ; il faut choisir son terrain sans forfanterie, avec fermeté, avec modération. Ce que nous eussions préféré quant à nous, c’eût été une discussion ample et virile où l’on aurait tout dit, où opposition et gouvernement seraient venus exposer leurs vues sur tous ces points avec une patriotique liberté. Devant cette franchise, tous les subterfuges seraient devenus impossibles ; le pays n’aurait plus ignoré où il en était et sur quoi il avait à se prononcer. On a voulu se donner la flatteuse popularité de la paix en attendant de conquérir la dangereuse popularité de la guerre ; c’est là peut-être ce qui est à craindre, et ce qui est vrai de la politique extérieure ne l’est pas moins de la politique intérieure. Ici également il faut choisir : le plus mauvais calcul serait de tout confondre, de suppléer à la netteté de la conduite par la tactique, de multiplier les déclarations libérales en prétendant se réserver toutes les prérogatives, toutes les pratiques du régime discrétionnaire qu’on a paru désavouer.

Le gouvernement a-t-il la résolution de faire sincèrement œuvre de libéralisme ? Il le dit, il prétendrait même au besoin être plus libéral que tout le monde. La question était dans tous les cas curieuse à éclaircir à la veille des élections, et elle s’est agitée de nouveau dans le corps législatif à propos d’une interpellation sur la corruption électorale dont un membre de la majorité a cru devoir prendre l’initiative. Ce député dévoué, M. Jérôme David, n’a pas vu qu’en tirant de l’oubli un article du décret électoral qui concerne particulièrement les faits de corruption individuelle, il appelait nécessairement l’attention, ne fût-ce que par représailles, sur la corruption collective, ou, pour parler comme autrefois, sur l’abus des influences administratives, sur l’intervention impérieuse du gouvernement dans les élections. De là est née aussitôt cette autre question des candidatures officielles, dont le ministre de l’intérieur a nettement et résolument relevé le drapeau.

Le principe des candidatures officielles est-il par lui-même incompatible avec un régime libre ? Il ne s’agit que de s’entendre. C’est, nous le craignons bien, une idée plus spécieuse que pratique de prétendre disputer à un gouvernement le droit d’avouer ses préférences, de soutenir moralement ses amis, de donner une direction. Un ministère italien voulut, il y a quelques années, se désintéresser absolument des élections ; il en résulta un parlement qui n’appartenait ni au gouvernement ni à l’opposition, qui était un vrai fouillis où fleurissait l’incapacité. Un gouvernement a donc un droit et souvent un devoir d’intervention morale-mais ici s’élève la difficulté réelle sur laquelle on n’a peut-être pas assez insisté. Par une conséquence bizarre, l’extension démocratique du suffrage a créé des conditions telles qu’il faut en vérité avoir quelque fortune pour se présenter au scrutin. Un candidat indépendant est obligé, sauf quelques cas exceptionnels à des frais considérables. Or est-il juste, est-il légitime que le gouvernement d’un autre côté mette au service d’un député qui se présente de nouveau devant les électeurs, même quelquefois d’un candidat assez mal choisi et qui ne sera peut-être jamais nommé, toutes les forces de l’administration, tous ses moyens de publicité, ses maires, ses juges de paix, ses gardes champêtres, ses facteurs, ses instituteurs ? Si on agit ainsi, voilà d’un côté un candidat qui d’après les plus modestes calculs doit dépenser 15 ou 20,000 francs, et il y a des élections qui coûtent infiniment plus cher aujourd’hui. Voilà un autre candidat à qui la plupart de ces frais sont épargnés. Celui-ci a pour lui toutes les chances que donne le patronage du gouvernement ; mais en même temps il a contre lui le désavantage de l’homme dont l’élection est une œuvre d’autorité, qui a reçu d’avance en quelque sorte un supplément d’indemnité. Son indépendance n’est pas absolument enchaînée sans doute, sa délicatesse peut se trouver parfois embarrassée. Est-ce une force pour le gouvernement ? C’est tout au plus une force factice et apparente ; au fond, c’est une cause de faiblesse, parce qu’il n’y a pas de véritable et solide appui sans liberté. Si le gouvernement triomphe, quel grand mérite a-t-il ? S’il est vaincu, sa défaite en est aggravée, et quelquefois l’échec rejaillit jusque sur le chef de l’état lui-même, dont le nom est arboré dans ces luttes. L’empire tout entier semble engagé dans chaque élection, et, selon la juste remarque de M. Buffet, c’est là pour le gouvernement un véritable danger sans compensation sérieuse. On joue le crédit des pouvoirs publics dans des menées dont on n’a pas besoin, si, comme on le dit, la popularité de l’empire est la grande électrice, et qui altèrent l’opinion en créant une représentation artificielle, si elles prennent le caractère d’une pression. Que craignez-vous, si la masse du pays vous est favorable ? Quelle force de plus trouverez-vous dans une manifestation du suffrage universel, si le suffrage n’est que ce que ; vous le faites ? Mais ce n’est là qu’un côté de la question.

Ce qui est certain, c’est que le système des candidatures officielles ainsi compris n’a plus rien de commun avec les conditions d’un régime réellement libre. C’est la conception d’un régime autoritaire. Pourquoi donc le gouvernement s’attache-t-il si vivement à un procédé d’élections tout au plus admissible dans la première partie de sa carrière ? Pourquoi M. de Forcade La Roquette défendait-il l’autre jour avec un zèle d’ailleurs habile ces candidatures officielles qui lui donneront du souci, à voir déjà les gaucheries de cette multitude d’agens qui ont commencé leur campagne ? Parce que malheureusement ce qu’on veut, c’est moins une majorité indépendante qu’une majorité obéissante, c’est un moyen de légalisation des volontés omnipotentes de l’administration, c’est une représentation libre assurément, paraissant libre surtout, mais se conciliant encore par un reste d’habitude avec la prépondérance persistante d’une autorité personnelle et discrétionnaire. Le gouvernement agit ici comme dans la plupart de ses réformes, donnant et retenant à la fois, mesurant les droits et les concessions, désavouant les irrégularités de M. le préfet de la Seine et maintenant le principe de ces irrégularités, créant des franchises de tolérance, des libertés de fait, qui au premier moment viennent se heurter contre des répressions ou des impossibilités. — Le gouvernement ne prend pas son parti. Il avait un bon moyen de désarmer ses adversaires, ou du moins de les réduire à une difficile défensive : il n’avait qu’à planter hardiment son drapeau sur le terrain libéral où il paraissait vouloir se placer le 19 janvier 1867. Depuis quelques années, nous ne le méconnaissons pas, il a laissé une certaine latitude aux moyens de contrôle et de discussion ; mais à quoi servent ces moyens, s’il n’y a pas au bout une sanction efficace ? Que signifie la présence des ministres devant le corps législatif, si elle n’a d’autre effet que de multiplier les porte-paroles du gouvernement, s’il n’y a point une solidarité ministérielle, une responsabilité collective des conseillers du souverain ? Où est la sanction de ce désaveu retentissant des procédés de la ville de Paris, si tout finit, comme on l’a vu hier au sénat, par un plaidoyer de M. Haussmann, plaidoyer qui n’est point à coup sûr d’un homme repentant ?

Si on y prend bien garde, cette transformation graduelle des institutions, commencée il y a quelques années, reste une œuvre interrompue ; elle ne va pas aussi vite que l’œuvre de M. Haussmann. Le gouvernement n’avait qu’à laisser voir sa volonté résolue de la continuer ; il ne l’a pas fait, il s’est enveloppé de réserve. Sa tactique, dirait-on, a été de tout ajourner après les élections, lorsqu’il aurait mieux valu éclairer ces élections elles-mêmes. En agissant ainsi, le gouvernement a tracé de sa propre main le programme de toute vraie et sérieuse opposition. Ce programme, c’est la défense de tous les moyens de contrôle efficace, des garanties réelles, des libertés nécessaires. C’est sur ce terrain que doivent s’unir tous ceux qui ont quelque sens politique. Nous ne parlons pas des autres, qui travaillent merveilleusement par leurs divisions et par leurs prétentions au succès de la politique discrétionnaire. Qu’arrivera-t-il de toutes ces candidatures indépendantes qui se pressent aujourd’hui ? Beaucoup resteront probablement sur le champ de bataille. Les hommes seront vaincus, l’esprit triomphera. — On raconte qu’un des membres les plus éminens du gouvernement disait l’autre jour à un député de la majorité : « Quand vous reviendriez tous, hommes de la majorité, vous reviendriez avec un autre esprit. » C’est vrai, c’est probable ; mais alors pourquoi paraître lutter contre un mouvement dont on reconnaît la puissance, au lieu de le diriger, de l’éclairer dans ces débats faits pour être le préliminaire des élections ?

Il y a dans ces discussions récentes une question qui n’a point sans doute un rôle apparent et actuel, qui ne figure jusqu’ici sur aucun programme électoral et qui n’a pas moins fait une petite apparition : c’est celle du concile. Une double interrogation a été adressée au gouvernement. Les évêques auront-ils toute liberté de se rendre à Rome pour assister au concile ? La France, comme puissance catholique, se fera-t-elle représenter par un ambassadeur dans cette souveraine assemblée de l’église ? Sur le premier point, il n’y a aucun doute : les évêques français pourront aller à Rome quand ils voudront, et M. Baroche, comme ministre des cultes, se croit assuré d’avance de leur bon esprit, de leur patriotisme. Sur le second point, on n’en sait pas plus aujourd’hui qu’il y a quelques mois, rien n’est fixé, à ce qu’il semble, ce qui prouverait, ou que le saint-siège n’a fait jusqu’ici aucune communication aux gouvernemens, ou que la question est assez épineuse pour motiver des négociations dont la lenteur dépassera probablement l’importance. Ce n’est pas certainement que nous nous méprenions sur la gravité que peut avoir aujourd’hui un concile au point de vue moral, même au point de vue politique ; mais en définitive qu’irait-on faire au concile ? Dans l’état présent du monde, avec les idées qui pénètrent, qui entraînent de plus en plus la société moderne et dont les gouvernemens eux-mêmes sont quelquefois l’expression, quel rôle pourraient avoir des laïques ? Ils seraient embarrassans et embarrassés.

Que l’approche de cet événement du reste émeuve déjà le monde religieux, cela n’est point douteux. On s’en occupe à Rome et même à Paris, et peu s’en faut que les théoriciens de l’absolutisme clérical ne voient dans le prochain concile le grand réformateur du siècle, une assemblée féconde d’où vont émaner toute sorte de dogmes sur l’infaillibilité du pape, sur l’inaliénabilité du pouvoir temporel, sur l’assomption de la Vierge. C’est là un programme devant lequel les jésuites de Rome ne reculeraient pas, dit-on, qu’ils ont même présenté, mais qui effraie les congrégations romaines. Il est difficile de ne pas voir que là peut être l’écueil de cette assemblée de l’église dont la réunion inquiète autant qu’elle occupe, et provoque dès ce moment des conjectures très diverses. Les uns, beaucoup d’évêques français, paraît-il, craignent qu’on ne tombe dans l’excès du programme absolutiste et qu’on ne gâte tout ; les autres, et de ce nombre est, dit-on, l’archevêque anglais Manning, qui est revenu récemment de Rome, ne voient pas cette assemblée sans une certaine anxiété, mais pour un motif bien différent : ils se demandent si tous ces évêques, venus un peu de tous les coins de l’univers, ne pourraient point étonner le monde, et si, au lieu d’accepter l’infaillibilité du pape, ils ne se sentiront pas portés à définir, à limiter l’exercice du pouvoir pontifical, substituant une sorte de gouvernement constitutionnel à un gouvernement absolu. Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Que sortira-t-il réellement de ce concile ? Ce qui est bien clair, c’est que, si les jésuites de Rome triomphaient avec leur programme, ils auraient sans doute un succès sur lequel ils ne comptent pas ; ils feraient faire un rapide chemin aux idées de séparation de l’église et de l’état, même en France, où cette liberté n’est pas la moins difficile à conquérir.

Dans ce temps de politique nuageuse et de finances surmenées, c’est une chose qui relève et ragaillardit de voir une grande nation comme la nation anglaise sachant ce qu’elle fait et où elle va, gardant la liberté de son action et de ses ressources. On reproche souvent aux libéraux français, qui auraient à faire pénitence de bien d’autres faiblesses, on leur reproche de n’avoir de regards que pour l’Angleterre. Assurément ce serait un puéril fétichisme de prétendre modeler la France sur l’Angleterre, de croire que tout est bien à Londres tandis que tout est mal à Paris. Chaque pays a son caractère, ses traditions nationales, ses allures particulières, et sur plus d’un point la France n’en est pas à se laisser distancer par l’Angleterre. Ce n’est pas moins toujours d’un bon et viril exemple de voir comment un tel peuple s’avance d’un pied ferme sur un terrain solide et en gardant toujours une vigoureuse élasticité de mouvemens. L’Angleterre, elle aussi, a ses expéditions lointaines ; elle les paie sans trop marchander, en ayant soin de s’en retirer le plus vite possible et en se promettant de n’y pas revenir trop souvent. Elle accomplit aujourd’hui une des plus grandes réformes intérieures qu’un peuple puisse réaliser, un essai de la séparation de l’église et de l’état ; elle vit avec toutes ces questions de salaires, de travail industriel, qui sont l’épreuve de notre temps : tous les intérêts s’agitent, toutes les forces, toutes les passions se déploient, et rien ne trouble gravement le jeu naturel des institutions, vivifiées par la liberté. L’Angleterre, comme d’autres, a parfois ses finances surchargées, elle n’est pas à l’abri des grosses dépenses qui font de temps à autre des trouées dans les budgets ; elle ne s’ingénie pas pour se dissimuler le mal, elle court à la brèche pour la réparer, et d’un effort elle retrouve un sérieux et solide équilibre qui lui permet de réduire ses taxes. Elle reconquiert de véritables excédans qu’elle ne fait point passer aussitôt dans des budgets extraordinaires, mais qu’elle emploie à alléger les charges du pays.

C’est la marche que M. Gladstone avait déjà suivie, il y a quelques années, en passant au ministère ; c’est ce qui caractérise encore aujourd’hui le dernier exposé financier de M. Lowe, cet ingénieux et habile chancelier de l’échiquier qui vient de présenter un budget dont s’est réjouie l’Angleterre. Le dernier cabinet tory avait un peu rudoyé les finances anglaises, qui, en tenant compte des frais de l’expédition d’Abyssinie, restaient avec un certain déficit ; M. Lowe les relève hardiment par ses combinaisons. Un vaillant amiral français, faisant l’autre jour dans le sénat le calcul des charges militaires des divers états européens, montrait que l’Angleterre dépensait proportionnellement plus que la France, — 336 millions pour une armée de 145,000 hommes, tandis que nous ne dépenserions que 373 millions pour 400,000 hommes. C’est possible ; seulement voici le résultat, plus éloquent que tous les calculs. Après les réductions opérées par M. Lowe, le budget qui vient d’être soumis au parlement présente une dépense de 68,223,000 livres sterlings, ou 1,700 millions de francs, et une recette de 72,855,000 ou 1,800 millions de francs. C’est déjà un boni fort réjouissant. D’un autre côté, par une réorganisation du mode de perception des impôts, le chancelier de l’échiquier réalise une économie de plus de 3 millions de livres sterling. Ce serait donc un excédant de 7 millions, sur lequel, il est vrai, il faut prendre 4,600,000 livres sterling pour régler définitivement le compte de l’expédition d’Abyssinie. Il ne restera pas moins un boni qui met fort à l’aise les finances britanniques. À quoi ce boni servira-t-il ? Va-t-on se lancer aussitôt dans des dépenses nouvelles ? C’est ici au contraire que M. Lowe reprend le système de M. Gladstone. L’excédant, qui devra être de plus de 80 millions de francs, sera employé à diminuer l’impôt du revenu d’un penny par livre sterling et à l’abolition ou à la réduction de diverses autres taxes. L’Angleterre marche appuyée sur ce principe fait pour retenir le déchaînement des dépenses : s’il faut faire face à des nécessités invincibles, on ne tourne pas la difficulté, on a recours à l’impôt ; en revanche, aussitôt que les nécessités n’existent plus, on réduit les taxes. Les combinaisons du budget actuel ne seront-elles pas troublées par quelque circonstance imprévue ? On ne fera pas de sitôt sans doute une nouvelle expédition d’Abyssinie. Quant aux événemens qui pourraient éclater en Europe, lord Stanley prononçait récemment un discours qui prouve que l’Angleterre croit peu à de prochaines complications, et que, si ces complications venaient à se produire, elle ne s’y mêlerait que dans un cas de nécessité absolue. Le budget de M. Lowe est sous la sauvegarde de la volonté énergiquement pacifique de l’Angleterre, et la politique du ministère actuel n’est que la vivante expression de ce profond sentiment anglais.

C’est du reste un terrible chancelier de l’échiquier que M. Lowe. Il ne plaisante pas sur l’équilibre des finances ; il garde le budget en vrai Cerbère, aussi spirituel qu’inexorable, et ce n’est pas à lui qu’il faudrait aller demander appui pour les candidatures officielles dans l’embarras, s’il y avait de ces candidatures en Angleterre. Il ne ferait qu’une bouchée de tous les amendemens électoraux. Il y quelques jours de cela, une société météorologique d’Ecosse qui a des stations un peu partout, et qui rend d’ailleurs les plus utiles services, est allée lui demander d’être inscrite au budget pour une maigre somme de 7,500 francs. Ce n’était qu’une miette sur la subvention de 250,000 francs que la Royal Society touche annuellement de l’état : 7,500 fr., qu’était cela ? M. Lowe, sans dissimuler sa sympathique estime pour la société écossaise, refusa absolument, inexorablement, ajoutant qu’il n’était lié par rien de ce qu’avaient fait ses prédécesseurs, que ce n’était pas lui qui aurait donné à la Royal Society une subvention de 250,000 francs. « On veut que nous soyons économes, dit-il ; la première règle d’économie, c’est qu’il ne faut pas demander au gouvernement de faire des choses que les individus pourraient faire par eux-mêmes… Je considère qu’il est de notre devoir de ne pas dépenser l’argent du public pour faire ce que les particuliers peuvent faire… Il est possible qu’en vous adressant à moi vous ayez moins songé à l’argent qu’à l’appui du gouvernement. Eh bien ! s’il est une chose qui me déplaise plus que de donner l’argent du public, c’est de prodiguer l’appui de l’état… Il vaut bien mieux restreindre l’état dans ses justes limites que de le mêler à des questions de ce genre… » C’était parler en véritable Anglais tout plein du sentiment de la responsabilité individuelle, donnant une leçon de self-government à tout le monde dans la personne d’une honnête société scientifique, et c’était bien aussi montrer cette férocité que M. Thiers demandait un jour à nos ministres des finances. Qu’on remarque seulement ici comment cette férocité procède d’un sentiment libéral. Singulier pays, n’est-ce pas ? que celui où un ministre peut dire tout haut qu’il est absurde de s’adresser au gouvernement, « comme si le gouvernement était plus sage et plus apte à juger toutes choses que le reste de l’humanité ! » Ce n’est pas à nous, en France, qu’on viendrait conter de si dangereuses sornettes.

Qu’il y ait en Angleterre bien d’autres questions sociales, industrielles, comme celle qui éclatait hier à Genève, comme celle qui vient de se produire en Belgique parmi les ouvriers de Seraing, près de Liège, nous le savons bien. Elles viennent d’être étudiées, ces questions, dans un livre sur les Associations ouvrières en Angleterre, par un jeune esprit doué d’une maturité précoce, qui emploie noblement les douloureux loisirs de l’exil à étudier un des plus graves problèmes du temps, le problème de la situation des classes laborieuses. Le mérite de ce livre, c’est de ne point séparer l’amélioration sociale à laquelle ont droit les classes industrielles du développement de la liberté politique, et c’est par là qu’il est fortement imprégné de l’esprit anglais sans cesser d’être français.

Les révolutions espagnoles ont d’habitude trois phases distinctes. La première est la période de la victoire, où l’on se hâte de tout démolir, lois et contributions ; la seconde est la réunion d’une assemblée constituante, où l’on s’aperçoit bien vite qu’il n’est pas facile de refaire tout ce qui a été détruit, où les divisions s’irritent et où l’impuissance éclate. Dans la troisième phase, la force arrive pour tout débrouiller et lancer le pays dans une réaction nouvelle. La révolution de septembre en est aujourd’hui à la seconde période, et elle touche à la troisième avec cette différence toutefois, que jusqu’ici la monarchie était restée debout, tandis qu’aujourd’hui il s’agit de refaire un trône et de trouver un souverain. L’Espagne est à la recherche d’un roi, et ses aventures commencent à être plaisantes en attendant de devenir tragiques. Il est certain que les chefs de la révolution espagnole viennent de ménager à leur pays une petite humiliation qui a été très vivement ressentie à Madrid. On avait arrangé avec art et après bien des difficultés un vrai coup de théâtre ; on allait envoyer à Lisbonne une commission extra-officiel le chargée d’offrir la couronne au roi dom Fernando. Pas du tout : avant que la commission soit partie de Madrid, un télégramme est arrivé de Lisbonne, prévenant que non-seulement le roi dom Fernando ne voulait à aucun prix de la couronne, mais que la commission espagnole ne serait même pas reçue. La commission se l’est tenu pour dit, d’autant plus aisément qu’elle a su que le peuple portugais, qui est d’assez mauvaise humeur en ce moment, pourrait bien lui faire un mauvais parti. M. Olozaga n’a plus eu la moindre envie d’aller à Lisbonne chercher son roi. La leçon est dure sans doute ; mais ne l’a-t-on pas méritée ? Dom Fernando avait-il jamais laissé la moindre illusion ? Est-ce qu’on ne connaissait pas la répugnance invincible de ce prince aimable, qui a le goût de la vie facile et des arts, qui est lui-même un artiste distingué ? Pouvait-on croire sérieusement que, parce que M. Olozaga avait la fantaisie de faire un souverain, le roi dom Fernando allait quitter ses beaux ombrages de Cintra ? Le coup n’a pas été moins rude, et à Madrid on s’est donné la petite satisfaction de dire qu’on n’avait rien offert. Ce qui complique étrangement la situation, c’est qu’il est un peu difficile, après ce déboire, de se remettre immédiatement à la poursuite d’un autre prince, et on reste dans cette condition qu’un républicain dépeignait l’autre jour d’un mot en disant à un membre du gouvernement : « Nous ne pouvons pas faire la république ; mais vous ne pouvez pas faire la monarchie. » Malheureusement, au milieu de ces puériles disputes, le pays se décompose de jour en jour, la guerre civile s’essaie de toutes parts, et pendant ce temps le général Serrano est obligé d’avouer devant les cortès que l’insurrection de Cuba devient menaçante. Elle risquerait de devenir d’autant plus menaçante, si les mauvais traitemens infligés, disait-on, à un vice-consul américain venaient à provoquer l’intervention des États-Unis. Et voilà où en est aujourd’hui l’Espagne après six mois de révolution. ch. de mazade.



ESSAIS ET NOTICES.

I. Seize mois autour du monde (1867-1869), par M. Jacques Siegfried, Paris, J. Hetzel. — II. Australie : Voyage autour du monde, par M. le comte de Beauvoir, Paris, H. Plon.

Si dans les temps anciens la mer séparait les mondes, elle est devenue de nos jours la grande route par laquelle se propagent le progrès et la civilisation. Pendant que la barbarie règne encore dans l’intérieur des grands continens groupés autour de l’Europe, pendant que les peuples limitrophes se disputent le sol par des guerres sans trêve, la navigation rapproche les rives, y répand les germes d’une culture qui lentement transfigure les pays et fait naître partout le sentiment d’une solidarité étroite entre les hommes de toutes les races. Il n’est plus d’île, si petite, si écartée qu’elle soit, qui ne participe au mouvement général. Les régions lointaines, l’Inde et la Chine, l’Australie et le Japon, tous ces pays qui autrefois nous apparaissaient comme au travers d’un brouillard, sont presqu’à nos portes. Les Anglais, les Allemands, les Américains, savent depuis longtemps tirer parti de ces facilités inappréciables pour l’éducation de l’homme. Au lieu d’étudier la géographie dans les livres, ils l’apprennent par les voyages, et en revenant au pays ils rapportent quelquefois la fortune, toujours l’expérience de la vie, des idées plus larges et de précieux souvenirs. En France, on se décide enfin à suivre l’exemple de nos voisins, et l’on voit se multiplier chaque jour des récits de voyage qui ne sont plus des traductions. Parmi les plus intéressans, nous signalerons d’abord : Seize mois autour du monde, par M. Jacques Siegfried. C’est le journal d’une excursion rapide en Égypte, aux Indes, en Chine et au Japon, chez les mormons et dans les États-Unis. Nous trouvons l’auteur à Constantinople au mois d’octobre 1867, et le 9 janvier 1869 il quitte New-York pour retourner en France. Lorsqu’on fait tant de chemin en si peu de temps, on n’a guère le temps d’approfondir les observations que l’on recueille en route ; on voit un peu par les yeux des autres, on juge d’après des informations rassemblées comme on peut ; on ne voit généralement que la surface des choses. En revanche, ces voyages rapides permettent de comparer à peu d’intervalle les tableaux les plus divers, le contraste fait mieux ressortir les différences, on ne risque pas d’oublier une chose à force de l’avoir sous les yeux. Le livre de M. Jacques Siegfried se lit sans fatigue ; la variété des sujets, une touche légère, un style facile et sans prétention, le recommandent même à ceux qui ne cherchent pas dans une pareille lecture une source d’instruction. Des descriptions qui ont l’avantage d’être courtes, des détails très sommaires sur l’histoire, sur les ressources, sur l’état politique et commercial des pays que l’auteur nous fait visiter, ainsi que sur les mœurs des habitans, voilà certes les élémens d’un volume qui peut intéresser.

Le journal proprement dit est suivi d’un appendice important, composé d’une série de rapports que l’auteur adressait successivement au ministre du commerce. Le premier concerne l’Inde anglaise. M. Siegfried ne cache pas l’enthousiasme que lui inspire l’œuvre de la race anglo-saxonne, qui a su imposer des lois à un pays six ou sept fois grand comme la France et peuplé par 200 millions d’habitans. Le sol, qui est d’une fertilité exceptionnelle, fournit tous les produits qu’on lui demande et peut alimenter, un commerce d’exportation colossal, pendant que la colonie elle-même offre à l’industrie européenne un débouché presque illimité. Toutes ces ressources, on les voit se développer à vue d’œil sous l’influence d’une administration que M. Siegfried nous représente comme un modèle de bonne politique. Avertis par les derniers désastres, les Anglais ont renoncé à un système vexatoire qui n’avait pour but que d’assurer leur domination en toute chose. Ils ne semblent plus se préoccuper que des intérêts matériels de leurs possessions. Le mouvement annuel du commerce extérieur de l’Inde s’élève aujourd’hui à 800 millions de francs pour l’importation en marchandises, à 1 milliard 400 millions pour l’exportation. On estime à plus de 5 milliards la quantité d’argent monnayé que, par suite de leurs idées arriérées, les natifs gardent encore enfouie, en attendant qu’ils comprennent tous les avantages de la circulation des capitaux. Plus de 1 milliard 500 millions de francs ont été déjà consacrés à l’établissement d’un magnifique réseau de chemins de fer, qui, dans quelques mois, réunira tous les grands centres de l’empire indien depuis Lahore jusqu’à Bombay et Madras. Pour parer aux sécheresses qui compromettent les récoltes de quelques districts et pour augmenter en même temps la fertilité générale du sol, le gouvernement fait étudier en ce moment un système de canaux d’irrigation auquel il compte consacrer 500 millions. Enfin près de 20,000 écoles instruisent aujourd’hui 600,000 natifs et les initient à notre civilisation. On voit qu’un pas immense est fait, et qu’on ne risque pas de se tromper en prédisant à cette colonie un avenir des plus brillans.

Le seul obstacle, et il est sérieux, qui s’oppose à l’immigration des Européens, c’est le climat de l’Inde. On ne s’y fixe pas, on revient lorsqu’on a fait fortune. Les Allemands et les Suisses commencent à prendre une part de plus en plus large au commerce des Anglais ; les Français n’en sont pas là, ils font à peine la moitié des affaires françaises, puisque nous achetons de seconde main sur les marchés de Londres et de Liverpool une bonne partie des matières premières que notre industrie tire des Indes. Ce qui cependant pourrais encourager les capitalistes français à diriger leur attention sur ce pays, c’est la loi nouvelle sur les associations commerciales dans l’Inde, d’après laquelle le prêteur intéressé ou commanditaire n’est pas considéré comme associé responsable, de sorte qu’il peut rentrer dans ses fonds avant les créanciers, si la maison a fait de mauvaises affaires (contrairement au droit établi en Angleterre). Que l’on ne s’imagine pas d’ailleurs que l’Inde soit le pays de Cocagne des aventuriers ; ce qu’il faut là, ce sont des négocians solides, capables de fonder des maisons sérieuses et-durables, et disposant de bons capitaux ou d’un grand crédit. Une seule fois il en a été autrement ; c’est quand la guerre américaine priva l’Europe des 4 millions de balles de coton que lui fournissaient habituellement les états du sud. À ce moment, une hausse colossale s’était déclarée sur les prix du coton indien ; l’exportation de Bombay monta de 60 à 800 millions. En présence d’un pareil coup de fortune, les entreprises les plus folles trouvaient, des actionnaires par centaines, les banques et les sociétés nouvelles sortaient de terre, leurs actions montaient à des primes fabuleuses avant qu’elles n’eussent ouvert leurs bureaux. L’argent n’avait plus de valeur, on rencontrait des natifs qui passaient pour cent fois millionnaires. La paix fit tout crouler. Les actions tombèrent de haut : celles de la compagnie de Back-Bay, après s’être vendues 60,000 roupies, ne trouvèrent plus d’acheteur à 150.

Le rapport de M. Siegfried sur la situation de la Cochinchine française constate que cette colonie, dont le territoire ne représente pas le dixième de la surface de la France et qui ne compte encore que 2 millions d’habitans (dont à peine un millier d’Européens), est en voie de s’accroître « t de prospérer. Il faudrait toutefois songer bientôt à substituer le régime civil au régime militaire ; les « inspecteurs » que l’on prend dans les rangs des officiers de marine ne sauraient suffire plus longtemps à l’administration du pays. Il faudrait en second lieu introduire une culture riche, telle que la soie ou le tabac, qui pût donner quelque importance au commerce extérieur. Il faudrait enfin chercher à développer la population, car le pays pourrait contenir le double d’habitans. Pour atteindre ce but, les moyens seraient fort simples : faire appel d’une part aux capitalistes français, et de l’autre à ces travailleurs par excellence que la Chine nous offre à si peu de distance, prendre en même temps les mesures sanitaires les plus indispensables, telles que la vaccination obligatoire. Si les femmes annamites sont renommées pour leur fécondité, la variole leur enlève le tiers de leurs enfans dès la première année, et un second tiers avant l’âge de vingt et un ans.

Le commerce de la Chine est encore, pour la plus grosse part, entre les mains des maisons anglaises. La France n’a pas un seul représentant dans ce pays de la soie ; il arrive souvent que les soies de Chine traversent Marseille pour aller d’abord à Londres et revenir ensuite à Lyon. Le Comptoir d’escompte et les Messageries impériales sont les seuls établissemens français ; il est vrai qu’ils en valent bien d’autres. Il semble toutefois que la Chine mérite de fixer davantage l’attention. Ce vaste empire possède d’immenses ressources qui dorment encore délaissées, et une population intelligente et laborieuse qu’entrave seulement un gouvernement arriéré, dont nous avons cru devoir retarder la chute. Au Japon, le commerce extérieur se répartit d’une manière plus uniforme, on compte plusieurs bonnes maisons françaises à Yokohama ; mais elles ne suffisent pas même à l’exportation dirigée sur la France.

M. Siegfried termine son livre par des réflexions fort judicieuses sur le rôle que la France pourrait jouer dans l’extrême Orient. Parmi les meilleurs moyens auxquels on pourrait recourir pour développer nos relations avec ces pays, il signale la fondation d’écoles supérieures de commerce qui prendraient vers l’âge de seize ans des jeunes gens dont l’instruction serait déjà faite, et leur enseigneraient les langues vivantes, la géographie, la tenue des livres, les mettraient au courant des usages et des ressources des différens pays, leur donneraient au moins quelques notions d’économie politique et de droit commercial. Ainsi disparaîtrait l’obstacle le plus grave au développement de nos affaires extérieures.

Les récits pittoresques de M. le comte de Beauvoir nous révèlent l’avènement d’un troisième monde, d’une Europe nouvelle qui se développe à vue d’œil dans les parages de l’Océan-Pacifique. L’immense continent de l’Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, deviennent des centres de civilisation qui ont sur nous la supériorité d’institutions libres et de mœurs pacifiques. Un préjugé encore très répandu veut que l’Australie ne soit toujours qu’une colonie pénitentiaire de l’Angleterre et un refuge d’aventuriers qui y vont à la recherche de l’or. On se figure volontiers que l’on y coudoie à chaque pas des repris de justice, déversés sur cette terre perdue comme des animaux malfaisans. Rien n’est moins exact. Les déportations, commencées en 1788, ont été, il est vrai, le point de départ de la colonisation de l’Australie ; mais depuis longtemps tout vestige de cette origine sinistre a disparu. La Nouvelle-Galles du sud n’a subi le fléau de ces envois que jusqu’en 1840, époque où la population pure et saine de Sydney repoussa avec un impétueux élan un navire chargé de convicts ; dès 1803, elle avait commencé à déporter en Tasmanie les plus turbulens de ces hommes. La colonie de Tasmanie ne reçoit plus d’envois de convicts depuis 1850, et longtemps avant cette époque elle avait interné les condamnés dans une presqu’île suffisamment isolée ; enfin la colonie Victoria n’a jamais laissé aborder ces importations pestilentielles : le seul endroit où il y ait des criminels en Victoria, ce sont les prisons cellulaires de Pentridge. On a même opposé une digue à l’immigration chinoise en frappant d’une taxe les celestials qui arrivaient en masse pour se ruer sur les champs d’or, et en interdisant l’entrée du port aux femmes de cette race.

L’auteur du livre que nous avons sous les yeux a fait le tour du globe en compagnie du jeune duc de Penthièvre, fils du prince de Joinville ; il venait d’avoir vingt ans lorsqu’il fit voile pour l’Australie, et il n’est resté absent que deux ans. Ses impressions ont la fraîcheur et la vivacité de son âge, ses jugemens sont un peu empreints de cet enthousiasme que la vue d’un monde nouveau éveille facilement dans les cœurs jeunes et confians ; on sent bien que les nobles touristes ont vu toutes les portes s’ouvrir devant eux. Si, pour cette raison, les récits de M. de Beauvoir ne donnent peut-être pas toujours une idée très juste de la vie des colons australiens, telle qu’elle est en réalité, en revanche ils entraînent le lecteur par le charme des descriptions, par le souffle de vie et de liberté qui se dégage de ces récits. L’auteur nous promène dans les palais de Melbourne, dans les mines d’or, dont il nous fait connaître l’histoire et le mode d’exploitation, dans les immenses propriétés des squatters, qui ne comptent leurs troupeaux qu’une fois par an, et dans les huttes des cannibales, que la race blanche a partout refoulés vers l’intérieur des terres. Des détails numériques très circonstanciés nous permettent d’apprécier l’importance des affaires sur ces grands marchés du commerce international, et de nous faire une idée des ressources que le pays offre à des colons énergiques et intelligens.

La richesse de l’Australie n’est point uniquement dans l’or que renferme le sol ; les immenses prairies de ce pays nourrissent d’innombrables troupeaux. M. de Beauvoir raconte avec des détails saisissans les visites qu’il a faites aux « stations » de bœufs et de moutons. A côté des propriétaires, qui ne paient aucune taxe, il y a en Australie les squatters, qui sont les fermiers de l’état. Dans la Nouvelle-Galles du sud, ils paient une contribution annuelle fixée par une commission d’experts d’après l’étendue et la valeur du terrain concédé ; dans la colonie Victoria, ils paient tant par tête de bétail, et rien pour la terre. L’un des runs visités par M. de Beauvoir avait une superficie de 80,000 bectares ; il était limité au nord et au sud par deux rivières presque parallèles, le Walkool et le Murray, entre lesquelles ou avait établi du côté de l’est une solide barrière de. bois d’une longueur de 27 kilomètres, et du côté de l’ouest une clôture en fil de fer de 35 kilomètres. Sur cet immense pâturage, on élevait un troupeau de 15,000 bœufs, gardé par 15 hommes : 1 homme pour 1,000 bœufs. Les dépenses annuelles étaient d’environ 80,000 fr., en y comprenant la taxe payée à l’état (17,000 francs). Voici maintenant les recettes. Le squatter envoie tous les ans, de mai en septembre, une dizaine de ses hommes acheter dans les environs tout le bétail maigre ou jeune qu’ils peuvent trouver ; il le revend à Melbourne après l’avoir engraissé. En achetant, par exemple, 15,000 bêtes à raison de 50 francs par tête, ce qui fait une dépense de 750,000 francs, il peut les revendre 2 ou 3 millions au bout de deux ans. Un autre run représentait un espace de plus de 100,000 hectares de prairies, et nourrissait 60,000 moutons. Les frais annuels s’élevaient à 160,000 francs, les bénéfices à 250,000. Il est vrai que ces beaux résultats ne s’obtiennent pas toujours. Les trombes de grêle tuent quelquefois les agneaux par milliers, les sécheresses alternent avec les inondations. D’immenses prairies sont parfois, non-seulement desséchées, mais incendiées par les rayons solaires, qui tombent sur des herbes en fermentation, et les squatters sont alors forcés de recourir au boilingdown, c’est-à-dire de convertir une partie de leurs troupeaux en suif.

Les exemples que nous venons de citer suffiront pour donner une idée de l’échelle grandiose sur laquelle, grâce à la liberté, se développent les colonies anglaises de l’Océanie. Tout à côté, la colonie française de la Nouvelle-Calédonie, malgré ses admirables ressources naturelles, est restée un vaisseau à trois ponts commandé par le sifflet du contremaître ; les colons sont traités en passagers qui gênent la manœuvre du bord. « Le plus clair des importations françaises, dit M. de Beauvoir, c’est l’absinthe, et le plus saillant des exportations, ce sont des papiers timbrés et des rapports militaires. » Telle est la différence des systèmes. Les colonies australiennes, indépendantes les unes des autres, s’administrent elles-mêmes. Le gouvernement britannique, loin de les régenter, les a déclarées et laissées libres dès le principe ; elles sont devenues de vrais états, ayant leurs chambres, leur système électoral, votant leurs lois et leurs institutions. La liberté a été la source de leur prospérité.


R. RADAU.


L. BULOZ.