Chronique de la quinzaine - 31 mars 1869

Chronique n° 887
31 mars 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1869.

Les affaires du temps sont un étrange composé de toute sorte d’intérêts, de toute sorte de problèmes qui s’enchevêtrent laborieusement et ne nous laissent plus de répit. S’il n’y avait dans le monde que ces questions extérieures qui mettent aux prises toutes les rivalités, toutes les passions des peuples et des gouvernemens, qui peuvent conduire à la paix ou à la guerre, ce serait déjà beaucoup assurément. On aurait encore de la peine à se reconnaître dans ce travail obscur où l’on fait si complaisamment de l’ordre avec du désordre. Il y a certes pour le moment à la surface de l’Europe de quoi occuper tous les diplomates et même ceux qui ne sont pas des diplomates. Le monde va à la dérive, et c’est, à ce qu’il paraît, le dernier mot de l’habileté de laisser tout un continent dans ce rassurant chaos moral et diplomatique où tout est si bien à sa place qu’on ne peut faire un pas sans se heurter. On s’observe, on se menace en se faisant des politesses, on épie des occasions que les uns recherchent, que les autres s’empressent de ne pas faire naître, et voilà certainement une situation assez compliquée pour être l’obsession de tous les esprits réfléchis ; mais ce n’est pas tout, les complications internationales, malgré leur importance, ne sont pas seules. Chaque pays a ses affaires, ses intérêts, ses débats intérieurs. La Prusse n’est pas au bout de son organisation, qui touche par tant de points à la politique européenne ; l’Italie se demande si elle va voir se rouvrir l’ère des conspirations ; l’Espagne se démène dans une révolution dont elle ne sait que faire ; l’Autriche se débat avec son dualisme, qui reste un expédient tant que toutes les difficultés relatives à la Galicien à la Bohême, ne sont pas résolues. En ce moment même, la Hongrie, devenue prépondérante dans l’empire autrichien, vient d’avoir ses élections, et nous-mêmes, en France, nous entrons dans une période électorale d’où va peut-être dépendre notre avenir. Pour tous, il n’y a qu’un même but, fonder ou revendiquer la liberté, conquérir des garanties publiques, réaliser les conditions d’un gouvernement vivant par l’opinion et pour l’opinion. Voilà une autre œuvre assez difficile pour ne s’accomplir qu’avec lenteur, assez sérieuse pour que bien des esprits la considèrent comme la première. Et cependant ce n’est rien encore : à travers ces troubles extérieurs ou intérieurs apparaissent d’autres questions plus redoutables peut-être que toutes celles dont on s’émeut sans cesse ; ce sont ces questions sociales, que nous avons vues depuis quelques mois voyager un peu partout, à Bruxelles, à Berlin, à Vienne comme à Paris, qui se montrent dans un assez ridicule accoutrement au sein de nos réunions publiques, qui viennent de se réveiller à Genève à propos d’une grève industrielle, et qu’il serait difficile de ne pas entrevoir de profil jusque dans cette réunion du conseil d’état aux Tuileries où l’empereur est venu faire enregistrer son opinion sur la suppression des livrets d’ouvriers. Remettre la paix dans la situation troublée de l’Europe, faire rentrer la liberté dans les institutions politiques, introduire de plus en plus l’équité dans les rapports sociaux, trois problèmes dont chacun suffirait à lui seul pour occuper les hommes de bonne volonté, et qui, réunis, ne font pas à notre temps une vie des plus commodes.

Il faut bien s’accoutumer cependant à vivre en face de ces problèmes, qui sont autant de sphinx incessamment posés devant nous pour le tourment de l’esprit contemporain, et le moins pressant, le moins grave, n’est point celui qui touche au travail, à l’organisation industrielle, à la condition des ouvriers dans la société nouvelle. Assurément, en donnant une solennité exceptionnelle à la dernière réunion du conseil d’état aux Tuileries, en tenant une sorte de lit de justice et en saisissant l’occasion de prononcer un de ces discours qu’il médite avec soin, l’empereur a voulu montrer combien il est préoccupé de ces questions sociales qui pèsent sur l’Europe moderne ; il a voulu être agréable aux ouvriers, et il les a délivrés de l’obligation du livret. Tous les membres du conseil d’état n’ont pas été, dit-on, également convaincus par le discours impérial : il y a eu des avis contraires, des doutes sérieusement exprimés et en fin de compte des abstentions dans le vote ; mais n’importe, la manifestation était faite. Reste à savoir s’il n’y avait pas quelque disproportion entre la solennité de cette démonstration souveraine et le résultat pratique. Qu’on supprime le livret, cela flattera peut-être un certain goût d’indépendance et d’égalité ou l’amour-propre de quelques ouvriers, ce sera tout ; au fond, le livret n’avait plus qu’une médiocre importance dans l’industrie ; il avait perdu surtout sa signification irritante depuis que les patrons n’avaient plus le droit d’y inscrire aucune note. Ce n’était pas une marque d’infériorité, c’était une nécessité de la vie industrielle, une constatation d’identité ; c’était pour l’ouvrier qui en était porteur un moyen facile et commode de s’accréditer dans les ateliers où il se présentait. Les relations de l’ouvrier et du patron n’en étaient point affectées, et ce qu’il y avait en définitive de plus blessant, c’était l’estampille obligée de la police. Cette estampille, le gouvernement l’avait imposée, il là supprime, rien de mieux. Tout ce qui peut relever à leurs propres yeux ou dans la vie sociale ces fils du travail et de l’industrie est de stricte équité et d’une politique intelligente. Qu’on fasse donc disparaître le livret, si on y voit une dernière marque d’assujettissement, ce n’est pas un mal ; seulement il ne faut rien grossir : ce n’est pas là visiblement une réforme de première importance, et elle deviendrait un danger, si par une complaisante fiction on la transformait en une victoire des ouvriers sur les patrons, si on se berçait un peu trop dans ce balancement d’élémens contraires dont parle le discours impérial. Un livret de plus ou de moins ne fait rien à l’affaire aujourd’hui, parce que, après tout, la question n’est pas là, elle est dans l’idée qu’on se fait du salariat, dans les rapports du capital et du travail, et c’est ici qu’il faudrait, non pas tant chatouiller l’amour-propre des ouvriers que les redresser, les éclairer sur leurs intérêts en les ramenant au sentiment de solidarité qui unit les forces diverses de l’industrie, qui seul peut les féconder au profit de tous.

Rien sous ce rapport n’est certes plus curieux, plus tristement instructif que cette grève qui vient d’éclater à Genève, et qui est l’image de toutes les grèves depuis que ces crises de l’industrie contemporaine sont non plus seulement une maladie accidentelle, mais un acte réfléchi, prémédité, une véritable tentative de révolution dans le domaine économique. C’est là en effet ce qu’il faut remarquer ; de plus en plus les grèves tendent à prendre en quelque sorte un caractère abstrait ; elles ne naissent plus d’une situation particulière, d’une cause pratique et locale ; elles sont le résultat d’une idée arrêtée ; elles ressemblent à un assaut contre la constitution industrielle, contre les lois les plus élémentaires du travail, et la grande promotrice de la doctrine nouvelle, c’est cette association internationale des travailleurs qu’on a vue tenir ses assises un peu partout, à Bruxelles, à Berne comme à Genève, qui a établi depuis quelque temps son quartier-général dans cette dernière ville. Elle a mis la main sur une société typographique qui s’était organisée à Genève, et elle décrète aujourd’hui la grève des ouvriers imprimeurs, comme elle décrétait l’an dernier la grève des ouvriers maçons. Le trait distinctif de cette association, c’est d’agir à la façon de tous les pouvoirs absolus, de ne connaître que sa volonté. Croyez-vous qu’avant de jeter dans la rue de malheureux ouvriers qui sont les premiers à souffrir d’une telle crise, elle ait cherché à s’entendre avec les patrons, qu’elle ait daigné écouter ce que les maîtres avaient à dire ? Nullement, elle impose des tarifs, elle impose des conditions sans discuter, sans permettre qu’on discute. Pensez-vous qu’elle ait au moins consulté les ouvriers eux-mêmes ? Pas davantage, elle leur donne le mot d’ordre ; il faut qu’ils obéissent. Il y en a un certain nombre, une quarantaine, qui ont eu le courage de résister, et comme l’association internationale n’est pas seulement l’assemblée constituante de l’industrie, qu’elle est aussi un tribunal vehmique, elle a menacé les dissidens de publier leurs noms, de les signaler comme des traîtres. Par une réaction naturelle cependant, cette libérale population de Genève a fini par s’émouvoir ; elle appuie énergiquement dans leur résistance les dissidens, et elle ne se montre pas d’humeur à laisser s’accomplir les révolutions dont on a menacé son conseil d’état. Les choses en sont là.

Ce qui arrive à Genève, n’est-ce pas d’ailleurs un peu ce qui se passe à Paris ? Ici également, des délégués omnipotens dictent des conditions, décrètent des tarifs, prétendent régler les conditions du travail. Ils ont failli, il y a quatre mois, tout comme leurs émules de Genève, lancer les ouvriers imprimeurs dans une grève qui n’a été momentanément détournée que parce qu’on s’est entendu au dernier instant pour nommer une commission mixte. Cette commission vient de se dissoudre, elle n’a pu arriver à rien, parce que les délégués ont élevé la prétention, de régler le mode de travail que les maîtres imprimeurs devaient employer pour telle ou telle publication. Ce qui arrivera maintenant, nous ne le savons trop ; on touche peut-être à quelque crise nouvelle. Or sait-on ce qui peut résulter de ces prises perpétuelles ? C’est que l’industrie typographique elle-même, une des plus belles industries françaises, est menacée. Déjà les libraires s’arrangent pour suspendre leurs travaux ou pour envoyer en province, jusqu’à l’étranger, jusqu’à Leipzig, ce qu’ils ont à faire imprimer, plutôt que de subir des conditions onéreuses. Les maîtres imprimeurs finiront par être obligés de fermer leurs ateliers, et quelles seront les premières victimes, si ce n’est ceux qui vivent de leur travail ? Que les ouvriers défendent leurs intérêts, qu’ils les discutent librement avec les chefs d’industrie qui les emploient, qu’ils se réunissent, qu’ils s’associent, qu’ils choisissent parmi eux des mandataires pour soutenir leur cause, rien n’est plus simple et plus légitime ; mais c’est justement ce qu’ils ne font pas : ils livrent leurs intérêts à des délégués qui ne les consultent guère, qui disposent d’eux despotiquement ; ils paient les frais des expériences socialistes des novateurs de l’association internationale. Ce qu’il y a malheureusement dans tout cela, c’est une atteinte violente, perpétuelle et funeste à la liberté du travail et des transactions. Quoi qu’on fasse, on ne changera pas les lois les plus naturelles de l’économie publique ; on ne créera pas des hausses artificielles de salaires, ou, si on les crée, ce sera pour la ruine de ceux qui travaillent aussi bien que de ceux qui font travailler. On n’arrivera à rien tant qu’on opposera éternellement la solidarité des salaires et la solidarité des capitaux, parce qu’en définitive, capitaux et travail, loin d’être des ennemis, sont des forces diverses qui concourent à la même œuvre, qui sont solidaires entre elles dans la prospérité comme dans le désastre ; tout le reste n’est qu’une ruineuse chimère, à Paris aussi bien qu’à Genève. Voilà le vrai, le redoutable problème, et on tombe d’un peu haut, il en faut convenir, en arrivant à la suppression des livrets comme à un remède des maux de l’industrie actuelle, — à moins que cette utile et innocente réforme ne soit un moyen de préparer les ouvriers à faire de bonnes élections. Ce serait fort légitime, quoique le procédé ne soit peut-être pas infaillible.

Ce n’est pas là sûrement dans tous les cas le seul moyen que le gouvernement tient en réserve pour triompher dans cette lutte électorale où va flotter le drapeau des libertés françaises. Il a d’autres ressources, d’autres moyens de persuasion un peu moins douteux. Quand s’accompliront-elles, ces élections vers lesquelles se tournent désormais tous les regards ? On ne le sait pas encore d’une façon précise ; on distingue seulement qu’elles approchent ; on le sent à la lassitude du corps législatif, à la tournure des discussions, à l’empressement avec lequel on distribue les petites faveurs administratives, à une certaine fermentation qui commence dans le pays ; on le sent particulièrement à une indécision de toute chose, comme si on était résolu à ne rien faire avant cette manifestation décisive du suffrage universel. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que les candidatures ne vont pas manquer, elles affluent de toutes parts ; on en compte provisoirement plus de huit cents en attendant le reste. Il y en a de fort naturelles assurément, il y en a aussi beaucoup en vérité qui sortent on ne sait d’où, qui fleurissent avant le printemps, et qui seront mortes avant l’été. Somme toute, le pays a devant lui une ample provision de représentans de bonne volonté tout prêts à entrer en campagne, à parcourir villages et hameaux, pour conquérir quelques voix. Avouons-le cependant, il y a quelque chose de peu sérieux et de passablement répugnant dans cette espèce de mendicité électorale, dans cette interversion de rôles qui fait de la France une grande coquette devant laquelle tout le monde se croit appelé à parader en lui demandant ses faveurs. Nous ajouterons qu’il peut y avoir aussi quelque chose de parfaitement dangereux pour la cause libérale dans cette irrésistible passion de candidature qui s’empare de toutes les têtes en certains momens. Sans doute chaque parti, chaque nuance tient à paraître en champ clos avec son petit drapeau de fantaisie ; on veut se compter, faire sa manifestation à un premier tour de scrutin en se promettant de se replier sur un candidat unique à un second tour. Fort bien, si on arrive au second tour. La question est seulement de savoir si les candidats officiels ne passeront pas à travers cet éparpillement de voix où toutes les vanités, toutes les prétentions, trouvent le moyen de se satisfaire.

Le malheur est que notre pays, si peu accoutumé encore à exercer tous ses droits, si peu formé aux mœurs politiques, ne fait pas lui-même ses affaires. Ce ne sont pas les candidats qui devraient se mettre en avant et s’imposer au risque de diviser les suffrages ; ce sont les populations elles-mêmes qui devraient s’organiser, former des comités, choisir des candidats dignes de leur confiance et agir de façon à conduire victorieusement une élection, en se souvenant qu’elles votent pour leur propre intérêt, non pour faire plaisir à un aspirant à la députation. Il y a un fonctionnaire d’un esprit distingué, conseiller de préfecture à Paris et candidat lui-même, si nous ne nous trompons, M. Lançon, qui proposait récemment l’organisation en province de comités napoléoniens destinés à remplacer l’action administrative et à former le noyau d’un parti indépendant du gouvernement. Nous ne savons jusqu’à quel point cette organisation officielle supplémentaire serait possible. Si elle n’était qu’une annexe de la préfecture, elle serait sans crédit ; si elle était sérieuse et indépendante, le gouvernement la tiendrait bientôt sans doute pour un auxiliaire incommode dont il déclinerait les services. C’est surtout pour l’opinion libérale que cette organisation serait une première condition de succès, et il y a une raison qui la rend encore plus nécessaire, c’est le système actuel des circonscriptions électorales, ce système contre lequel s’est élevé, il y a quelque temps, le conseil municipal de Bordeaux, qui vient aujourd’hui de donner sa démission pour avoir vu ses réclamations indéfiniment ajournées. Certes notre France administrative est arrangée de façon que l’action collective ne soit pas facile, la solidarité locale existe à peine. À la longue cependant, un arrondissement a fini par prendre une certaine cohésion, par se faire une certaine vie commune, des intérêts communs ; on peut se voir et s’entendre pour choisir un député. Le système actuel des circonscriptions électorales a changé tout cela. Aujourd’hui, à Bordeaux comme partout, on réunit pour voter ensemble des populations qui ne se connaissent même pas, qui vivent à des extrémités opposées d’un département. Un député représente un chiffre abstrait de suffrages, il ne représente que par exception un intérêt collectif, et même quelquefois il représente des intérêts contraires : l’embarras pour lui est de se partager. Dans une telle organisation, le gouvernement, cela est bien clair, est tout-puissant, parce qu’il est partout à la fois. Pour l’opinion libérale, il n’y a pas d’autre moyen de suppléer à la dispersion que des comités librement formés, créant une certaine intelligence entre ces électeurs disséminés et soutenant d’un commun effort un même candidat. Nous sommes encore loin de cette action méthodique et efficace, et le gouvernement reste terriblement armé. Quelle que soit l’inégalité de la lutté qui approche, on peut cependant s’attendre à voir passer dans les élections un peu de cet esprit d’indépendance, de ce goût de contrôle, de cette inquiétude libérale, qui se réveillent si vivement dans le pays.

Que les élections prochaines doivent avoir une portée singulière au point de vue de nos affaires extérieures aussi bien qu’au point de vue du développement de nos libertés intérieures, il est facile de le pressentir dès ce moment. Sans doute c’est une question de savoir si le pays a une notion assez nette des intérêts qui s’agitent en Europe pour se prononcer avec fermeté, avec décision, dans un sens déterminé, de façon à lier la politique officielle. Il ne se dégage pas moins de ces grandes manifestations d’opinion un sentiment général avec lequel il n’est pas aisé de rompre. Ce sentiment sera pacifique, nous n’en doutons pas, et sous ce rapport une partie de la presse française ne fait certainement qu’exprimer un instinct public. Il ne faudrait pourtant pas qu’on s’y méprît en Allemagne. Si depuis deux ans il s’est formé en quelque sorte une couche de sentimens, de dispositions pacifiques à la surface de la France, au fond, tout au fond, subsiste ce malaise qui se réveille au moindre signe, au moindre incident, on le voit tous les jours encore. La maladie obstinée, monotone, universelle, c’est qu’on ne veut pas croire à la paix. On y croit jusqu’à demain, jusqu’après les élections ; au-delà, on n’y croit plus, et la Prusse, qui la désire certainement, s’arrange quelquefois de façon à laisser voir qu’elle y croit encore moins que tous les autres. Elle a par instans des impatiences curieuses, comme tous ceux qui ne se sentent pas à l’aise au milieu des embarras qu’ils ont accumulés. Elle envoie des officiers dans le Luxembourg pour surveiller le démantèlement de la forteresse. Quel droit exclusif de contrôle a-t-elle ? On n’en sait rien. Il est bien clair qu’il y a contre elle de mauvais desseins, puisqu’on n’a pas encore démoli trois forts qui regardent l’Allemagne, — et elle secoue ce malheureux grand-duché, elle le met hors de lui, si bien que les Luxembourgeois ont fini par se plaindre tout haut dans leurs chambres à la stupéfaction générale. Nous n’avons pas entendu dire encore qu’une armée française défile du côté de la frontière du Luxembourg, quoiqu’on ne néglige rien en vérité pour nous assurer que nous sommes prêts, que toutes les mesures possibles sont prévues, et qu’on ait toujours l’air d’engager les Prussiens à tirer les premiers.

L’incident qui doit mettre le feu à toutes ces poudres ne s’est pas encore produit, et ce ne sera pas l’incident belge qui aura cette déplorable fortune, puisqu’il est aujourd’hui provisoirement amorti dans une commission. Ce n’est pas que l’affaire soit finie, elle n’est même pas très avancée. La vérité est que jusqu’ici on ne s’est entendu à peu près sur rien, si ce n’est sur la nécessité de s’entendre. A parler franchement, tout le mal est venu de cette loi que le ministère belge a présentée avec une si singulière précipitation, et derrière laquelle il n’a pu s’abriter jusqu’au bout, puisque c’eût été opposer une fin de non-recevoir désobligeante au gouvernement français, qui se bornait à réclamer l’examen de la question après la loi comme on aurait dû l’examiner avant. Comment le ministère belge aurait-il pu se refuser à cette concession ? Il a consenti à rouvrir le débat sur les conventions de chemins de fer, tandis que le gouvernement français de son côté consent à étendre la délibération à tous les intérêts économiques des deux pays. La question reste donc entière sur les fusions de chemins de fer aussi bien que sur tout le reste, et ni la Belgique ni la France ne sont intéressées à la laisser s’aggraver par une explosion de susceptibilités nouvelles.

On a parlé un instant d’une médiation de l’Angleterre dans ce démêlé semi-politique, semi-économique de la Belgique et de la France. Ce n’est ni une médiation ni même une tentative un peu précise de conciliation ; il y a eu tout au plus quelque démarche intime, quelques paroles de lord Clarendon pour engager la Belgique à ne rien brusquer, à se prêter aux concessions compatibles avec son indépendance. Sans prétendre que l’Angleterre d’aujourd’hui se désintéresse absolument de tout ce qui peut se passer sur le continent, et qu’elle pousse la passion de la neutralité au point de ne rien faire dans aucun cas, on peut dire qu’elle n’est vraiment pas pressée de s’aventurer dans ce fourré de questions épineuses où se démène la politique européenne. Elle laisse à la diplomatie continentale ses casse-tête chinois ; elle voit passer sans trop s’émouvoir les incidens et les querelles qui font beaucoup de bruit pour rien. Tout récemment un des journaux les plus intelligens de Londres, le Spectator, s’efforçait de battre le rappel et de prouver que l’Angleterre n’était pas aussi indifférente qu’elle le paraissait ; elle n’est peut-être pas indifférente, on peut être bien sûr qu’elle ne serait pas infidèle à un intérêt évident ; elle est du moins peu active, elle a peu de goût pour les imbroglios européens qui ne la touchent pas directement, et la carte à payer de la dernière expédition d’Abyssinie lui a donné à réfléchir sur les inconvéniens des guerres qui ne sont point absolument indispensables. L’Angleterre pour le moment est tout entière au grand acte de politique intérieure qu’elle accomplit, qui vient d’être débattu dans le parlement, l’abolition de l’église officielle d’Irlande. La seconde lecture du bill présenté par M. Gladstone a été voté à une majorité triomphale de 118 voix. Ce qu’il y a eu de plus intéressant d’ailleurs, ce n’est pas le vote, tout important qu’il soit, c’est la discussion, une discussion digne de l’Angleterre, digne de la question qui s’agitait, digne aussi des hommes qui ont eu le premier rôle dans cette virile lutte parlementaire.

Le vote, il était connu d’avance ; il était indiqué par les élections d’où est sorti le parlement actuel. Ce qu’il y a de frappant, c’est que ceux qui ont eu la victoire numérique dans les hustings ont vaincu aussi devant le parlement par la raison, par l’autorité d’une grande et libérale mesure, même en vérité par l’éloquence. Ce n’est pas que le parti tory ait cédé le terrain sans combat : il a réuni après tout 250 voix qui, fortement disciplinées sous un chef habile, peuvent donner de la besogne à M. Gladstone. M. Disraeli, et après lui le ministre de l’intérieur du dernier cabinet conservateur, M. Gathorne Hardy, ont conduit vigoureusement la charge ; mais ils se sentaient vaincus avant d’engager la lutte, ils se battaient visiblement pour l’honneur. M. Disraeli a rassemblé les traits les plus acérés et les plus spécieux de son éloquence pour une cause à laquelle il ne croit pas beaucoup lui-même. Au fond, ce qu’il a défendu, c’est moins l’établissement protestant d’Irlande que sa propre position à la tête des tories, et c’est lui certainement qui aurait pu reprendre pour son compte ce mot naïvement piquant : « puisque je suis leur chef, il faut bien que je les suive. » M. Disraeli a suivi son parti, il l’a même précédé, et l’église d’Irlande est restée frappée à mort dans ce combat ; elle a été achevée par le chancelier de l’échiquier, M. Lowe, surtout par M. Gladstone et M. Bright. Elle n’a trouvé dans le parti libéral qu’un défenseur, sir Roundell Palmer, jurisconsulte éminent, homme de conscience et de scrupule, qui aurait pu être lord-chancelier dans le ministère actuel et qui n’a pas voulu entrer au pouvoir en laissant son opinion à la porte. Encore sir Roundell Palmer n’est-il qu’à moitié opposé au nouveau bill ; il n’a pas combattu la suppression de l’église d’Irlande comme établissement officiel, il repousse la partie du bill qui dispose des biens de cette église. Le légiste désavoue dans ses conséquences l’acte que le politique accepte dans son principe. Le vrai héros de cette lutte parlementaire après M. Gladstone a été M. Bright, qui a entraîné les communes par sa forte et énergique éloquence. Pour en finir de l’église d’Irlande, M. Bright n’a eu qu’à montrer ce que l’établissement protestant a fait des Irlandais, devenus par la persécution plus catholiques, plus romains qu’aucun peuple de l’Europe, et il n’a eu aussi qu’à rappeler d’un accent généreusement ému ce qui est arrivé, il y a vingt-cinq ans, de la fraction dissidente de l’église presbytérienne d’Ecosse, Les dissidens, au nombre de quatre ou cinq cents, quittèrent alors l’église officielle pour fonder une église libre. Ils ne se retirèrent pas avec leurs bénéfices, avec leurs avantages temporels, comme vont le faire les ecclésiastiques protestans d’Irlande. « Ils laissèrent de belles églises et de belles résidences, s’est écrié M. Bright ; ils s’en allèrent pauvres et nus… On ne leur dit même pas : Dieu vous bénisse ! » Cette église sans asile et sans salaire a prospéré cependant par la liberté. Elle a élevé des temples, bâti plus de six cents presbytères, ouvert plus de cinq cents écoles. Par la force du prosélytisme librement exercé, elle a trouvé 200 millions, et tous les ans elle recueille un budget fort convenable. Voilà ce que peut une église libre qui n’avait pas les ressources qu’aura encore l’église d’Irlande. Si celle-ci ne peut pas se soutenir dans les conditions où elle va se trouver placée, c’est qu’elle n’a en elle aucune vitalité ; elle n’est plus qu’une oppression sans excuse, une représentation insultante de la conquête. Le bill qui vient d’être discuté sera-t-il admis dans tous ses détails à une troisième lecture, et, une fois voté par les communes, sera-t-il accueilli par la chambre des lords ? Dans tous les cas, le principe a triomphé, et, selon le mot de M. Gladstone, on peut désormais « compter les jours, les mois, qui restent à vivre à l’église établie d’Irlande. »

Après cela, tout sera-t-il fini en Irlande ? verra-t-on disparaître aussitôt le mécontentement irlandais, selon le mot ironique de M. Disraeli ? Assurément non. Si libéral que soit le bill actuel, il ne touche qu’une partie du problème, il laisse de côté la question des terres, qui est tout aussi sérieuse, et il ne désarmera pas d’un seul coup les Irlandais. En ce moment même, les démonstrations hostiles se reproduisent en Irlande, et on assassine quelque peu. Les fenians mis en liberté sont portés en triomphe. Le bill sur l’église, en faisant disparaître un des griefs de l’Irlande, n’aura pas moins une influence calmante qui pénétrera insensiblement dans les esprits, et par cela même il est un gage de sécurité et de force pour l’Angleterre. Un membre du cabinet de Londres rappelait l’autre jour que, dans l’opinion du premier Napoléon, l’état de l’Irlande représentait une diversion de quarante mille hommes au détriment de la puissance anglaise. On peut en vérité être juste lorsque dans un acte de justice on trouve une force de plus, et s’il y a quelque chose d’étonnant, c’est que l’Angleterre n’y ait pas songé plus tôt.

Une situation curieuse et malheureusement peu rassurante, c’est celle de l’Espagne. Bien loin de se dégager de ses obscurités et de ses embarras, cette situation ne fait que s’aggraver, comme il arrive toujours quand on ne sait pas où l’on va. Elle s’aggrave par le malaise qui gagne le pays, par la confusion qui envahit l’assemblée de Madrid, par les insurrections qui se succèdent. Il y a quelque temps, c’était à Cadix et à Malaga qu’on se battait ; ces jours derniers, c’est à Xérès que le sang a coulé dans la guerre civile. Le prétexte a été cette fois la conscription, la levée du contingent militaire, demain ce sera le rétablissement de quelque impôt, car enfin on a beau faire des révolutions, on a beau promettre qu’il n’y aura plus ni conscription ni impôts, il y a des nécessités premières qui s’imposent, et alors les populations abusées sont à la merci des agitateurs républicains ou carlistes. Le fait est que le désordre est un peu partout au-delà des Pyrénées, principalement en Andalousie, et l’Espagne n’est pas plus avancée aujourd’hui qu’il y a quelques mois sur le point essentiel, sur le gouvernement qu’elle doit avoir. Elle est toujours à la recherche d’un roi ; mais quel roi ? Hier c’était le duc de Montpensier qui avait toutes les chances, aujourd’hui c’est vers le roi dom Fernando qu’on paraît revenir, sans doute sous l’influence obstinée de M. Olozaga, qui vient de rentrer à Madrid pour coopérer à la grande œuvre de la constitution nouvelle. Il refuse, il est vrai, ce brave roi portugais, il aime la tranquillité, il n’est pas assuré contre les catastrophes. N’importe, on le séduira, on lui portera la couronne de saint Ferdinand sur un plat d’or, on ne le troublera pas dans ses goûts, et on le garantira contre les accidens. C’est ainsi que d’un jour à l’autre les chances varient, au moins en apparence. Ce qu’il y a de plus singulier au milieu de cette incertitude, c’est qu’il y a peu de temps le général Prim déclarait avec une parfaite assurance devant les cortès qu’on pouvait être tranquille, que le gouvernement était fixé dans son choix, que chaque député savait bien quel serait son roi. Chacun sait bien en effet quel est le roi de son choix, chacun a le sien, ce qui n’est pas une raison pour que le pays soit mieux renseigné, puisque le général Prim, en paraissant s’expliquer si clairement, n’a rien dit du tout.

Le plus clair est que gouvernement et cortès sont à peu près à bout, et qu’ils ne peuvent plus faire un pas sans se heurter contre quelque obstacle redoutable, contre quelque péril de conflagration. Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, fait ce qu’il peut pour se retenir sur cette dangereuse pente. Il lève son contingent militaire, puisqu’il faut bien une armée tant que la paix universelle n’est pas décrétée ; malheureusement il rencontre la répugnance fort naturelle des populations. Il propose en ce moment un emprunt, puisqu’il faut bien faire face à un déficit de plus de 2 milliards de réaux et à des nécessités croissantes ; par malheur, il ne suffit pas de voter un emprunt, il faut le placer, il faut du crédit, et le crédit ne se fonde pas sur la méfiance générale. Le gouvernement multiplie ses efforts pour maintenir l’ordre matériel, ou pour le rétablir quand il est violemment troublé ; mais il a devant lui, autour de lui, les républicains, qui le harcèlent, les carlistes, qui épient l’occasion de prendre les armes, les partisans de la reine Isabelle, qui reprennent courage, tous les partis, toutes les factions, qui retrouvent l’assurance. Chaque jour, on parle de l’inviolable souveraineté des cortès, et jamais on n’a parlé plus haut de coups d’état. Notez qu’avec cela l’Espagne en est à se demander si elle ne va pas perdre sa belle colonie de Cuba, qu’on représente sans cesse comme pacifiée, et qui reste plus que jamais livrée à l’insurrection. De toute façon, les difficultés s’accroissent, le péril grandit au-delà des Pyrénées, et pendant ce temps le général Prim vient de profiter des vacances de Pâques pour aller avec ses amis chasser dans les montagnes de Tolède ; il abat du gibier pour se distraire, et il aura pu, lui aussi, écrire à Madrid :

Madame, il fait grand vent, et j’ai tué six loups.

Et dire que sans le télégraphe nous aurions ignoré peut-être cette mémorable aventure ! Le mal, après tout, n’est pas de chasser, le mal est que l’Espagne a besoin d’un gouvernement pour sauver sa liberté, et qu’on ne voit pas encore d’où ce gouvernement peut lui venir.

Ce qu’il y a de particulier, c’est que le Portugal, qui refuse un roi à ses voisins de Castille, a tout l’air de se laisser atteindre par la contagion espagnole, et, chose plus bizarre encore, c’est le gouvernement qui donne le signal d’une agitation toute nouvelle dans ce petit pays, accoutumé depuis assez longtemps à jouir en paix d’institutions libres dont ses souverains se sont montrés les premiers gardiens. Ce qui vient de se passer à Lisbonne ressemble étrangement en effet à un coup d’état dont il est difficile de saisir les causes et d’apprécier la portée. Le ministère, assumant une responsabilité toujours grave, a provoqué la promulgation dictatoriale d’un décret-loi qui modifie essentiellement l’organisation politique du pays en diminuant le nombre des députés. Une vive émotion populaire n’a pas manqué de se produire aussitôt, des meetings se sont rassemblés, des manifestations tumultueuses ont rempli les rues de Lisbonne, et l’agitation a gagné le pays. Bref, le Portugal est en train de protester contre un acte inattendu d’absolutisme. Cela ira-t-il jusqu’à un conflit plus sérieux ? On entre évidemment ici dans une période de troubles où la popularité du roi ne sera pas de trop pour calmer les esprits, où la raison du jeune souverain saura sans doute faire la part de ce qu’il y a de légitime dans l’émotion publique. Le Portugal n’a point certainement marché à pas de géant dans la voie du progrès depuis vingt ans ; mais il était resté parfaitement libre et à peu près tranquille dans sa liberté, échappant aux réactions comme aux révolutions. Il serait malheureux qu’un coup d’autorité vînt altérer cette situation. Si c’est en imitant l’Espagne de cette manière, par la similitude du désordre et de l’agitation, qu’on veut marcher vers l’union ibérique, le moyen serait étrangement choisi, et ce ne serait pas la peine de doubler l’anarchie espagnole de l’anarchie portugaise.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

Le Poème de Lucrèce, — Morale, — Religion, — Science, par M. Martha.

La première remarque que je ferai sur cet excellent et charmant livre, c’est que Lucrèce y est étudié par un spiritualiste, et que cependant non-seulement les admirateurs de Lucrèce, mais ses disciples, ou plutôt les disciples de la philosophie qui l’inspirait, n’auront qu’à se féliciter de cette publication, et n’y trouveront à peu près rien dont ils puissent se plaindre. Je dis à peu près, parce qu’il y a une phrase, une seulement, que l’on voudrait effacer, au commencement de l’avant-propos. L’auteur, ayant annoncé que son admiration pour Lucrèce n’implique en rien une adhésion à sa doctrine, ajoute ce qui suit : « Comme ces doctrines contemporaines, qui rappellent l’entreprise de Lucrèce, sont fort célébrées, il nous paraît opportun et honnête de prévenir que nous n’avons aucun droit à la faveur dont elles sont en ce moment l’objet. » Cette ironie n’est pas équitable, et elle doit être repoussée, car, s’il est vrai que ces doctrines soient fort célébrées par quelques-uns, ce que j’ignore, elles sont en revanche tant insultées et tant calomniées par beaucoup d’autres, elles sont si mal accueillies par les corps constitués et les autorités de toute espèce, elles sont si évidemment un obstacle et non pas une aide aux ambitions les plus légitimes, qu’il y a plus que compensation. M. Martha, qui a l’âme délicate, conviendra bientôt, pour peu qu’il y réfléchisse, que, s’il est parfaitement légitime de désavouer ces doctrines quand on ne les partage pas, cela ne saurait avoir un mérite particulier, ni être plus honnête que le contraire.

Je goûte également dans le livre de M. Martha les vues historiques, le sentiment littéraire, la pensée philosophique. J’y trouve d’abord non-seulement une pleine connaissance, mais, ce qui est plus rare et plus précieux, une pleine intelligence de l’histoire suivant l’esprit de notre temps ; car c’est une étude historique que l’auteur a voulu faire plus encore que l’examen détaillé d’un beau poème au point de vue de l’art : c’est ce qu’il a exprimé par le sous-titre de son livre. Remontant jusqu’à la naissance de l’école d’Épicure, M. Martha fait une excellente analyse des conditions historiques qui l’ont produite et qui se reflètent dans ses doctrines. Il insiste justement sur ce point, qu’elle constitue une véritable religion, et que, seule entre toutes les écoles, elle avait un symbole arrêté par le maître, dont pas un disciple ne se permettait de s’écarter sur aucun point, de sorte qu’Épicure était tenu pour infaillible. Il analyse avec le même bonheur la vie de Lucrèce et son temps, l’anarchie romaine, le besoin de la paix qui tourmentait les hommes d’alors, et qui était précisément celui que la doctrine d’Épicure promettait de satisfaire, la physionomie nouvelle que prit cette doctrine sous l’influence du génie romain, qui donna à la philosophie même de l’indolence un accent stoïque, enfin l’enthousiasme d’apôtre avec lequel le poète révolutionnaire fait la guerre dans l’ordre de la pensée à toutes les traditions du passé. Étudiant sa morale, il signale d’abord la vivacité avec laquelle Lucrèce défend le libre arbitre, thèse qui n’est pas d’ordinaire celle des philosophes irréligieux (M. Patin avait déjà relevé cette espèce de contradiction), puis il montre avec beaucoup de sagacité qu’il ne faut voir là que le parti-pris d’ôter aux dieux le gouvernement de la volonté humaine aussi bien que celui de la nature extérieure. Le chapitre de la Science de Lucrèce et celui qui le suit et qui s’y rattache sont des plus intéressans. M. Martha y rend très bien compte de cette ignorance voulue de l’école d’Épicure, qui accepte avec une suprême indifférence toutes les explications naturelles des phénomènes, sans se soucier de "savoir si celle-ci vaut mieux que celle-là, pourvu que l’explication surnaturelle soit exclue, et s’accommode également d’une théorie savante ou d’une imagination enfantine.

Il signale à la fois dans la physique de Lucrèce des erreurs pitoyables et des vues très hautes, dues aux grands penseurs qui ont créé en Grèce la philosophie ; il rapproche de ces vues élevées celles des modernes, et les noms de nos savans viennent naturellement se placer sous sa plume, quand il trouve dans son poète la pluralité des mondes, ou les combinaisons des atomes, ou ce qu’il a droit d’appeler la doctrine de la sélection, ou enfin certains aperçus cosmogoniques. Ce sont encore les origines philosophiques de Lucrèce, mais plus encore ses origines poétiques, qu’il étudie dans Empédocle, et il avance à ce propos une conjecture qui me paraît très plausible, c’est que l’idée de l’invocation à Vénus pourrait bien être venue du poète grec, qui expliquait, comme on sait, la nature par l’action de la sympathie et par sa lutte contre le principe contraire, principe de discorde et de combat. Dans un dernier chapitre intitulé Tristesse du système, M. Martha met en lumière l’esprit de découragement et de désespoir qui possédait l’humanité en cette époque malheureuse, et dont s’inspiraient également des doctrines bien différentes, puisque les idées des disciples d’Épicure sur la fin prochaine du monde allaient être aussi celles des chrétiens. Columelle, écrivant un siècle plus tard son livre sur l’agriculture, se croyait obligé de protester contre la plainte de Lucrèce, que la terre est épuisée comme une femme qui ne peut plus avoir d’enfans, et de soutenir qu’au contraire la terre est toujours jeune et féconde pour qui sait employer ses forces. Ce résumé ne donne qu’une idée très imparfaite de tout ce qu’on apprend dans le livre de M. Martha, fruit d’une étude aussi pénétrante que complète. Je n’ai pas besoin de dire que l’auteur a profité de tout ce qu’on avait fait avant lui sur Lucrèce, et en particulier de l’enseignement du maître dont il est le suppléant à la Faculté des Lettres dans le cours de poésie latine. Il a cité souvent M. Patin, il l’aurait cité, je crois, plus souvent encore, si ces excellentes leçons, publiées depuis, n’avaient été, au moment où M. Martha faisait son travail, dispersées dans des feuilles qu’on n’avait pas toujours sous la main.

Tout cela est écrit dans le meilleur style et avec le plus vif sentiment de la poésie de Lucrèce. L’auteur a cédé à ce sentiment jusqu’à traduire en vers français tous les morceaux qu’il a cités, et ce sera là pour beaucoup de personnes un des principaux attraits de son livre. Pour moi, je dois l’avouer, je me défie de la traduction en vers ; je crains que les gênes de la versification ne fassent plus que compenser pour le traducteur l’avantage d’une forme plus riche. Cependant je dois reconnaître que, s’il y a un genre de poésie qui convienne au génie de notre versification, c’est évidemment le genre didactique. Ce que M. Martha s’est plus particulièrement proposé de rendre, c’est la simplicité de la phrase de Lucrèce : il ne fallait pas moins pour cela qu’un vers assoupli par toutes les nouveautés poétiques de notre temps ; mais M. Martha est le premier à sentir et à dire qu’il lui faut rester loin de la magnificence du texte. Il en reste plus loin, je crois, qu’il n’aurait fait avec de la prose, une prose telle qu’un écrivain comme lui en eût su trouver. Son plus grand succès est dans les morceaux en quelque sorte techniques, où par la souplesse de son vers il réussit à suivre plus fidèlement que personne, il a le droit de le dire, la trame serrée du raisonnement du poète et le ton familier auquel celui-ci descend alors sans fléchir. C’est d’ailleurs un vrai plaisir, et dont il faut tenir compte, pour ceux qui ne peuvent lire le texte latin, de trouver une traduction qui leur donne si exactement l’idée sans leur faire perdre la musique des vers.

J’arrive à la pensée philosophique du livre. J’ai dit combien je la goûtais ; mais je n’entends point parler d’une thèse qui y est soutenue, et qui se montre tout d’abord, je parle d’une certaine sagesse qui circule au dedans de l’ouvrage et qui y répand une bienfaisante lumière. Je fais des réserves sur la thèse, qui est historique. M. Martha est et se déclare spiritualiste, et il a des paroles chrétiennes. En même temps M. Martha est un esprit large, très sympathique à la fois à Lucrèce et à la liberté de la pensée. Il voudrait le faire accepter, le recommander à ceux qui seraient moins larges que lui, et il a besoin de l’admirer lui-même sans scrupules. Il s’attache pour cela à cette thèse que « l’entreprise d’Épicure n’est pas, comme on se le figure et comme on le répète souvent, une attaque contre ce que nous appelons les doctrines spiritualistes. « Il ne le soutient pas à la lettre, car ce serait aller contre l’évidence ; mais il entend et il explique que les doctrines spiritualistes ne sont pas vraiment en cause dans Épicure ni dans Lucrèce sous la forme élevée et épurée qu’elles prennent aujourd’hui. La colère de l’école d’Épicure et ses révoltes ne s’adressent qu’aux idées grossières, indignes du nom de spiritualisme, qui composaient en général la religion des anciens. J’arrête ici M. Martha, car il dit véritablement deux choses en paraissant n’en dire qu’une. Sa première proposition est celle-ci : Épicure et Lucrèce n’en veulent pas réellement au spiritualisme, à ce spiritualisme supérieur qui est la religion commune de tant de bons esprits. Cette proposition peut être accordée, du moins dans une certaine mesure. La seconde est celle-ci : la philosophie de Lucrèce ne porte que contre le paganisme, contre les superstitions païennes. C’est une assertion toute différente et à laquelle je ne puis absolument consentir. En effet, la philosophie de Lucrèce menace également le christianisme. Je ne parle pas de tel christianisme libre, aussi large et aussi philosophique que peut l’être le spiritualisme lui-même ; je parle du christianisme historique, du christianisme de l’église catholique, héritière directe des religions antiques. Ce christianisme est tout autre chose que le spiritualisme avec lequel M. Martha semble le confondre dans tout son livre, et il est clair qu’Épicure et Lucrèce sont et seront toujours pour ce christianisme des ennemis aussi irréconciliables et aussi redoutables qu’ils l’ont été pour les anciens dieux.

Je ne nie pas cependant qu’il ne reste dans la thèse de M. Martha une portion de vérité, et j’ajoute qu’il l’a mise dans une grande lumière. Les deux chapitres qu’il a consacrés à ce travail sont la partie la plus remarquable de son étude historique. Il est très vrai que dans l’antiquité le surnaturel pesait bien autrement qu’aujourd’hui sur l’imagination des hommes et sur leur vie. Quand Épicure les fortifiait contre la crainte de la mort ou la crainte des dieux, il avait affaire à des terreurs qui ne sont plus à beaucoup près parmi nous ce qu’elles étaient alors. Ce qu’on craignait dans la mort, ce n’était pas seulement les châtimens d’une autre vie, c’était je ne sais quelle nouvelle existence qu’on se figurait à part même des justices divines : existence sombre, froide, désolée, où l’homme se survivait en quelque sorte pour sentir ce qui lui manquait et pour en souffrir. Les âmes restaient dans le tombeau comme dans une prison, affligées de toute manière et même affamées : on leur portait à manger. Je ne dirai pas que de pareilles idées soient sorties aujourd’hui de tous les esprits ; mais elles ne font plus de droit partie d’une religion, et ne sont plus avouées par aucune doctrine. Quant à l’action des dieux dans cette vie, elle se faisait sentir tous les jours, toutes les heures pour ainsi dire, du moins aux esprits timorés, de la manière la plus troublante. Les dieux se mêlaient de tout et s’irritaient à tout propos, comme des maîtres tracassiers et tyranniques. Tout était prodige, tout était présage ; le moindre accident, un songe même, était un signe de leur intervention et une menace ; il fallait sans cesse conjurer et expier. Un malheur n’était pas seulement fâcheux en lui-même, il l’était encore parce qu’il témoignait de la colère des dieux, et ainsi la vie n’avait pas une seule tristesse qui ne fût grosse de mille craintes. Ces dieux avaient besoin des souffrances de l’homme et souvent même demandaient son sang. Plutarque, dans un passage cité par l’auteur, nous représente le dévot peureux qui court au temple pour offrir un sacrifice, mais qui pâlit sous sa couronne, qui met l’encens sur le feu d’une main tremblante, qui entre dans le sanctuaire comme dans la caverne d’un ours ou d’un dragon. Voilà ce qui soulevait les révoltes d’Épicure, et il est permis de dire que ce n’est pas précisément là ce qu’on appelle autour de nous la religion. Tout ce développement est de ceux ou l’auteur a déployé le plus de critique ; mais il en tire une conclusion trop générale et sur laquelle j’aides objections à lui faire, en respectant ses opinions et en demandant pardon pour la liberté des miennes.

Et d’abord quand M. Martha met en opposition les croyances païennes et ce qu’il appelle nos croyances, il ne tient pas compte de tant de siècles qui se sont passés depuis le paganisme jusqu’à nous, il oublie et il veut oublier que ces siècles ont été remplis de superstitions aussi grossières, aussi malfaisantes que l’étaient celles de l’antiquité, que ces superstitions ont duré jusqu’au jour où s’est levée la lumière de la science moderne, et que ce jour même ne les a que bien lentement et bien imparfaitement dissipées. Il ne dit pas que Boileau, au milieu même du grand siècle, croyait encore que c’est Dieu qui tonne, ce qui veut dire évidemment que dans sa pensée Dieu se manifeste plus particulièrement par son tonnerre, et qu’il le fait entendre comme une menace. Ainsi Boileau était encore comme ces enfans de l’antiquité qui faisaient pitié à Lucrèce, et qui font pitié à M. Martha ; mais passons sur le moyen âge et sur le XVIIe siècle, descendons jusqu’à la révolution, jusqu’à la date même où nous sommes, et nous verrons que l’auteur flatte beaucoup trop encore la philosophie religieuse de son temps. « Aujourd’hui, dit-il, quelle que soit la diversité de nos croyances philosophiques et religieuses, nous sommes tous d’accord pour ne point craindre les phénomènes naturels qui jadis causaient tant d’effroi… La nature ne provoque plus que la curiosité et ne produit plus l’épouvante. On contemple, on étudie ses mystères, on vit en elle, sans trouble. Non-seulement elle paraît plus innocente depuis qu’on la laisse à ses lois ; mais encore elle paraît, par ses lois mêmes, plus digne de son auteur. Les âmes les plus pieuses, les plus promptes à frissonner sous un avertissement divin, ne croient plus qu’une nuée plus ou moins noire, que les feux, les bruits du ciel, soient des signes de colère. On suit le conseil de Lucrèce, qui recommande de considérer tout cela d’un cœur tranquille,

… Pacata posse omnia mente tueri. »


Oui, voilà bien en effet l’état de tous les esprits raisonnables ; mais le vulgaire en est-il là, et ne fait-on plus rien pour le vulgaire ? N’y a-t-il pas toujours des prières solennelles pour les sécheresses et les intempéries, pour les épidémies et toutes les violences de la nature ? Ne bénit-on pas des cloches en leur conférant le pouvoir de conjurer la tempête ? Et ceux qui ont autorité sur les peuples ne leur prêchent-ils pas, suivant une tradition constante, que les calamités ou les malheurs de toute espèce, jusqu’à la mort d’un enfant héritier d’une couronne, ont leurs causes dans les péchés des hommes, et particulièrement dans les tentatives et les progrès de l’impiété ?

A l’occasion du fameux troisième livre de Lucrèce, consacré à enseigner que tout finit pour l’homme à la mort, M. Martha, afin d’excuser son poète, dit que la croyance à une autre vie ne contenait chez les païens que des terreurs, tandis que cette croyance ne suppose aujourd’hui que des idées consolantes. Sans examiner s’il n’est pas injuste envers les enfers païens, il demeure certain qu’il méconnaît l’enfer moderne et le purgatoire. C’est ici qu’il appelle à son secours un rapprochement très ingénieux. A côté de cette pensée de Lucrèce, qu’il n’y a pas d’enfers ni de Tartare, si ce n’est dans l’âme de ceux qui ne vivent pas suivant la sagesse, il cite certains passages des sermons de Bossuet où il croit lire aussi qu’il n’y a d’autre enfer que le péché, et que l’enfer est tout entier dans l’âme du pécheur. J’imagine qu’il a trouvé quelque part ces passages isolés et qu’ils lui ont fait illusion ; mais l’illusion ne se soutient pas dès qu’on se replace dans la suite des textes. Le second passage, pris du sermon sur la gloire de Dieu dans la conversion des pécheurs (pour le troisième dimanche après la Pentecôte), est le seul qui puisse tromper. « Passant plus outre, je dis qu’ils commencent leur enfer même sur la terre et que leurs crimes les y font descendre, car ne nous imaginons pas que l’enfer consiste dans ces épouvantables tourmens, dans ces étangs de feu et de soufre, dans ces flammes éternellement dévorantes, dans cette rage, dans ce désespoir, dans cet horrible grincement de dents ; l’enfer, si nous l’entendons, c’est le péché même. » Mais en disant que les pécheurs ont déjà l’enfer dans leur cœur et sur la terre, il entend bien néanmoins qu’ils le retrouveront ailleurs pour l’éternité, et qu’à l’horreur du péché se joindront alors toutes les horreurs des supplices. Quelques lignes plus loin, il nous parle en effet de « ces effroyables cachots où sont tourmentées les âmes rebelles. » M. Martha cite encore dans une note une phrase du sermon sur les souffrances (deuxième sermon pour la fête de l’exaltation de la sainte croix). « Si vous voulez voir, chrétiens, des peintures de ces gouffres éternels, n’allez pas rechercher bien loin ni ces fourneaux ardens, ni ces montagnes ensoufrées qui vomissent des tourbillons de flammes et qu’un ancien appelle des cheminées de l’enfer, ignis inferni fumariola. Voulez-vous voir une vive image de l’enfer et d’une âme damnée, regardez un pécheur. » La citation s’arrête trop tôt, et il fallait achever la phrase : « regardez un pécheur qui souffre et qui ne se convertit pas. » L’idée que Bossuet développe est qu’il y a deux sortes de peines, celles de cette vie ou celles du purgatoire, qui amènent la pénitence et qui sauvent, et celles de l’enfer, qu’il définit la peine sans la pénitence, et dont il dit encore : « La damnation éternelle est un effet de pure vengeance, et ne peut jamais nous tourner à bien. » Et voici enfin commuent il parle dans le sermon sur les fondemens de la vengeance divine (troisième sermon pour le premier dimanche de l’avent) : « Ainsi toujours vivans et toujours mourans, immortels pour leurs peines, trop forts pour mourir, trop faibles pour supporter, ils gémiront éternellement sur des lits de flammes, outrés de furieuses et irrémédiables douleurs. » Je n’achève pas cette peinture ; mais, on le voit bien, la thèse que l’essence de l’enfer est dans le péché n’est qu’un raffinement mystique sans conséquence, qui ne fait aucun tort à l’enfer barbare de la tradition. La foi de Bossuet sur l’enfer est la même que celle de l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ : « on fondra sur les voluptueux de la poix bouillante et du soufre puant ;… là les damnés n’ont ni repos ni consolation » (I, XXIV, 3) ; elle est encore celle de l’orthodoxie d’aujourd’hui. Il n’y a donc pas moyen à ce propos de placer Lucrèce sous le patronage du grand évêque, et loin qu’on doive « aller jusqu’à Bossuet » pour retrouver le sentiment si beau et si pur que le critique admire, il faut au contraire l’aller puiser, loin de la théologie, à la sagesse libre et humaine de l’antiquité. Je conviens que les hommes de notre temps doivent croire aisément que l’imagination de Bossuet se passait de pareilles images parce que la leur s’en passe en effet ; ils sont remplis de l’esprit moderne, ils ont lu Molière, qui n’a pas craint de rire des « chaudières bouillantes » dans l’École des Femmes, l’année même où Bossuet prêchait son premier carême à la cour. Autour de nous les âmes religieuses se préoccupent assez peu en général de ces vieilles terreurs, et s’en tiennent volontiers aux espérances quand leur pensée va au-delà de la mort. Elles aiment à concevoir surtout l’autre vie comme la réparation des misères de celle-ci. Le pauvre peut-être pense à l’enfer pour y placer le mauvais riche ; mais ni le riche ni le pauvre n’y pensent pour eux-mêmes ni pour les leurs. Une femme pieuse se dit qu’elle retrouvera dans le ciel un fils aimé, l’idée que ce fils pourrait être un damné n’entre plus en elle. Une morale nouvelle a mis le dogme dans l’ombre, sans avoir la force de l’effacer ; la doctrine ne s’est pas épurée, la foi s’est affaiblie. Je regrette donc tant d’efforts perdus à concilier les leçons d’Épicure avec des croyances toutes contraires, et je suis fâché que M. Martha ait négligé l’avertissement que lui donnait un maître qu’il aime et respecte autant que moi. M. Patin avait avoué franchement, quoiqu’avec regret, le sens des combats livrés par Lucrèce. « Ce n’est pas le paganisme seul, comme on l’a dit quelquefois, que menace sa victoire, c’est la religion elle-même » (leçon du 6 décembre 1859). Le mot est vrai, soit qu’on entende par la religion une foi générale commune à toutes les religions, soit qu’on appelle ainsi l’ensemble des croyances, des pratiques et des habitudes dont se compose la religion même qui règne au temps et au pays où nous sommes et au sein de laquelle nous vivons.

C’est la religion prise dans ce dernier sens qui touche particulièrement les hommes ; là est la cause du vif intérêt que la lecture de Lucrèce inspire, et les critiques que je viens d’indiquer rendent seules toute leur grandeur à la pensée de Lucrèce et à son œuvre. Si en effet Épicure et son disciple n’avaient fait la guerre qu’à une superstition qui n’existât plus, aujourd’hui, ou bien qui ne se conservât que parmi les esprits du dernier étage, et qui fût désavouée de tout ce qui a quelque rang et quelque autorité entre les croyans, nous lirions encore le poète avec admiration sans doute, mais sans émotion ; nul n’aurait à se débattre contre lui, et feux au contraire qui sont avec lui ne lui seraient reconnaissans de ce qu’il a fait que par un effort de justice. Ce qui les échauffe et les transporte, c’est la conviction que cette paix de la raison à laquelle Lucrèce aspirait n’est pas encore assurée aux hommes, c’est qu’il leur paraît qu’ils trouvent trop souvent autour d’eux et la sagesse étroite qui recule devant toute vue large de la nature, et la peur des âmes faibles, et l’esprit despotique qui les effraie, et les iniquités enfin commises par les hommes au nom du ciel. Quand ils relisent ce vers célèbre :

Tantum religio potuit suadere malorum,

ils repassent dans leur esprit, comme faisaient leurs pères du XVIIIe siècle, les scènes qui remplissent la longue histoire de l’intolérance religieuse, et pour le présent ils se disent que, si le temps n’est plus où on égorgeait les enfans sur les autels, c’est encore le fanatisme sous une forme plus douce qui les enlève à leur mère pour les enlever à leur religion.

Maintenant il n’y aura qu’une stricte justice à reconnaître que ces réserves de M. Martha, cette circonspection, cette habileté, ces ménagemens de toute espèce, sont mis constamment par l’auteur au service des meilleurs sentimens et des vérités les plus utiles. Ce n’est pas seulement Lucrèce qu’il fait goûter, c’est la liberté de la pensée, d’une pensée même plus hardie et, à son sens, plus téméraire que la sienne, pour laquelle il plaide dans tout le volume en avocat consommé. Ces rapprochemens avec les grands spiritualistes et les grands chrétiens, s’ils sont quelquefois trop complaisans pour ceux-ci, couvrent la philosophie de Lucrèce aux yeux de plus d’un lecteur. M. Martha lui vient en aide non pas seulement par ces argumens de détail, mais par des vues très générales et très hautes. « Ne voit-on pas chez nous, dit-il, que les doctrines religieuses et philosophiques, si divers que soient leurs principes et leurs dogmes, se trouvent d’accord le plus souvent dès qu’il s’agit de devoirs et d’honnêteté commune ? Il est même fort heureux que l’honnêteté puisse découler de tous les principes. » Tout en se gardant bien de prononcer le mot suspect de morale indépendante, il fait accepter la pensée comprise d’ordinaire sous ce mot, et il amène ses lecteurs à être « équitables pour toutes les doctrines, pourvu qu’elles soient sérieuses et méditées. » Il fait respecter de la même manière la neutralité de la science, je parle de la science de la nature extérieure. Après avoir montré que la doctrine de l’école d’Épicure sur les antipodes, que l’église ne voulait pas admettre, est devenue celle des pères, il prononce que « les opinions sur la physique ne sont point par nature religieuses ou impies ; » il demande qu’on ne repousse pas une doctrine sur la nature sous le prétexte qu’elle est amie ou ennemie. « Est-elle vraie, est-elle fausse ? Voilà toute la question. Elle est impie aujourd’hui, elle sera peut-être religieuse demain. » Tout le monde ne l’en croira pas quand il ajoute que les systèmes d’abord condamnés de Copernic et de Galilée ont fourni depuis à la religion des armes nouvelles ; mais, si l’observation est douteuse, le conseil qu’il y rattache est excellent, celui de ne rien persécuter et de ne rien maudire. C’est ainsi qu’ailleurs, relevant cette attente de la fin prochaine du monde dont le poète se montre si ému, il s’écrie : « Bizarre fortune des idées ! ces craintes d’une philosophie incrédule deviendront au moyen âge les craintes de la piété. Ces peuples entiers, qui attendaient avec anxiété l’an mil, qui se hâtaient de donner leurs biens aux églises, ne savaient pas qu’ils cédaient à une terreur jetée dans le monde antique par les épicuriens. Les âmes pieuses qui croyaient trembler sous un frisson divin regardaient sans doute comme des impies ceux qui ne partageaient pas leur terreur, sans se douter qu’elles-mêmes étaient les impies, puisqu’elles tremblaient sur la foi d’Épicure. Ainsi il arrive souvent que dans le cours des âges les idées perdent les marques de leur origine, passent d’une doctrine à une doctrine contraire, et, comme des transfuges déguisés, changent de camp. » Je veux signaler surtout la belle péroraison du chapitre sur la religion de Lucrèce. Il y expose ce qu’on pourrait appeler le credo d’un honnête homme sur la nature avec une netteté et une fermeté qui font un égal honneur à son caractère et à son talent. « En chassant de la nature l’inepte intervention des dieux du paganisme, Épicure a mis fin encore à toutes les fraudes prétendues pieuses par lesquelles les hommes se trompaient les uns les autres et se trompaient eux-mêmes. Tandis que Pythagore, Socrate, Démocrite même, l’Académie, le Lycée, le Portique, toutes les écoles, même les plus libres, croyaient à la divination par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes, par les astres, par les songes, par le délire et par cent autres moyens, Épicure seul repoussa ces sciences menteuses et en dévoila l’imposture. Il contraignit les aruspices et les devins à se trouver eux-mêmes grotesques ; il se moqua si bien des oracles qu’ils finirent bientôt par ne plus oser parler. On peut dire qu’aujourd’hui un homme passe pour éclairé à proportion du mépris qu’il professe pour tout ce qu’Épicure a méprisé. Sans doute nous n’admettons pas tout ce qu’il affirme, mais nous nions presque tout ce qu’il nie. Que nous importe que son système soit erroné, comme tous les systèmes, si sa critique a dissipé de pires erreurs, si elle a en quelque sorte nettoyé la nature et la raison ? Sa théologie est misérable, mais elle a eu du moins le mérite de détruire une théologie plus misérable encore ; sa physique est mauvaise, mais elle a rendu possible la bonne. La science moderne n’a fait de progrès que pour être devenue épicurienne, pour avoir cru à des lois invariables ; le bon sens public est devenu épicurien, puisqu’il n’a plus peur de la nature ; ce que nous appelons instruire le peuple, c’est l’élever en physique à la lumière de l’épicurisme… Tous tant que nous sommes, vous et moi, que nous le sachions, que nous le voulions ou non, nous portons en nous non pas le système, mais l’esprit de la doctrine, car, il ne faut pas l’oublier, la grande pensée du maître, à laquelle tout est subordonné, fut de délivrer la nature de toutes les puissances occultes, malfaisantes, ridicules, qui troublaient l’univers et l’homme. Sans doute ce n’est pas à Épicure seul que nous devons ce bienfait ; mais le premier il a fait effort pour le répandre sur le monde. C’est là ce qui rend sa doctrine respectable malgré ses erreurs, c’est là ce qui donne encore aujourd’hui un si grand intérêt au poème de Lucrèce. Le poète a célébré en vers magnifiques une grande vérité dont nous vivons ; car ce qui se dépose avec le temps dans la raison et la conscience des hommes, ce qui y demeure et finit par faire partie de nous-mêmes, ne peut être que le vrai. »

Sauf un presque que tous n’avoueront pas, un tel morceau pourrait être signé par tout ce qu’il y a d’esprits indépendans. J’ai admiré çà et là dans le volume, mais nulle part peut-être plus que dans ces pages, tout ce qu’un esprit fin et une plume habile, conduits par une pensée équitable et généreuse, peuvent faire entrer sans violence de bonnes idées chez tel qui les repousserait venant d’ailleurs, en les suggérant plutôt qu’en les imposant, et rendant les gens sages par la seule contagion de la sagesse. Il y a une critique qui livre l’assaut ; il y en a une autre, c’est celle de M. Martha, qui entre insensiblement dans la place, et qui fait son œuvre par une douce persuasion. Lisez donc, dirai-je à tous, un livre où l’antiquité en général et en particulier l’école d’Épicure sont parfaitement connues et jugées, un livre plein d’idées nobles et délicates rendues d’une manière toujours heureuse, quelquefois exquise, où rien n’est oublié de ce qui peut faire comprendre un poète dont le nom est un des plus grands de l’Italie, justement fière de tant de grands noms, l’Italie de Virgile et de Dante, un livre qui a été composé avec amour, car on devine, au plaisir qu’il donne au lecteur, celui qu’il a donné à l’auteur lui-même. Le volume n’est pas gros, et on trouve en le lisant qu’il finit trop vite ; il n’en comptera pas moins parmi les meilleurs titres philosophiques et littéraires d’un écrivain que le public goûte depuis qu’il écrit.


ERNEST HAVET.



REVUE DRAMATIQUE.
PATRIE, drame en cinq actes, de M. VICTORIEN SARDOU.


M. Victorien Sardou, si adroit et si heureux au théâtre, nous paraît avoir des amis bien imprudens. N’a-t-on pas prononcé le nom de Corneille à propos d’une scène de sa nouvelle œuvre ? N’a-t-on pas dit que la grande tradition poétique était renouée, que le drame venait de renaître, le drame où revivent les passions des âges disparus, et que du premier coup un des plus spirituels amuseurs de la société contemporaine, l’auteur ingénieux des Pattes de mouche, le moraliste de la Famille Benoîton, avait conquis ce périlleux domaine ? De là, il faut bien le dire, le désappointement des spectateurs qui, sur la foi de la rumeur publique, ont accueilli trop aisément cette bonne nouvelle. Préparés à l’admiration par le triomphe de la première soirée, ils arrivent, et que trouvent-ils ? Une pièce à grand spectacle, une mise en scène brillante, des tableaux tumultueux qui se lient faiblement au drame, enfin une action assez vive, mais vulgaire en somme, où manque précisément ce qu’on a loué si fort, l’élévation des sentimens et la vérité de la passion. Ce désappointement est tel qu’il faut s’en défier pour être juste. Oubliez les modèles qu’on a cités, oubliez même les émotions désordonnées, mais généreuses, qui essayaient de renouveler la scène il y a quarante ans, et, si vous êtes obligé de condamner bien des choses dans l’œuvre de M. Sardou, vous y trouverez aussi des intentions, des symptômes, des éclairs, qui méritent d’être signalés avec éloge.

La toile se lève sur un tableau lugubre. Il s’agit de peindre la condamnation à mort de tout un peuple. Les commissaires du duc d’Albe tiennent séance dans un marché de Bruxelles. Les accusés sont traînés devant les juges, puis envoyés aux bourreaux. L’interrogatoire n’est pas long, la besogne marche vite. C’est une tuerie épouvantable. On brûle, on pend, on noie tout ce qui est suspect. Une terreur écrasante pèse sur la cité. De temps à autre, au milieu des arrêts de ce conseil de sang, on entend retentir la fusillade ou les vociférations de la populace. Parmi les hommes qui vont être jugés, voici un des plus nobles personnages des Flandres, le comte de Rysoor. Il a quitté Bruxelles depuis quatre jours ; au moment où il rentre dans la ville, on l’arrête. D’où vient-il ? Est-il vrai que la nuit dernière il a couché hors de sa maison ? Il faut qu’il rende compte de ce qu’il a fait pendant son absence, car tout cela sent le conspirateur et le rebelle. Rendre compte de ses actes, Rysoor ne le peut ; ce serait trahir sa cause, ce serait avouer qu’il a vu Guillaume d’Orange, et que la vengeance des Flandres est toute prête à éclater. Nier qu’il a passé la nuit hors de Bruxelles, il ne le peut davantage. Il sait donc quel sort lui est réservé, sa condamnation est inévitable. Qu’importe ? Il a fait le sacrifice de sa vie lorsqu’il est allé se concerter avec Guillaume d’Orange, il est beau de mourir avec la certitude d’avoir préparé la résurrection de son pays ; mais non, le comte de Rysoor ne mourra point. Un capitaine espagnol logé dans sa maison vient attester devant le tribunal qu’au milieu de la nuit dernière, rentrant chez lui après une fête joyeuse, la tête un peu échauffée, il a vu le comte sortir de la chambre de la comtesse. Est-ce un faux témoignage à l’aide duquel le capitaine veut arracher la noble victime aux bourreaux du duc d’Albe ? Le comte de Rysoor le croit, et déjà il remercie son sauveur. Il se trompe ; le capitaine l’a bien vu, à minuit, sortir de la chambre pendant que la comtesse l’accompagnait jusqu’au seuil. Et qui donc serait-ce, si ce n’était pas lui ? Il l’a vu, il l’a entendu. Le comte ne se souvient-il pas qu’il y a eu entre eux comme une légère altercation, que lui, dans l’ombre, cherchait son chemin avec la pointe de son épée, et que le comte, en écartant la lame, s’y est blessé la main ? Le capitaine, un peu honteux de son équipée, s’en excuse en galant homme, et il ne se doute pas qu’il vient de déchirer le cœur du comte. Le comte de Rysoor, sous ses cheveux blanchis, aime si ardemment la jeune épouse qu’il s’est donnée ! C’est une Espagnole ; quand il l’a vue pour la première fois, elle était belle, pauvre, auprès d’une mère agonisante. Il l’a aimée, il l’a sauvée ; Dolorès, la misérable abandonnée, est devenue la comtesse de Rysoor. Et c’est elle qui vient de trahir son bienfaiteur ! C’est elle qui vient de se livrer à un amant, tandis que le comte, son mari, appelé au dehors par le plus saint des devoirs, risquait sa tête pour le salut de la patrie ! L’horreur de M. de Rysoor serait bien plus grande, s’il savait ce que sait déjà le spectateur : l’amant de la comtesse, c’est l’ami le plus intime du comte, Karloo van der Noot, un frère d’armes qu’il traite comme un fils, un homme associé à sa vie par des liens sacrés, puisqu’ils souffrent tous deux des mêmes douleurs et sont résolus à mourir pour la même cause. Dans des conditions pareilles, la trahison est presque un sacrilège, et l’adultère ressemble à un inceste.

Cette profanation, dont nous sommes avertis dès le commencement du second acte, pèse sur l’œuvre entière et empêche l’émotion de se produire. Est-il possible d’être ému lorsque Dolorès, convaincue par son mari d’avoir reçu chez elle un homme la nuit précédente, se redresse sous le reproche, avoue hautement sa faute et tâche de la justifier ? Sa justification est déclamatoire et vulgaire. Le délire seul de la passion insensée, furieuse, invincible, pouvait excuser la malheureuse ou du moins la faire plaindre ; l’héroïne de M. Sardou s’ennuyait, elle était jalouse de l’amour du comte pour son pays ; Espagnole et catholique, elle souffrait de se voir associée au défenseur des Flandres,… elle cherche ainsi mille raisons pour se donner à elle-même les apparences d’une passion irrésistible ; mais le public, qui la juge, s’aperçoit bien qu’elle ment. L’amour de Dolorès pour Karloo, tel qu’il est dépeint par l’auteur, n’a pour explication que des sentimens bas et de grossiers instincts. Certes on ne saurait contester au poète le droit de faire éclater le drame domestique au milieu des émotions et des catastrophes nationales. C’est ce qu’a fait Goethe dans Egmont, c’est ce qu’a fait M. Mérimée dans sa Chronique de Charles IX et ce dont le génie de Meyerbeer a tiré un si grand parti au quatrième acte des Huguenots. Seulement il faut alors que les passions individuelles soient en harmonie avec les passions générales, il faut que le drame privé participe par l’exaltation et le sacrifice à la sublimité du drame public. Lorsque Raoul et Valentine vont chercher la mort ensemble, au milieu des égorgeurs de la Saint-Barthélémy, l’harmonie que nous réclamons au nom de l’art est admirablement observée. Ici, c’est tout le contraire. Quoi ! au milieu d’une si horrible boucherie, dans cette ville pleine de sang et de cadavres, à travers ce silence lugubre qui succède par intervalles aux derniers cris des victimes, en face de ce peuple courbé sous la hache, lorsqu’un des meilleurs enfans de la patrie travaille à briser ce joug exécrable, son ami, son frère d’armes, un héros de patriotisme, à ce que l’auteur assure, n’hésite point à porter chez lui le déshonneur ! Se peut-il qu’une exaltation si tragique et si sainte laisse place dans l’âme de Karloo van der Noot, dans l’âme même de la comtesse Dolorès, à un égoïsme si odieux, à une lâcheté si basse ? Ou bien il y a là une contradiction inadmissible, au point de vue de cette vérité idéale qui est l’atmosphère de la scène, ou bien l’auteur était tenu de nous expliquer cette passion assez grande, assez impérieuse, pour contre-balancer chez Karloo l’enthousiasme du patriotisme. De ces objections si naturelles, l’auteur n’a aucun souci. Bien loin d’y répondre, c’est à peine s’il paraît les soupçonner. Il accumule les tableaux où éclatent la cruauté du duc d’Albe, le désespoir des Flandres, l’ardeur de la résistance, l’espoir de la réparation (car sa pièce est une sorte d’opéra sans musique où le décorateur doit jouer un rôle important), il accumule les scènes tumultueuses où se déploie le drame public, le drame impersonnel, le drame de la nation aux prises avec une armée de bourreaux, et il ne s’aperçoit pas que les situations du drame individuel ne sont pas de force à contre-balancer l’effet de cette immense torture. Lorsque la comtesse Dolorès, pour arracher son amant à la vengeance du comte de Rysoor, va dénoncer au duc d’Albe la conspiration qui le menace, nous sommes moins révoltés de l’infamie d’une telle trahison que nous ne sommes impatientés de l’incohérence du tableau tracé par l’auteur. Expliquez donc, pourrions-nous lui dire, expliquez donc la passion aveugle, monstrueuse, qui s’est emparée de Dolorès, ou bien ne nous rappelez pas si vivement les émotions publiques, les douleurs, les catastrophes, qui auraient dû préserver de ces lâchetés hideuses même la plus vile des créatures. Nous n’accusons pas ce que la donnée a de révoltant ; le drame admet tout à la condition de tout expliquer avec art ; nous disons seulement que la donnée, poétiquement et dramatiquement, n’est point vraie, que l’explication fait défaut, et que la pièce porte en elle un germe de mort. Voilà pourquoi, malgré la dextérité du dramaturge, malgré toute sa science des effets de détail, l’intérêt du drame proprement dit est équivoque et l’émotion nulle.

M. Victorien Sardou connaît trop bien la scène pour ne pas avoir senti lui-même l’erreur fondamentale de son œuvre. Comment donc a-t-il passé outre ? Je crois le savoir. Il a pensé que ces fautes de situation seraient couvertes par la scène qu’il espérait en faire sortir. Au moment où le comte de Rysoor apprend que l’amant de la comtesse est ce Karloo qu’il aime tant, son fils, son frère d’armes, le meilleur de ses auxiliaires dans cette conspiration qui doit sauver la patrie flamande, emporté par l’indignation, il veut le tuer, puis tout à coup, songeant que ce coupable peut rendre au pays de grands services : « Je n’ai pas le droit, dit-il, de voler à la patrie ton courage, comme tu m’as volé mon bonheur. « Il lui pardonne donc et l’envoie au combat. Certes il y a là un beau mouvement, une intention élevée, généreuse, et la scène est traitée avec largeur. Le dirons-nous toutefois ? même en applaudissant, les spectateurs ne semblent pas convaincus. On ne sent pas ici cette adhésion franche et entière de la foule à un accent sorti de l’âme. L’ingénieux écrivain, à qui l’on n’a pas craint d’attribuer une inspiration cornélienne, sait mieux que personne à quoi s’en tenir. Le style même dont il s’est servi, ces antithèses de convention, ces cliquetis de paroles, attestent les combinaisons d’un maître-expert qui sait à point nommé faire manœuvrer les bravos. « Je n’ai pas le droit de voler à la patrie ton courage, comme tu m’as volé mon bonheur ! » voilà de la rhétorique théâtrale, et non de l’héroïsme. L’héroïsme n’est pas toujours simple, il peut bien faire quelquefois des phrases ; jamais du moins il ne sophistique, jamais il ne se fait des raisonnemens à lui-même afin de s’engager à prendre le faux pour le vrai, le mal pour le bien. Si pareille chose lui arrivait, le sublime serait exposé bien vite à franchir le pas qui le sépare d’un fâcheux voisinage. Le comte de Rysoor paraît un peu ridicule quand, il se persuade que Karloo est absolument nécessaire à la cause des Flandres. Quel est-il donc, ce personnage dont le concours doit être si précieux ? comment a-t-il prouvé son dévoûment ? que faisait-il pendant que Rysoor, au risque de sa vie, allait se concerter avec le prince d’Orange ?

On devine les dernières scènes ; chargé par le comte de Rysoor de chercher et de punir le traître, Karloo apprend que ce traître est une femme, que cette femme est la comtesse Dolorès, et à quel moment lui arrive cette révélation foudroyante ? Au moment où les conjurés montent sur le bûcher. En vain Dolorès veut-elle le fléchir, l’entraîner avec elle ; Karloo, insulté à tort comme un Judas par ses frères d’armes, la frappe d’un coup de poignard et se précipite dans les flammes. Ce dénoûment est terrible ; pourquoi ne produit-il pas une impression plus forte ? Pourquoi n’est-on pas ému en même temps qu’on est terrifié ? C’est que tout cela marche trop vite, que les caractères ne sont tracés qu’à demi, que les situations ne sont pas amenées au juste degré de lumière. Ce Karloo et cette Dolorès, sur qui se concentre au dernier acte la curiosité du spectateur, il fallait les concevoir autrement pour justifier la place qu’ils occupent. On ne s’intéresse ni à l’un ni à l’autre, et en outre, chose plus grave, le personnage chargé de représenter la justice lui donne un caractère odieux. Est-ce bien au Karloo de M. Victorien Sardou qu’il appartient de venger ses frères d’armes et de tuer la comtesse de Rysoor ?

Voilà bien des critiques ; nous trouvera-t-on trop sévère pour une œuvre digne d’estime et qui révèle à certains égards une direction heureuse ? Nous ne le pensons pas. Cet examen attentif doit montrer à M. Sardou quel cas on fait de son talent. S’il n’y avait eu dans le drame de Patrie que ce qui est destiné aux yeux, le spectacle, la mise en scène, les patrouilles de nuit, les coups de main, les gueux de mer, les grandes salles de l’hôtel de ville, les beffrois en branle et les bûchers en flammes, nous aurions laissé le spirituel dramaturge assembler la foule autour de ses tableaux. Il nous a semblé qu’il y avait ici autre chose, c’est-à-dire une intention louable chez l’auteur et dans le goût public un symptôme rassurant. On dit que la comédie et le drame empruntés au monde de l’heure présente commencent à fatiguer le public, on dit que l’art dramatique, en voulant, comme c’est son devoir, reproduire la vie contemporaine, s’est trop souvent attaché aux petites choses, aux mœurs d’hier ou d’aujourd’hui, à des réalités fugitives ou vulgaires, au lieu de se prendre à la vérité durable ; on ajoute que pour les écrivains sérieux le meilleur moyen de se renouveler serait d’échapper à cette réalité du terre-à-terre en cherchant dans un cadre moins rapproché de nous l’étude des passions éternelles. On renoncerait à l’habit noir, comme on dit, pour mettre en scène l’homme des siècles passés : excellente occasion de retrouver cette vérité idéale tant méconnue de nos jours, et qui, suivant l’optique de l’art, ne se voit guère qu’à distance. M. Sardou, avec son flair de ce que réclame le public, a-t-il voulu un des premiers ouvrir cette voie nouvelle ? Nous ne savons ; dans tous les cas, il y a là un symptôme. Il convenait donc d’examiner attentivement l’œuvre du spirituel écrivain. À quoi bon lui laisser croire qu’il a touché le but du premier coup ? Ce serait faire tort à un aimable esprit qui nous doit des œuvres plus vigoureusement conçues, plus soigneusement exécutées. Certes, si l’on compare le drame de Patrie aux œuvres précédentes de M. Victorien Sardou, ce n’est que justice d’y signaler un généreux effort. Bien que ses forces aient trahi son élan, l’élan est digne de sympathie. Quelques épisodes heureusement traités, la mort du sonneur, le rôle si français de M. de La Trémouille, indiquent une main d’artiste. Le jour où M. Sardou, si maître de son art dans les détails, voudra bien soumettre les données premières de l’œuvre à une méditation plus forte, on peut lui prédire un succès de bon aloi. Qu’il ne se contente plus si vite, qu’il s’accorde le temps d’étudier les passions de ses personnages, qu’il se préoccupe de l’harmonie et de la vérité au lieu de chercher les sur prises dans les disparates, surtout qu’il ne s’expose plus à prendre la violence pour l’émotion et la déclamation pour l’héroïsme ; s’il veut poursuivre la haute veine du drame tragique, ce sont là des conditions impérieuses ; le plus habile des arrangeurs ne saurait s’y soustraire impunément.


F. DE LAGENEVAIS.

L. BULOZ.