Chronique de la quinzaine - 30 avril 1855

Chronique no 553
30 avril 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 avril 1855.

L’Europe vient de passer un mois à se demander avec un redoublement d’anxiété ce qu’elle pouvait attendre des efforts de ses armées ou des dernières tentatives en faveur d’une solution satisfaisante de la crise actuelle. Elle a vécu, fixant à la fois son regard sur la Crimée, où le feu de l’artillerie alliée a été rouvert contre Sébastopol, et sur Vienne, où la conférence délibérait, — suivant cette marche simultanée du combat et de la négociation, et cherchant ce qui l’emportait, la paix ou la guerre. Qu’allait-il sortir de cette situation extrême ? Le dénomment est connu aujourd’hui : la guerre suit son cours pour le moment ; c’est la diplomatie qui a échoué, et qui a, sinon définitivement interrompu, du moins suspendu et ajourné ses travaux sous la forme d’une délibération collective. Lord John Russell a quitté Vienne, et le ministre des affaires étrangères de France revient à Paris. Voilà où a conduit la seconde conférence de Vienne ; elle finit, comme la première, par l’impuissance devant l’inflexibilité de la Russie. Seulement les circonstances sont autrement sérieuses qu’a l’époque où la note proposée au cabinet de Saint-Pétersbourg était le dernier mot des exigences européennes pour étouffer dans son germe une question redoutable. Le démêlé diplomatique suscité à Constantinople est devenu la guerre avec la Turquie ; de la guerre avec la Turquie, la force des choses a fait sortir la guerre entre la Russie et les puissances maritimes, de même que de la guerre dans la Mer-Noire et en Crimée la force des choses peut faire sortir la guerre dans l’Europe entière. C’était à l’origine une question que tout le monde conspirait à éluder ; une impudence de l’ambition russe en a fait une question d’équilibre général, qui domine encore aujourd’hui les opérations de nos armées, comme elle dominait hier les délibérations diplomatiques de la conférence réunie à Vienne.

C’est le 9 avril que le feu de toutes les batteries alliées a été rouvert contre Sébastopol, et que le bombardement, longtemps interrompu, a recommencé. Croire que, même après cinq mois de travaux mêlés de combats incessans, l’entreprise soit facile, et que tout puisse être fini en un instant, ce serait supposer que dans cet intervalle la Russie est restée inactive ; elle s’est hérissée au contraire dans sa forteresse. L’essentiel pour le moment, c’est que nos flottes sont devant le port, attendant l’heure d’agir, que cinq cents canons sont en position de foudroyer les ouvrages russes, et que dans ces premières opérations du nouveau bombardement notre artillerie a promptement acquis une supériorité marquée. Qu’on songe d’ailleurs que ce siège est certainement une des plus grandes choses militaires de ce siècle, que nos généraux, dont l’un, le général Bizot, vient encore d’être gravement blessé, ont à mesurer leur feu moins sur l’impatience de l’opinion européenne ou même de leurs soldats que sur leurs approvisionnemens, sur la durée probable de l’attaque, — qu’ils agissent contre me ville qui, en l’absence d’un investissement complet, reste libre de renouveler sa garnison, ses vivres, ses munitions. C’est ce qui explique sans doute comment un succès décisif n’est point venu plus promptement aider dans leurs efforts les négociateurs de Vienne, comment la Russie s’est crue autorisée à son tour à ne point souscrire aux conditions de l’Europe en présence de l’incertitude des opérations de la guerre. Le siège suit son cours dans la phase nouvelle où il est entré, et chaque jour rapproche nos soldats de Sébastopol, de cette citadelle où l’empire russe semble avoir placé sa destinée, en y concentrant tous les élémens d’une résistance formidable.

D’un autre côté, c’est au milieu du mois dernier que s’est ouverte la conférence, dont les plus graves délibérations ont coïncidé avec les plus récens incidens militaires. Elle commençait ses travaux sous de favorables auspices. L’avénement d’un nouveau tsar semblait permettre des rapprochemens qui eussent coûté peut-être à la fierté de l’empereur Nicolas. Les puissances occidentales, en se trouvant conduites à revendiquer pour l’Europe des garanties de sécurité, se montraient prêtes à céder ce que le droit évident n’exigeait pas. L’Angleterre et la France se faisaient représenter dans ces négociations par lord John Russell et M. Drouyn de Lhuys, chargés de dire le dernier mot de leur politique. La conférence de Vienne a réussi un instant à éveiller des espérances de paix par l’accord général qui s’est promptement établi sur les premières conditions, sur la transformation du protectorat des principautés, sur la liberté de la navigation du Danube. La facilité a peut-être été d’autant plus grande sur ces points de la part de la Russie, que par là. elle désintéressait l’Allemagne, l’Autriche en particulier. Comme il était facile de le prévoir, les complications sont venues dès qu’on a touché à la question essentielle, celle de la limitation de la puissance russe dans la Mer-Noire. La France et l’Angleterre, d’accord en cela avec l’Autriche, laissaient cependant de côté Sébastopol. Leur interprétation de cette garantie se résumait dans l’alternative offerte à la Russie entre la réduction de ses forces navales dans l’Euxin et la neutralisation de la Mer-Noire, c’est-à-dire l’exclusion de tous les vaisseaux de guerre de cette mer. C’est alors que les plénipotentiaires russes se sont trouvés être sans instructions suffisantes, et quand ces instructions sont arrivées après quelques jours, les deux termes de l’alternative étaient également déclinés. Dès ce moment, la conférence n’avait plus rien à faire, pas même à discuter la quatrième condition, relative à l’état des populations chrétiennes en Orient ; elle n’avait qu’à se dissoudre ou à d’ajourner indéfiniment, le refus de la Russie ne laissant a l’Occident d’autre issue que de poursuivre par les armes la conquête d’une solution impossible à réaliser par la voie des transactions diplomatiques. Telle est la situation actuelle des choses.

Le nœud de cette situation, on voit donc clairement où il est aujourd’hui. Aux yeux des gouvernemens de l’Occident, il y a un fait menaçant pour l’équilibre du monde, pour la sécurité et l’indépendance de l’Europe : c’est l’ambition fixe et ardente de la Russie tendant sans cesse à envahir l’Orient, marchant à cette conquête par tous les moyens, par les influences religieuses et les affinités de race, créant à son action des centres presque inexpugnables par ses établissemens militaires, faisant le siège de l’empire ottoman. Cette ambition, ils ont voulu la désarmer sans humilier la Russie dans sa dignité, en lui imposant la destruction de son immense arsenal de la Mer-Noire. Dès lors la pensée à réaliser se trouvait naturellement indiquée ; elle ressort de tous les faits, de toutes les circonstances, de toutes les conditions de la crise actuelle, des nécessités les plus évidentes de la défense de l’Europe, de toutes les considérations de sécurité pour l’Occident. Il y a une chose singulière à remarquer : on a imaginé bien des combinaisons différentes, on a cherché bien des manières de trancher cette terrible question. Un trait commun à la plupart de ces combinaisons et de ces solutions, c’est qu’elles vont directement contre le but qu’on se propose, et que le plus souvent, par une anomalie étrange, c’est le sultan qui paie les frais de la guerre. Que la paix confère a l’Europe le droit de créer de grands établissemens maritimes et militaires en Orient, il n’est pas sûr que la Russie en soit fort inquiétée ; il est certain que ce serait une charge immense pour les gouvernemens de l’Occident, et en définitive quelle serait la puissance atteinte dans son territoire ? Ce serait la Turquie, dont nos armes sont allées défendre l’intégrité. Que la paix proclame l’ouverture des détroits et la liberté de la Mer-Noire : les puissances maritimes de l’Europe peuvent, il est vrai, envoyer leurs vaisseaux dans l’Euxin ; mais en même temps la Russie entre dans la Méditerranée, ses flottes de la Mer-Noire et de la Baltique se rejoignent ; son pavillon peut aller flotter, sur les côtes de la Grèce et dans l’Adriatique, aux yeux des populations qu’elle cherche a subjuguer, et par le fait c’est l’indépendance de la Turquie qui est menacée, c’est Constantinople qui reste exposée à toutes les insultes, a toutes les attaques.

La proposition des gouvernemens alliés, en écartant ces combinaisons, avait le mérite de réduire a des termes simples, pratiques et décisifs la question née de la guerre actuelle, et c’est pour cela sans doute que la Russie a refusé d’y souscrire ; elle n’a point souscrit aux propositions de l’Europe, et, comme l’a dit lord Palmerston dans le parlement, elle n’y a répondu par aucune proposition émanée de son initiative. Par un dernier scrupule cependant, les négociations une fois à peu près rompues, le prince Gortchakof a demandé me réunion nouvelle de la conférence. Un bruit soudain de paix prochaine s’est répandu en Europe. Sait-on quel moyen de transaction offrait le représentant du tsar ? Le prince Gortchakof proposait le maintien de la clôture actuelle des détroits, avec la faculté laissée au sultan de faire appel à ses alliés en cas de péril et de leur ouvrir rentrée de la Mer-Noire, c’est-à-dire que la Russie accordait au sultan et à ses alliés une liberté qu’ils sont très capables de prendre par eux-mêmes, comme l’exemple l’a prouvé ; mais c’est justement afin que cette coûteuse et périlleuse expérience ne se renouvelle pas que l’Europe a le droit de placer l’Orient sous des garanties plus sûres et plus inviolables, en le mettant à l’abri des irruptions et des tentatives d’une ambition démesurée. Il y aurait certainement un moyen bien meilleur : ce serait que l’Orient fût fort par lui-même, qu’il put se défendre en opposant une civilisation puissante aux menaces d’envahissement. Malheureusement on ne crée point en un jour cette force et cette civilisation, et voilà pourquoi, à côté de l’Orient tel qu’il est aujourd’hui, il faut une Russie désarmée de sa puissance agressive. Dans cette négociation diplomatique qui vient d’avoir un si triste dénomment, il y a un fait qu’on ne peut s’empêcher de remarquer. Quand la Russie adhérait, il y a quelques mois, aux quatre conditions interprétées par la France, l’Autriche et l’Angleterre, dont l’alliance venait d’être scellée, la l’imitation de sa prépondérance en Orient était au nombre de ces conditions. Elle en acceptait le principe, et on pourrait dire même qu’a ce moment ce principe se présentait sous un aspect plus menaçant pour elle. Comment se fait-il qu’elle rejette absolument, sans discussion, sans laisser voir la mesure possible de ses concessions, ce qu’elle acceptait il y a trois mois ? Cela s’explique très simplement peut-être. La Russie a fait, sous le coup du traité du 2 décembre, ce qu’elle n’a cessé de faire à toutes les périodes de la crise actuelle. Quand elle s’est vue trop pressée par les circonstances, elle a eu l’air de céder ; elle a détourné le péril le plus imminent, elle a arrêté les coalitions plus efficaces prêtes à se nouer, et, le premier moment passé, elle est restée avec l’excès de ses prétentions et l’orgueil de sa politique. C’est à ce jeu de tactique, de subtilités et de faux-fuyans que la Russie joue le repos de l’Europe depuis deux ans, et c’est ainsi que de l’impuissance de chaque négociation renaît fatalement la nécessité de la guerre. La Russie, cela est bien évident, compte sur les difficultés que rencontre notre expédition en Crimée, sur les divisions de l’Europe, sur les crises qui peuvent surgir, sur les neutralités qui la garantissent encore ; elle ne fait que rendre plus saisissant le caractère de la lutte actuelle et en agrandir la portée, en dévoilant ce qu’il y a d’inconciliable entre l’indépendance de l’Occident et la politique des tsars, — et véritablement, on pourrait le dire, si Sébastopol était imprenable, c’est alors surtout qu’il faudrait le prendre.

La conclusion des derniers incidens diplomatiques, à moins d’un retour de la Russie, c’est donc la guerre. Mais dans quelles conditions nouvelles se poursuivra cette guerre ? Quelle influence le résultat des négociations de Vienne exercera-t-il sur la politique de l’Allemagne ? Il ne peut évidemment que préciser et déterminer avec plus de netteté la position de l’Autriche. Après la suspension des travaux de la conférence comme durant les négociations, le cabinet de Vienne reste entièrement d’accord avec les puissances occidentales. On a cherché à représenter l’Autriche comme prête à se rejeter dans la neutralité on disposée à entreprendre une sorte de médiation. C’était oublier que l’Autriche est l’une des signataires du traité du 2 décembre, que les conditions de paix adoptées par l’Angleterre et la France sont les siennes, et que par ses engagemens mêmes elle n’est plus ni médiatrice, ni neutre. Cette alliance règle sa position et domine les résolutions qu’elle aura à prendre. Aussi l’Autriche ne s’est-elle point séparée un instant de la France et de l’Angleterre dans les conférences, et elle n’a point été la dernière a trouver très dérisoire l’étrange proposition par laquelle le prince Gortchakof a couronné les négociations. Qu’on remarque en outre que par le fait même de l’impossibilité d’arriver à la paix par la voie diplomatique, le traité du 2 décembre, sans autre stipulation nouvelle, devient une alliance offensive et défensive. Mais alors l’Autriche est donc prête à agir et à appuyer par les armes ce qu’elle a soutenu par les négociations ? Rien n’indique en effet qu’il n’en soit point ainsi. Seulement, avant d’en venir là, le cabinet de Vienne veut tenter un suprême effort en adressant un ultimatum à Saint-Pétersbourg, et sur la nature, sur les termes de cet ultimatum, il s’est trouvé encore complètement d’accord avec les plénipotentiaires de la France et de l’Angleterre. Dire en quoi consiste cette pièce serait difficile, on le comprend ; ce qui est certain, c’est qu’elle résume toutes les garanties que l’Europe a réclamées et qu’elle a le droit de réclamer. Un délai flxe de peu de jours pour l’acceptation de cet ultimatum doit être laissé au cabinet de Saint-Petersbourg, et si le Russie persiste encore dans la politique dont elle n’a pas voulu se départir dans les conférences, l’Autriche se trouve dès lors engagée dans i’action commune. Lorsque le cabinet de Vienne faisait parvenir l’an dernier au gouvernement russe ces conditions du 8 août, qui furent repoussées sous leur première forme comme elles viennent de l’être sous leur forme nouvelle, il pouvait rigoureusement ne point voir dans ce refus un motif d’action immédiate ; il n’en avait pas contracté l’obligation. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi, et un refus de la Russie aurait nécessairement pour sanction la coopération de l’Autriche à la guerre.

Quant à la Prusse, sa position est moins nette à coup sûr. Les conférences ont commencé et se sont terminées sans elle. Il est peu probable que le cabinet de Berlin prête un appui très décisif à une œuvre à laquelle il n’a point participé, après avoir refusé jusqu’ici de prendre aucun engagement. Il y a loin de là cependant à une scission avec les puissances occidentales, et même le roi de Prusse, dit-on, se montrerait disposé à presser l’empereur Alexandre II d’accepter l’ultimatum qui doit lui être envoyé, — tout cela, il s’entend, sans aucune obligation ultérieure. En un mot, la neutralité est jusqu’ici le suprême effort de la politique prussienne. Il reste à savoir si cette neutralité sera toujours possible, et si la Prusse ne sera point placée à son tour dans la nécessité impérieuse de prendre une résolution dans son intérêt propre autant que dans l’intérêt de l’Europe. Ce jour-là, s’il doit venir, la Prusse ne sera point d’avis sans doute, comme on l’a dit récemment dans le parlement de Berlin, qu’elle a moins à craindre le tsarisme russe que la France. Dans son ensemble, la situation actuelle de l’Europe peut donc se résumer aisément : tandis que la dernière tentative diplomatique vient d’échouer, la guerre reste la terrible fatalité de l’Occident, et elle ne peut que s’aggraver encore en s’étendant, à moins que, ramenée à des conseils plus concilians et plus modérés par la menace d’une rupture définitive avec l’Autriche, la Russie ne sente aussi le prix d’une paix qu’elle ne serait peut-être bientôt plus libre de refuser.

De tous les résultats de cette étrange guerre, le plus extraordinaire assurément est cette alliance intime de la France et de l’Angleterre, rendue plus palpable en quelque sorte par un épisode qui touche à la vie intérieure des deux nations : le voyage récent de l’empereur et de l’impératrice à Londres, voyage accompli au milieu des honneurs et des fêtes. Une semaine s’est passée dans cette excursion. Le peuple anglais n’est point prompt à l’enthousiasme. Aussi dirait-on que, quand il s’y met, il regagne le temps perdu. Les rues de Londres ont été illuminées, et sur des transparens brillaient les initiales unies des souverains d’Angleterre et de France. L’empereur a reçu de la reine Victoria l’ordre de la jarretière ; il a accepté un banquet qui lui a été donné par la cité de Londres, et il a répondu à l’adresse qui lui a été présentée par un discours dans lequel, en relevant l’union des deux peuples à la hauteur d’un fait permanent, il disait qu’il emporterait l’impression de « ce spectacle imposant qu’offre l’Angleterre, où la vertu sur le trône dirige les destinées du pays sous l’empire d’une liberté sans danger pour sa grandeur. » À la suite de ce banquet, le lord-maire a été créé baronnet, et on a eu soin de remarquer que pareille distinction n’était accordée au lord-maire qu’en commémoration des visites des souverains anglais eux-mêmes à la Cité. En un mot, l’Angleterre a reçu ses hôtes avec l’empressement d’une puissance qui, pour céder sans doute au sentiment, n’oublie pas ses intérêts, et qui apprécie aujourd’hui la valeur du concours de nos armées. C’est presque au lendemain des fêtes de ce voyage que l’empereur vient d’être l’objet d’un odieux attentat. Deux coups de pistolet ont été tirés sur lui au moment où il se promenait à cheval dans les Champs-Élysées. Le premier châtiment de ce triste genre de tentatives est heureusement de ne réussir presque jamais. Il n’est pas moins pénible de penser qu’à certaines heures les destinées d’un pays peuvent avoir pour instrument la volonté pervertie de quelque fanatique obscur.

C’est à cette déplorable tentative que vient aboutir la vie intérieure dans ces derniers jours, et ce fait suffit pour effacer tous les autres. Il y a peu de temps néanmoins survenait un acte administratif qui touche à un des intérêts les plus sérieux du pays : nous voulons parler du décret qui modifie d’une manière sensible l’existence de l’Institut. D’après les nouvelles dispositions, la séance publique annuelle des cinq classes de l’Institut doit avoir lieu le 15 août, jour de la Saint-Napoléon. Toutes les séances publiques particulières aux diverses académies sont réglées par le ministre de l’instruction publique. Les concours des prix académiques à décerner seront jugés d’après les formes établies par une ordonnance de 1824, c’est-à-dire, en d’autres termes, par une commission composée de quatre membres nommés par le gouvernement et des trois officiers de l’Académie en fonctions au 1er janvier. Il est institué un prix de 10,000 francs qui sera décerné tous les trois ans à l’ouvrage reconnu le plus propre à honorer ou à servir le pays. Les fonctionnaires préposés à la bibliothèque et aux différens services de l’Institut sont à la nomination du ministre de l’instruction publique. Enfin une section nouvelle de dix membres, sous le titre de politique, administration et finances, est créée a l’Académie des sciences morales et politiques, et les membres de cette section nouvelle ont été pour la première fois nommés par le gouvernement. Il est aisé de voir les points essentiels et assez graves de cette mesure, qui a pour résultat de faire passer beaucoup de choses de l’Institut sous l’action administrative. M. le ministre de l’instruction publique a réformé l’enseignement, il a voulu réformer l’Institut. Il est cependant dans de tels corps des traditions qui ont leur force, et il est toujours grave d’y toucher, parce que ce sont les traditions mêmes de l’esprit et de la pensée, c’est-à-dire de deux puissances volontiers indépendantes qui ont sans doute leurs heures de mauvaise fortune, mais qui ont aussi leurs jours où elles sont l’éclat et la grandeur d’un pays.

Quand on observe cette société soumise à tant d’influences variables et entraînée alternativement dans toutes les directions, quand on l’observe dans le travail confus de ses élémens, de ses forces et de ses tendances, il est une question qui s’élève inévitablement, et qui est comme la moralité des révolutions ou des actes qui se succèdent. De tous ces élémens qui peuvent se résumer sous un double aspect, — dans les aspirations morales et les aspirations matérielles, dans le travail des esprits et des âmes et dans le travail des intérêts, — quels sont ceux qui sont en progrès ou en décadence ? En un mot, quelles influences tendent à prévaloir dans la société contemporaine ? Cette question, elle est partout, on la trouvera au seuil de la prochaine exposition universelle ; elle ressort de tous les faits, de même qu’elle est le tourment des intelligences. Elle se cache dans un livre singulier et instructif sur les réformes à opérer dans l’exploitation des chemins de fer, au milieu d’un luxe de calculs, de détails techniques, de déductions merveilleuses. L’auteur ne fût-il pas connu, sans avoir eu besoin d’inscrire son nom sur la première page de son livre, on le reconnaîtrait aisément à une empreinte particulière, à cette griffe, pour ainsi parler, d’un esprit extrême et paradoxal : sorte de poète de la comptabilité tout enivré de son algèbre sociale et économique, humoriste du chiffre, prestidigitateur de la dialectique, qui fait aujourd’hui la monographie du chemin de fer ou de la fonction voiturière, selon son langage, comme il faisait autrefois la monographie de la propriété ou la théorie de l’échange. L’auteur admire-t-il cette grande invention de la vapeur appliquée à la circulation ? On le dirait à voir l’enthousiasme de certaines de ses pages et les conclusions dans lesquelles il s’aventure. L’effroi ne balance-t-il pas l’admiration au contraire ? On le dirait encore. Après tout, se dit parfois cet esprit terrible, cela peut être une immense mystification, et le progrès social pourrait bien consister, au bout d’un certain temps, dans « le retour aux pratiques antérieures momentanément délaissées. » Voyager, se mouvoir, passer la meilleure partie de sa carrière dans un wagon ou sur un steamer, est-ce donc la fin de l’humanité ? Est-ce la réalité de la vie ? Cette fièvre de vagabondage, cette agitation ardente ne serait-elle point une crise passagère ? Le secret de ces contradictions est bien simple. L’auteur voit dans les chemins de fer un grand instrument de recomposition sociale à sa manière, quand il les considère en eux-mêmes, dans leur destination ; il n’y voit plus que le danger d’une grande mystification ou d’une perturbation immense, dès qu’il se trouve en présence des compagnies, entre les mains desquelles ils ne sont plus à ses yeux que l’instrument d’une puissance absorbante et abusive, qui les détourne de leur but en menaçant tous les intérêts. C’est là le résumé de son livre. Seulement l’auteur n’aperçoit que le côté économique d’une question qui a un sens plus général et plus profond.

L’existence des compagnies est effectivement un fait étrange, non pas au point de vue où se place l’auteur absolument, mais au point de vue de l’état de la société. Depuis plus d’un demi-siècle, il se poursuit un travail inexorable et irrésistible de décomposition. De toutes les forces collectives, politiques ou administratives, morales et intellectuelles, il n’en est point qui soit restée debout et ait échappé à l’action des révolutions. Tout ce qui existait comme corps a disparu. L’homme a été réduit à ce qu’on appelle dans le langage des chemins de fer une unité de trafic, et ce qu’on pourrait appeler sous un autre rapport une unité administrative. Et de cette dissolution universelle, de toutes les forces collectives anciennes, que sort-il ? Il sort une puissance nouvelle sous la forme d’une association dont l’argent est le lien et la raison d’être. Ce n’est point seulement un fait économique qu’on puisse combattre ou neutraliser par des combinaisons économiques : c’est la manifestation d’une tendance de la société ; c’est l’expression du développement des instincts matériels parvenus au point de constituer la seule force collective. Comment opposer à ce fait, qui n’est point sans doute le dernier mot de la civilisation, un contre-poids suffisant, si ce n’est par toutes les impulsions morales, par le sentiment vigoureux de tous les devoirs de la vie politique et civile, par l’effort intellectuel ? Il en est de même des applications générales des chemins de fer. Le chemin de fer en lui-même est-il un instrument de recomposition sociale qui déplace et reclasse tour à tour les populations et les intérêts ? Sous sa féconde influence, l’auteur du livre des Réformes voit se former des associations nouvelles, groupes ruraux, groupes industriels, et même, comme l’économie politique est à ses yeux la racine de tout, la loi génératrice des institutions politiques elles-mêmes, il en déduit la forme et le caractère de ces institutions. Le modèle de la société politique, c’est la société de commerce anonyme. L’auteur n’oublie qu’une chose, c’est que ces déclassemens et ces reclassemens dont il parle sont un fait matériel, et rien de plus, qu’il y a dans la vie sociale d’un peuple des intérêts plus élevés, plus permanens, et dans tous les cas d’une autre nature que les intérêts soumis aux statuts d’une société de commerce anonyme. En un mot, ces chemins de fer, cette industrie, ces groupes, que sont-ils sans la pensée morale qui leur assigne leur rôle, les contient et les dirige ? Là ou cette pensée n’est pas, les groupes sont des agrégations matérielles, les compagnies sont des puissances anormales ; la société elle-même, quelque modèle qu’on lui donne, n’est qu’un assemblage sans lien, qui marche sans direction, qui peut à chaque instant se dissoudre, et que la force seule maintient. C’est dans cette lutte que se résume au fond l’histoire de notre temps. Veiller à l’étendue des concessions de chemins de fer, abaisser les tarifs, maintenir les prérogatives de l’état, revenir, comme le propose l’auteur, à la pensée qui inspira la loi de 1842 sur les lignes ferrées, ce serait sans doute un résultat ; à un certain point de vue cela ne changerait pas beaucoup la question essentielle, qui est tout entière dans l’absence d’équilibre ou de hiérarchie entre les influences morales et les instincts matériels.

Ce n’est point d’aujourd’hui que cette lutte est engagée entre toutes les forces morales défaillantes et toutes les forces matérielles qui grandissent au point de paraître par momens victorieuses ; elle est dans l’essence de notre temps, elle est l’explication de tous les phénomènes de la vie sociale. Dissimulée dans le travail des mœurs ou se montrant au grand jour, elle s’est poursuivie à travers les métamorphoses publiques comme un drame qui de temps à autre laisserait apparaître ces deux esprits luttant dans une sorte de nuit de Walpurgis. Pour les âmes honnêtes, cette tendance contemporaine se cache sous un nom qui les rassures c’est le règne de l’utile, comme s’il n’y avait d’utile pour l’homme que ce qui touche à son bien-être, à son luxe, au développement de son commerce et de son industrie. Il y a plus de dix ans déjà qu’un autre humoriste moins algébrique que l’auteur du livre des Réformes des chemins de fer, un esprit perçant et révolutionnaire à sa manière, mélange de l’ironie de Voltaire et de la rêverie allemande, M. Henri Heine en un mot, montrait l’invasion croissante du matérialisme en France. Il peignait ce morcellement à l’infini dont nous parlions, cette dissolution de tous les liens de la pensée, cette extinction de tout sentiment collectif qui constitue la mort morale d’un peuple, et il en cherchait la cause dans le culte des intérêts matériels et de l’argent. Il représentait aussi à sa façon ces grandes fêtes de l’industrie, ces premières inaugurations de chemins de fer, tout ce mouvement de l’humanité se précipitant dans de nouveaux orbites sous le charme invincible et inquiétant de l’inconnu, et il cherchait dans quelque coin isolé et obscur les terribles réveilleurs qui viendraient tirer les hommes de ce rêve d’industrialisme flévreux et excessif, Ainsi parlait cet Allemand dans des lettres qu’il reproduit aujourd’hui sous le titre de Lutèce, et où il décrit Paris, la ville de tous les contrastes et de tous les entraîne mens, qui sent fermenter dans son sein les passions les plus opposées et résume dans son existence, sous une forme saisissante, toutes les tendances d’un siècle. Lutèce était alors florissante et libre. Elle n’avait point connu encore ou plutôt elle avait oublié les angoisses des guerres civiles. Elle vivait enivrée dans le luxe de son bien-être et de sa liberté, sans distinguer assez peut-être entre la liberté et l’esprit révolutionnaire qui la corrompt, entre l’industrie, légitime expression du génie humain, et le culte exclusif des intérêts, qui conduit à une sorte de matérialisme politique et social. Un des mérites de M. Henri Heine est de ne point se tromper sur la nature des problèmes qui s’agitaient à cette époque en France, d’aller scruter à travers les apparences trompeuses le travail des sectes socialistes remuant déjà et grondant dans les profondeurs de la société. Le communisme lui apparaissait comme une puissance ou me menace, si l’on veut, — et pour lui, hélas ! c’était le règne de nouveaux iconoclastes portant la main sur les belles statues de marbre, détruisant les bois de laurier pour y planter des pommes de terre. Voilà comment l’auteur de Lutèce se représentait à lui-même la société française : d’un côte la bourgeoisie absorbée dans le culte des intérêts matériels, de l’autre le communisme. M. Heine nous faisait sans doute plus malades que nous ne l’étions réellement ; il comptait surtout sans ce ressort intérieur que possède toujours la race française. Ses lettres n’en sont pas moins sous une forme humoristique un chapitre curieux de notre histoire morale à la veille d’une recrudescence révolutionnaire.

Un fait à observer dans le drame permanent de nos révolutions, c’est que si elles ont malheureusement pour résultat de dissoudre, comme nous le disions, toutes les forces collectives de la société, elles n’attaquent pas moins l’homme dans son individualité même, et prennent par là le caractère abstrait, factice, que nous leur avons vu, qui les fait ressembler si peu à d’autres mouvemens de ce genre, à la révolution anglaise, à cette révolution américaine, dont M. Cornelis de Witt raconte l’histoire, en racontant la vie de Washington, dans un livre instructif et attachant. Qu’on recherche l’origine et la nature de cette révolution par laquelle les États-Unis sont arrivés à l’indépendance : elle ne se fait point pour des mots et avec des mots, elle ne cherche point à en finir avec toutes les traditions d’un peuple, et elle ne commence pas par tout détruire pour arriver à refaire un édifice abstrait et chimérique. Elle a pour point de départ, au contraire, les réalités les plus profondes, la sauvegarde des intérêts les plus essentiels, le respect même des traditions, et elle s’applique à n’employer que les moyens légitimes. Quand survint l’acte du timbre, qui violait les droits des colonies anglaises, on proposait un pacte de non-exportation des produits des colonies, et Washington avouait qu’il « avait des doutes sur la légitimité de ce pacte. » Il disait que pour avoir le droit de résister aux injustices des autres, il fallait être juste soi-même. C’est ce sentiment profond et réel qui a fait la grandeur et le succès de la révolution américaine, identifiée en quelque sorte dans son origine avec Washington. Il y a dans Washington un trait éminent qui se dégage du récit même de M. Cornelis de Witt. Au milieu des travestissemens de tout genre qu’a subis la nature humaine, on éprouve une sorte de satisfaction intime et profonde à contempler un homme dans le vrai sens du mot. Washington est un homme, et il reste tel dans la politique, dans la guerre. Il gouverne les affaires de son pays comme les affaires de sa vie, d’après les mêmes règles, sous l’impulsion des mêmes mobiles. Cette distinction qui existe si souvent entre l’homme et l’acteur, le personnage, on ne l’aperçoit point chez lui. Il est toujours le même, qu’il soit chef du gouvernement ou qu’il se retire à Mount-Vernon ; aussi est-il vrai et naturel partout, s’appliquant aux plus grandes choses, ou s’occupant de ses terres de la Virginie. Cette forte empreinte humaine est le signe de son caractère, en même temps que dans sa vie il est l’expression la plus complète de cette première phase de la révolution américaine. Il en est le héros calme, probe, scrupuleux et ferme, et c’est ainsi qu’il a laissé comme un exemple aux États-Unis, qui semblent oublier parfois ces traditions, aussi bien qu’à tous les pays, le souvenir d’un homme en qui s’allaient les qualités les moins brillantes peut-être, mais les plus solides, et qui coûtent le moins à l’humanité.

La littérature sans doute ne puise point exclusivement à ces sources : elle a mille formes et mille nuances ; elle se compose aussi de tout ce que l’imagination et l’observation peuvent inventer ou combiner. C’est la part du roman, du théâtre, de la poésie. Une de ces œuvres de l’imagination sensée et de l’observation ingénieuse et pénétrante était représentée, il y a peu de jours, au Théâtre-Français, sous le titre piquant de Péril en la Demeure. L’auteur, M. Octave Feuillet, est accoutumé à jouer avec les titres et les sujets. Une mère qui se fait la confidente des amours de son fils pour le sauver, bien entendu ; une jeune femme qui en est a effeuiller cette fleur de marguerite pour savoir si elle doit aimer, ou si elle n’aimera pas son mari trop occupé d’affaires diplomatiques pour s’occuper de son ménage, et qui voyage au Pérou pendant que l’amour entre dans sa maison, c’est avec ces élémens que M. Feuillet a disposé une série de scènes spirituelles et vives, où heureusement, comme toujours, il n’y a que le péril sans le mal. L’auteur met toute sa bonne grâce et sa verve a conduire ces expériences jusqu’à la dernière limite, sans brouiller la morale et l’esprit, l’imagination et le bon sens. Tout s’accorde et marche au dénomment en laissant le public charmé.

Mais revenons à la politique. La Belgique, comme on sait, a eu récemment une crise ministérielle, et un nouveau cabinet s’est formé. Ce cabinet avait à subir l’épreuve parlementaire, et il vient de se présenter aux chambres dès qu’elles ont été rouvertes. |’Exposé lu par M. Dedecker résume la pensée du nouveau ministère, pensée de conciliation entre les partis. Néanmoins dès le premier jour il y a eu un incident qui dénote que le cabinet aura sans doute à se défendre contre une certaine opposition. Le président de la chambre des représentans, M. Delfosse, se fondant sur ce qu’il ne pouvait partager les vues du gouvernement nouveau, et qu’à ses yeux le président de la chambre devait être de la couleur politique du cabinet, M. Delfosse a donné sa démission. Il n’en a pas moins été réélu une première fois, et ce n’est qu’après un refus réitéré de reprendre la présidence que M. Delahaye, l’un des amis politiques du ministère, a été élu.

Cette épreuve d’une crise ministérielle par laquelle la Belgique passait il y a quelques jours, le Piémont la subit à son tour. Le cabinet dont M. le comte de Cavour était le président vient de donner sa démission, et c’est cette terrible loi sur la suppression des corporations ecclésiastiques qui a amené cette péripétie. La loi sur la suppression des couvens a été facilement adoptée par la chambre des députés ; mais il s’en faut que l’adoption en fût aussi aisée dans le sénat. La meilleure preuve en est que, parmi cinq membres qui composaient la commission nommée pour élaborer le projet du gouvernement, il s’est formé trois avis différens, c’est-à-dire trois systèmes dont l’un était le rejet de la loi. La discussion suivait cependant son cours lorsqu’un fait nouveau s’est produit. L’évêque de Casal est venu offrir, au nom de l’épiscopat piémontais, une somme de 900,000 francs pour dégrever l’état des frais du culte, qui avaient été jusqu’à ce jour à sa charge. Le président du conseil a demandé le temps d’examiner cette proposition. Le conseil n’a pu s’entendre sur ce qu’il y avait à faire, et le cabinet s’est retiré. C’est cependant l’un de ses membres, le ministre de la guerre, le général Durando, qui a été chargé de former un nouveau cabinet, dont la pensée politique ne différera point sans doute essentiellement de celle du cabinet qui vient de se retirer. ch. de mazade.

UN FAUX DAUPHIN EN AMÉRIQUE.
The Lost Prince, by John H. Hanson. New-York, 1854.

O imitatores servum pecus ! Il faut souvent répéter, en lisant l’histoire, l’imprécation d’Horace contre les plagiaires. Rien de plus rare que l’originalité, même dans le crime, même dans la folie. Que de révolutions renouvelées des Grecs ! que de grands hommes modernes singes de l’antiquité! Hérodote nous conte que le roi Cambyses, dont la tête était un peu dérangée, vit en rêve son frère Smerdis assis sur le trône de Cyrus et touchant de sa tête au firmament. Cambyses croyait aux songes, et s’empressa de dépêchera Suze un homme de confiance qui le débarrassa de ce frère dangereux. Peu après, Cambyses mourut lui-même. Or il y avait en Perse un homme d’esprit, mage de profession, qui s’avisa de se faire passer pour le défunt Smerdis, et il y réussit d’autant plus facilement que, Cambyses mort, l’homme qui avait assassiné l’héritier présomptif se gardait bien d’en convenir, n’ayant plus d’éditeur responsable. Il faut avouer que ce mage, s’il inventa lui-même l’imposture, fut un grand homme en son genre. Malheureusement il n’avait pas d’oreilles, le feu roi Cyrus les lui ayant fait couper pour je ne sais quelle peccadille. Une des sultanes constata la chose et la redit à des gens trop fiers pour obéir à un roi désoreillé. Après quelques mois de règne, le faux Smerdis fut massacré au milieu de son palais. On oublia sa fin tragique; on se souvint seulement qu’il avait été quelque temps maître d’un vaste empire, possesseur des trésors de Cyrus, usufruitier du harem de Cambyses, et la morale qu’on tira de l’aventure fut qu’un imposteur pouvait réussir, s’il avait des oreilles.

Je ne sais si Perkin Warbeck, qui se fit passer pour Richard IV, avait lu Hérodote, mais je suis convaincu que le faux Démétrius de Russie avait entendu parler du faux Smerdis, car je trouve que dans une de ses harangues il cite, à propos de bottes, les Assyriens et les Mèdes. Il me semble voir là le bout de l’oreille et la conscience du plagiaire qui l’oblige à se trahir lui-même. Quoi qu’il en soit, ce mage audacieux a trouvé plus d’un imitateur, et il en a un encore, à l’heure qu’il est, quelque part eu Amérique, dans la personne du révérend Eleazar Williams, missionnaire protestant, Iroquois de nation, au dire de quelques gens de peu de foi, mais qui, selon M. Hanson, auteur du livre que je viens de lire, ne serait autre que Louis XVII, roi de France et de Navarre. Je me hâte de dire que jusqu’à présent le révérend Eleazar Williams n’a fait aucune démonstration de revendiquer son trône, et qu’il parait principalement occupé de la conversion des Indiens Mohawks, idolâtres ou papistes, dont le salut lui semble également compromis. Le biographe de ce nouveau prétendant est un homme d’esprit, connaissant assez mal l’Europe, pas du tout la France, d’ailleurs avocat subtil, ergoteur ingénieux, habile à discuter les mots et à découvrir un sens caché sous les expressions les plus simples. Il excelle, comme on dit, à fendre un cheveu en quatre. Probablement, il y a un siècle et demi, il aurait acquis une grande réputation comme généalogiste, s’il s’était appliqué à procurer des titres de noblesse aux enfans trouvés enrichis dans la rue Quincampoix. Aujourd’hui, sur un sujet extravagant, il a fait un livre qui se laisse lire, et c’est un succès déjà considérable.

Selon la recette, un peu triviale, de tous les avocats chargés d’une cause périlleuse, M. Hanson commence par embrouiller de son mieux l’histoire du vrai dauphin fils de Louis XVI. À cet effet, il traduit, en le commentant à sa manière, l’ouvrage de M. A. de Beauchêne, qui s’est livré à tant et de si patientes recherches sur les derniers momens de ce malheureux enfant. Dès qu’il est parvenu à élever un doute sur quelque petit fait, il a bien soin de faire remarquer qu’il emprunte ses argumens à un auteur convaincu de la mort du dauphin, et il en tire parti comme des aveux d’un adversaire. M. de Beauchêne, historien consciencieux jusqu’à la minutie, n’a voulu négliger aucun renseignement, et quelquefois il a dû produire des témoignages plus ou moins contestables. Il a d’ailleurs le soin de les contrôler par une critique sévère, et c’est sous toute réserve qu’il admet les révélations reçues longtemps après la mort du jeune prince. On conçoit que les hommes qui l’ont approché pendant sa captivité sont des témoins nécessairement un peu suspects. Les uns ont pu altérer les faits pour excuser ou faire valoir leur conduite ; les autres, sans aucun motif intéressé, ont pu céder au désir si ordinaire d’ajouter quelques ornemens à leur lamentable récit. À Dieu ne plaise que je révoque en doute les mots pleins de délicatesse et de sensibilité que le prince, selon le rapport de ses gardiens, aurait laissé échapper pendant les derniers jours de son agonie ! La terrible révolution que l’approche de la mort produit sur un malade explique suffisamment un développement extraordinaire de l’intelligence. Jusqu’à présent, on avait cru que ce malheureux enfant, qui, depuis les infâmes dépositions qu’on lui avait arrachées par la terreur, avait gardé un silence obstiné, s’était laissé vaincre par quelques bons traitemens, et avait consenti à parler à des gens qui lui semblaient autres que les monstres dont jusqu’alors il avait été environné. M. Hanson ne se contente pas d’une pareille explication. — Le jeune prince a été volontairement muet pendant plusieurs semaines ; quelques jours avant sa mort, il a parlé. Savez-vous ce que cela prouve ? C’est que l’enfant qui a fait entendre quelques phrases entrecoupées n’est pas celui qui a gardé le silence. Le prisonnier a été enlevé, on a substitué un autre enfant à sa place, et l’on n’en peut douter, car un garde national qui avait vu le dauphin aux Tuileries, ayant regardé, par une porte entre-bâillée, le prisonnier couché dans son lit, au Temple, a déclaré que le spectre décharné qu’il avait aperçu lui semblait plus grand que le prince. Donc ce prisonnier n’était pas le dauphin. — L’argument me paraît si concluant, que je n’hésiterai pas à m’en servir pour proposer une petite correction à l’histoire du XVIe siècle. Ce n’est pas Henri de Guise qui fut assassiné à Blois, comme quelques auteurs l’ont prétendu trop légèrement, et la preuve, c’est que Henri III, regardant de loin le cadavre étendu sur le plancher, a dit : « Je ne le croyais pas si grand. »

Autre preuve : en 1815, les officieux ne manquèrent pas pour indiquer le lieu où gisait le fils de Louis XVI. Trois endroits furent désignés, chacun ayant son témoin authentique récusant les deux autres. Le roi Louis XVIII, tourmenté par les libéraux du temps, qui trouvaient matière à plaisanterie dans la recherche des ossemens des victimes sacrifiées par les terroristes, se trouvant d’ailleurs dans l’impossibilité de démêler la vérité entre trois assertions contradictoires, crut que dans le doute il fallait s’abstenir, et défendit de continuer les recherches. M. Hauson a deviné pourquoi il ne les avait pas permises. C’est tout bonnement que ce prince ambitieux et sans principes savait mieux que personne que le dauphin n’était pas mort. En effet, c’est lui qui l’avait fait enlever du Temple, afin de régner à sa place. Il aurait bien pu le laisser mourir de consomption entre les mains de ses bourreaux, il aurait bien pu faire porter à Saint-Denis des ossemens supposés, mais il a eu des scrupules. Que voulez-vous ? On ne rencontre jamais des princes complets, comme ceux pour qui Machiavel a fait un cours d’éducation. On aura peut-être la curiosité d’apprendre comment le dauphin, parvenu au dernier période du marasme, fut enlevé de sa prison. A la vérité M. Hanson ne l’explique pas, mais quoi de plus facile à exécuter ? Il suffisait de gagner les gardiens, de corrompre les commissaires de la convention, de séduire les gendarmes et les gardes nationaux, de se procurer un enfant du même âge, malade de la même maladie, de lui recommander de ne rien dire de compromettant, de l’apporter secrètement au Temple, d’eu emporter le véritable dauphin, d’empoisonner le médecin qui le soignait pour qu’il ne s’aperçût pas de la substitution, etc. Autrefois les jurisconsultes disaient : Agenti incumbit probatio rei, mais nous avons changé tout cela.

Maintenant, si mon lecteur veut bien se transporter en Amérique et considérer les genoux et les poignets du révérend Eleazar Williams, il y verra des cicatrices, et, comme on sait, le dauphin avait des tumeurs aux genoux et aux poignets. Bien plus, le révérend Eleazar Williams a au bras une marque d’inoculation, fait très rare, et ce qui est encore plus extraordinaire, c’est qu’il ne se souvient pas d’avoir été inoculé. Ce n’est pas tout encore. Nous allons entendre parler Louis XVII lui-même… Mais il faut que je raconte d’abord ce que l’on sait de la vie apparente en Amérique du prince miraculeusement sauvé.

On a cru longtemps qu’il était né aux États-Unis, et qu’il était le fils d’un nommé Thomas Williams et d’une Indienne appelée Mary Ann Konwatewentela. Thomas Williams lui-même était fils d’une Anglo-Américaine et d’un Indien. Par son éducation et le genre d’existence qu’il avait toujours suivie, il était tout à fait Indien lui-même ; il avait oublié l’anglais ou ne l’avait jamais su, vivait, chassait et se battait avec les Iroquois, bon mari d’ailleurs et père de huit ou de neuf enfans, le nombre est incertain. Huit ont été enregistrés à leur naissance sur le livre de l’église de Caughnawaga, sa paroisse, où vous pourrez lire leurs noms. N’y cherchez pas le nom d’Eleazar ou Lazau, comme disent les Iroquois. Ce nom n’est point enregistré, donc Eleazar n’est pas le fils de Thomas Williams, car il n’est pas probable qu’on eût oublié de garder note de sa naissance, considérant la régularité avec laquelle les registres de l’état civil sont tenus parmi les Iroquois. On ne peut pas admettre non plus qu’il soit né ailleurs qu’à Caughnawaga, dans l’hypothèse où il serait le fils de Williams, car le brave homme n’eût pas manqué d’en avertir son pasteur, à son retour dans ses foyers. Le témoignage de Mme Williams, née Konawatewenteta, serait décisif, mais il n’est pas trop facile de savoir ce qu’elle en pense. M. Hanson nous communique quelques déclarations de cette dame, dont une en langue iroquoise, pour plus grande clarté. De l’une il résulte qu’elle est bien la mère d’Eleazar Williams, de l’autre il conste qu’elle n’est pas sa mère et qu’elle l’a adopté. On a négligé, en recueillant cette dernière déposition, de lui demander quelles gens le lui avaient remis, ou bien en quel lieu elle l’avait trouvé. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a fait sa croix au bas des deux affidavits, et l’on peut se demander si Mme Williams, en traçant ce signe vénéré, a bien su ce qu’elle faisait. Je n’ai jamais pratiqué les Iroquois, mais j’ai voyagé dans des pays si barbares, que, moyennant un petit verre d’eau-de-vie, on aurait pu faire apposer des croix à toutes les reconnaissances de paternité qu’on aurait voulu.

Le révérend Eleazar Williams, qui ne se souvient pas d’avoir été inoculé, ne peut pas, bien entendu, nous fournir des renseignemens exacts sur le lieu de sa naissance. Il convient qu’il n’a conservé aucun souvenir de ses premières années. Les gens qui l’avaient vu dans la famille Williams ont rapporté qu’il était d’abord à peu près idiot. Un jour, il tomba la tête la première dans le lac George, sur une pierre qui lui fendit la tête. Cela lui donna de l’esprit. Depuis le coup de hache qui lit sortir Minerve du cerveau de Jupiter, on est d’accord sur l’efficacité du remède. Cependant la mémoire ne revint pas bien nette au jeune Eleazar. Il a, dit-il, de vagues réminiscences de s’être assis sur la queue d’une belle dame, dans une grande maison, circonstance bien frappante, car les Iroquoises, loin de porter des queues, ont au contraire des jupes très courtes. Il se rappelle encore une horrible figure qui l’effrayait. Vous comprenez tout de suite que cette horrible figure était celle du cordonnier Simon. A New-York, on lui montra un jour le portrait de ce misérable, et aussitôt il reconnut la figure qui l’épouvantait. Quel fut le peintre du citoyen Simon?... Le portrait qu’on possède à New-York est-il ressemblant? Nul doute à cet égard. Il y a plus d’une gravure et plus d’une lithographie qui représente le bourreau du dauphin, et, bien que ces portraits ne paraissent point faits d’après le même original, on remarquera qu’ils ressemblent tous à un vilain coquin.

Grâce au rocher qui lui ouvrit si heureusement le crâne et l’intelligence, le jeune Eleazar put se livrer à l’étude. Il apprit l’anglais, qu’il ne sait pas encore très bien et qu’il parle avec un accent prononcé, au dire de son biographe. Il eut pour maître d’école un homme très pieux qui avait une manie singulière, celle de tenir un journal. [Voyez comme le nouveau monde ressemble à l’ancien !l Les événemens étaient rares aux environs du lac George, lieu de sa résidence; mais il inscrivait cependant sur ses tablettes tout ce qui lui semblait digne de passer à la postérité. Par exemple : 21 janvier, épluché du tabac. — 22, idem. — 27, dimanche. Assisté au service divin. M. Slow a prêché. Il a baptisé Patty, fille de Martha Suh Sa concision est désespérante; ainsi à quels soupçons ne donne pas lieu le nom omis du père de Patty Suh !

Eleazar Williams prit de son maître cette innocente manie d’écrire jour par jour quelques lignes inutiles. Il a tenu son journal très patiemment pendant de longues années, et nous devons à M. Hanson de nous en avoir donné de nombreux extraits. Ce journal ressemble beaucoup, pour l’insignifiance des détails, à celui du maître d’école. Jamais on n’a imprimé ou écrit de plus plates niaiseries. Trois choses peuvent s’y remarquer en outre : 1° la tristesse habituelle et la mélancolie d’Eleazar (je suis convaincu que le rocher n’était pas assez dur pour l’avoir tout à fait guéri); 2° sa dévotion singulière; 3° l’habitude prise de se contempler lui-même, au lieu de s’occuper de ce qui se passe autour de lui. Il voyage et ne dit pas un mot du pays qu’il a vu, mais il note fort soigneusement qu’il a fait une mauvaise digestion. Il est allé voir monsieur un tel, il s’est amusé. Jamais il ne dit de quoi ni pourquoi. Je n’ai pas besoin d’ajouter que la lecture de ce journal est souverainement ennuyeuse.

Pourtant il aurait eu parfois quelque chose de mieux à dire. Sa vie a été passablement agitée. Après avoir bien appris son catéchisme, il fut présenté dans le monde en qualité de sauvage chrétien, protestant et civilisé. Il parlait mal l’anglais et bien l’iroquois. Cela lui valut quelques succès de société, et les personnes pieuses comprirent qu’un jeune homme si dévot pourrait devenir un missionnaire utile parmi les Indiens. Le gouvernement fédéral en fit également un agent pour ses relations politiques avec les tribus iroquoises. Pendant la dernière guerre entre l’Angleterre et les États-Unis, il rendit quelques services aux généraux américains par son influence parmi les Peaux-Rouges et les hommes de race blanche à demi sauvages qui habitent sur la frontière du Canada. Eleazar Williams fut alors le chef d’une milice qu’on appelait the secret corps, troupe qui n’est pas précisément celle qu’un descendant de saint Louis et de Henri IV aurait choisie pour apprendre le métier des armes, car le corps secret se composait de gens que les lois de la guerre autorisent à pendre lorsqu’on les attrape. C’était un service hasardeux et qu’on n’apprécie pas assez peut-être. Il consistait à s’informer mystérieusement des mouvemens et des desseins des Anglais et à les rapporter aux officiers américains. Quelques gens grossiers appelaient les soldats du corps secret des espions, mais il faut dire qu’ils se battaient quelquefois, à telles enseignes que leur chef fut blessé dans un engagement. A la paix, Eleazar Williams reprit sa première vocation, fut ordonné et devint le pasteur d’une mission indienne. Il se maria, fit des spéculations comme un grand nombre de ministres américains, mais il s’y prit mal. Il était pauvre, mais habitué à la vie dure des Indiens, et leur avait emprunté une bonne dose de leur insouciance.

J’avoue que je n’ai pu découvrir dans l’ouvrage de M. Hanson à quelle époque précisément le révérend M. Williams a eu quelques soupçons de son illustre origine. Tout à l’heure je raconterai la révélation très romanesque qui lui fut faite, à ce qu’il prétend; mais je suis porté à croire qu’il s’occupait depuis quelque temps de sa généalogie. Ses traits et sa taille un peu replète démentent, à ce qu’il paraît, une origine indienne. Plusieurs fois on le prit pour un Européen, soit que le sang blanc, dont il aurait un quart s’il était réellement le fils de Mme Williams, ait dominé en lui, comme il arrive chez quelques métis, soit qu’en effet il soit de race blanche, adopté par une mère indienne. Il est certain que le portrait placé en tête du livre de M. Hanson n’offre nullement le type des tribus aborigen.es du Nouveau-Monde. Il est également certain qu’il n’a aucune ressemblance avec les princes de la maison de Bourbon. Son biographe nous assure qu’il ressemble à Louis XVIII ; ce serait alors la faute du dessinateur, qui aurait bien mal rendu la physionomie de son modèle. À mon avis, le révérend M. Williams a l’air d’un Anglais; mais, je le répète, c’est peut-être son dessinateur qui ne lui a pas rendu justice. Supposé qu’il ressemble aux Bourbons, il a pu se monter la tête sur cette ressemblance, car même en pays républicain il est toujours agréable d’avoir quelque chose de royal en soi. Une fois la ressemblance admise, il lui était facile d’imaginer un petit roman comme tout enfant trouvé en peut faire à ses heures perdues. A toute force, il a pu y croire lui-même, car d’un côté la charité chrétienne, de l’autre la médiocre opinion que j’ai de son intelligence, me portent à regarder M. Williams plutôt comme un fou que comme un imposteur.

Mais j’arrive au grand coup de théâtre. En 1841, M. le prince de Joinville fit un voyage aux États-Unis. Dans une de ses excursions, on lui présenta M. Williams comme un homme qui pouvait lui donner des renseignemens précis sur les mœurs des Indiens et sur les premiers établissemens des Français au Canada, dont le prince paraissait rechercher les souvenirs avec curiosité. Après leur entrevue, et assez longtemps après, le prince étant déjà reparti pour l’Europe, le révérend Eleazar Williams raconta ce qu’on va lire :

« Le capitaine du bateau à vapeur me dit que le prince désirait avoir une entrevue avec moi, qu’il serait heureux que j’allasse le voir, ou si vous l’aimez mieux, dit le capitaine, je vais vous le présenter. — Je suis à ses ordres, dis-je, et je ferai ce qu’il voudra. Sur quoi, le capitaine m’amena le prince de Joinville. En ce moment j’étais assis sur un tonneau. Le prince en me voyant tressaillit involontairement, et je remarquai une vive agitation dans ses traits et toute sa physionomie. Il pâlit légèrement, et sa lèvre trembla. Voilà ce que j’observai sur le moment, et plus tard j’en fus bien autrement frappé par le contraste de ce trouble passager avec l’aisance et le calme habituel de ses manières. Puis il me prit la main d’un air grave et respectueux, earnestly and respectfully, et la conversation commença. Tous les passagers et les personnes de sa suite même parurent surpris des attentions qu’il eut pour moi. Il m’invita à dîner à une table séparée préparée pour lui, et m’offrit la place d’honneur à son côté. Un peu intimidé par cet excès de politesse, je refusai. Après le dîner, la conversation roula sur les premiers établissemens des Français en Amérique, le courage et l’audace de leurs aventuriers, et la perte du Canada, que le prince semblait regretter vivement. Au milieu de la conversation, mais je ne me souviens plus à quel propos, il me dit qu’il avait laissé sa suite à Albany, qu’il avait pris le premier moyen de transport venu, et qu’il était allé au bout du lac George. Il parlait facilement et agréablement, et je fus surpris de l’entendre s’exprimer si bien en anglais, avec un peu d’accent comme moi, d’ailleurs d’une manière très intelligible. Nous demeurâmes à causer bien avant, dans la nuit à l’arrière du bateau, assis sur les coussins de la cabine. Nous couchâmes l’un auprès de l’autre. Le lendemain, le bateau n’arriva à Green-Bay que vers trois heures, et pendant presque tout le temps nous causâmes ensemble. Lorsque je me rappelai notre conversation, je m’aperçus que le prince m’avait préparé graduellement à ce qui allait arriver, bien que les différens sujets que nous abordâmes semblassent se présenter tout naturellement. D’abord il parla de l’état des affaires aux États-Unis et de la révolution américaine. Il témoigna son admiration pour nos institutions, et s’étendit sur l’assistance donnée par Louis. XVI aux colonies dans leur lutte contre l’Angleterre. Il dit qu’à son avis les Américains n’avaient pas montré assez de reconnaissance pour ce prince, et qu’on attribuait à tort son intervention à des motifs intéressés et au désir d’humilier l’Angleterre ; qu’au contraire, dans son opinion, Louis XVI avait une estime sincère pour l’Amérique. Il ajouta que tous les ans, le 4 juillet, en célébrant dans les États-Unis l’anniversaire de la déclaration d’indépendance, on devrait tirer une salve en l’honneur d’un roi qui avait tant contribué à notre émancipation ; puis, passant à la révolution française, il dit que Louis XVI n’avait eu aucun dessein tyrannique contre le peuple, et que rien de ce qu’il avait fait personnellement ne pouvait justifier les excès de la révolution, qu’il fallait en chercher les causes dans le mauvais gouvernement de Louis XV, qui avait précipité une catastrophe préparée depuis des siècles. Si le peuple n’avait pas de griefs à alléguer contre Louis XVI, il avait de justes motifs de plainte contre les institutions oppressives de l’époque, la tyrannie de l’aristocratie et le lourd fardeau que l’église faisait peser sur la nation. Enfin il parla des changemens qui avaient eu lieu dans le gouvernement, et de l’heureuse amélioration survenue dans la condition actuelle du peuple français sous une monarchie élective (sic).

« Arrivés à Green-Bay, le prince me pressa de loger avec lui à Astor-House ; mais je m’excusai, voulant aller chez mon beau-père… En revenant à l’hôtel, je trouvai le prince seul. Sa suite était dans la pièce à côté. Il commença par me dire qu’il avait une communication à me faire, très sérieuse en ce qui le concernait, et pour moi de la plus grande importance ; que personne autre n’y ayant intérêt, il désirait obtenir de moi quelque garantie de ma discrétion, et me demanda ma parole de ne divulguer à personne ce qu’il allait m’apprendre. Après quelque hésitation, j’y consentis, sous la condition que dans le secret qu’il devait me révéler il n’y avait rien qui fût préjudiciable à personne. Finalement je signai une promesse à cet effet, et alors le prince parla à peu près de la sorte :

« — Vous vous êtes habitué, monsieur, à vous considérer comme originaire de ce pays. Cela n’est pas. Vous êtes né ailleurs, en Europe, monsieur, et quelque incroyable que la chose vous paraisse d’abord, je dois vous dire que vous êtes le fils d’un roi. Ce doit être pour vous une grande consolation d’apprendre cela. Vous avez beaucoup souffert, et vous avez été fort abaissé; mais vous n’avez pas enduré plus de maux ou d’humiliations que mon père, qui a demeuré longtemps dans ce pays, pauvre et exilé. Entre lui et vous il y a cette différence, qu’il avait connaissance de sa haute origine, et que vous aviez le bonheur d’ignorer la vôtre.

« Quand le prince eut dit cela, vous jugez de ma stupéfaction... Je lui dis que sa communication était d’une nature si extraordinaire qu’il devait m’excuser si je me montrais incrédule, et qu’en réalité j’étais entre deux (I was between two).

« — Entre deux quoi? demanda le prince. (Il ne comprenait pas mieux que nous cette locution iroquoise.)

« Je répondis que d’un côté j’avais peine à croire ce qu’il me disait, et que de l’autre je craignais qu’il ne se trompât de personne. — Il répliqua qu’il n’avait garde de se jouer de ma sensibilité, qu’il n’avait dit que la vérité et qu’il avait les moyens de me convaincre. — Je le priai alors d’achever la révélation qu’il avait commencée et de m’apprendre le secret de ma naissance. — Il répondit qu’avant de le faire, il fallait une certaine formalité pour ménager les intérêts de toutes les personnes que l’affaire concernait. Là-dessus il tira de sa malle un parchemin et le mit sur la table où il y avait déjà de l’encre et des plumes avec de la cire. Il posa à côté un sceau de l’étal de France, celui qui, si je ne me trompe, servait sous l’ancienne monarchie. Ce sceau était d’un métal précieux, mais qu’il fût d’or, d’argent ou de vermeil, c’est ce que je ne saurais dire. Par réflexion, j’incline pour le dernier, mais je puis me tromper, car j’étais bouleversé, et les choses qui dans un autre moment m’auraient le plus vivement frappé attiraient à peine alors mon attention. Cependant j’avouerai que lorsque j’eus tout appris, la vue de ce sceau présenté par un prince de la maison d’Orléans excita mon indignation. Le parchemin était fort bien écrit, sur deux colonnes, en français et en anglais. Je le lus et le relus avec une attention excessive pendant quatre ou cinq heures. Pendant tout ce temps, le prince me laissa à mes réflexions et demeura presque toujours dans la chambre, d’où il sortit pourtant deux ou trois fois.

« Le sens de ce document que je lus à différentes reprises, comparant mot pour mot les deux textes anglais et français, était une abdication solennelle de la couronne de France, en faveur de Louis-Philippe, par Charles-Louis, fils de Louis XVI, que l’on qualifiait de Louis XVII, roi de France et de Navarre, avec tous les noms et titres d’honneur usités dans l’ancienne monarchie, le tout accompagné d’une énumération en style de chancellerie des motifs, conditions et réserves de ladite abdication. Les conditions étaient en somme, qu’on m’assurerait un établissement princier en ce pays ou en France, à mon choix, et que Louis-Philippe s’engageait à me faire avoir la restitution, ou l’équivalent, de toutes tes propriétés particulières de la famille royale, qui m’appartenaient, et qui avaient été confisquées pendant la révolution ou qui avaient passé en d’autres mains... »

Le révérend Eleazar Williams était si abasourdi de cette révélation, qu’il ne pensa pas à prendre copie du parchemin. Grand dommage! Il eût été intéressant de lire en style de chancellerie l’exposé des motifs de cette abdication, et d’après quelles lois ou quels usages Louis XVII, ayant des héritiers naturels à un degré fort proche, transmettait sans façon sa couronne à un parent éloigné. Quoi qu’il en soit, le révérend, dans ces quatre ou cinq heures passées en face de ce parchemin, devint tellement prince, qu’il répondit comme son oncle Louis XVIII en pareille occasion : « Je suis pauvre et proscrit, mais je ne sacrifierai point mon honneur! » Quand il le prit si haut, une attitude le prince de Joinville garda le silence pendant quelques minutes dans une attitude respectueuse. Puis enfin ils se séparèrent, le prince lui disant (c’est le prince de Joinville que je veux dire) : « J’espère que nous demeurons bons amis. »

Il n’y a pas un Français, pas un homme de la vieille Europe qui eût pu inventer cette histoire; on voit aussitôt qu’elle est fabriquée avec quelques mauvais romans ou des mélodrames de l’ancien genre, qui, pour un Iroquois mal infarinato de civilisation, sont les sources où il puise ses connaissances en droit politique et en étiquette de cour. Quelque absurde que soit l’invention, M. Auguste Trognon, secrétaire des commandemens du prince de Joinville, a cru devoir répondre en 1853 au journal qui avait inséré la relation que je viens de traduire. Peut-être la chose était-elle nécessaire aux États-Unis. Je ne ferai pas à mes lecteurs l’injure de croire qu’ils aient besoin qu’on leur communique l’assurance donnée par le prince que ses relations avec M. Williams se sont bornées à une conversation sur les anciens établissemens français au Canada. M. Hanson, bien entendu, a répliqué à la lettre de M. Trognon, et a trouvé moyen d’y remarquer quelques inexactitudes parfaitement insignifiantes. Il a de plus établi de la manière la plus authentique que le roi Louis-Philippe, à qui M. Williams avait transmis, en se réclamant du prince de Joinville, je ne sais quelle lettre d’un chef iroquois, avait envoyé à M. Williams, pour ce même chef, des catéchismes accompagnés d’une lettre. La lettre s’est perdue, mais le mal n’est pas si grand que pour la disparition du fameux parchemin. Grâce à la politesse des princes aujourd’hui, on ne leur envoie pas un méchant livre qu’ils n’en accusent réception, et il y a des gens, même en Europe, qui se croient ainsi en correspondance avec des têtes couronnées. Je me souviens que dans ma jeunesse, étant secrétaire d’un ministre, je reçus la visite d’un quidam qui venait chercher la croix d’honneur qu’on lui avait, disait-il, promise. Il me produisit à l’appui de cette promesse la lettre suivante : « Le ministre de... a reçu la demande que vous lui avez adressée en date du... Elle a été classée pour lui être représentée lorsqu’il s’agira d’une promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur. » La conclusion à tirer de cela, c’est qu’il ne faut jamais écrire qu’à ses amis.


P. MÉRIMÉE.

LITTERATURE DE L’ENFANCE.

SCÈNES ET PROVERBES POUR LA JEUNESSE, par Mlle Julie Gouraud. — Une branche importante de notre littérature est demeurée dans une infériorité sensible vis-à-vis des littératures étrangères. Nous savons moins bien que les Allemands et les Anglais parler au peuple et à l’enfance, ces deux branches de la même famille d’esprits. Ce n’est pas que les efforts n’aient été singulièrement multipliés chez nous, par le dévouement d’un côté, et par la spéculation de l’autre, et que le talent ait manqué à ceux qui les tentaient; mais la plupart des écrivains voués à ces deux spécialités littéraires sont descendus jusqu’à la niaiserie en poursuivant la naïveté, et ne sont pas parvenus, chose remarquable, à se faire prendre au sérieux ni dans l’atelier, ni dans l’école. D’autres se sont brisés contre l’écueil de la manière et du compassé. L’abus de l’esprit a toujours été en France l’un des grands périls des lettres, et c’est surtout dans les livres destinés à l’enfance que cette disposition est déplorable.

Mlle Julie Gouraud a certes à se défendre plus que qui que ce soit contre l’esprit, c’est un ennemi personnel; mais en lisant ses œuvres, on voit que, sur ce point-là comme sur tous les autres, elle a pris sa mission au sérieux et n’a reculé devant aucun obstacle. Elle a donc atteint, sans trop d’efforts apparens, ce mérite suprême de la simplicité qui a fondé dans le siècle dernier la renommée de Mme Leprince de Beaumont et celle plus légitime encore de Berquin. Sans cesser d’être elle-même, elle a su parler leur langue aux humbles comme .aux jeunes. Dans Marianne Aubry, cette sœur honnête et active de Simon de Nantua, elle a tracé toute l’épopée de la vie d’une servante avec ses joies, ses douleurs et ses épreuves héroïquement supportées; dans les Mémoires d’une Poupée, l’Éducation d’Ivonne, et surtout dans le volume qu’elle vient de faire paraître, elle est revenue aux enfans, objets de ses préoccupations les plus chères et les plus constantes. Elle les enseigne sans pédantisme, elle les amuse sans les tirer du cercle de leur vie et de leurs devoirs habituels. Elle ne fait pas voyager au loin leurs imaginations et leurs rêveries, et elle pare la nature sans la fausser. La Potichomanie et les Souliers de Gaspard sont de jolis tableaux de mœurs, tels que les aurait crayonnés de nos jours l’auteur du Petit Joueur de Violon. Ce petit livre est plein de sens, et il provoque le sourire approbateur de l’âge mûr en même temps que les éclatans accès de la joie enfantine.


L. DE CARNE.


V. DE MARS.