Chronique de la quinzaine - 14 avril 1855

Chronique n° 552
14 avril 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 avril 1855.

Opérations des armées, négociations de la diplomatie, effort suprême de conciliation, préoccupations publiques, tout se réunit pour faire du moment présent comme un dernier et étroit terrain — où s’agite avec une solennité particulière la plus grande question qui puisse émouvoir des peuples, celle de la paix et de la guerre. Il n’est personne qui ne le sache, il n’est personne qui n’en ait l’invincible instinct : c’est pour longtemps peut-être que les destinées de l’Europe vont être fixées, c’est-à-dire que la conférence réunie à Vienne tient dans ses mains les droits et la sécurité de l’Occident, l’équilibre de tous les pouvoirs, la vie de milliers d’hommes, une multitude d’intérêts de tout genre subordonnés à sa décision. Dans une telle conjoncture, scruter le mystère de chaque eut revue diplomatique, interroger les variations de l’esprit public ou chaque souffle de l’atmosphère serait la plus puérile des cherches. Une seule chose est certaine jusqu’ici : les conférences de Vienne continuent, elles sont mêmes rehaussées aujourd'hui par la présence du ministre des affaires étrangères de France, par l’arrivée du ministre des affaires étrangères de la Sublime-Porte, et prennent les proportions d’un congrès. D’un autre côté, la paix est loin d’être faite ; elle est peut-être autant un problème qu’au premier moment. C’est ce problème qui est sur le point d’être résolu, et la gravité exceptionnelle de la situation présente de l’Europe résulte justement de ce court espace laissé à l’incertitude, de cette alternative de quelques jours entre la possibilité d’une paix suffisamment rassurante et la nécessité d’une guerre prolongée, plus générale peut-être, où entreront inévitablement des élémens nouveaux qu’on peut prévoir, sans compter ceux qu’on ne prévoit pas. On ne saurait donc aujourd’hui que résumer les points principaux de cette situation avec ses chances diverses et les difficultés d’où peut dépendre encore une solution favorable.

S’il s’agissait d’une question théorique posée entre la paix et la guerre, assurément chacun aurait bientôt prononcé dans sa conscience. Il n’est point de considération qui ne fléchit devant le sang humain versé et l’intérêt supérieur d’une prompte pacification. Malheureusement il n’en est point ainsi. Ce n’est pas une question théorique que le raisonnement puisse trancher en mettant en balance les bienfaits de la paix et les horreurs de la guerre. Ce n’est point non plus un différend spécial entre deux peuples, ne de leurs ressentimens passagèrement excités ou de l’antagonisme momentané de leurs intérêts. C’est plus que cela, c’est une lutte où, dès l’origine, se sont trouvées ouvertement et manifestement engagées l’indépendance de l’Europe d’un côté, et de l’autre l’ambition grandissante d’une puissance qui depuis un siècle n’a cessé de s’étendre vers l’Orient, en couvrant ses empiétemens de toutes les affinités de race ou de religion, en les consacrant par la diplomatie ou par les armes. Il est bien clair dès lors que le fait discuté aujourd’hui à Vienne, c’est cette prépondérance abusive de la Russie, et que si l’Europe peut transiger sur les détails, elle ne peut transiger sur la question même. Ce n’est point l’Angleterre et la France qui ont provoqué cette lutte ; c’est l’agrandissement permanent de la Russie qui est venu changer les conditions politiques de l’Europe. S’il fallait la preuve que la France et l’Angleterre ont eu raison de prendre les armes, elle est tout entière dans la marche des événemens, dans la ténacité de résistance de la Russie, dans l’immensité de ses forces militaires. La guerre actuelle a rendu palpable un fait qui s’est accompli depuis 1815, et dont on ne s’est point assez aperçu : c’est que pendant ces années, tandis que l’Europe était travaillée par toute sorte de fermens révolutionnaires, de rivalités nationales, de fièvres commerciales et industrielles, il y avait au nord un gouvernement faisant peu de cas de l’industrie et tournant toutes ses vues vers la guerre, armant ses forteresses, entretenant le fanatisme religieux et les instincts belliqueux de son peuple pour le tenir prêt à marcher, et saisissant toutes les occasions de poursuivre ses desseins. À un jour donné, la Russie a cru le moment venu de faire un pas de plus en Orient, et de tenter d’établir de vive lutte sa suprématie. Que pouvait-il arriver de cette tentative ?

Que la Porte cédât aux intimidations du cabinet de Petersbourg, et le sultan n’était plus que le grand vassal des tsars sur le Bosphore. Le réseau de l’influence russe s’étendait sur toutes les populations chrétiennes de l’Orient. SI la Turquie, livrée à elle-même, résistait : par un effort héroïque, il n’est peint douteux qu’elle eût bientôt succombé, et alors on avait une paix, non plus d’Andrinople, mais de Constantinople peut-être, un fantôme d’empire ottoman survivant sous le bon plaisir de la Russie. C’est en présence de cette double perspective que l’Europe s’est réveillée. L’Angleterre et la France ont pris les armes ; elles ont envoyé leurs soldats en Orient. Les armées alliées sont entrées sur le territoire russe et sont allées mettre le siège devant Sébastopol. La lutte s’est aggravée à mesure que les événemens militaires se déroulaient. Il en résulte qu’après s’être bornées au premier moment à vouloir arrêter la Russie dans sa marche, les deux puissances ont été naturellement conduites à considérer sa position en Europe et en Orient, et à prendre lui donner pour limite l’intérêt de l’équilibre général. De la est née la pensée des propositions qui sont devenues l’élément essentiel du traité du 2 décembre, et qui, après avoir été interprétées en commun par la France, l’Angleterre et l’Autriche, sont l’objet des délibérations de la conférence de Vienne. Maintenant la Russie acceptera-t-elle définitivement ces propositions, dont elle a déjà sanctionné le principe ? Là est le grand problème. Les garanties réclamées par l’Europe sont assurément fort modérées ; mais enfin, dans leur article principal, elles résument la moralité de la guerre actuelle, et cette moralité, c’est une réduction de forces pour la Russie, c’est une l’imitation de sa puissance dans la Mer-Noire. Sur ce point reposent aujourd’hui toutes les difficultés, comme cela était à présumer, et la meilleure preuve qu’il n’est point si aisé de concilier l’intérêt européen et l’intérêt russe, c’est que les esprits les plus désireux de la paix s’épuisent, depuis quelques jours, en combinaisons sans obtenir d’autre résultat que de démontrer la gravité de la question. Diminution des forces navales de la Russie, création d’établissemens maritimes européens dans la Mer-Noire, ouverture des détroits et liberté de la navigation de l’Euxin, transformation de Sébastopol en port de commerce, — on a le choix entre ces diverses combinaisons. Par malheur, quand on a énuméré tous ces moyens, on n’a point résolu la difficulté.

Quoi qu’il en soit, il est un fait supérieur dans ces travaux diplomatiques qui se poursuivent à Vienne, c’est l’intention sérieuse des puissances occidentales de se rendre à une transaction équitable, d’accepter une paix qui serait de nature à sauvegarder les droits et les intérêts de l’Europe sans blesser trop vivement la fierté de la Russie. Le cabinet de Petersbourg est-il dans les mêmes dispositions ? En définitive, que décidera-t-il au sujet de ce principe de la limitation de la puissance russe, auquel il a cependant souscrit ? Les représentans du tsar à la conférence attendent, dit-on, des instructions nouvelles, et c’est peut-être une particularité assez étrange que cette demande d’instructions sur une question certainement fort prévue et définie d’avance. Malheureusement depuis quelque temps les actes du cabinet de Petersbourg ne sont point empreints d’un grand esprit de conciliation, il parait même y avoir en Russie un redoublement d’ardeur belliqueuse, et l’appel du saint synode au peuple russe au nom de la foi orthodoxe n’est pas le symptôme le moins significatif de ces tendances. Le roi de Prusse s’est adressé, assure-t-on, d’une façon pressante à l’empereur Alexandre, en lui représentant que s’il laissait échapper une occasion favorable de conclure la paix, l’Allemagne pourrait être entraînée vers les puissances occidentales, et la Prusse elle-même se trouverait dans une position difficile. Le roi Frédéric-Guillaume aurait même engagé le tsar à envoyer M. de Nesselrode à Vienne ; mais le chancelier de Russie ne semble point devoir faire le voyage pour assister aux conférences, et peut-être ici encore est-il permis d’en conclure que le cabinet de Pétersbourg est peu disposé à faire à l’Europe les concessions sans lesquelles il n’est point cependant de pacification possible. Ainsi, on le voit, dans l’œuvre de cette conférence qui tente aujourd’hui le dernier effort de conciliation, tout ne se présente point sous un aspect favorable et facile. Les positions se dessinent avec une extrême netteté dans ce demi-jour des négociations diplomatiques. Sous une forme ou sous l’autre, l’Europe ne réclame que ce qu’elle n’est plus même libre de ne pas réclamer, une fois le conflit engagé, — une garantie contre les dangers de la politique russe en Orient, un état de choses tel que la force agressive de l’empire des tsars cesse d’être une menace permanente. Jusqu’ici, la Russie se réfugie derrière ce qu’elle appelle ses droits de souveraineté pour ne point transiger sur l’existence même des moyens qui constituent sa puissance. C’est dans ces conditions que l’affaire se présente au congrès.

Si la paix ne sort pas des conférences actuelles de Vienne, il est difficile de savoir d’où elle renaîtra, et quel cours prendra cette lutte formidable. L’article publié récemment au Moniteur sur les opérations militaires en Crimée, sur l’imprévu qui s’y est mêlé et sur les difficultés assurément fort graves de l’entreprise qui se poursuit devant Sébastopol, indique-t-il la pensée d’offrir un autre but à l’héroisme de nos armées dans le cas de la continuation de la guerre ? Les événemens seuls le diront sans doute. Dans tous les cas, il est une autre question qui s’élève immédiatement, et dont parait s’être préoccupé le roi de Prusse dans l’appel récent qu’il a adressé à l’empereur Alexandre II : c’est celle de la politique de l’Allemagne, qui sera nécessairement appelée à se prononcer. Malgré les fluctuations et les mobilités de la Prusse, malgré la situation particulière qui lui a été faite en dehors des conférences, il est peu probable encore que le cabinet de Berlin se laisse complètement détourner des puissances occidentales. Sans doute sa politique est loin d’être claire et facile à définir, ses négociations flottent un peu à tous les vents, et on finit par ne plus savoir où sont ses envoyés ; mais il reste toujours un intérêt supérieur évident et cette solidarité acceptée dès l’origine par la Prusse elle-même avec toutes les autres puissances de l’Europe. Quant à l’Autriche, sa ligne de conduite est tracée par ses engagemens mêmes. Liée avec l’Angleterre et la France par le traité du 2 décembre, par une interprétation commune des conditions de la paix, elle ne peut évidemment que conformer ses actes à ses paroles et à ses obligations dans le cas où les conférences seraient rompues. Cette netteté d’attitude ne saurait répugner au cabinet de Vienne, et elle est presque même, dirons-nous, un devoir. Jusqu’ici, l’Autriche a été très habile, on ne saurait le nier ; elle a su prendre tous les avantages d’une intervention dans une grande affaire européenne sans en encourir toutes les responsabilités. Elle s’est liée avec les puissances occidentales sans rompre avec la Russie ; elle a aiguillonné le zèle de la Prusse en calculant et tempérant sa propre action. Son concours a été précieux, cela est hors de doute : sa politique a été et est encore une des garanties de l’Europe ; mais enfin jusqu’à ce moment sa part d’action réelle et effective s’est bornée à l’occupation très libre et très pacifique des principautés. Elle a été assez heureuse pour que les Russes fissent le vide devant elle, et qu’elle n’eût point à les combattre. Par une circonstance singulière même, il s’est trouvé que la présence des Autrichiens dans la Moldo-Valachie a assez peu inquiété la Russie pour lui permettre de rejeter toutes ses forces vers la Crimée, — de sorte qu’en poursuivant un but commun avec les puissances occidentales, en se mettant diplomatiquement dans leur alliance, l’Autriche, d’un autre côté, semblait indirectement, et sans le vouloir à coup sûr, créer des difficultés nouvelles à l’action militaire de l’Angleterre et de la France, et favoriser tout ce qui pouvait être un obstacle à nos armées. Tranquille sur le Pruth, la Russie a pu concentre tous ses moyens d’action en Crimée. Les Russes ont fait, il est vrai, une pointe dans la Dobrutcha ; mais cela s’est trouvé être un malentendu, éclairci sans que l’armée autrichienne eût à s’en mêler. Et que disait-on récemment en Prusse par voie de récrimination et peut-être de raillerie ? On disait quel’Autriche était très belliqueuse lorsque tout semblait tendre à un arrangement, ce qui sous-entendait aussi qu’elle était plus pacifique lorsque la guerre paraissait redevenir une inexorable nécessité. — C’était très certainement une vengeance de la Prusse, troublée de ses mécomptes diplomatiques. Nous ne disons point ceci en effet pour diminuer la confiance que doit inspirer la décision de l’Autriche : la garantie de sa loyauté est dans son intérêt, dans ses engagemens, dans toutes les considérations de sa situation politique ; et si par malheur ces conférences qui ont lieu aujourd’hui à Vienne devaient encore une fois tromper les espérances de paix, l’Europe sortirait de cette épreuve aussi résolue qu’elle a été modérée, avec le faisceau serré de ses alliances et la disposition de toutes ses forces. L’Autriche elle-même entraînerait l’Allemagne, et nos armées seraient prêtes à renouveler, là où elles paraîtraient, ces exemples d’héroïsme qu’elles donnaient encore dans leur dernier combat devant Sébastopol, pendant la nuit du 22 au 23 mars. La Russie seule aujourd’hui peut écarter cette terrible alternative.

Queues que soient les perspectives que puisse ouvrir la solution si universellement attendue, rien ne peut mieux démontre aujourd’hui la persistance et l’intimité de l’alliance de la France et de l’Angleterre que le voyage de l’empereur et de l’impératrice à Londres. Ce voyage, qui va s’accomplir ces jours-ci, a été précédé en Angleterre de toutes les manifestations qui peuvent promettre au chef de l’état un accueil en harmonie avec les circonstances. Certes ce voyage où Napoléon III va se recentrer avec la reine Victoria donne la mesure la plus exacte du changement des choses en peu d’années. Si l’empereur part pour Londres, le corps législatif achève aujourd’hui même sa session, deux fois déjà prolongée. Le corps législatif a commencé ses travaux, il y a trois mois, en votant l’emprunt qui a eu une si grande fortune ; il les a finis en votant le budget. Une des principales lois soumises à ses délibérations, on le sait, est celle qui substitue l’exonération vis-à-vis de l’état au remplacement libre dans l’armée, et qui développe le système des réengagemens. D'autres lois discutées par le corps législatif n’ont pas moins d’importance : l’une modifie l’organisation municipale en fortifiant l’autorité administrative ; une seconde touche à l’institution des juges de paix, dont elle développe la juridiction dans le sens le plus favorable, en faisant intervenir de plus en plus la conciliation. Il en est qui créent de nouveaux impôts, et de ce nombre est celle qui établit une taxe sur les chiens. Il serait difficile de savoir ce que pourra produire cette taxe, d’autant plus que la matière imposable peut varier beaucoup et n’est point aisée à saisir. C'est là du reste le moindre objet de la loi, qui parait avoir principalement pour but de diminuer le nombre des chiens et par suite le nombre des accidens. C’est une loi contre le vagabondage des chiens. Le corps legislatif enfin a couronné sa session par le vote du budget de l’année prochaine. Dans quelles conditions se présente ce budget ? Les dépenses sont évaluées à 1,598 millions, et les recettes à 1,601 millions. C’est la le budget ordinaire dans lequel ne sont pas comprises les dépenses nécessitées par la guerre. Ces dépenses n’entrent dans la loi des finances que pour le chiffre des intérêts des deux emprunts : c’est désormais une charge annuelle de 35 millions ; aussi la commission du corps législatif s’est-elle crue autorisée à conseiller les économies. Le budget a été du reste l’objet d’une sérieuse élaboration dans la commission et d’un consciencieux rapport de son organe, M. de Richemont. Le rapporteur du corps législatif a traité les diverses questions qui se rattachent à la situation des finances. Il a insisté sur l’inconvénient qu’il y aurait à aggraver l’impôt foncier, et il en donne une raison qui touche à l’ensemble même de l’état politique et économique du pays : c’est que l’argent s’éloigne de plus en plus de la terre pour se jeter sur toutes les valeurs mobilières ; il se distribue dans toutes les opérations de l’industrie et du commerce. Ce qu’il gagne en mobilité, en flexibilité, malheureusement il le perd en solidité, et n’est-ce point la encore un signe parlant de notre époque ?

Le présent, avec ses caractères et ses problèmes, n’est qu’une continuation du passé ; l’enchaînement de ces problèmes, de ces caractères, c’est l’histoire même, à laquelle s’ajoutent sans cesse de nouveau faits. Or il y a une histoire aussi curieuse, aussi remplie d’attrait et parfois aussi agitée que celle des faits : c’est celle des idées, des sentimens et des passions de l’âme humaine. La vie sociale est le champ de bataille où ces sentimens et ces passions se livrent un éternel combat ; la littérature est la forme sous laquelle ils s’expriment, et comme cette expression varie avec le temps, avec les civilisations, avec les peuples, c’est tout un monde idéal qui vit à cote du monde réel ; c’est l’histoire de ce que les hommes ont pensé, ont senti à cote de l’histoire de ce qu’ils ont fait. M. Saint-Marc Girardin est à coup sur un des plus fins et des plus ingénieux explorateurs de ce monde de l’esprit, et c’est un explorateur qui ne ressemble à aucun autre. Il ne se confond point avec les novateurs : la sévérité de son goût est comme le bouclier de son intelligence ; il se confond moins encore peut-être avec les analystes didactiques. Il a mille diversions instructives ou piquantes, où se reflète l’originalité d’une intelligence lumineuse et sensée. L’idée même du Cours de littérature dramatique, dont il publie le troisième volume aujourd’hui, est une donnée simple et féconde, favorable à tous les développemens heureux : c’est l’histoire des passions dans le drame, et comme pour ajouter à l’imprévu, ce troisième volume d’un Cours de littérature dramatique est en grande partie l’histoire des passions dans le roman et dans la pastorale. C’est qu’en effet le sujet des études pleines d’intérêt de M. Saint-Marc Girardin, ce n’est point telle ou telle forme littéraire, c’est l’âme humaine elle-même. Qu’a éprouve l’âme humaine dans l’antiquité ou depuis le christianisme ? comment a-t-elle exprimé ses émotions ? quel a été le caractère du sentiment paternel et maternel ? comment se sont produits tous ces sentimens divers, la piété filiale, le culte des morts, le dégoût de la vie, l’amour dans ses nuances infinies ? C’est là le vaste et inépuisable champ que parcourt l’auteur, observant les mœurs et la littérature, passant d’Euripide à Walter Scott, de la Magicienne de Théocrite à l’Oberon de Wieland, du xvie ou du xviie siècle à notre temps.

Aujourd’hui c’est l’amour dans ses rapports avec la vie réelle et l’imagination que l’auteur étudie, et ses analyses, aussi pénétrantes que neuves, réussissent à rajeunir des œuvres d’un autre siècle qui n’eurent pas moins d’éclat que bien des œuvres contemporaines, — l’Astrée et la Clélie. l’originalité du talent de M. Saint-Marc Girardin ne réside point dans la recherche des choses mystérieuses et inconnues ; elle est dans ce mélange de goût littéraire et d’instinct moral qui donne tant de charme aux leçons de l’auteur. Professeur ou écrivain, M. Saint-Marc Girardin y a pulsé cette autorité persuasive qui ramène au bien par toute sorte de sentiers habilement préparés, et il y a trouvé le succès. L’auteur du Cours de littérature dramatique est certainement un des hommes les plus heureux de son temps, et il doit l’être, car il fait de son esprit le complice de son bonheur, c’est-à-dire qu’il n’emploie pas son imagination à défaire sans cesse ce que son bon sens et son instinct moral ont fait. Il donne sa part è la réalité et sa part à l’imagination. Peut-être même croit-il un peu trop à leur indépendance mutuelle, à leur séparation entière et absolue : ingénieux moyen de mettre à l’abri la vie pratique avec ses règles et ses devoirs dans un temps où ont régné toutes les corruptions de l’esprit. C’était la pensée de M. Saint-Marc Girardin avant 1848, que la société française était tout autre en réalité que ne la représentait sa littérature, qu’elle était, en un mot, saine par les mœurs, démoralisée par l’imagination seulement. La preuve qu’il en était ainsi, a-t-il ajoute depuis, c’est que quand la France a eu succombé au piége que lui avait tendu la démoralisation du goût public, elle s’est relevée par la force intime de ses mœurs. Si les mœurs étaient aussi saines, aussi vigoureuses, aussi intactes que l’a pensé l’auteur, peut-être eût-il été plus simple que par elles la société se préservât d’abord, avant d’avoir à se relever par elles ; mais que prouve cette assurance de M. Saint-Marc Girardin, si ce n’est sa foi entière aux idées morales, puisqu’il croit à leur efficacité, à leur puissance salutaire dans la vie réelle, même quand l’esprit s’en fait un jeu cruel dans ses fictions et ses travestissemens ?

Il est vrai, la société peut avoir une façon de se conduire et se plaire a l’expression d’idées et de sentimens différens. Combien de temps cependant ce divorce singulier peut-il durer sans conduire à quelque catastrophe ? l’expérience a été faite, — expérience lumineuse et terrible ; elle a été aussi désastreuse pour la vie pratique que pour l’imagination elle-même. Elle n’a pu servir qu’a éclairer les plus secrètes profondeurs du monde moral, à rectifier les idées, à remettre à nu en quelque sorte les conditions essentielles, immuables de la civilisation. C’est une lumière que ne parait point malheureusement avoir recueillie un jeune écrivain, M. Lanfrey, l’auteur d’un livre sur l’Église et les philosophes au dix-huitième siècle, qui a fait quelque bruit, et qui à la prétention pour sa part de résumer l’idéal, le symbole de notre temps. M. Lantrey est incontestablement doué d’une verve réelle, d’une certaine sève d’imagination bien plus que d’intelligence philosophique, qui rappelle M. Michelet. C’est un de ces talens pleins d’agitations nerveuses et dithyrambiques qui cheminent entre l’invective et l’apothéose ; il fait la caricature de ses adversaires, et ne souffre point qu’on touche à la divinité de ceux qu’il aime. Le malheur de M. Lanfrey en prêchant la philosophie et la tolérance, c’est de paraître lui-même un séide. Quelle est donc la pensée de son livre ? C’est une apologie effrénée et exclusive du xviiie siècle. Le xviiie siècle est le résumé de la civilisation ; jusque-là, rien n’existe ; à dater de là, tout commence ; encore la civilisation se restreint-elle parfois singulièrement, puisqu’elle est tout entière, au dire de l’auteur, dans un homme, — dans Voltaire.

Dépouillez ces travestissemens de l’église, ces programmes de morale naturelle et de vague déisme, ces apothéoses ardentes de leur couleur littéraire, que reste-t-il en définitive ? Tout simplement une déclamation de 1820, du temps où l’on croyait de bon goût quelquefois d’appeler Jésus-Christ un estimable moraliste. Ce terrible esprit, jeune par les années et vieux par les idées, ne s’aperçoit point que nous n’en sommes plus là, que le temps est venu où l’on peut admirer Voltaire pour son intelligence sans prendre pour code le Dictionnaire philosophique, que la morale de d’Holbach et d’Helvétius n’est point une merveilleuse nouveauté, et que dans tout cela il y a souvent plus d’ombres et de fantômes que de réalités. Si le livre de M. Lanfrey a été fait dans l’intention d’être une peinture exacte d’un temps, l’histoire est devenue un pamphlet ; si c’est un manifeste au nom du xviiie siècle renaissant, quelles sont ces idées ainsi rassemblées dans un code nouveau ? Elles sont la négation du christianisme, l’auteur l’avoue lui-même ; elles sont anti-chrétiennes par leur réhabilitation des joies terrestres, parce qu’elles sont le démenti de la loi de la chute première, parce qu’elles substituent par tout la liberté à l’autorité, le droit au devoir. M. Lanfrey va même beaucoup plus loin, car, en supprimant tout dogme religieux, il ne nie pas moins l’efficacité de toute métaphysique humaine pour arriver à une certitude, de sorte qu’en définitive il reste à l’humanité la bonne loi naturelle, l’instinct, la liberté de se développer en longueur, en largeur et en profondeur, comme le dit l’écrivain, en ayant le tort de ne point appliquer le mot à sa propre doctrine. M. Lanfrey rapporte qu’un certain abbé du xviiie siècle, rédigeant un Code de la Raison, s’était abstenu de parler de la morale chrétienne, apprenant ainsi aux ennemis du christianisme comment on pouvait s’en passer. Les ennemis du christianisme en général apprennent peu. L’humanité, quant à elle, a appris comment on ne se passe pas facilement du christianisme. Une expérience tragique lui a montré que là où l’idée religieuse disparaît, les esprits peuvent tomber dans les plus honteuses superstitions, que la réhabilitation des joies terrestres conduit au matérialisme le plus effréné, que l’ivresse du droit individuel mène à la servitude. Si c’est là ce que M. Lanfrey appelle les idées du xviiie siècle, il y a un argument invincible à lui opposer, c’est l’histoire tout entière de notre temps.

À dire vrai, le livre de M. Lanfrey est moins curieux en lui-même que comme un signe de l’époque. C’est un symptôme de ce qui fermente dans certaines intelligences qui prennent quelques vagues aspirations pour des croyances et des idées. Un des thèmes habituels de ces intelligences, c’est la fécondité de l’avenir. À elles est l’avenir ; elles y marchent avec une sorte d’enivrement. Tous ces souffles qui traversent l’atmosphère d’une époque troublée, elles les aspirent sans savoir d’où ils viennent et où ils conduisent. Et cet avenir, qui est leur bien, comment le préparent-elles ? En commençant par immoler tout ce qui ne satisfait point leurs inquiétudes, tout ce qui n’est point d’accord avec leurs rêves et leurs caprices. Ce sont des imaginations à la fois ardentes et émoussées, faisant souvent plus de bruit que d’œuvres, ayant l’air de remuer beaucoup d’idées pour aboutir à un médiocre résultat, et se croyant l’expression suprême de la civilisation, parce qu’elles annoncent en style prophétique l’avénement de l’inconnu. Cette école existe dans la philosophie, dans l’histoire, et n’existe-t-elle pas dans la poésie elle-même ? Ces singulières tendances n’ont-elles pas laissé leur empreinte dans un récent volume de M. Maxime Du Camp, les Chants modernes, qui paraissent accompagnés d’une préface, sorte de manifeste de l’école nouvelle, de l’école de la jeunesse et de l’avenir ! M. Du Camp, comme beaucoup d’esprits de notre temps, a le sentiment des faiblesses de l’esprit littéraire et du trouble qui s’est introduit dans le domaine de l’imagination. Seulement il en cherche les causes là où elles ne sont pas, et il ne les cherche pas là où elles sont réellement. Il ne se fait pas moins d’illusion sur les véritables sources où l’esprit littéraire, où la poésie peut se rajeunir. Un des traits de l’école à laquelle appartient l’auteur des Chants modernes, c’est de ressentir le plus superbe mépris pour tout ce qui est du passé, et il faut voir comment M. Du Camp traite cette pauvre tradition littéraire, ceux qui la représentent ou ceux qui en ont le culte. l’auteur croit être bien nouveau en cela, et il n’est que l’écho usé, épuisé de l’inspiration qui, après avoir eu un moment d’éclat il y a trente ans, est allée se perdre et s’énerver dans tous les excès. En définitive, en jetant l’injure au passé, en proclamant sa mort, où l’auteur place-t-il donc cet avenir merveilleux auquel il prétend donner une poésie ? Vers quel monde veut-il que nous marchions ? Véritablement, ici il y a peu d’invention. Saint-Simon, Fourier, Owen, les vieilles religions qui se lézardent, les religions nouvelles qui naissent, les idées en travail, les transformations matérielles, l’électricité, la galvanoplastie, la photographie, la liberté, la démocratie, que tant-il encore pour caractériser ce monde idéal ! C’est la, selon l’auteur, que la poésie doit se rajeunir, qu’elle doit aller puiser des inspirations nouvelles, et M. Du Camp donne le panier l’exemple dans ses chants de la matière, où le gaz, le chloroforme, la locomotive se livrent aux monologues les plus éloquens, en célébrant le peuple aux vertus augustes. Il y a surtout un fragment précieux où se révèle naïvement ce triste esprit, c’est le sac d’argent. Pauvre sac d’argent que tout le monde poursuit et que tout le monde accuse ! C’est bien à tort cependant qu’on lui impute toutes les infamies commises en son nom : s’il ne va pas de lui-même chercher le malheureux qui souffre, sauver les affamés, secourir l’artiste qui attend, c’est qu’il n’a pas la liberté, c’est qu’il est enfermé dans la loi. Anéantissez l’héritage, dit-il, et vous verrez si j’ai du cœur ! L’auteur se trompe étrangement : le sac d’argent qu’il fait parler n’aurait pas plus de cœur, et les hommes en auraient moins : non pas que héritage matériel soit la vie du cœur, mais il représente les traditions du foyer, le travail du père pour ses enfans, le lien de la famille, le culte du lieu natal, c’est-à-dire tout ce qui fait battre le cœur, toutes qui élève une âme humaine, — et en développant toute cette partie morale de l’homme, il entretient les sources d’où peut jaillir la poésie elle-même dans ce qu’elle a de plus sacré et de plus émouvant. C’est en abollssant ces élémens féconds que M. Du Camp prétend rajeunir l’inspiration poétique !

Dans quelle mesure l’innovation et la tradition peuvent-elles se combiner dans la poésie ? Il n’est point de règle qui puisse le dire, sans nul doute. C’est l’inspiration seule qui peut trouver cette secrète et juste combinaison, en puisant non pas dans un monde entièrement fondé sur des rêves, mais dans le monde intime de l’âme, dans les sentimens qui s’y agitent, dans la lutte profonde des passions, dans tous les instincts mystérieux du cœur que font vibrer les spectacles de la vie ou de la nature. La poésie recueille les sentimens et les exprime ; elle ne les crée pas et ne les invente pas. C’est parce qu’elle a méconnu cette vérité que la littérature contemporaine s’est jetée trop souvent dans les voies de l’exception, où se débattent encore quelques imaginations capricieuses, tandis que des esprits justes et sérieux restent fidèles aux traditions de la poésie. M. de Laprade est un de ces esprits qui garde intacte les plus pures notions de l’art et de la vie morale. Il en a le culte, et ce culte passe dans ses vers, — dans ceux qu’il publie aujourd’hui sous le titre de symphonies, comme dans ceux qu’il a écrits précédemment, — en leur donnant un reflet généreux. Ce titre même de Symphonies indique assez l’esprit des poésies nouvelles de M. de Laprade. C’est comme un résumé harmonieux des murmures et des grandes voix de la nature. Ou passe tour à tour d’une symphonie alpestre au concert des saisons ; on écoute alternativement le bruit du torrent et la voix qui parle dans l’herbe. Il serais même vain de dire qu’au progrès réel se révèle dans les vers de M. de Laprade en un certain sens. L’auteur des Symphonies a toujours aimé la nature, et, comme ceux qui l’aiment, il tendait parfois à s’y absorber, et pouvait se laisser aller aux périlleux attraits d’un panthéisme vague et mystérieux. Sa poésie elle-même en portait le reflet ; elle était comme l’expression de l’âme universelle des vallées et des montagnes. À mesure que inspiration s’est dégagée et mûrie, elle a pris plus de netteté, et a restitué à chaque chose son rang et sa place dans l’ensemble des êtres vivans. L’instinct profond de la nature n’a point disparu, mais il s’est réglé, et l’élément humain a pris plus de place dans la poésie de l’auteur ; il n’est resté qu’un idéal flottant sur les spectacles naturels. Un des caractères du talent de M. de Laprade, c’est une certaine élévation sérieuse et pure qui n’a jamais plus de puissance que quand il reproduit les plus intimes mouvemens du cœur les sentimens de la famille, comme dans cette pièce, — À mon père, — par laquelle s’ouvrent les Symphonies. Merveilleuse manière d’exprimer que l’élément humain est le premier, et que dans le cœur où tous les instincts des beautés naturelles vont se réveiller pour se traduire en poésie, il y a avant tout le culte des affections morales ! Ce sont les plus vieux sentimens de l’âme, et ils sont l’éternelle source de la poésie, comme le bon sens est l’éternelle règle de la politique, règle qui n’est malheureusement pas toujours observée par les peuples dans les hasards de leur vie. Dans la politique encore plus que dans la littérature, ces déviations se traduisent en résultats souvent douloureux et prolongés.

l’histoire contemporaine de l’Espagne porte la marque de ces coûteuses expériences, trop fréquemment renouvelées. Il ne suffit pas de faire une évolution, d’abolir des lois qu’il eût été si aisé de réformer avec maturité, de surexciter les passions, de mettre tout en doute ; il faut vivre au milieu de cette incertitude universelle. C’est à cela qu’est occupé le cabinet de Madrid depuis qu’il existe. Il faut qu’il se défende contre des adversaires de plus d’une sorte, contre les conservateurs, qui, quelque peu nombreux qu’ils soient aujourd’hui sur la scène politique, n’en conservent pas moins leur influence dans le pays, contre les révolutionnaires, un peu découragés, mais toujours prêts à ressaisir les occasions de pousser l’Espagne dans les agitations, enfin contre toutes les dissidences des ambitions qui se pressent autour d’un pouvoir nouveau. Le duc de la Victoire aurait pu incontestablement exercer une influence décisive et effective ; mais pour cela il fallait agir, il fallait faire sentir le poids de son autorité à cette assemblée qui, depuis cinq mois, discute au hasard. l’indécision de sa nature l’a emporte chez Espartero ; il a préféré cette vague influence qui s’appelle la popularité, que personne ne lui conteste, et qui ne conduit jamais à rien, parce que pour la conserver il faut lui sacrifier tout, même les conditions les plus essentielles de gouvernement. Le duc de la Victoire a réussi de la sorte à rester à la tête des affaires, à maintenir son crédit dans les partis ; mais il n’a point gouverné : il a laissé le pays comme l’assemblée sans direction, et de la cette incertitude permanente dont on ne peut prévoir le terme, qui par instans se traduit en crises publiques, en discussions inutiles, en questions qui sont par elles-mêmes un péril. Rien ne le prouve plus manifestement qu’un des derniers incidens survenus à Madrid. Plusieurs des membres du cabinet, le ministre de l’intérieur, M. Santa-Cruz, le ministre d’état, M. Luzurriaga, le ministre des travaux publics, M. Lujan, ont été, la ce qu’il parait, soupçonnés de modérantisme. Un certain nombre d’officiers supérieurs de la milice nationale ont tenu alors une réunion pour convenir d’une démarche collective auprès du duc de la Victoire, démarche tendant à réclamer la modification du cabinet dans un sens progressiste plus prononcé. Les autorités administratives ont fait avorter cette manifestation. En réalité cependant, le fait n’existait pas moins. En présence de cet incident, le gouvernement s’est décidé à présenter au congrès une loi qui interdit aux corps armés de délibérer, en laissant d’ailleurs aux officiers de la milice nationale le droit de pétition comme citoyens. Et d’abord, cette question, par elle-même, n’est-elle pas des plus étranges, et n’est-elle pas le symptôme d’une singulière altération de toutes les notions de gouvernement ? Était-il très prudent d’aller livrer à une discussion passionnée ce qui est le premier principe du pouvoir, sa garantie la plus essentielle ? Il n’est point douteux que l’Espagne doit posséder dans sa législation les moyens d’empêcher ou de punir la délibération des corps armés. Quoi donc ! s’il se fût trouvé dans le congrès une majorité pour voter contre la loi proposée par le gouvernement, la milice nationale eût été investie du droit d’intervenir dans la politique et de désigner ou de renverser des ministères ? Heureusement la majorité des cortès s’est prononcée en faveur du gouvernement, et la loi a été votée. Il y a eu cependant à Madrid des rassemblemens et des scènes tumultueuses qui se sont reproduits plusieurs jours de suite pendant la discussion, et qui auraient pu dégénérer en conflits plus sérieux. La manifestation des officiers de la milice nationale qui a donné lieu à la présentation de la loi et aux scènes qui ont suivi avait néanmoins un sens instructif. Elle ne signifiait proprement rien contre les ministres mis en cause, mais elle prouvait que le gouvernement manquait d’initiative, que dans une situation pleine de périls il restait inactif. Maintenant le changement de quelques ministres donnerait-il au cabinet de Madrid ce qui lui manque ? Cela est fort douteux, et pourtant l’Espagne se trouve en ce moment sans constitution, sans lois administratives, avec des dangers de commotions politiques qui peuvent se révéler a chaque instant, et avec des finances que l’esprit du ministre, M. Madoz, tout inventif qu’il soit, n’est pas parvenu à relever, malgré des expédiens qui retomberont en charges nouvelles sur le pays.


CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE.

La saison musicale approche de sa fin. Le Théâtre-Italien a déjà fermé ses portes, et, malgré les promesses de nouveautés dont il avait rempli son programme au commencement de l’année, la campagne qu’il vient de terminer n’aura pas été aussi brillante ni aussi fructueuse qu’on avait pu l’espérer. Les temps sont difficiles pour la musique italienne. Deux seuls ouvrages ont attiré l’attention du public : Matilde de Shabran de Rossini, et il Trovatore de M. Verdi. Dans le délicieux pasticcio de l’auteur du Barbier de Séville, qui ne compte dans son œuvre que comme un caprice du génie, Mme Bosio et Mme Borghi-Mamo se sont élevées presque au premier rang des cantatrices di mezzo carattere. Si Mme Bosio, dont la voix de soprano aigu manque souvent de rondeur et de puissance, surtout dans le médium, pouvait avoir une imagination plus inventive dans ses gorgheggi, et ne point reproduire incessamment les mêmes dessins dans sa vocalisation, d’une fluidité parfois extrême, elle parviendrait à satisfaire les plus difficiles. Mme Borghi-Mamo, moins heureusement douée du côté du physique, possède une voix de mezzo-soprano d’un timbre charmant et une sensibilité de bon aloi qui nous a souvent rappelé Mme Pasta. Dans le duo du troisième acte, no, Matilde, non morrai, elles ont été ravissantes toutes les deux, et nous ont offert une de ces luttes pacifiques de la fantaisie aimable qui ont fait la fortune du Théâtre-Italien sous la restauration et la monarchie de juillet.

Dans il Trovatore de M. Verdi, qui a été accueilli, non pas avec enthousiasme, mais avec bienveillance et faveur, Mme Freziolini a été vraiment touchante. Au quatrième acte surtout, dans la belle scène du Miserere, elle s’est élevée si haut par la vérité des accens, la noblesse de la pantomime, par le goût et la chasteté de la composition, qu’aucune cantatrice moderne ne saurait lui être comparée. Jamais Mme Malibran n’a été aussi parfaite et n’a su contenir sa fougue impérieuse dans une conception aussi savante. Quels regrets pour nous et pour tous ceux qui aiment le bel art de chanter, que Mme Frezzolini ail tant tardé à venir à Paris et qu’elle ait fatigué une si riche organisation à populariser des œuvres de décadence ! L’apparition de Mme Viardot dans le rôle d’Azucena a donné aux dernières représentations du Trovatore un nouvel attrait.

On vient de reprendre à l’Opéra le Prophète de Meyerbeer, qui n’avait pas été donné depuis le départ de M. Roger. Mme Stoltz, à qui le rôle de Fidès était destiné dans l’origine par l’illustre maestro, a dû laisser un si bel héritage à Mme Viardot, qui a su en tirer, comme on sait, un assez bon parti. Après Mme Viardot, Mme Alboni et Mme Tedesco ont successivement chanté le même rôle en y déployant chacune des qualités particulières. Mme Tedesco y a été à peu près insignifiante, et, malgré sa belle voix et les avantages de sa personne, n’y a produit aucun effet qui mérite d’être signalé. Mme Stoltz, qui a joué le rôle de Fidès à Turin, où elle a obtenu, à ce qu’on assure, un très grand succès, vient de l’aborder aussi à Paris après quelques hésitations. Pour une artiste qui a de la sensibilité et de l’intelligence, il y a toujours moyen de se frayer un passage à travers les plus grandes difficultés. Quelles que soient la profondeur et l’originalité d’un caractère, il peut être envisagé de plusieurs manières sans qu’on altère pour cela la conception du maître. Donnez à dix compositeurs le même thème à traiter, et ils en feront dix morceaux différens, tout en conservant l’intégrité de la pensée première. Les combinaisons de l’esprit et de la passion sont infinies, il n’y a de limité que la lettre et la forme matérielle qui sert à la manifestation de la vie intérieure. Meyerbeer, dont quelques amateurs de cantilènes contestent le génie, parce que ce génie profond et passionné ne retrouve sa force, comme Antée, qu’en posant un pied sur le théâtre, est précisément le seul compositeur dramatique qui ait su créer des caractères. Bertram dans Robert, Marcel dans les Huguenots, et Fidès dans le Prophète, sont des types vivans, comme des portraits de Rembrandt, de Van Dyck ou d’Holbein. Quoi qu’on dise, quelles que soient les réserves qu’on puisse faire sur les procédés employés par le maître, on ne peut lui contester la faculté rare de tirer du néant des êtres qui vivront plus longtemps que les créatures de Dieu, pour parler le langage de M. Guizot. Caspar dans Freyschütz, Bertram, Marcel, Fidès, dans l’œuvre de M. Meyerbeer, et Éléazar dans la Juive de M. Halevy, sont peut-être les physionomies les plus saillantes qui existent dans le drame lyrique. Mme Stoltz, qui avait à lutter contre des souvenirs dont ne peuvent se défendre les juges les moins prévenus, a su tourner la difficulté, et elle a imprimé au personnage de Fidès un accent d’une réalité plus poignante. Elle a chanté avec beaucoup d’onction et d’éclat l’air du second acte, O mon fils, sois béni ! et dans la scène capitale du finale du quatrième acte elle a été beaucoup plus vraie que Mme Viardot en reconnaissant son fils et en succombant sous son regard plein de larmes et de prières. Au cinquième acte, dans la scène non moins importante de la prison, elle a su éviter les écueils où son courage pouvait échouer. Toutefois, nous ferons remarquer à Mme Stoltz qu’elle ne s’est point encore corrigée d’une certaine accentuation trop ambitieuse qui gâte parfois ses meilleures inspirations, et qu’elle fait saillir certaines syllabes plus fortement que ne l’exige la déclamation plane de la langue française. Et puis n’a-t-elle pas exagéré aussi la prostration physique de Fidès au quatrième acte ? Ces cheveux gris, ce corps affaissé et qui succombe à la douleur maternelle, ne sont-ils pas des signes d’une trop grande vérité ? N’oublions pas que le théâtre, et surtout le théâtre lyrique, doit être le mirage de la vérité choisie.

Un opéra en deux actes, qui a dû faire tressaillir l’ombre de Molière, a été donné au théâtre de l’Opéra-Comique il y a quelques jours : la Cour de Célimène, dont les paroles sont de M. Rosier et la musique de M. Ambroise Thomas. C’est bien de la Célimène du Misanthrope qu’il s’agit, et bien que l’auteur du libretto se soit abstenu de toute allusion téméraire, sa donnée n’en est pas moins puisée à la source immortelle. La belle Célimène est veuve, mais non pas corrigée de l’aimable défaut qui a fait le désespoir d’Alceste ; elle continue à avoir une cour brillante d’adorateurs qu’elle enchaîne à ses pas par mille artifices d’une coquetterie raffinée. Ce qui prouve d’ailleurs que notre siècle est infiniment plus moral que celui de Molière, c’est que la Célimène de M. Rosier, après avoir voulu se jouer d’un cœur aussi généreux que celui d’Alceste, est dédaignée à son tour par le chevalier, qui repousse sa main et sa fortune. Quelques mots plus ou moins spirituels et une assez bonne scène au second acte entre le chevalier et la baronne, qui, voulant servir le chevalier auprès de Célimène, se trouve être l’objet d’une déclaration imprévue, ont fait écouter la pièce sans trop de fatigue. Il nous sera plus difficile de qualifier la musique que M. Ambroise Thomas a composée sur ce canevas de comédie. Otez Mme Miolan, qui chante à ravir le rôle de Célimène, et dont les caprices de vocalisation, les tours de gosier, les points d’orgue ingénieux sont écrits avec beaucoup d’adresse et d’élégance, surtout dans les accompagnemens, et il ne reste pas une phrase de dix mesures qu’on puisse signaler, soit qu’on prenne le duo des deux femmes au premier acte, le quatuor qui vient après, le finale ou tout le second acte. Extrayez de l’opéra un ou deux chœurs et plusieurs vocalises à deux et à trois voix d’un tour piquant, et il ne restera au fond du creuset que la réputation de M. Ambroise Thomas, qui est un fort habile homme.

Franchement, je préfère à toute cette habileté stérile, qui excite l’admiration des nombreux quasi-compositeurs qui assiègent les portes de la renommée, les deux petits actes qui ont été donnés au Théâtre-Lyrique sous le titre de Lisette, paroles de M. Sauvage. La partition, qui est le premier ouvrage de M. Eugène Ortolan, fils de l’honorable professeur de l’École de droit, annonce un musicien de bon aloi qui a encore beaucoup de choses à apprendre, mais qui chante enfin un peu comme les oiseaux du bon Dieu. A la bonne heure, il y a de la mélodie dans ces deux actes, un juste sentiment de la scène, de l’ampleur dans les formes, et, comme on dit dans les écoles, de la carrure dans la phrase musicale, qui est toujours heureuse et bien venue. Loin de reprocher à M. Eugène Ortolan les réminiscences qu’il a empruntées à Rossini et à Hérold, nous le félicitons au contraire de cette parenté d’affection. Il faut toujours que les jeunes gens commencent par imiter quelqu’un, et lorsque le modèle qui les attire est digne d’admiration, c’est un bon augure pour leur avenir. M. Eugène Ortolan a sans doute traité sa Lisette un peu en princesse du Toboso : c’est le défaut de tous les amoureux. Ses personnages parlent une langue trop élevée pour leur condition; par exemple l’air de baryton que chante Germain au premier acte n’est-il pas d’un style un peu trop ambitieux pour un simple paysan? Il est fort bien fait sans doute, ainsi que le duo du second acte entre ce même Germain, devenu capitaine, et Lisette, qui est un morceau agréable et mélodique comme toute la partition.

Voilà donc un début heureux et qui prouve que M. Eugène Ortolan a eu raison de déposer humblement aux pieds de son père le bonnet de docteur qu’il a droit de porter, pour suivre la muse qui le sollicitait. Le jeune compositeur a été assez bien secondé par M. Crambade, qui joint à une très-belle voix de baryton un sentiment musical qui ne demande qu’à être cultivé. Lisette, de M. Eugène Ortolan, le Romande la Rose, de M. Pascal, et Maitre Wolfram, de M. Reyer, sont les trois débuts les plus heureux qu’il y ait eu au Théâtre-Lyrique depuis qu’il existe.

Une touchante cérémonie a eu lieu, le 19 du mois dernier, dans l’église de la Sorbonne. Une messe en musique, de la composition de M. Nicou-Choron, y a été exécutée à la mémoire d’Alexandre Choron; puis les anciens élèves de l’école fondée et dirigée par cet homme illustre se sont réunis dans un banquet fraternel, pour raviver les souvenirs de reconnaissance qu’ils doivent à leur maître. Le président de cette réunion, M. Adrien de Lafage, a prononcé quelques paroles bien senties qui ont été couvertes d’applaudissemens. Mgr de Salinis, évêque d’Amiens, qui a connu Choron ainsi que ses principaux élèves, est venu tout exprès de son diocèse pour assister à la messe, après laquelle MM. Duprez, Dietsch, Nicou-Choron et les autres élèves de Choron ont été reçus par Mer de Salinis avec beaucoup de bienveillance et de grâce. Au milieu de cette foule recueillie qui remplissait l’église de la Sorbonne, on cherchait vainement Mlle Rachel et Mme Stoltz!

Né à Caen, le 11 octobre 1772, d’une famille aisée et honorable, élevé au collège de Juilly, où il fit d’excellentes études, Alexandre Choron fut admis à l’École des ponts et chaussées lors de sa fondation, et, par son zèle et son aptitude, s’attira l’affection particulière de Monge. Il fit partie ensuite de l’École polytechnique, où il remplit les fonctions de répétiteur de géométrie descriptive. La musique, qu’il n’avait abordée d’abord que par son côté spéculatif, et qui n’était pour lui qu’une agréable distraction, devint une passion exclusive qui absorba ses facultés, et l’entraîna hors des voies où sa famille aurait voulu le maintenir. Esprit mobile, caractère aimable et disposé à l’entraînement, Choron passa les plus belles années de sa vie à tâtonner, à s’essayer sur différens sujets, à publier des éditions des vieux maîtres italiens qui consumèrent son activité et presque tout son patrimoine. C’est pendant cette période de transition que Choron jeta successivement dans un public indifférent à ces sortes de travaux les Cantates de Porpora, le Stabat à deux chœurs de Palestrina, celui de Josquin Desprez, le Requiem et le Miserere de Jomelli, le Miserere à deux chœurs de Léo, les Principes de composition des écoles d’Italie, et un Dictionnaire des Musiciens qui parut en 1810, et dont la préface contient un résumé remarquable de l’histoire de la musique. Nommé directeur de la musique dans les fêtes et cérémonies religieuses par M. de Bigot de Préameneu, ministre des cultes sous l’empire, Choron fit, en cette qualité, plusieurs rapports sur la réorganisation des maîtrises qui le firent remarquer de l’administration supérieure. Nommé en 1816, directeur de l’Opéra, où il ne resta que quinze mois, Choron, qui s’était attiré de nombreux ennemis par la vivacité de ses attaques contre le Conservatoire de musique, fut abandonné un moment de ses protecteurs. C’est alors qu’il conçut le plan d’une nouvelle Méthode concertante pour l’enseignement de la musique, dont il communiqua l’idée à M. de Prades, intendant général de la maison du roi, qui avait pour lui de l’affection, et qui lui accorda un léger subside pour la mettre en pratique. Telle fut l’origine modeste de l’école de musique classique et religieuse, qui a duré jusqu’en 1830, et s’est prolongée péniblement jusqu’à la mort de Choron, arrivée le 27 juin 1834.

L’école de musique classique et religieuse, qui s’agrandit et se développa au-delà des prévisions de son fondateur, est une institution qui appartient exclusivement au règne de la restauration, dont elle résume l’esprit. Dotée par la liste civile, protégée par le haut clergé et les classes élevées de la société, l’école de Choron visait à remplir dans les arts le rôle que le gouvernement de la restauration se proposait dans la politique et la civilisation de la France : à combler l’abîme ouvert par la révolution et à renouer la chaîne des temps. Le Conservatoire de musique, qui doit sa naissance à un décret de la convention, était, par son origine aussi bien que par l’esprit de son enseignement, une institution éminemment révolutionnaire qui ne se proposait que l’étude de la musique dramatique et instrumentale, qui ne remonte pas au-delà de l’avènement de Gluck. Choron, par la nature de son esprit, de ses connaissances diverses, où l’histoire tenait une si grande place, était remonté jusqu’à la renaissance, par-delà la tonalité moderne, et c’est à partir de Palestrina, qui ferme le moyen âge, qu’il commençait l’ère de sa tradition pratique. Aussi est-ce dans les exercices publics qui eurent lieu dans l’école de Choron, de 1822 à 1830, que furent exécutés pour la première fois en France les œuvres de Palestrina, de Scarlatti, de Léo, de Jomelli, les psaumes de Marcello, les duos et les trios de Clari, de Steffani et de Durante, les madrigaux de Marenzio, les oratorios de Haendel, de Graun, de Schneider, etc., enfin toute cette admirable musique, purement vocale, qui est dans l’histoire de l’art ce que sont les figures placides dans les tableaux du Perugin et des autres maîtres de l’école ombrienne qui ont précédé l’éclosion du pittoresque et de la peinture dramatique, un prélude plein de grâce et de sérénité, un murmure plein de suavité et d’onction pénétrante. C’est donc à Choron qu’appartient la première idée de ces concerts historiques qui ont été dirigés depuis par M. Fétis devant un public plus nombreux, et c’est également Choron qui a donné l’exemple de faire précéder chaque morceau d’une courte notice sur l’époque et le caractère de l’œuvre qu’on allait exécuter. C’est de l’école fondée par Choron qu’est sorti le mouvement historique qui s’est fait dans la musique en France depuis cinquante ans. Homme d’un esprit lucide, passionné, qui mêlait à la connaissance des langues anciennes et modernes la rectitude d’un géomètre et la profondeur d’un théoricien, il joignait à ces qualités le don du prosélytisme, la faculté rare de communiquer à ses élèves, qui l’adoraient, l’enthousiasme dont il était pénétré. Excellent, prodigue de sa bourse et de ses conseils, sa vive sensibilité s’épanchait à tout venant, s’il croyait trouver une vocation musicale, qu’il cherchait, comme Diogène, une lanterne à la main. C’est ainsi qu’il a recueilli avec amour M. Duprez, Mlle Rachel et sa sœur, Mme Stoltz, Monpou, et tant d’autres artistes remarquables. Les exercices de l’école Choron ont été pendant dix ans le rendez-vous de tout ce qu’il y avait à Paris d’hommes illustres par le génie ou par la naissance. Rossini, Boïeldieu, M. Neukomm, M. Fétis, Lamennais, Chateaubriand, Mme Pisaroni, Garcia, etc., s’y trouvaient à côté des princesses de la maison d’Orléans, de M. de Talleyrand et des membres du haut clergé. Cette institution remarquable, qui a dû son existence à la restauration, et qui ne lui a pas survécu, a formé plus que des musiciens et des chanteurs, elle a formé des hommes qui se sont fait remarquer par la pureté et la solidité du goût dans toutes les carrières qu’ils ont embrassées. En écoutant l’autre jour la messe que M. Nicou-Choron a composée pour célébrer la mémoire de son maître et de son beau-père, nous nous disions qu’il serait possible d’avoir des idées plus saillantes et une facture plus élevée, mais qu’on trouvait dans l’œuvre de M. Nicou-Choron ce qu’il est si rare de rencontrer ailleurs, le sentiment de la tradition et le style qui convient à la musique religieuse. Telles sont aussi les qualités qui distinguent presque tous les élèves de Choron; ils savent d’où ils viennent et quel dieu les a créés : signe de force aussi bien dans la vie que dans les arts.


P. SCUDO.

DU COMMENCEMENT DES NATIONS NEO-LATINES.

Nous détachons ce travail important de la partie inédite des œuvres complètes d’Ozanam, dont on publiera prochainement les quatre premiers volumes. Dans un cours qui eut un succès brillant et mérité, Ozanam avait exposé le tableau de la civilisation au Ve siècle, c’est-à-dire à ce moment, peut-être le plus curieux de l’histoire, où le monde passe du paganisme au christianisme, de l’étal ancien à l’état moderne. Ce cours a été recueilli par la sténographie, et il va paraître dans l’ouvrage que nous annonçons, — la Civilisation au cinquième siècle, — car c’est un véritable ouvrage. Nous avons hésité entre divers morceaux, également remarquables, où il est traité de la littérature, de l’art, de la société, dans ce qu’on peut appeler l’âge héroïque du christianisme; nous nous sommes arrêtés à celui-ci, qui montre, dans les commencement des nations d’origine latine, les premiers germes de leur diversité et les premiers traits de leurs futurs développemens. Ce fut la fin de ce cours. Les dernières lignes sont empreintes d’un triste pressentiment, et touchantes comme un adieu.



Dans la civilisation uniforme qui au Ve siècle s’étendait d’un bout à l’autre de l’empire d’Occident, deux principes se combattaient, — le paganisme et le christianisme, — mais sans distinction de lieux, sous l’empire des mêmes lois et dans la même langue. Pendant qu’on lisait solennellement Virgile à Rome, au forum de Trajan, les grammairiens le commentaient avec une grande ardeur dans les écoles d’York, de Toulouse et de Cordoue. Si saint Augustin, au fond de sa solitude d’Hippone, dictait un traité nouveau contre les hérésies de son temps, toutes les églises d’Italie, des Gaules, d’Espagne, étaient attentives. Ainsi on ne découvre au premier abord qu’une seule littérature latine commençant, pour ainsi dire, l’éducation commune de tous les peuples occidentaux, cette éducation qu’elle doit continuer à travers les temps barbares, bien avant dans le moyen âge et jusqu’à ce que l’unité de la foi chrétienne soit fondée; mais, sous l’apparente communauté des traditions littéraires, on voit percer peu à peu des génies différens. Parmi tant de peuples soumis à la domination romaine, n’en est-il pas qui aient conservé quelque reste de leur caractère originel? Dans leurs lois, dans leurs mœurs, dans leurs dialectes et jusque dans les œuvres de leurs écrivains, ne peut-on pas surprendre quelques traits distinctifs, quelques instincts opiniâtres, une vocation irrésistible au rôle que la Providence leur destine plus tard et qui devra constituer leur nationalité ? Voilà la question que nous voulons débattre aujourd’hui. On a coutume de faire dater les nationalités modernes de l’invasion des Barbares et de l’établissement des chefs germains dans les différentes provinces de l’Occident. Ainsi l’histoire des Francs commence à Clovis, l’histoire d’Espagne à Wamba, et celle de l’Italie à Odoacre. On traite l’histoire des langues comme celle des nations, et c’est à la confusion des idiomes germaniques avec la langue latine, idiomes qui présentaient, dit-on, des formes analytiques, avaient des articles et employaient des propositions, qu’on attribue l’origine des langues destinées à devenir celles de l’Europe moderne. Nous écarterons d’abord les contrées dans lesquelles le flot germanique submergea tout, comme, par exemple, l’Angleterre, où la population bretonne refoulée dut faire place à une race nouvelle, — les Anglo-Saxons, qui, maîtres du pays, lui imprimèrent pour toujours le sceau caractéristique de la langue. Il en fut de même pour la Germanie méridionale, pour la Rhétie et le Norique, qui, autrefois soumis à la domination romaine, disparaîtront presque entièrement sous l’inondation des peuples hérules, vandales et lombards, qui les remplissent et y laisseront leurs descendans. Mais il en sera tout autrement si nous nous arrêtons aux trois grandes contrées dans lesquelles les Barbares ne passèrent que comme les flots du Nil, pour féconder la terre : je veux dire l’Italie, la France et l’Espagne. Là nous allons nous attacher à surprendre les premiers traits du génie national, même avant l’invasion des Barbares, avant le mélange de ces idiomes à l’intervention desquels on a longtemps, mais à tort, attribué exclusivement la naissance des langues modernes.

Il faut d’abord considérer les causes générales qui conservèrent un esprit national dans chacune des grandes provinces romaines. Ces causes sont au nombre de trois : il y a une cause politique, il y a en quelque sorte une cause littéraire, enfin il y a une cause religieuse.

Rome ne professa jamais un grand respect pour les nationalités vaincues. Elle les violenta souvent; mais, avec cette sagesse de la politique romaine, elle ne les violenta jamais plus qu’il ne le fallait pour les intérêts de sa domination. Elle laissa une ombre d’autonomie aux cités italiennes, aux grandes cités de l’Orient et de la Grèce; elle souffrit qu’une sorte de lien se conservât entre les populations de la Gaule et de l’Espagne. Dans cette organisation de l’empire d’Occident qui résulte des décrets de Dioclétien et de Maximien, chacun de ces trois diocèses, l’Italie, la Gaule et l’Espagne, avait à sa tête un vicaire chargé de le gouverner et de l’administrer. Ce vicaire était entouré ordinairement d’un conseil formé des notables habitans de la province. Il s’ensuivait que chaque province avait pour ainsi dire sa représentation défendant ses intérêts, exposant ses besoins, et de cette diversité d’intérêts, de besoins, de ressources, résultait la richesse même de l’empire, chacune des provinces suppléant à ce qui manquait aux autres, et devenant par là l’ornement de cette grande société romaine du temps des césars. Il est si vrai que le monde romain tirait quelque beauté et quelque grandeur de la variété même qui se produisait au milieu de cette uniformité, que Claudien, ce poète de décadence, dans une composition à la louange de Stilicon, représente les diverses provinces de l’empire se rassemblant autour de Rome, la déesse, et venant lui demander son secours. Elles sont personnifiées avec leurs attributs, expression de leur génie. Ainsi l’Espagne, alors si pacifique, se présente couronnée d’oliviers et portant l’or du Tage sur ses vêtemens; l’Afrique, embrasée des feux du soleil, a le front ceint des épis nourriciers qu’elle prodigue à Rome, puisqu’elle était la nourrice de l’empire romain ; un diadème d’ivoire est sur sa tête. La Gaule, toujours guerrière, relève fièrement sa chevelure et balance à sa main deux javelots. Enfin la Bretagne s’avance la dernière : elle a les joues tatouées, sa tête est couverte de la dépouille d’un monstre marin et ses épaules d’un grand manteau d’azur dont les plis flottans imitent les flots de l’Océan, comme si le poète avait vu de loin que cette Bretagne, alors si barbare, était destinée à avoir un jour l’empire des mers. Ainsi la diversité même était dans l’ordre établi par Rome pour le gouvernement de ses provinces.

Mais cette diversité était bien plus prononcée encore dans les résistances que les provinces opposaient opiniâtrement à l’administration romaine. En effet, la puissance de Rome ne s’était pas établie et maintenue sans rencontrer bien des résistances, bien des colères, bien des révoltes. Après les horreurs de la conquête étaient venues toute la perversité de l’exaction, toutes les persécutions du fisc. Dans chaque province, à côté du président qui était à la tête de l’administration civile, se trouvait le procureur de César, chargé de l’administration financière. Au seul aspect de ses licteurs, les populations des campagnes prenaient la fuite et les maisons des villes se fermaient, car le fisc romain avait des exigences insatiables. Il demandait d’abord la capitation, c’est-à-dire l’impôt sur la personne; ensuite l’indiction, l’impôt sur les biens; puis, dans les cas extraordinaires, la superindiction ou l’impôt imprévu; puis le chrysargyre ou impôt sur l’industrie; enfin, à l’avènement de l’empereur, l’or coronaire, don gratuit auquel on ne pouvait se soustraire impunément. Ces impôts, ainsi multipliés, étaient perçus avec une sévérité, avec une cruauté dont les historiens contemporains ont rendu témoignage. Les exacteurs, les contrôleurs du fisc, répandus dans les campagnes, pour prouver leur zèle et pour accroître leurs profits, pénétraient dans les habitations, vieillissaient les enfans, rajeunissaient les vieillards, afin de les porter sur leurs listes dans la catégorie des hommes de quinze à soixante ans qui devaient payer l’impôt. Là où la valeur des fortunes était difficile à connaître et à apprécier, ils mettaient à la torture les esclaves, les femmes et les enfans, pour connaître le chiffre réel de la fortune du père de famille. On ne pouvait pas s’attendre à voir les provinces supporter de bonne grâce des persécutions aussi inouies. Et vainement Constantin rendait-il des décrets pour arrêter les cruautés des agens du fisc, bientôt poussées à un tel degré, qu’après lui, les habitans de certaines provinces émigraient pour passer chez les Barbares, et allaient chercher sous l’abri des tentes des Germains une vie moins misérable que celle que Rome leur faisait à l’ombre des toits de leurs pères Ces haines, ces rancunes profondes, finissaient par éclater dans les paroles, dans les écrits des hommes éminens de chaque province. En Afrique, le vieil esprit carthaginois s’était réveillé. Le parti africain avait élevé à Annibal un tombeau en marbre, et de ses cendres devaient naître des vengeurs qui iraient à leur tour punir Rome, lorsque Genseric lèverait l’ancre et sortirait des ports de Carthage pour aller rançonner cette orgueilleuse capitale, alors déchue. En attendant, l’esprit africain aimait à reproduire ses griefs, et il avait trouvé un éloquent interprète dans saint Augustin. Malgré la, charité profonde de ce grand homme et cet amour qu’il étendait à Rome comme au reste de l’univers, le vieux patriotisme africain se manifeste cependant chez lui plusieurs fois, par exemple lorsque, s’adressant à Maxime de Madaure, il lui reproche de faire un sujet de risée de ces noms africains qui, après tout, sont ceux de sa langue maternelle : « Tu ne peur, dit-il, oublier à ce point ton origine, que, né en Afrique, écrivant pour des Africains, au mépris de la terre natale où nous avons été élevés tous deux, tu proscrives les noms puniques. «

On retrouve le même esprit dans ce chapitre hardi de la Cité de Dieu, où saint Augustin ose reprocher à Rome sa gloire tachée de sang, de crimes, entremêlée de tant de faiblesses et d’ignominies. Déjà on avait entendu des murmures s’élever autour de la chaire de saint Augustin, lorsqu’il y montait pour parler de la prise de Rome par Alaric : « Surtout, disaient plusieurs de ceux qui devaient l’entendre, qu’il ne parle pas de Rome, qu’il n’en dise rien! » El saint Augustin était obligé de se défendre et de se justifier, ce qui lui était facile; tant il est vrai qu’il y avait alors en Afrique deux partis : un parti romain et un parti africain, vers lequel saint Augustin était poussé par l’ardeur de son patriotisme! Je crois avoir établi le premier ce point, que personne n’est encore venu démentir.

En Espagne, un esprit semblable se manifeste dans les écrits du prêtre Paul Orose. Après avoir montré les conquêtes de Rome et sa grandeur, il a demandé combien de larmes et de sang elles ont coûté. Dans ces jours de félicité suprême pour le peuple romain, où les triomphateurs montaient au Capitole, suivis de nombreux captifs de toutes nations, enchaînés les uns aux autres, « combien alors, dit-il, combien de provinces pleuraient leur défaite, leur humiliation et leur servitude! Que l’Espagne dise ce qu’elle en pense, elle qui pendant deux siècles inonda ses campagnes de son sang, incapable à la fois de repousser et de supporter cet opiniâtre ennemi. Alors, taqués de ville en ville, épuisés par la faim, décimés par le fer, le dernier et misérable effort de ses guerriers était d’égorger leurs femmes et leurs enfans, et de s’entretuer ensuite. » Le ressentiment de Sagonte, abandonnée par les Romains et contrainte de s’ensevelir sous ses ruines, revit dans ces paroles amères et dans ces implacables reproches de l’écrivain ecclésiastique. Si les liens de l’empire tendaient ainsi à se rompre par la violence même avec laquelle ils avaient été tendus, si les causes politiques travaillaient déjà à faire naître et à entretenir un esprit d’opposition et d’isolement dans les différentes provinces, il faut bien reconnaître que la diversité des langues y contribuait aussi.

Rien ne semble plus faible qu’une langue, rien ne semble moins redoutable pour un conquérant qu’un certain nombre de mots obscurs, qu’un dialecte inintelligible conservé par un peuple vaincu : cependant il y a dans ces mots une force que les conquérans habiles et les tyrans intelligens comprennent, et à laquelle ils ne se laissent pas tromper. Je n’en veux pour preuve que ceux qui, de nos jours, supprimaient l’idiome national, et imposaient le russe comme langue obligatoire là où ils avaient rencontré des résistances invincibles. De même, les Romains avaient aussi rencontré des dialectes qui résistaient au fer et sur lesquels ni le président de la province, ni le procureur du fisc n’avaient puissance. Sans doute, le latin s’était propagé de bonne heure dans beaucoup de contrées envahies par la conquête : par exemple, dans la Narbonnaise, dans l’Espagne méridionale ; mais le latin qui s’y établissait, c’était un latin populaire, celui que parlaient les soldats, les vétérans envoyés dans les colonies. Bientôt il se corrompait par la fusion des races, par son mélange avec les dialectes locaux, et formait autant de dialectes particuliers. Autre était le latin populaire de la Gaule, autre celui qui se parlait au-delà des Pyrénées. Outre cela, les anciennes langues ne lâchaient pas pied. En Italie, le grec devait se perpétuer dans les provinces méridionales jusqu’au milieu du moyen âge. Dans le royaume de Naples, au XVe siècle, existaient encore plusieurs contrées toutes grecques. Dans l’Italie septentrionale, on voit la langue des Ligures, des habitans des montagnes de Gênes, se conserver jusqu’à la fin de l’empire. L’étrusque subsistait encore au temps d’Aulu-Gelle, et n’était pas sans action sur le latin qui se parlait dans les villes voisines. Aussi les anciennes inscriptions des villes italiques sont souvent marquées de cette corruption d’où doit sortir un jour la langue italienne. C’est déjà dans des inscriptions anciennes qu’on trouve, par exemple, ces formes toutes modernes : cinque, nove, sedici mese ; ou ces mots nouveaux : bramosus pour cupictus, testa pour caput, brodium pour jus. De même aussi, la déclinaison des mots disparait entièrement, et ce n’est qu’à l’aide des particules qu’on en détermine les fonctions.

Dans la Gaule, la langue celtique figure jusqu’au Ve siècle, et saint Jérôme l’entend encore parler à Trêves. En Espagne, la vieille langue des Ibères se défend pied à pied ; elle recule vers les montagnes ; elle finira par y être confinée, non sans avoir laissé des traces derrière elle : c’est la langue basque, encore parlée aujourd’hui, et qui n’a pas donné moins de dix-neuf cents mots à l’espagnol moderne.

Vous voyez quelles résistances une langue est capable d’opposer. Qu’est-ce donc qui donne tant de puissance à ces syllabes qui, tout à l’heure, nous semblaient si peu faites pour arrêter les efforts d’un conquérant ? Ce sont les pensées, les souvenirs, l’émotion qu’elles réveillent dans l’homme ; c’est qu’elles renferment pour lui les sentimens les plus enracinés dans son cœur ; c’est qu’elles rappellent tous les usages au milieu desquels il est né, les affections dans lesquelles il a grandi et il a vécu. Une langue bien faite, et toutes les langues se font bien quand elles se développent seules et sans l’influence de l’étranger, une langue n’est autre chose que le produit naturel de la terre qui l’a vue sortir et du ciel qui a éclairé sa naissance ; elle contient, en quelque sorte, l’image même de la patrie. Voilà pourquoi, tant qu’une langue subsiste, le moment n’est pas encore venu où il faille désespérer de la patrie.

En troisième lieu, la religion elle-même, cette puissance qui semblait destinée à mettre l’unité partout, contribua cependant à entretenir la variété, la diversité de l’esprit provincial. En effet, quand l’église romaine se fonde, il semble, au premier coup d’œil, qu’une nouvelle force ait été donnée à Rome pour enchaîner désormais à ses destinées toutes les provinces de l’Occident. Il n’en est pas moins vrai que cette unité, que cette force de l’autorité romaine ne se maintiendra qu’en respectant, dans une certaine mesure, l’individualité, l’originalité des églises nationales. La sagesse et le bon sens de l’église romaine dépassant en ceci la sagesse et le bon sens du gouvernement romain, elle a su respecter les droits, les privilèges, les institutions, la liturgie, propres aux différentes provinces de l’empire. Aussi, dès les commencemens, on voit partout se former des conciles qui sont la représentation religieuse de toute, une province. L’Afrique en donna l’exemple la première après l’Italie, et ces conciles nationaux y étaient si fréquens, que, de 397 à 419, Carthage vit à elle seule quinze conciles. Cette activité fut imitée par les autres églises : dans la Gaule, les conciles se succèdent à partir de celui d’Arles, en 314, où fut proclamé si hautement le droit du saint-siège à intervenir dans le gouvernement de toute la chrétienté. Nous trouvons en Espagne, dès l’année 305, le concile d’Illibéris, où fut réglé si sévèrement le célibat ecclésiastique, puis le concile de Saragosse, et, en 400, le premier de ces conciles de Tolède destinés à fonder un jour le droit civil et public de la nation.

A côté des conciles, chaque province a ses écoles de théologie : Marmoutiers, Lérins en Gaule; Hippone, en Afrique. Chacune de ces écoles a ses docteurs à la mémoire desquels elle s’attache; enfin chacune a ses hérésies qui lui sont propres, qui réfléchissent en quelque sorte le caractère de chaque nation. Ainsi l’Espagne du iv* siècle a les priscillanistes; la Grande-Bretagne produira Pelage; la Gaule aura les semi-Pélagiens; l’Italie seule n’eut pas d’hérétiques : nous verrons tout à l’heure pourquoi.

Chaque église a ses saints, ses gloires nationales qui la représentent au ciel. C’est ainsi que le poète Prudence décrit les nations chrétiennes venant au-devant du Christ juge, lorsqu’il descendra au dernier jour, et lui apportant chacune dans une châsse les restes des martyrs dont la protection doit la couvrir et l’abriter contre la sévérité divine.

Quum Deus dextram quatiens coruscam
Nube subnixus véniel rubente,
Gentibus justam positurus æquo
Pondere libram.

Orbe de magno caput excitata,
Obviam Christo properanter ibit
Civitas quæque pretiosa portans
Dona canistris<ref> Prud., Peristeph., IV, V, 13 et 59.</<ref>.

Ainsi commençait de bonne heure ce qu’on pourrait appeler le patriotisme religieux. La nationalité chrétienne était bien différente de la nationalité des anciens, de celle qui consistait à déclarer ennemi tout ce qui était étranger : hospes, hostis. Au contraire, dans l’économie du monde moderne, chaque nationalité n’est autre chose qu’une fonction que la Providence assigne à un peuple donné, pour laquelle elle le développe, pour laquelle elle le fortifie et le glorifie, mais une fonction qu’il ne peut accomplir qu’en harmonie avec d’autres peuples, qu’en société avec d’autres nations : c’est là le propre des nationalités modernes. Chacune d’elles a une mission sociale au milieu de cette grande société qu’on appelle le genre humain. C’est ce qui ressort clairement de l’étude des siècles du moyen âge, lorsque l’Italie remplit si glorieusement cette fonction d’enseignement qui est la sienne aux Xie et XIIe siècles, à l’époque de ses grands docteurs; quand la France est le bras droit de la chrétienté et porte l’épée levée pour la défendre contre tous; quand l’Espagne et le Portugal, avec leurs flottes, vont au-devant de ces nations attardées qui n’ont pas encore vu luire la lumière de la civilisation chrétienne. Voilà la destinée, le caractère de ces nationalités transformées comme elles devaient l’être par le travail intérieur du christianisme.

On le voit donc, tout contribue déjà à produire, à développer le génie individuel, le génie original de chacune des grandes provinces de l’empire romain. Il me reste maintenant à insister en particulier sur chacune de ces trois grandes provinces qui devaient être un jour l’Italie, la France et l’Espagne, et qui déjà, à quelques égards, en portaient les marques.

L’Italie était, de toutes, celle qui devait le mieux conserver son caractère historique : elle était leur ainée de beaucoup; elle vécut plus longtemps sous la même discipline, et les résistances de la guerre sociale avaient eu le temps de s’assoupir. Elle garda donc l’empreinte de ces deux grands caractères qui s’étaient montrés chez elle dès les commencemens de sa civilisation, — le caractère étrusque et le caractère romain, le génie de la religion et le génie du gouvernement.

Les Étrusques, qui étaient par-dessus tout un peuple religieux, communiquèrent aux Romains leurs traditions, leurs cérémonies, l’usage des auspices et tout ce qui imprima au gouvernement de la ville éternelle ce caractère théocratique dont il ne se dépouilla jamais. Rome a apporté dans les affaires ce bon sens qui devait la rendre maîtresse du monde, elle a tout marqué au sceau de cette politique éternelle dont le puissant souvenir n’est pas encore effacé. Ainsi il ne faudra pas s’étonner de voir ces deux caractères, le génie théologique et le génie du gouvernement, persister dans le caractère italien des temps modernes. L’Italie ne produisit pas d’hérésies : c’est là un des signes de ce bon sens dont elle était profondément pénétrée et qui l’a préservée des subtilités de la Grèce et des rêves de l’Orient. Toutes les erreurs venaient, les unes après les autres, chercher à Rome la vie et la popularité, et n’y trouvaient que l’obscurité, l’impuissance et la mort. Rome intervient dans le grand débat de l’arianisme, et c’est alors elle qui sauve la foi du monde : d’un bout à l’autre de la péninsule des théologiens illustres se lèvent pour défendre l’orthodoxie, Ambroise de Milan, Eusèbe de Verceil, Gaudence et Philastre de Brescia, Maxime de Turin, Pierre Chrysologue de Ravenne, et plusieurs autres qu’il serait trop long de rappeler. Au-dessus de tout ce mouvement théologique plane la papauté, — la papauté héritière de l’esprit politique des anciens Romains, c’est-à-dire de leur persévérance, de leur bon sens, de leur puissance, de leur manière d’entendre ce qui est grand, de leur connaissance de l’art de triompher dans les choses d’ici-bas. Seulement, elle a cela de plus que les anciens Romains, qu’elle est désarmée, qu’elle n’a ni louve ni aigle sur ses étendards, et qu’elle manie une puissance autrement grande que celle de l’épée, — celle de la parole.

Au moment où le gouvernement du monde échappe aux mains débiles des césars, au temps de Valentinien III et de Théodose II, ce gouvernement qui tombe est relevé par le plus grand des anciens papes, c’est-à-dire par saint Léon. On sait comment cet homme illustre prit avec une vigueur nouvelle la direction de toutes les affaires spirituelles et temporelles de l’Occident, de l’empire et de la chrétienté. D’une part, il intervenait en Orient, à Chalcédoine, pour mettre fin aux éternelles disputes des Grecs et fixer le dogme de l’incarnation; d’autre part, en Occident, il arrêtait Attila au bord du Mincio et sauvait la civilisation dans un jour que la reconnaissance de la postérité n’oubliera jamais. Le patriotisme des anciens Romains vit encore dans cette âme fortement trempée et éclate dans les homélies qu’il prononçait le jour de la fête de saint Pierre et de saint Paul, où, célébrant la destinée de la Rome nouvelle, il aime à montrer la Providence elle-même présidant aux grandeurs temporelles de cette cité maîtresse dont les conquêtes devaient préparer la conversion de l’univers.

Ainsi, dès le Ve siècle, Rome et l’Italie, devenues chrétiennes, conservent les deux grands caractères de l’Italie antique; elles les garderont pendant tous les siècles du moyen âge, et nous en avons la preuve. Dès le commencement de cette période, dès que les temps carlovingiens sont unis, éclate, d’un côté, le génie théologique avec cette succession d’hommes célèbres : les deux saint Anselme, Pierre Lombard, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure. De l’autre, le génie politique remue la Péninsule de telle sorte, que les derniers artisans des villes forment des corporations pour prendre part au gouvernement de la chose publique, et l’esprit des affaires s’y développe à ce point qu’il produira un jour un des plus grands écrivains politiques du monde, Machiavel.

Ces deux esprits, qui constituent le caractère du moyen âge italien, se réuniront dans les grands papes, comme saint Grégoire le Grand, Grégoire VII, Innocent III. Ils se réuniront aussi pour inspirer la Divine Comédie, qui ne serait rien, si elle n’était, par-dessus tout, le poème de la théologie et de la politique italiennes telles que le moyen âge les avait conçues et produites.

Il faut distinguer avec soin deux périodes dans la destinée de l’Italie; il ne faut pas confondre le génie italien du moyen âge avec celui de la renaissance; il ne faut pas faire porter à cette vieille Italie, si mâle, si forte, si capable de souffrir et de résister, la responsabilité de ce que fit plus tard cette autre Italie qui, livrée à autant de tyrans qu’elle contenait de seigneurs, finit par s’abâtardir dans sa langueur, s’oublie aux pieds des femmes, et perd son temps dans les misérables exercices d’une poésie impuissante ou dans les plaisirs des sens, portant une couronne de fleurs, mais voyant toutes les autres foulées aux pieds et toutes ses gloires compromises dans les dangers d’un obscur avenir. Ainsi l’Italie du moyen âge conservera profondément le caractère qui se manifeste chez elle dès les premiers temps de l’empire d’Occident.

Quant à l’Espagne, cette persistance du caractère primitif est encore plus frappante. Au moment où les Romains pénétrèrent dans ce pays, ils y trouvèrent le vieux peuple des Ibères, mêlé de Celtes, et remarquèrent dans ce peuple une singulière gravité, offrant ceci de particulier, qu’il ne marchait jamais que pour combattre; demeurant assis; d’une sobriété égale à son opiniâtreté; se battant toujours, mais par groupes isolés; les femmes portant des voiles noirs. Tous ces traits sont ceux de l’Espagne moderne. La culture romaine y fit de rapides progrès. Sertorius fonda une école à Osea, au cœur de l’Espagne, et y établit des maîtres grecs et latins. Q. Metellus vanta les poètes de l’Espagne, dont les louanges ne lui déplaisaient pas. Toujours quelque chose d’étranger se remarquera dans cette école hispano-latine destinée à tant d’éclat et qui doit produire successivement Porcius Latro le déclamateur, les deux Sénèque, Lucain, Quintilien, Columelle, Martial, Florus, c’est-à-dire les deux tiers des grands écrivains du second âge de la littérature romaine. Cependant, à l’exception de l’inattaquable Quintilien, tous ne présentent-ils pas précisément cette enflure, cette recherche, ce goût des faux brillans, cette exagération de sentimens et d’idées, cette prodigalité d’images qui constituent les défauts de l’école espagnole? Tous ne sont-ils pas, jusqu’à un certain point, représentés par ce rhéteur dont parle Sénèque, qui désirait toujours dire de grandes choses, qui aimait tellement la grandeur qu’il avait de grands valets, de grands meubles et une grande femme, d’où vient que ses contemporains l’appelaient Senecio grandio? Voyez comme l’enflure et l’exagération castillane se caractérisent de bonne heure !

La littérature sacrée de l’Espagne ne semblait pas devoir modifier beaucoup ce caractère, car elle était restée bien pauvre jusqu’au siècle qui nous occupe. Sans doute un évêque d’Espagne, Osius de Cordoue, avait présidé à Nicée; cependant on ne voit pas qu’il ait beaucoup écrit ni que l’Espagne ait produit beaucoup de docteurs. Une autre province travaillait pour elle : c’est ce qui arrive souvent dans l’histoire des littératures. Un pays semble travailler pour périr, pour disparaître ensuite; on se demande à quoi bon tant d’efforts, tant de productions ingénieuses dans une contrée qui bientôt doit être subjuguée par les Barbares, et il se trouve que le génie de ce pays perdu, de cette nation étouffée, s’est réfugié dans un pays voisin. C’est ainsi que l’Espagne profita de tous les travaux de l’Afrique : l’esprit de Tertullien, de saint Cyprien, de saint Augustin, devait passer un jour le détroit et aller embraser l’église espagnole. En effet, où dirons-nous que saint Augustin a trouvé des héritiers, si ce n’est dans le pays de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix? Avec cette littérature mystique si féconde, l’Espagne moderne devait avoir une littérature poétique la plus abondante qui fut jamais. En effet, si les lettres chrétiennes, au Ve siècle, produisent quelque chose en Espagne, c’est surtout, avec une abondance extraordinaire, la poésie : Juvencus, Damase, Dracoutius, l’intarissable Prudence, tous ces poètes chrétiens sont Espagnols. Prudence est d’abord le poète du dogme, il s’attache au dogme avec une énergie singulière, le développe avec toute l’ardeur d’un controversiste et avec toute l’exubérance qu’aura plus tard la poésie de Lope de Vega et de Calderon ; mais je vais plus loin, je pénètre dans l’esprit de cette poésie : il ne suffit pas à Prudence de mettre le dogme en vers, il le met en scène, il personnifie les affections humaines, les passions. Il compose un poème intitulé Psycomachia, dans lequel il mettra aux prises la foi et l’idolâtrie, la chasteté et la volupté, l’orgueil et l’humilité, la charité et l’avarice. Assurément rien, au premier abord, ne parait devoir être plus fastidieux qu’une semblable composition. Était-ce donc la peine de déserter cette littérature païenne, alors toute chargée de lourdes allégories, qui personnifiait les passions, la patrie, la guerre, tantôt l’Afrique, tantôt l’Espagne? Pourquoi venir encore créer d’autres allégories et peupler le champ de la poésie chrétienne de personnages sans réalité? Et cependant prenons-y garde : le moyen âge aussi s’éprendra de ces allégories; lui aussi, dans les sculptures de ses cathédrales, se plaira à multiplier à l’infini la personnification de toutes les affections humaines sans qu’il y ait là le moindre vestige d’idolâtrie. A Chartres, par exemple, sur cet admirable portail de la cathédrale, vous verrez représentés par des figures humaines, avec des attributs heureusement choisis, les sens humains, les vertus, les passions, en un mot l’encyclopédie morale de l’homme, le speculum morale de Vincent de Beauvais. Chez toutes les nations occidentales on retrouve ces personnifications, ces allégories sculptées en pierre.

Le théâtre espagnol a fait plus : il les a mises en scène, en action; il leur a donné la parole. Calderon devait reprendre les sujets de Prudence : il personnifie, dans ses Autos sacramentales, la grâce, la nature, les cinq sens, les sept péchés capitaux, la synagogue et la gentilité, et, par un art merveilleux, arrive à donner la parole à tout ce peuple de statues que le moyen âge avait produites. Il les fait descendre de leurs niches, les montre aux spectateurs assemblés, de telle sorte qu’on y prend intérêt comme à des personnages réels; il les mêle à des personnages historiques, et l’on supporte dans les pièces de Calderon le dialogue d’Adam avec le Péché, et toutes ces autres personnifications qui n’ont pu vivre ainsi qu’à force de génie, de verve, et de cet esprit intarissable dont les poètes espagnols sont remplis. Tout cela se passe, non pas devant des auditeurs choisis, lettrés, non devant un petit nombre de courtisans de la cour de Philippe 111 et de Philippe IV, rassemblés pour jouir délicatement d’un plaisir d’académiciens, mais devant la foule immense qui encombre la place de Madrid, se presse de toutes parts pour voir d’un bout à l’autre l’allégorie, suivre le drame jusqu’à la fin, jusqu’à ce que, le dénoûment arrivant à propos, le fond du théâtre s’entr’ouvre et laisse apercevoir le prêtre à l’autel avec le pain et le vin.

Il est moins facile peut-être de saisir, avec la même précision, le caractère du génie français dans l’esprit des Gallo-Romains du Ve siècle. En effet, l’empreinte germanique est ici plus forte; nous ne devons pas oublier ce que les Francs ont mis de leur sang dans notre sang, comment leur épée a passé dans les mains de nos pères, ce que leurs traditions ont apporté dans nos traditions, leur langue dans notre langue. Il est certain que si l’on passe les Alpes ou les Pyrénées, si l’on franchit les fleuves de la Gaule méridionale, et la Loire surtout, à mesure qu’on s’avance vers le nord, l’empreinte germanique est plus forte. Néanmoins nous sommes, par-dessus tout, un peuple néo-latin; le fonds de notre civilisation est encore venu de la conquête romaine, mais non pas d’une conquête subie sans résistance, car nulle part peut-être ne se montrent à un degré aussi remarquable et l’attrait de la civilisation romaine et la résistance qu’elle devait rencontrer.

La conquête de César avait été bien rapide, et elle fut en peu de temps achevée par ses successeurs; mais combien vite aussi se manifesta l’impatience du joug étranger ! Dès le temps de Vespasien, Classicus et Tutor se faisaient proclamer empereurs gaulois, et forçaient les légions vaincues à venir prêter serment aux aigles nouvelles de la Gaule. Au IIIe siècle, sous le règne de Gallien, la Gaule forme, avec l’Espagne et la Bretagne, un empire transalpin à la tête duquel se succèdent des Césars dignes d’un meilleur sort : Posthume, Victorinus et Tetricus, hommes d’épée, hommes d’état, d’un grand caractère et capables assurément de fonder un empire durable si les temps marqués par la Providence fussent venus. Enfin, au Ve siècle, lorsque la Gaule envahie par les Vandales est oubliée par la cour de Ravenne, elle reconnaît pour empereur un soldat appelé Constantin, que les milices de Bretagne avaient déjà choisi en se rangeant sous son commandement. Il reste pendant cinq ans maître des Gaules, prend possession de plusieurs villes, repousse les généraux de l’empereur, contraint Honorius à lui envoyer la pourpre, et ne périt qu’en 411, à la suite des trahisons multipliées de ceux qu’il avait autour de lui.

Il ne faut pas se tromper cependant sur les motifs qui poussaient les Gaulois, qui les faisaient s’insurger contre Rome et proclamer jusqu’à trois fois un empire gallo-romain; il ne faut pas croire que ce fût la haine de la civilisation romaine; non, ils détestaient la tyrannie de Rome, mais ils en aimaient les lumières. En effet, c’étaient toujours les insignes romains qu’ils choisissaient, la pourpre qu’ils donnaient à leurs généraux couronnés. C’étaient bien les traditions de l’empire, moins les exactions du fisc et cet égoïsme qui faisait sacrifier toutes choses aux besoins de la plèbe de Rome pour lui donner du pain et les jeux du cirque, panem et circenses. C’étaient bien les lettres romaines qu’on voulait sauver dans ce pays où les écoles étaient si florissantes, où, dès les premiers siècles, les rhéteurs gaulois formaient des orateurs pour le barreau des cités naissantes de la Bretagne :

Gallia causidicos docuit facunda Britannos[1].

Ces écoles arrivèrent à un degré de splendeur tel, que Gratien rendit ce célèbre décret qui porte si haut la dignité des écoles de Trêves. Ausone atteste quelle était la popularité de tous ces grammairiens et de tous ces rhéteurs qui enseignaient à Autun, à Lyon, à Narbonne, à Toulouse, à Bordeaux. Partout, en effet, renaissait la passion de la parole, le goût de l’art oratoire, et, tandis qu’à Rome on voit peu à peu s’éteindre les dernières étincelles de cet art qui avait produit Cicéron, quelques restes en subsistent dans la Gaule, s’entretiennent et se retrouvent sous une forme assurément bien misérable, mais sous une forme reconnaissante encore, dans les panégyristes des empereurs. L’histoire doit flétrir sans doute l’usage, l’ignominie de ces éloges adressés souvent à des hommes souillés de sang par d’autres hommes avides d’or, de dignités et de faveur; mais il n’est pas permis de méconnaître que, dans cette humiliation et cette bassesse, se conservaient les dernières traditions de l’art oratoire, et que ces hommes dégénérés, ces Eumène, ces Pacatus, ces Mamertin, témoignent au moins du goût, de la passion des Gaulois de leur époque pour la parole, pour l’art de bien dire, pour l’art de finement parler. C’est bien toujours ce que Caton avait dit du peuple gaulois, lors qu’il le caractérisait d’avance, avec son laconisme admirable, par ces mots : Rem militarecm et argutè loqui[2].

Aucun personnage ne représente mieux, à cet égard, le génie gallo-romain que Sidoine Apollinaire, l’un des premiers écrivains du Ve siècle. Sidoine Apollinaire était né à Lyon vers 430, mais probablement d’une famille arverne, d’une de ces riches familles gauloises chez lesquelles se conservaient les traditions littéraires des Romains et se perpétuaient, en même temps, des rancunes héréditaires contre la domination romaine. Il avait été instruit par des maîtres habiles, dont il a conservé le souvenir. Celui dont il avait reçu des leçons de poésie s’appelait Ennlus : c’était déjà, on le voit, l’époque de ces usurpations de noms célèbres qui, plus tard, peuplèrent les écoles d’Ovides, d’Horaces et de Virgiles. Son maître de philosophie s’appelait Eusèbe. Tout à coup ce Gaulois, exercé ainsi à l’art de la parole et à la science des philosophes, se trouva appelé aux premiers honneurs par l’avènement de son beau-père Avitus à l’empire. Un riche personnage gaulois, du nom d’Avitus, venait, en effet, d’être imposé à l’empire romain par le roi des Goths, Théodoric, et proclamé pour tomber bientôt après sous les coups d’un meurtrier obscur. Sidoine Apollinaire fut appelé à Rome pour prononcer publiquement, devant le sénat, le panégyrique de son beau-père. Quelque temps après, Avitus ayant été assassiné, Sidoine prononça à Lyon le panégyrique de son successeur Majorien. Un peu plus tard, quand Majorien eut disparu à son tour, il prononça le panégyrique d’Anthémius à Rome. Il était trop fécond en éloges! Lui-même cependant ne devait pas en juger ainsi, car les faveurs se multipliaient pour lui avec la même rapidité que ses vers. Il avait obtenu les premiers honneurs politiques et littéraires ; il avait à Rome sa statue au forum de Trajan, parmi les plus grands poètes de l’empire ; il avait été élevé au rang de patrice et à la dignité de préfet de Rome ; en un mot, il avait épuisé la coupe des douceurs humaines, lorsque tout à coup la lassitude des biens temporels, cette lassitude qui s’empare des grandes âmes, se saisit de lui, et, au bout de peu de temps, on le trouve converti, revenu à une vie plus austère, et porté par l’acclamation publique sur le siège épiscopal de Clermont. Sidoine Apollinaire, renonçant alors à la poésie profane, renonçant à toutes les distractions, à tous les égaremens de la vie mondaine, revêtit l’esprit d’un saint et pieux évêque ; mais comment renoncer aux lettres, à ce premier charme de sa jeunesse ? comment ne pas porter dans tout ce qu’il écrivait la trace de cet esprit des écoles gallo-romaines où il avait été nourri? Aussi, en parcourant le recueil de ses œuvres, quelle que soit l’époque sur laquelle nous tombions, que nous ayons affaire au préfet de Rome ou à l’évêque chrétien, c’est toujours, avec des sentimens différens, un langage semblable. En effet, avant toutes choses, Sidoine Apollinaire avait voulu être et avait été habile dans l’art de bien dire. Au rapport de Grégoire de Tours, telle était son éloquence, qu’il était capable d’improviser sans délai sur un sujet donné. Lui-même prend la peine de nous dire que, chargé de donner un évêque au peuple de Bourges, qui était divisé, il n’eut que deux veilles de la nuit, c’est-à-dire six heures, pour dicter le discours qu’il avait à prononcer dons cette circonstance devant le clergé et le peuple assemblés. Il s’excuse donc si l’on n’y trouve pas « la partition oratoire, les autorités historiques, les images poétiques, les figures de grammaire, les éclairs que les rhéteurs faisaient jaillir de leurs controverses. » En un mot, son discours est simple et clair, et c’est ce qui l’humilie[3].

Cependant il prend sa revanche dans les lettres où il veut imiter Pline et Symmaque. A l’en croire, il y réussit, et on l’engage à les recueillir et à les publier. Toutes ces lettres portent, en effet, la trace de cette lime qui a passé sur elles avant de les livrer aux hasards de la publicité; mais, ce qui met par-dessus tout Sidoine Apollinaire à l’aise, c’est de pouvoir, dans cet échange de correspondance, rivaliser avec ses amis d’esprit, de recherche, de raffinement et d’obscurité même. Il se plaît à lutter contre les difficultés, à s’engager dans des descriptions périlleuses, à faire connaître jusqu’aux derniers détails de la vie des Romains ou des Barbares de son temps, détails utiles pour l’histoire, mais empreints de tous les vices de la décadence. Il met le comble à son œuvre, il se croit arrivé au faîte de la gloire littéraire quand il peut entremêler à ces lettres familières des vers qu’il a improvisés, les quelques distiques qui se sont présentés d’eux-mêmes à son esprit en face d’une circonstance à laquelle, d’avance, il n’eût jamais songé. C’est là surtout qu’il met son amour-propre, dans ces petites poésies composées sur l’heure, à la volonté de l’empereur ou de quelque autre personnage. Ainsi, un jour, ayant à passer un torrent, il s’arrête pour chercher un gué ; mais, comme il trouve difficilement un passage commode, alors, en attendant que l’eau soit un peu écoulée, il compose un distique rétrograde, qui peut se lire à volonté par un bout ou par l’autre :

Præcipiti modo quod decurrit tramite flumen,
Tempore consumptum jam cito deficiet.

Ces vers sont infiniment supérieurs à tous ceux de Virgile et d’Ovide, en ce sens qu’on peut les retourner de la sorte en disant :

Deficiet cito jam consumptum tempore flumen,
Tramite decurrit quod modo præcipiti[4]

D’autres fois, il y met plus de grâce et d’amabilité, et on croit avoir affaire à un bel esprit français du XVIIe siècle, lorsqu’on voit les vers composés par Sidoine Apollinaire pour être gravés sur la coupe qu’Évodius voulait offrir à la reine Ragnahilde, femme d’Euric. Assurément la princesse était bien barbare, mais les vers étaient bien polis. La coupe qu’on voulait lui offrir était en forme de conque marine, et, faisant allusion à cette figure et aux souvenirs que l’antiquité y attachait, Sidoine disait : « La conque sur laquelle le monstrueux triton promène Vénus ne soutiendra pas la comparaison avec celle-ci. Inclinez, c’est notre prière, inclinez un peu votre majesté souveraine, et, patronne puissante, recevez un humble don... Heureuses les eaux qui, enfermées dans le resplendissant métal, toucheront la face plus resplendissante d’une belle reine ! car, lorsqu’elle daignera y plonger ses lèvres, c’est le reflet de son visage qui blanchira l’argent de la coupe[5]. »

On ne peut être plus aimable et il est impossible que les madrigaux les mieux travaillés l’emportent sur la galanterie exquise de Sidoine Apollinaire. Rien n’indique si dès cette époque il était engagé dans les ordres ecclésiastiques : c’est peut-être encore le poète mondain qui apparaît.

S’il n’avait pas d’autres titres aux yeux de la postérité, Sidoine Apollinaire se présenterait comme un bel esprit, il remplirait la seconde condition du caractère gaulois tracé par Caton, argutè loqui ; mais il serait loin de la première, et rien ne trahirait chez lui l’ardeur des grandes choses, rem militarem. Cependant il n’en est pas ainsi. Devenu évêque, Sidoine en avait pris tous les sentimens, et par conséquent il était le défenseur de la cité. On sait comment les grands évêques du Ve siècle, au milieu de la désorganisation universelle, des invasions continuelles des Barbares, devinrent en même temps les magistrats civils et volontaires de la cité ; on sait comment leur autorité morale suffit souvent à soutenir le courage des citoyens, à effrayer et à écarter les Barbares. Sidoine Apollinaire, à Clermont, était aux avant-postes de l’empire, de la province romaine restée attachée à l’empire, et sur les frontières du royaume que les empereurs avaient été contraints d’accorder aux Visigoths. Les Visigoths, mécontens de leurs frontières, revenaient chaque jour se heurter contre les murailles de Clermont ; de là les efforts de Sidoine pour obtenir l’intervention impériale à l’effet d’arrêter les progrès de la conquête barbare et d’épargner à sa ville épiscopale les horreurs de l’invasion. Longtemps il avait espéré ; longtemps il avait excité l’intrépidité de ses concitoyens à défendre les murs de la ville malgré toutes les horreurs de la famine et de la contagion. Enfin une députation impériale était venue trouver le roi des Visigoths et lui avait proposé une capitulation moyennant laquelle la ville de Clermont lui serait abandonnée ; à ce prix, le prince barbare devait respecter l’intégrité des autres parties de l’empire. Sidoine apprend tout à coup ce traité. Tandis qu’il défendait avec tant d’énergie les murs de sa ville épiscopale, les hommes dans lesquels il avait mis son espérance l’avaient trahi. Alors il écrit à l’un d’eux la lettre suivante ; on ne retrouvera plus ici le bel esprit de tout à l’heure, mais on y trouvera une âme, une chaleur, une verve qui trahissent le caractère de son peuple : « Telle est maintenant le condition de ce malheureux coin de terre, qu’il a moins souffert de la guerre que de la paix. Notre servitude est devenue le prix de la sécurité d’autrui ; ô douleur ! la servitude des Arvernes, qui, si l’on remonte à leurs antiquités, ont osé se dire les frères des Romains, et se compter entre les peuples issus du sang d’ilion ! Si l’on s’arrête à leur gloire moderne, ce sont eux qui, avec leurs seules forces, ont arrêté les armes de l’ennemi public : ce sont eux qui, derrière leurs murailles, n’ont pas redouté les assauts des Goths, et ont renvoyé la terreur dans le camp des Barbares. Voilà donc ce que nous ont mérité la disette, la flamme, le fer, la contagion, les glaives engraissés de sang, les guerriers amaigris de privations! Voilà cette paix glorieuse pour laquelle nous avons vécu des herbes que nous arrachions des fentes de nos murs... Usez donc de toute votre sagesse pour rompre un accord si honteux. Oui, s’il le faut, ce sera pour nous une joie de nous voir encore assiégés, de souffrir encore la faim, mais de combattre encore[6]. »

Ainsi, voilà le génie français avec son urbanité, avec cette légèreté qu’on lui a beaucoup reprochée, mais aussi avec ce sentiment passionné de l’honneur qui ne s’effacera jamais. Ce caractère se conserve pendant tous les temps mérovingiens. On voit un certain nombre de personnages illustres, qui furent plus tard évêques et canonisés ensuite, appelés à la cour des rois et élevés aux premières dignités du royaume à cause de leur habileté dans l’art de bien dire, quia facundus erat, parce qu’ils avaient le pouvoir qui dès lors subjuguait les esprits. Et, d’autre part, si on poursuit plus loin, si on arrive en plein moyen âge, au moment où déjà la langue française s’écoute parler, on remarquera que le premier caractère de cette littérature naissante est d’être une littérature militaire, chevaleresque, destinée à faire le tour de l’Europe; mais toute l’Europe lui rendra ce témoignage, qu’elle est originaire de France, qu’elle est née sur cette terre où on aime à dire finement, mais par-dessus tout à faire de grandes choses : rem militarem.

Ainsi nous avons constaté l’origine des trois grandes nationalités néo-latines, en Espagne, en Italie et en Gaule. En arrivant au terme de l’étude que nous nous étions proposée, nous trouvons deux points établis : le premier, que le monde romain, que la civilisation antique périt moins complètement, beaucoup moins vite qu’on ne pense, qu’elle résista longtemps à la barbarie, que ses institutions, bonnes ou mauvaises, ses vices comme ses bienfaits, se prolongèrent longtemps dans le moyen âge et en expliquent les erreurs, dont la cause et la source étaient mal connues. L’astrologie, toutes les exagérations du despotisme royal, tout le pédantisme et tous les souvenirs de l’art païen qu’on peut surprendre aux Xie, XIIe et XIIIe siècles, tout cela remonte donc à une origine antique, et constitue autant de liens que le moyen âge n’a pas voulu briser, et par lesquels il tient encore à l’antiquité.

D’autre part, nous avons établi que la civilisation chrétienne contient déjà, plus complètement qu’on ne croit, les développemens qu’on a coutume d’attribuer aux temps barbares: ainsi l’église a déjà la papauté et le monachisme. Dans les mœurs, nous avons signalé l’indépendance individuelle, le sentiment de la liberté chez le peuple, et la dignité de la femme. Dans les lettres, on a vu la philosophie de saint Augustin renfermer en germe tout le travail de la scolastique du moyen âge. On a vu la Cité de Dieu tracer les plus grandes vues de l’histoire, et enfin l’art chrétien des Catacombes contenir tous les élémens qui se développeront dans les basiliques modernes. Voilà comment la Providence a mis un art singulier et une préparation prodigieuse à lier entre eux des temps qui semblaient devoir être entièrement séparés par le génie différent qui les animait. On voit que lorsque Dieu veut faire un monde nouveau, il ne brise que lentement et pièce à pièce l’édifice ancien qui doit tomber, et qu’il s’y prend de loin pour élever le monument moderne qui lui succédera. Comme dans une ville assiégée, derrière les murs assaillis par l’ennemi, longtemps d’avance, on commence à construire le retranchement qui les remplacera et devant lequel viendront expirer tous les efforts des assaillans, — de même, pendant que le vieux mur de la civilisation romaine tombe pierre à pierre, de bonne heure s’est construit le rempart chrétien derrière lequel la société pourra se retrancher encore.

Ce spectacle doit nous servir d’exemple et de leçon : assurément l’invasion barbare est la plus grande et la plus formidable révolution qui fut jamais : cependant nous voyons quel soin infini Dieu prit d’en adoucir, en quelque sorte, le coup, et de ménager la chute du vieux monde. Croyons donc que notre temps ne sera pas plus malheureux, que pour nous aussi, si le vieux mur doit tomber, des murs nouveaux et solides seront édifiés pour nous couvrir, et qu’enfin la civilisation, qui a tant coûté à Dieu et aux hommes, ne périra jamais.

C’est avec ces pensées d’espérance que je vous quitte, et j’aime à croire que, plus heureux l’année prochaine, je pourrai vous donner un rendez-vous plus exact. Je ne sais si j’achèverai avec vous cette course, ou si, comme à bien d’autres, il me sera refusé d’entrer dans la terre promise de ma pensée; mais du moins je l’aurai saluée de loin. Et quelle que soit la durée de mon enseignement, de mes forces, de ma vie, du moins je. n’aurai pas perdu mon temps si j’ai contribué à vous faire croire au progrès par le christianisme; si, dans des temps difficiles où, désespérant de la lumière spirituelle, beaucoup se retournent vers les biens terrestres, j’ai ranimé dans vos âmes ce sentiment, qui est le principe du beau, des littératures saines, l’espérance! Il n’est pas seulement le principe du beau, il l’est aussi de ce qui est bon; il n’est pas seulement nécessaire aux littérateurs, il est aussi le soutien indispensable de la vie; il ne nous fait pas produire seulement de belles œuvres, il nous fait aussi accomplir de grands devoirs : car si l’espérance est nécessaire à l’artiste pour guider ses pinceaux ou soutenir sa plume dans les heures de défaillance, elle n’est pas moins nécessaire au jeune père qui fonde une famille ou au laboureur qui jette son blé dans le sillon sur la parole de Dieu et sur la promesse de celui qui a dit : « Semez ! »


F. OXANAM.


HISTOIRE DES MUSULMANS DE SICILE, par M. Michel Amari[7]. — L’ouvrage que M. Amari publie sous ce titre aurait, à toutes les époques, une sérieuse importance; mais en un temps où le goût des études sur l’Orient et les races orientales est devenu si général, il suffit de savoir qu’il s’agit d’une période considérable, d’une face curieuse de la domination des musulmans dans l’Europe méridionale, pour qu’on soit disposé à suivre l’auteur dans tous les développemens qu’il donne à son récit. On ne saurait prendre un meilleur guide. Éloigné de son pays, il y a déjà onze ans, pour avoir écrit cette belle histoire des Vêpres siciliennes, accueillie avec une faveur si légitime, M. Amari a pensé avec raison qu’un Sicilien résidant à Paris était l’homme du monde le plus en état de faire l’histoire de la domination musulmane en Sicile, puisqu’à une parfaite érudition géographique il joint l’avantage d’être à la source des documens. Après avoir appris l’arabe, dont la connaissance, négligée par les historiens de la même période, lui était nécessaire pour déchiffrer les manuscrits et en tirer parti, il a consacré dix années à recueillir des matériaux à Paris, à Londres, à Leyde. Des amis lui ont communiqué les documens que contiennent les bibliothèques de Cambridge, de Heidelberg, de Madrid, de Pétersbourg, de Tunis, de Constantine. Le gouvernement russe n’a pas craint d’envoyer à Paris un de ses plus précieux manuscrits, afin que le laborieux historien pût en prendre connaissance. Quant aux bibliothèques qu’il n’a pu visiter lui-même ni faire fouiller par d’autres, M. Amari en a parcouru les catalogues imprimés, et s’est ainsi assuré qu’elles ne contenaient rien de bien important pour son sujet. Ce serait peu toutefois que ce travail de bénédictin, si l’on ne savait mettre en œuvre les documens dont on a secoué la poussière; or c’est à quoi M. Amari s’entend à merveille. Il ne s’est pas contenté de rétablir çà et là quelques faits défigurés dans d’anciens ouvrages, ou de produire quelques circonstances nouvelles. Il a fait revivre, ou plutôt vivre pour la première fois dans l’histoire, cette intelligente population musulmane qu’on a bientôt fait d’accuser de barbarie, mais qui n’en a pas moins sa part dans l’œuvre lentement civilisatrice du moyen âge. On la voit, dans le livre de M. Amari, s’agiter et vivre, non pas seulement de cette vie guerrière à laquelle les historiens vulgaires s’attachent exclusivement, mais de cette vie civile où les faits de guerre marchent de pair avec les faits de religion, de morale, de littérature, de législation, qui en sont tour à tour les causes et les effets. M. Amari a raison de croire qu’un peuple n’a pas plusieurs vies simples, mais une seule vie complexe, et il faut le louer de n’avoir pas séparé, dans autant de parties distinctes de son ouvrage, les différens ordres de faits dont l’existence d’une nation se compose. Ce qui nous parait encore plus digne de louange, c’est d’avoir pris pour sujet, non pas les chefs musulmans, suivant l’ancienne méthode historique, ni même ce peuple hardi dont les aventures ne sauraient être qu’un épisode dans les annales de l’Europe, mais la Sicile elle-même et le peuple sicilien, au point de vue de la transformation qu’il a dû subir sous l’influence des envahisseurs. Ainsi l’œuvre nouvelle est éminemment nationale, et elle embrasse un laps de temps plus considérable qu’on ne se l’imagine peut-être. Pour bien comprendre ce que les musulmans firent des Siciliens, ne faut-il pas savoir ce qu’étaient les uns et les autres avant l’invasion? De même, tout est-il fini quand les musulmans ont disparu de l’Ile? Non, sans doute, puisqu’ils y règnent encore par les habitudes qu’ils y ont introduites, par leurs lois et leurs institutions? Il faut donc suivre encore leurs traces sous la domination des Normands, et ce n’est pas un des moins curieux résultats obtenus par M. Amari d’avoir établi que les Normands furent assez heureux pour trouver la civilisation introduite dans l’Ile par les musulmans, et assez habiles pour en profiter.

Ce travail jette donc une vive lumière sur l’histoire de la Sicile, de l’islamisme et de la domination musulmane en Europe. Assurément il n’offre pas ce genre d’intérêt qu’on est convenu d’appeler romanesque, et pour le trouver à son goût, il faut aimer les études sérieuses ; mais outre que ce n’est pas une mauvaise recommandation aujourd’hui que de se séparer nettement de cette littérature facile, improvisée, dont on nous a si surabondamment rassasiés, l’intérêt romanesque ne pourrait se trouver ici qu’aux dépens de la vérité. Néanmoins les pages que M. Amari vient d’écrire sont très attachantes : on n’a qu’à lire celles où il raconte les commencemens des peuplades arabes, ou encore l’exposition qu’il fait des mœurs et des institutions de cette nation naissante. Pour comprendre le mérite du travail de M. Amari, il faut se rappeler ce que sont les chroniques arabes ; rien de plus sec, de moins littéraire ; les faits y paraissent décolorés, et le narrateur ne dit pas un mot des causes, des conséquences, des épisodes. Comment, avec de pareils élémens, faire naître l’intérêt, sans se livrer presque constamment à de hasardeuses conjectures sur ces détails, sur ces origines des faits, qui sont, à tout prendre, la poésie de l’histoire ? Le problème paraîtrait insoluble, si le goût des études orientales, en se généralisant dans le cours de ces trente dernières années, n’avait jeté beaucoup de jour sur ces matières. M. Amari a su en profiter, et il a mis au service d’une pensée nette, claire, ferme et substantielle, un style simple, précis et vigoureux.

Dans son premier volume, M. Amari ne conduit l’histoire que jusqu’à l’an 900 de notre ère. Il n’est donc pas temps encore d’étudier à fond cette œuvre considérable. Concurremment aux deux volumes qu’il nous promet encore, l’auteur fait imprimer à Goettingue, aux frais de la société orientale d’Allemagne, les documens arabes qu’il a copiés dans les manuscrits. Il a même traduit ces documens, et il n’attend plus pour publier sa traduction que de trouver un éditeur en Italie. Enfin M. le duc de Luynes, avec cette libéralité éclairée dont il donne tous les jours tant de preuves, s’est chargé de faire graver à ses frais les cartes topographiques que M. Amari a ingénieusement disposées pour jeter plus de clarté sur son travail. Ces publications sont un trop précieux complément à l’ouvrage pour que la critique historique puisse s’en passer.

On voit en quelle estime les savans de tous les pays tiennent M. Amari. Le concours qu’on lui prête aujourd’hui rappelle celui que d’autres lui prêtèrent il y a quelques années. C’est un des plus touchans souvenirs de sa vie d’exilé, et il a raison, dans sa reconnaissance, d’en informer ses lecteurs. Des Italiens dont les événemens politiques n’avaient pas détruit la fortune formèrent une association pour fournir à l’auteur des Vêpres siciliennes les moyens de préparer et de publier son nouvel ouvrage. Les travaux de M. Amari sont venus répondre dignement à ce concours, et justifier une confiance non moins honorable pour ceux qui l’éprouvaient que pour, celui qui l’inspirait.


F.-T. PERRENS.


V. DE MARS.

  1. Juvénal, Sat. XV, V, 111.
  2. « Gallia duas res industriosissimè persequitur : rem militarem et argutè loqui.
  3. Sidoine Apoll., Ep., l. VII, 9.
  4. Sid. Apol., Ep., l. IX, 14.
  5. Sid. Apol., Ep., l. IV, 8, ad Evodium.
  6. Sid. Apol. Ep., l. VII, 7, ad Gracum.
  7. Tome Ier, Florence 1854, chez Vieusseux.