Chronique de la quinzaine - 30 avril 1845
30 avril 1845
L’évènement de cette quinzaine est la maladie de M. le ministre des affaires étrangères. Sans inspirer de vives inquiétudes, cette maladie présente néanmoins un caractère sérieux qu’on ne peut dissimuler. M. Guizot a dû demander un congé, et son portefeuille a été confié par intérim à M. Duchâtel. On savait, depuis plusieurs mois, que la santé de M. le ministre des affaires étrangères était altérée. Les fatigues de la tribune épuisaient ses forces. Peut-être aussi n’a-t-il pu supporter sans de profonds ennuis le fardeau d’une situation fausse, humiliée, blessante pour sa dignité personnelle. Il faut rendre justice à l’ambition de M. Guizot, elle est noble et grande. Il aime le pouvoir, mais pour les intérêts élevés qui s’y rattachent, et non pour le vain éclat de la puissance ministérielle. Il veut dominer, il veut agir. Or, depuis quatre mois surtout, le ministère ne domine rien et n’agit pas. S’il a le pouvoir, c’est à la condition de l’abaisser et de l’énerver. Cette situation ne pouvait convenir à M. Guizot ; aussi sa santé en a souffert, et les dégoûts politiques ont influé sur la maladie grave qui le condamne aujourd’hui à un repos absolu.
Ce triste évènement a fait naître depuis plusieurs jours beaucoup de conjectures. On s’est demandé si M. Duchâtel garderait l’intérim qui lui est confié. On s’est demandé aussi comment le maréchal Soult supporterait la blessure faite à son amour-propre. Si la crise se prolonge, appellera-t-on M. le duc de Broglie pour lui remettre le portefeuille des affaires étrangères, sauf à le lui reprendre dès que M. Guizot serait rétabli ? et dans le cas où M. de Broglie serait appelé, accepterait-il ? L’ami de M. Guizot, l’adversaire personnel de M. le comte Molé, pousserait-il jusque-là l’esprit d’abnégation ou de rivalité ? se résignerait-il à doubler un rôle et à exercer un pouvoir d’emprunt, lui autrefois si fier, si jaloux de son indépendance ? On se demande enfin si M. Duchâtel n’a pas quelque autre projet dans la tête. On parle de tentatives qui auraient été faites du côté des conservateurs dissidens pour remanier le cabinet. Si ces tentatives ont eu lieu, nous pouvons assurer qu’elles sont inutiles. On a parlé de M. de Montalivet, on a dit que le portefeuille de l’intérieur lui était offert. Tous ceux qui connaissent le caractère élevé et résolu de M. de Montalivet savent comment il accueillerait cette proposition. Il faudrait qu’il fût bien ennemi de lui-même pour l’accepter. Qu’irait-il faire dans le cabinet du 29 octobre ? Défendre une politique qu’il a blâmée ? Quand cette politique succombe, irait-il lui tendre bénévolement la main pour la relever ? à quoi bon ? L’ancien ministre du 22 février et du 15 avril, le collègue de M. Thiers et de M. Molé a une situation dont il doit tenir compte. En même temps que son dévoûment à la constitution rassure le parti conservateur, son esprit libéral rencontre des sympathies dans l’opposition modérée. Il a des amis dans les deux camps, sans que cette double tendance de ses sentimens politiques fasse suspecter de part ou d’autre sa franchise. Cette situation particulière crée à M. de Montalivet des devoirs dont il a mesuré toute l’étendue. Ce n’est pas le ministère du 29 octobre qui pourrait les lui faire oublier. Parlez à M. de Montalivet d’un grand service à rendre, d’un danger à courir, vous le trouverez tout prêt ; mais parlez-lui d’abdiquer son caractère au profit d’un cabinet dont l’existence est factice ; parlez-lui de s’associer à une politique inerte, à un ministère sans pouvoir, M. de Montalivet refusera, et personne ne pourra l’en blâmer.
Ce que nous disons de M. de Montalivet, nous voudrions pouvoir le dire de M. Duchâtel. Nous regrettons qu’un esprit comme le sien soit engagé dans une voie si fausse, où le bien n’est plus possible depuis long temps, et où le mal commence à inquiéter tous les esprits sérieux. Quoi qu’il en soit, M. Duchâtel exerce aujourd’hui la dictature. Il gouverne à l’intérieur, il gouverne aux affaires étrangères, il gouverne partout. Voudra-t-il s’emparer définitivement de la situation ? On le dit, et cependant nous avons peine à le croire. Pourtant, l’entourage de M. Guizot exprime des craintes. De ce côté, en effet, on a quelques remords ; on sait combien la fidélité politique est faible, quand elle lutte contre l’ambition. En 1840, M. Guizot, ambassadeur à Londres, n’a-t-il pas oublié les services que M. Duchâtel lui avait rendus dans la coalition ? Ce souvenir inquiète les amis de M. Guizot. Aussi, M. Duchâtel est étroitement surveillé ; on observe ses démarches ; on le flatte et on le menace à la fois. Le Journal des Débats fait un indiscret appel à sa loyauté. En un mot, M. Duchâtel est déjà suspect, ou, pour mieux dire, il l’est depuis long-temps, car on n’a jamais pu fui pardonner, dans le parti, une certaine liberté d’opinion et de conduite qui s’est montrée dans plus d’une circonstance.
Devant ce qui se passe, tout le monde fera une réflexion pénible. Il y a quatre mois, les meilleurs amis de M. Guizot le pressaient vivement de se retirer dans l’intérêt de sa fortune politique. Le conseil était sage. En effet, la retraite était alors un bon calcul. En se retirant avec une majorité légale, mais insuffisante pour gouverner, on obéissait librement aux conditions du régime représentatif. M. Guizot sauvait sa dignité et celle de son parti. Aujourd’hui, volontaire ou non, la retraite de M. Guizot ne sauve rien. Un ministère qui a essuyé tous les échecs que nous avons vus depuis quatre mois, qui a déserté cent fois la cause du pouvoir, qui, pour éviter la lutte, a reculé partout, et, pour ne pas tomber, a fini par se rendre immobile, un tel ministère ne petit plus faire illusion à personne. Il a beau prétendre qu’il est libre, tout le monde sent qu’il est vaincu.
Dans les circonstances présentes, le parti conservateur a de graves devoirs à remplir. Il voit les fautes qu’il a commises ; il doit s’attacher à ne plus en commettre de nouvelles. On ne sort pas impunément des voies régulières et normales du gouvernement où l’on vit. C’est une grande erreur de s’imaginer qu’au moyen de certaines démonstrations d’un enthousiasme factice, on peut rendre la vie à ce qui n’est plus, et continuer sans périls une situation mensongère. Les honorables membres de la réunion Lemardelay ont cru que leur phalange, serrée autour du cabinet dans un moment de détresse, lui donnerait la force, la volonté, le courage, toutes les qualités enfin qui lui manquent ; ils ont cru qu’ils allaient relever le pouvoir : ils n’ont fait que l’abaisser davantage. Entraînés par une confiance irréfléchie, ils n’ont pas viuqu’ils demandaient au cabinet l’impossible. Du reste, le ministère les a trompés en exagérant ses ressources, et de leur côté ils ont trompé le ministère en lui promettant un appui qu’ils n’étaient pas capables de donner. C’est, en effet, un des malheurs de la situation actuelle qu’il n’y ait de force réelle et de volonté nulle part, ni dans le gouvernement, ni dans la chambre. Le parti conservateur a des élans qui ne durent pas. Il se rassemble un jour en faisceau ; le lendemain il se disperse au gré des caprices individuels. Il est résolu aujourd’hui ; demain, il sera flottant et indécis. Il prend le pouvoir de temps en temps, mais par nécessité plutôt que par goût. Au fond, malgré certaines exigences, malgré les tracasseries ou les licences de l’initiative parlementaire, ce qui prévaut dans la chambre comme dans le pays, c’est le besoin d’une autorité forte, qui dirige et qui domine. L’anarchie ne plaît long-temps à personne. La chambre, abandonnée à elle-même, est la première à déplorer dans le gouvernement une faiblesse qui paralyse tout, et qu’elle ne veut pas exploiter. Puisqu’elle veut un ministère sérieux, qu’elle le dise donc une fois pour toutes.
Que deviennent les projets de dissolution ? Les élections auront-elles lieu cette armée ? Bien habile serait celui qui pourrait le dire. M. Duchâtel ne le sait pas lui-même. Le hasard, plus que la volonté de nos ministres, en décidera. Le hasard a déjà fait tant de choses sous le ministère actuel, et même sous ceux qui l’ont précédé ! En attendant, un propos circule dans le part ministériel au sujet des élections. « Elles seraient plus faciles, dit-on, si M. Guizot n’était plus ministre. » Le mot est dur dans les circonstances présentes. On dit encore que la retraite de M. Guizot amortira les passions dans la chambre, et rendra les luttes politiques moins fréquentes. Oui, si le système de M. Guizot fait place à une politique conciliante et ferme, capable de rapprocher et de contenir les partis ; mais si la politique de M. Guizot est continuée sous un autre nom, pourquoi cesserait-elle d’être irritante ? Nous savons que le langage de M. Duchâtel est habile. Sans le ranger parmi les maîtres de l’éloquence, nous estimons néanmoins plus que d’autres personnes cette parole nette, contenue, maîtresse d’elle-même, qui est, après tout, le langage des affaires. Nous doutons cependant que M. Duchâtel soulevât moins d’orages que M. Guizot s’il venait défendre à la tribune un nouveau Pritchard, ou un nouveau traité pour l’extension du droit de visite. Qu’en pense M. Duchâtel ? Croit-il que l’épreuve soit bonne à faire ?
Pour son début, comme ministre dirigeant, M. Duchâtel va rencontrer dans deux jours la question religieuse. Jusqu’ici aucune question intérieure n’a démontré plus visiblement l’imprudente faiblesse du cabinet. Depuis quatre ans, les envahissemens du clergé, les attaques dirigées par l’épiscopat contre les lois du royaume et les corps constitués, les progrès d’une société fameuse qui cherche à dominer l’église pour dominer l’état, tout annonce des projets hostiles ; le gouvernement reste muet et impassible. Un projet sur l’instruction secondaire est présenté : le cabinet n’ose pas le défendre, et la cause de l’état passe entre les mains de M. Cousin et de M. Thiers, bien dignes du reste de la soutenir. Il y a des lois contre les jésuites ; elles ne sont pas exécutées. Pourquoi ? parce que la conscience de M. Martin du Nord hésite. Il n’aperçoit pas encore le danger. L’Italie, la Belgique, appartiennent aux jésuites ; le sang coule à Lucerne pour leur cause ; déjà, en France, les passions s’éveillent ; elles s’animent jusque dans la chaire ; ces avertissemens ne suffisent pas. Il a fallu que l’honorable M. Thiers, prenant en main cette grande question, tirât le pouvoir de sa coupable indifférence ou de son oubli. Le nom des jésuites va donc enfin être prononcé à la tribune de la chambre des députés. Nous croyons la chambre bien préparée pour ce jugement solennel. Elle ne permettra pas les déclamations ; elle jugera sans passion et sans colère. Surtout, elle sera pleine de respect pour la religion, pour le clergé catholique, qui doivent être écartés autant que possible de ce débat.
A notre avis, la question devrait se réduire à des termes bien simples. Nos lois repoussent les jésuites ; le gouvernement est responsable de l’exécution des lois : qu’il s’explique. Le jésuitisme, caché sous l’aile des doctrines libérales, viendra invoquer le principe de la liberté des cultes ; déjà M. de Gasparin, en repoussant l’autorisation préalable de l’état pour l’exercice public du culte protestant, a donné aux défenseurs des jésuites un argument dont ils s’empareront. Il a fait l’exorde de leurs discours. Les deux questions, en effet, sont les mêmes. Si l’on accordait l’inviolabilité aux protestans, il faudrait l’accorder au culte catholique, et laisser les jésuites se réunir partout où ils voudraient, en pleine liberté. Mais pourquoi le culte protestant jouirait-il d’une liberté absolue ? pourquoi l’état n’aurait-il pas sur lui le droit d’autorisation et de surveillance ? Vous dites que vous êtes un culte, qui me le prouve ? qui m’assure que, sous un masque religieux, vous ne couvrez pas les doctrines les plus irréligieuses du monde et les plus contraires à la morale ? qui me dit que vous ne conspirez pas ? Singulière erreur de ne pas voir que ce droit d’autorisation préalable est la sauve-garde de la liberté elle-même contre l’anarchie. Vous craignez les abus du pouvoir ? n’avez-vous pas contre eux la presse et la tribune ? Et puis, dans une société comme la nôtre, quel culte légitime sera jamais prohibé ? quel ministère croira défendre ses intérêts en étouffant l’esprit religieux ? Disons-le donc nettement, en matière de culte, comme dans toute association, la surveillance de l’état est rigoureusement nécessaire. Ce n’est pas là une doctrine rétrograde ; c’est la loi de toute société qui a appris à se gouverner, qui profite des leçons de l’expérience, qui sait que toute liberté a besoin d’une garantie, et que ce mot : liberté de tous signifie liberté absolue pour personne. Appliqués aux jésuites, ces principes sont d’une vérité évidente. Qui osera soutenir à la tribune que les maximes de la compagnie de Jésus, ses règles, ses statuts, ses rapports avec Rome, ne renferment pas de graves dangers pour notre société morale et politique ? En France, c’est une question jugée depuis long-temps. Soyons fidèles à l’esprit de nos pères. Ils étaient pieux, ils étaient modérés, ils avaient pour le clergé une vénération profonde ; leur esprit, plus littéraire que le nôtre, était plus porté peut-être à admirer les bienfaits intellectuels que l’on peut retirer de l’institution des jésuites, et cependant ils ont proscrit la compagnie de Jésus : c’est qu’ils ont vu le danger du pays. Vous dites que ce serait un signe de force de tolérer les jésuites, et que cela ferait honneur à la liberté de notre époque ; ne le croyez pas. Cela prouverait seulement que la liberté de notre époque est aveugle. Vous avez beau faire, vous ne contenterez jamais les jésuites : leur ambition sera toujours plus grande que vos bienfaits. Voyez ce qui est arrivé depuis quatre ans, par suite de la tolérance du pouvoir. Au début, la question n’était rien, un mot l’aurait tranchée ; aujourd’hui, elle tient en suspens toutes les puissances de l’état. Le ministère du 29 octobre aura de la peine à se justifier devant la chambre. Ce sont ses fautes qui ont amené la crise. Timide, irrésolu depuis le commencement jusqu’à la fin, on peut dire qu’il mérite les reproches de tout le monde, ceux de l’épiscopat, qu’il n’a pas suffisamment averti, et qu’il a laissé s’engager dans une voie funeste ; ceux des jésuites eux-mêmes, qui ont pu se croire encouragés par certaines prévenances et par des adhésions publiques ; ceux du pays enfin, à qui ou eût pu si facilement éviter cette lourde affaire. La couronne elle-même peut se plaindre, car l’opinion s’est abusée sur son compte, et l’inaction du cabinet l’a injustement exposée aux défiances populaires. Enfin, tout va s’expliquer. Vous demanderez peut-être ce que fera le ministère dans la discussion ? Soyez sûr qu’il pliera. A la chambre des pairs, M. Martin du Nord a dit qu’il était libre d’exécuter ou de ne pas exécuter les lois ; il tiendra à la chambre des députés un autre langage, qui sait ? Il ira peut-être jusqu’à dire que les lois seront exécutées prochainement. Ce sera une promesse que le pays devra aux interpellations de M. Thiers, soutenu de M. Barrot et de M. Dupin, qui tous deux ont voulu partager sa noble tâche.
Nous n’avons pas besoin de dire que le devoir du gouvernement, en frappant les jésuites, est d’être modéré. Un pouvoir habile sait tempérer l’application de la loi sans rien perdre de son efficacité. Nous n’avons pas besoin non plus de déclarer que nous réprouvons tous les excès de part et d’autre ; nous croyons que, sans l’esprit religieux, on est faible contre le jésuitisme. On est d’autant plus fort contre lui que l’on est sûr de n’attaquer que lui seul, et de repousser en lui le double fléau de la vraie religion et de l’état.
Descendons des hauteurs de la question religieuse, et disons maintenant quelques mots sur les divers objets qui viennent d’occuper les discussions des chambres. Au Luxembourg, le fait important a été la nomination des nouveaux pairs. La liste des nominations projetées n’est pas encore épuisée : les promotions nouvelles auront lieu pendant et après la session. La chambre des pairs a discuté plusieurs projets de loi d’intérêt matériel. Les questions intéressantes sont en ce moment à la chambre des députés. La conversion de la rente a été votée après une courte discussion. Le 5 pour 100 est réduit à 4 et demi, et l’exercice du droit de remboursement sera suspendu pendant dix ans. Le vote de la chambre n’était pas douteux. Quant à l’attitude du ministère, nous n’en parlerons pas. M. Laplagne, en homme d’esprit, s’est exécuté de bonne grace, et n’a pas essayé, comme on dit, de masquer la situation. Il est dit que cette question des rentes portera malheur à bien des cabinets. Notez qu’elle n’est pas finie, que la loi sera certainement rejetée par la chambre des pairs, et qu’ainsi tout recommencera l’au prochain. Du reste, cette conclusion était prévue, et la chambre des députés en prend très aisément son parti.
La discussion du projet de loi relatif à l’emprunt grec nous a valu un excellent discours de M. Duvergier de Hauranne sur la politique suivie à Athènes par les deux cabinets de France et d’Angleterre. Sur tous les bancs de la chambre, on a reconnu que l’honorable orateur avait fait preuve d’une grande modération vis-à-vis du gouvernement britannique, dont la conduite eût pu être qualifiée par lui en termes plus sévères. On ne pourra pas accuser M. Duvergier de Hauranne de vouloir troubler sérieusement l’entente cordiale. Un orateur de la majorité ne mettrait pas plus de ménagemens dans ses expressions. Du reste, par cette modération même, qui augmente la gravité de ses assertions, le discours de M. Duvergier de Hauranne est destiné à produire en Grèce une salutaire influence.
Deux honorables députés ont présenté une proposition sur le duel. Leur intention était excellente. Il est certain que la jurisprudence de la cour de cassation offre de graves inconvéniens. Assimiler l’homicide, dans le duel, au meurtre ordinaire, c’est lui assurer l’impunité, car le jury, en pareil cas, n’ose jamais condamner, et, au contraire, lorsqu’il s’agit de blessures, comme c’est le tribunal correctionnel qui juge, il y a presque toujours condamnation : de sorte que, s’il y a mort d’homme, le duel échappe à la loi, et si le fait est peu grave, il est puni. Ce résultat blesse la raison et l’équité. D’un autre côté, comme l’a dit M. Dupin, prononcer des peines spéciales pour le duel, c’est l’élever dans l’opinion au lieu de le flétrir. Les rédacteurs du code pénal n’avaient pas voulu lui faire l’honneur de le nommer. La chambre a pris le parti de s’en tenir provisoirement à la jurisprudence de la cour de cassation. La question sera reprise plus tard, si cette jurisprudence ne produit pas les effets qu’on en attend.
La discussion des crédits supplémentaires a amené un incident qui complique la position du cabinet. La question de Taïti est loin d’être vidée. Serait-il vrai que la reine Pomaré se refuse à reprendre possession de la souveraineté de son île ? Malheureusement, les explications embarrassées de M. le ministre de la marine n’ont fait que confirmer ces bruits ; il résulte même de la teneur des instructions envoyées par le gouvernement à un agent de Taïti, et dont M. de Mackau a donné lecture à la tribune, que nous nous trouvons, vis-à-vis de la reine Pomaré, dans une position tout-à-fait indigne de la France. C’est ce qu’a fait ressortir M. Odilon Barrot aux applaudissemens de la chambre entière. Du reste, la conduite du cabinet sera prochainement soumise à l’appréciation du parlement, car M. Léon de Maleville a annoncé qu’il provoquerait un vote sur cette affaire lors de la discussion du budget.
La discussion importante de la chambre des députés dans cette quinzaine a été celle des caisses d’épargne. Ce sujet mérite d’être examiné avec étendue. La question est encore nouvelle pour le pays ; on nous permettra donc ici quelques développemens.
On connaît les motifs qui ont poussé le gouvernement à présenter une nouvelle loi sur les caisses d’épargne. Instituées chez nous depuis vingt-six ans, les caisses d’épargne ont soulevé dans ces derniers temps de vives critiques. Leur succès même a été la cause des appréhensions qu’elles ont fait naître. En 1834, la somme des dépôts était de 37 millions ; elle s’élevait l’an dernier à 376 ; elle peut doubler par la suite. Dans l’hypothèse d’une crise, que fera le trésor ? où trouvera-t-il les fonds nécessaires pour acquitter cette lettre de change de 7 à 800 millions, exigible à dix jours de vue ? Telles sont les craintes que l’on exprime ; tel est le danger que l’on veut prévenir.
En effet, le danger existe, mais dans l’imagination plutôt que dans la réalité. L’expérience et le bon sens devraient calmer sur ce point bien des alarmes. Les caisses d’épargne n’ont-elles pas supporté déjà plus d’une épreuve : En 1830 malgré une révolution, en 1831 et 1832 malgré l’émeute, en 1840 malgré des bruits de guerre, n’ont-elles pas inspiré une confiance toujours croissante, et le trésor a-t-il été sérieusement inquiété une seule fois ? On peut, il est vrai, supposer des crises plus fortes ; mais ce serait prévoir des éventualités contre lesquelles la loi est impuissante. Les lois ne se font pas en vue des catastrophes. Il n’y a pas une institution de crédit, si florissante qu’elle soit, qu’on ne puisse renverser avec une hypothèse. Voyez la Banque de France, son crédit est bien assuré, et pourtant supposez qu’elle soit mise en demeure de rembourser tout d’un coup sa dette exigible de 400 millions, la Banque de France, malgré les 200 millions qu’elle a dans sa caisse, sera ruinée.
Les caisses d’épargne ont déjà rendu d’immenses services ; tout le monde le reconnaît. Elles ont donné aux classes ouvrières le goût de l’économie, elles ont diminué la masse des capitaux improductifs, elles ont établi entes le pauvre et le riche une communauté d’intérêts, elles ont fortifié le gouvernement. Ce n’est pas tout ; ces épargnes du pauvre, accumulées dans les mains de l’état, sont devenues pour lui un puissant moyen de trésorerie. Elles ont soustrait le gouvernement aux exigences des grands capitalistes. Ce sont les fonds des caisses d’épargne, les fonds du pauvre, qui ont permis au trésor d’attendre le moment le plus opportun pour réaliser l’emprunt voté en 1841. Tels sont les avantages certains qu’il faut mettre en balance avec l’éventualité la plus douteuse qui fut jamais. Devant une question ainsi posée, comment l’homme d’état pourrait-il hésiter ?
En appelant les petits capitaux aux caisses d’épargne, vous émancipez les classes ouvrières, et par là vous prévenez les révolutions. Plus ces classes s’élèveront, plus leur bon sens les défendra contre ces mouvemens aveugles que vous craignez. La confiance s’affermit en proportion de sa durée. Au contraire, si vous supprimez les caisses d’épargne, ou bien, ce qui serait à peu près de même, si vous arrêtez l’essor de l’institution par des mesures contraires à son esprit, vous refoulerez les bons sentimens dans le cœur du pauvre, et vous ferez renaître des dangers certains à la place des périls imaginaires que vous redoutez,
Quoi qu’il en soit, l’alarme étant donnée par des esprits timides, il était difficile à M. le ministre des finances de conserver toute la liberté de son opinion et d’opposer sa sécurité personnelle aux inquiétudes répandues autour de lui. Les commissions des chambres avaient parlé ; elles avaient exprimé des craintes ; pour résister à ces défiances irréfléchies, il aurait fallu que M. Laplagne pût s’appuyer sur un ministère fort, résolu à prendre un rôle élevé dans cette grande question et à le soutenir énergiquement. Ce ministère n’existant pas, et M. Laplagne sachant bien, par expérience, que de toute façon il serait abandonné à lui-même si la partie était douteuse, le côté politique de la question a été sacrifié à l’intérêt financier. M. Laplagne s’est fait le défenseur ombrageux du trésor. Il a été visible, du reste, par la manière dont l’honorable ministre a soutenu la discussion, que ses idées n’étaient pas toujours d’accord avec son projet de loi, et que ses sympathies pour les caisses d’épargne l’emportaient sur les craintes dont il s’était rendu involontairement l’interprète.
Quelle mesure proposait le ministère contre le danger d’un remboursement général et immédiat ? Il voulait, d’accord avec la commission, donner aux caisses d’épargne un délai de deux mois pour rembourser le surplus des sommes dépassant le chiffre de 500 francs. C’était dénaturer l’institution. En effet, les caisses d’épargne doivent être toujours ouvertes, toujours prêtes à payer, sauf un délai très court accordé pour faire les fonds. L’exigibilité même du dépôt inspire la confiance. Dire à l’artisan, à l’ouvrier, que le trésor prendra deux mois pour rembourser, c’est leur faire croire que l’état ne peut pas payer. Vous parlez d’une panique : c’est alors surtout que le système des délais sera funeste. D’abord, en cas de crise, par la raison même que le paiement immédiat n’aura pas lieu, tous les dépôts seront aussitôt réclamés, chacun se mettra en mesure, et le trésor sera obligé de faire face au remboursement. Si la crise se prolonge, la défiance, entretenue par les passions hostiles, fera naître des troubles. Les livrets seront abandonnés aux agioteurs, et les déposans, ruinés par l’usure, accuseront le gouvernement de les avoir trompés. Si la crise finit dans les deux mois, les paiemens ne seront pas exigés ; mais quelle sera la situation du trésor ? Au prix de sacrifices immenses, il aura péniblement amassé dans ses caisses plusieurs centaines de millions : qu’en fera-t-il ? Quelle perturbation et quelles secousses dans le crédit de l’état !
Le système des délais a été repoussé sur presque tous les bancs de la chambre. L’honorable M. Gouin a essayé de le faire revivre en proposant deux comptes, l’un toujours exigible et limité à 1,000 francs, l’autre à échéance de quatre mois et limité à pareille somme : les efforts de M. Gouin ont été inutiles. Tout système de délai a été jugé faux, impraticable, ruineux pour le trésor comme pour les déposans, dangereux pour le repos de l’état, utile seulement à l’agiotage. Quand on veut chasser l’agiotage de la Bourse, on l’appellerait aux portes des caisses d’épargne : quelle contradiction ! Le seul moyen de prévenir les crises ou de les calmer est de laisser les fonds des caisses d’épargne disponibles. Le jour d’une panique, annoncez qu’on paie, vous dissiperez les craintes ; dites qu’on paiera dans quatre mois, dans deux mois, la foule croira que vous ne paierez pas, la défiance augmentera de jour en jour, et une faible crise, qu’il eût été facile d’arrêter dès le début, deviendra une catastrophe. Il faut ne pas connaître l’esprit soupçonneux et irritable des masses pour ne pas voir que les choses se passeraient ainsi.
Le projet du gouvernement, outre l’intention de diminuer le fardeau du trésor, avait aussi pour but d’éloigner des caisses d’épargne les capitaux de spéculation qui profitent indûment de la prime offerte aux économies du pauvre. Il est certain en effet que cet abus existe ; seulement on l’exagère. À Paris, presque tous les placemens sont légitimes ; en province, la classe des professions diverses ne comprend que le cinquième des dépôts, et encore trouve-t-on dans cette catégorie un certain nombre de placemens qui méritent la bienveillance de l’état. L’abus n’est donc pas si grand qu’on le pense ; c’est même une question de savoir si les classes aisées, en portant aux caisses d’épargne des capitaux qui, sans ce moyen de placement, resteraient inactifs ou iraient se perdre dans des spéculations ruineuses, ne font pas plus de bien que de mal au gouvernement. Des spéculateurs qui placent leur argent à 4 pour 100 ne méritent pas tant de colère. Quoi qu’il en soit, l’idée de rentrer dans l’application stricte du principe populaire de la loi des caisses d’épargne est juste en elle-même. On peut vouloir supprimer l’abus ; mais l’embarras est de trouver un remède qui n’altère pas l’institution. Dans le système des délais, que faisait le gouvernement ? Par excès de précaution pour le trésor, il compromettait la caisse d’épargne et le trésor lui-même ; quant aux placemens parasites, il ne les éloignait pas. Au contraire, les délais n’eussent effrayé que les classes pauvres, dont les capitaux, même au-dessus de 500 fr., doivent toujours rester libres pour répondre aux besoins imprévus. D’autres moyens, destinés à repousser les capitaux parasites, ont été proposés dans le cours de la discussion, et n’ont pas été plus heureux. L’honorable M. Lanjuinais, après avoir combattu avec un rare talent le projet de M. Laplagne, a eu moins de succès dans la défense de son propre système, qui consistait à réduire à 3 et demi pour 100 l’intérêt des caisses d’épargne. L’erreur de M. Lanjuinais et de ses honorables collègues, auteurs de l’amendement, a été de considérer la prime offerte par l’état aux économies du pauvre comme un motif accessoire du placement. S’il en était ainsi, pourquoi le pauvre ne garderait-il pas son argent chez lui ? La vérité est que l’argent du pauvre ne viendrait pas aux caisses d’épargne sans l’appât d’un intérêt élevé, joint aux avantages de la disponibilité. L’intérêt est le stimulant nécessaire de l’économie et du placement. Abaissez l’intérêt, vous réduirez les dépôts ; et ce ne seront pas les capitaux des classes aisées qui s’éloigneront, car un intérêt de 3 et demi peut leur suffire ; ce seront ceux des classes ouvrières, qui s’en iront au cabaret ou à la Bourse. M. Saint-Marc Girardin, qui a prononcé un excellent discours, a eu bien raison de dire que le projet du gouvernement ne valait rien, mais que celui de M. Lanjuinais et de ses collègues ne valait pas beaucoup mieux. Heureusement la chambre ne s’est pas crue forcée de choisir entre les deux.
Peut-être, par la suite, lorsque le taux de l’intérêt aura subi en France une baisse plus générale et plus marquée, pourra-t-on examiner de nouveau le système de M. Lanjuinais, ou celui de M. Garnier-Pagès, qui proposait de faire deux catégories pour les intérêts, l’une où les dépôts, jusqu’à mille francs, recevraient 4 pour 100, l’autre, où l’excédant des dépôts, jusqu’à une limite fixée, recevrait 3 pour 100. Ce dernier système éloignerait sans doute les capitaux des classes aisées. On a invoqué contre lui les difficultés d’exécution ; il n’est pas impossible de les résoudre, et la comptabilité a déjà vaincu de plus grands obstacles. Néanmoins, il faut le reconnaître, une réduction d’intérêts sur les placemens des caisses d’épargne eût été, dans les circonstances présentes, une rigueur dangereuse. Au moment de voter la conversion de la rente, la chambre ne pouvait réduire l’intérêt des caisses d’épargne. Elle ne pouvait intimider à la fois les déposans et les rentiers : t’eût été commettre une grave imprudence.
Qu’a fait la chambre ? Sollicitée en sens contraires, peu convaincue de la gravité du mal qu’on lui signalait, et croyant encore moins à l’efficacité des remèdes qui lui étaient proposés, elle a pris un terme moyen qui change peu de chose à la législation actuelle, et n’apporte, dans tous les cas, aucune modification sérieuse à la situation du trésor. Sur la proposition de. M. Berryer, qui prend, dans cette session, une part active aux discussions d’affaires, et s’étonne quelquefois, à la tribune, de se trouver l’unique défenseur du cabinet, la chambre a réduit à 1,500 francs le crédit de chaque déposant, avec la faculté de le porter à 2,000 par les intérêts capitalisés. Or, dans l’état actuel, les placemens de 2,000 francs et au-dessous forment la grande partie du dépôt des caisses d’épargne. Il est donc vrai de dire que le vote de la chambre n’a pas résolu la question du remboursement. Cette question, qui dominait tout le projet de loi, a été mise de côté. La chambre paraît n’avoir voulu qu’une chose, fixer la destination des caisses d’épargne, qui est de créer un capital au déposant. En principe, cette définition est vraie ; seulement l’application du principe pourra sembler arbitraire. Qu’entendez-vous par le capital du pauvre ? Il y a dix ans, vous avez fixé le maximum des caisses d’épargne à 3 000 francs : alors vous trouviez cette somme nécessaire pour former un capital au déposant ; aujourd’hui, lorsque le progrès de la fortune publique diminue la valeur de l’argent pour le pauvre comme pour le riche, vous réduisez ce que vous appelez le capital du pauvre à 2 000 fr. Ses besoins augmentent, et vous diminuez ses ressources. Est-ce ainsi que doit s’exercer la tutelle de l’état ? La liberté n’a-t-elle pas reculé ici devant son œuvre ?
Une pensée juste avait dicté la seconde partie du projet de loi présenté par le gouvernement. Il voulait attirer dans la rente les capitaux des caisses d’épargne ; mais la combinaison était vicieuse. Pour encourager les capitaux à accepter la conversion, on leur offrait pour 100 francs une rente de 4 francs, valant à la Bourse 108 ; puis, pour soustraire cette rente à l’agiotage, on la frappait d’une immobilisation temporaire. Or, que devait-il arriver ? Lorsque le capital serait redevenu disponible, chaque rentier eût fait une spéculation bien simple : cette rente, payée par lui 100 francs et valant 108 ou davantage, il l’aurait vendue aussitôt pour retourner aux caisses d’épargne, avec l’espoir d’une nouvelle prime. C’était donner le goût de l’agiotage aux classes ouvrières. M. Lanjuinais a très bien démontré tous ces inconvéniens, et le vote de la chambre lui a donné raison.
En résumé, le gouvernement eût pu prendre dans cette discussion des caisses d’épargne une attitude plus ferme. M. Laplagne a parlé avec sa précision et son habileté ordinaires ; il eût parlé avec une grande autorité s’il eût soutenu les doctrines libérales vers lesquelles son penchant l’entraîne. On a trop limité le débat. En vue de restreindre les placemens, on s’est borné à la discussion de deux moyens : les délais de remboursement et la réduction d’intérêt. D’autres moyens auraient pu être examinés. L’institution des rentes viagères, combinée avec le respect que l’on doit aux sentimens de famille, pourrait résoudre beaucoup de difficultés. Le système des prêts agricoles, présenté par un honorable membre, méritait une discussion approfondie. Quelques orateurs, dans leurs discours, ont laissé percer cette idée, que si la loi des caisses d’épargne était à faire aujourd’hui, on y regarderait à deux fois. Nous trouvons ce sentiment peu digne d’une assemblée politique. Que les caisses d’épargne offrent un danger, au milieu des mille avantages qu’elles procurent, nous voulons bien le reconnaître ; mais c’est le propre de toutes les institutions humaines d’être vulnérables sur un point que la vigilance de l’homme d’état doit couvrir. La liberté a des dangers immenses ; la presse, la tribune, ont leurs périls ; le pouvoir a les siens. Partout il y a des excès à craindre, des abus à réprimer. Le mal et le bien se trouvent presque toujours ensemble. Quand le bien domine, le devoir du gouvernement est de l’accepter.