Chronique de la quinzaine - 14 avril 1845

Chronique no 312
14 avril 1845


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 avril 1845.


La discussion de la chambre des pairs sur le régime des colonies a fixé l’attention du monde politique. L’éloquence et le savoir ont brillé dans cette discussion. Des magistrats éminens, des hommes d’état, ont parlé le langage que l’on devait attendre de leur expérience et de leurs lumières. Malheureusement, les principes modérés n’ont pas toujours triomphé dans le débat, et si la plupart des résolutions adoptées par la noble chambre sont dignes de sa sagesse, il en est quelques-unes qui paraîtront contraires à ses habitudes de prudence et d’équité.

Il faut le dire, les préventions du jour ont trouvé trop d’accès à la chambre des pairs dans le cours de cette grave discussion. Un sentiment peu juste et peu politique domine en ce moment beaucoup d’esprits. On s’imagine qu’une loi d’émancipation doit être une loi de défiance et d’hostilité contre les colons ; on croit qu’il faut les frapper, les humilier ; on leur adresse les reproches les plus durs ; on les dénonce au monde civilisé comme des adversaires violens et opiniâtres de tout projet d’émancipation : ce sont là des exagérations regrettables. Sans doute, les colons ne sont pas des abolitionistes fervens, et personne ne peut exiger d’eux qu’ils accueillent avec enthousiasme une loi qui les dépouille ; mais ils ont déjà prouvé plus d’une fois qu’ils savent obéir à l’esprit du temps et aux décrets de la civilisation. Depuis 1830, plusieurs mesures ont été prises dans le but de préparer l’affranchissement des noirs de nos colonies ; qu’ont fait les colons ? Ils ont commencé par murmurer ; puis, peu à peu, ils se sont soumis c’est un fait reconnu par le gouvernement lui-même. Cette soumission lente des colons, ce concours résigné et douloureux qu’ils ont offert, a suffi, jusqu’à présent, pour assurer le succès des réformes décrétées par la métropole. L’extrême défiance que l’on exprime à leur égard n’est donc pas méritée. Leur conduite passée répond de leur conduite future. On n’a pas le droit de les traiter en ennemis de l’humanité. Dire qu’ils ne céderont que devant la force, c’est oublier les sacrifices réels qu’ils se sont déjà imposés, et mettre la passion à la place de la vérité et de la justice.

Une chose d’ailleurs que tous les hommes sages reconnaissent, c’est que l’émancipation, pour réussir, a besoin du secours des colons. Si l’on veut que le passage de la servitude à la liberté s’effectue sans secousse, et que tous les liens qui attachent les esclaves à une vie régulière et laborieuse ne soient pas rompus dès le jour où la liberté commencera pour eux, il faut apprendre aux esclaves à respecter leurs maîtres, à les aimer ; il faut que le bienfait de l’indépendance et la reconnaissance qui en découle soient partagés entre les colons et la métropole. Autrement, si vous détruisez le prestige moral des maîtres, si vous les abaissez, vous ferez entrer dans l’ame des nouveaux affranchis un sentiment de supériorité et de triomphe qui ne connaîtra pas de frein. Deux races seront en présence, l’une vaincue, l’autre exaltée par un orgueil barbare : situation terrible, qui pourrait préparer bien des remords aux imprudens sectaires d’une philanthropie impatiente.

Tout le monde veut l’émancipation ; tout le monde sait que la cause de l’esclavage est perdue ; on le sait aux colonies comme en France. Grace à Dieu, la question n’est plus là, et nos abolitionistes ne sont pas des Wilberforce. Il est fâcheux que d’honorables pairs s’y soient mépris, et que, dans l’ardeur de leur zèle pour l’affranchissement des noirs, ils aient cru devoir accuser les intentions des blancs. La philanthropie ne devrait jamais exclure la charité. De quoi s’agit-il ? De voter sur un principe ? Non. Il s’agit seulement de déterminer le mode qui sera appliqué pour l’émancipation. Les uns veulent une émancipation immédiate, les autres une émancipation graduelle, et, parmi ces derniers, la question de temps et le choix des moyens soulèvent encore de graves dissidences. Voilà l’exacte vérité. Nous sommes surpris qu’elle ait été si souvent méconnue, depuis quinze jours, à la tribune et dans la presse, et nous en sommes fâchés pour l’honneur de notre pays. Que doit penser l’Angleterre en voyant chez nous une moitié de la presse accuser l’autre de soutenir l’esclavage, et une partie de la chambre des pairs adresser le même reproche à des hommes qui jouissent d’une grande considération dans notre parlement ? Que pourrions-nous répondre aux saints de l’Angleterre, s’ils invoquaient aujourd’hui contre nous notre propre témoignage pour démontrer la nécessité de maintenir le droit de visite ?

La France, comme l’a dit M. Beugnot, a pris depuis long temps l’engagement de supprimer l’esclavage. Lorsque nos chambres, en 1818, ont voté l’interdiction de la traite, l’abolition de l’esclavage dans nos colonies a été désormais un principe arrêté. Aussi le gouvernement a marché dans la voie de ce principe. Il a entrepris une œuvre d’émancipation graduelle. En 1833, une loi attribue la jouissance des droits politiques à tous les affranchis ; plus tard vient l’ordonnance sur les recensemens annuels, qui réprime l’importation des esclaves de traite ; puis, à la faveur des règlemens nouveaux, le cercle des affranchissemens s’élargit ; arrive enfin l’ordonnance de 1840 sur le patronage, qui place les esclaves sous la protection des pouvoirs publics. Toutes ces mesures, dictées par un esprit de conciliation et de prudence, ont réussi. Les documens de l’administration sont là pour attester l’influence heureuse qu’elles ont exercée sur les esclaves, dont la condition s’améliore de jour en jour, et sur les maîtres, dont les procédés s’adoucissent par la double action des mœurs et des lois. Faut-il persévérer dans cette voie d’émancipation graduelle ? faut-il continuer cette guerre lente, mais sûre, contre le principe de l’esclavage, ou bien faut-il en prononcer immédiatement la suppression ? Tel était le problème qu’avait à résoudre la noble chambre.

Nous avons sous nos yeux l’expérience d’une émancipation progressive et circonspecte ; nous avons aussi à côté de nous l’expérience d’une émancipation imprudente. L’Angleterre s’est chargée là-dessus de nous instruire à ses dépens. On sait ce que lui a coûté le vote enthousiaste qui a émancipé en un seul jour, au prix de 500 millions, tous les noirs de ses îles occidentales. Ce vote a été la perte des possessions britanniques dans les Antilles. La liberté y a détruit le travail et la production. La propriété est aujourd’hui sans valeur. Les noirs, retournés à la barbarie, refusent leurs bras aux terres incultes ; les planteurs, pour conjurer leur ruine, supplient qu’on leur envoie des rivages de l’Inde ou de l’Afrique une population nouvelle de travailleurs, et le gouvernement anglais favorise cette immigration par des moyens qui en font une traite déguisée. Tels sont les effets qu’une émancipation prématurée a produits dans les Antilles anglaises. Mais la fortune de l’Angleterre est dans l’Inde. Quelques esclaves perdus à la Jamaïque, à la Guyane, à Antigoa, sont bien peu de chose à côté de cette foule innombrable d’Indiens que l’Angleterre tient sous sa main, et qu’elle asservit à sa prospérité et à sa grandeur. Si le commerce de l’Angleterre est ruiné dans les Antilles, il a triplé dans les Indes occidentales, et sa richesse n’a fait que s’accroître en changeant de source.

La France, qui n’a pas l’empire des Indes pour se consoler d’un moment d’erreur, doit réfléchir mûrement sur l’exemple donné par l’Angleterre. Il y va pour elle de sa puissance commerciale et maritime, car les colonies sont la sauve-garde de notre navigation réservée, qui est elle-même la force de notre marine. Que l’honorable M. Passy désire l’émancipation immédiate, on le conçoit : M. Passy n’est pas certain que les colonies nous soient utiles. Que l’honorable M. de Montalembert s’indigne contre les lenteurs d’une émancipation prudente, cela se conçoit également : l’orateur catholique ne voit dans l’affranchissement des noirs qu’une question morale et religieuse. La ruine industrielle des colonies anglaises ne l’arrête pas. Qu’importent nos colonies, notre commerce, notre marine, si, par le sacrifice de ces intérêts matériels, le principe moral de l’émancipation fait un pas de plus dans le monde ? Voilà une politique qui peut prêter matière à de beaux discours ; malheureusement, il est douteux qu’elle puisse servir à la grandeur de la France, et il est certain que son triomphe ne déplairait pas à l’Angleterre : cela soit dit sans suspecter le moins du monde le patriotisme de M. de Montalembert, dont nous ne doutons pas.

Le gouvernement, avant de se prononcer sur l’émancipation, avait donc devant lui les leçons du passé : comment en a-t-il profité ? quel système a-t-il proposé ? quel caractère a-t-il voulu donner à l’émancipation ?

C’est un malheur du cabinet de ne pouvoir prendre une résolution sans faire douter de son indépendance. Ce malheur, qui tient à sa faiblesse, le suit partout, soit qu’il agisse au dehors, soit qu’il agisse au dedans. On a dit qu’il avait présenté le projet de loi sur l’émancipation pour satisfaire au vœu de l’Angleterre, et pour obtenir d’elle un arrangement sur le droit de visite ; on a dit aussi que pour mieux complaire aux désirs du cabinet britannique, M. Guizot s’était engagé à entreprendre une émancipation immédiate ou à bref délai, au lieu de suivre le système d’affranchissement progressif et mesuré qui avait été adopté jusqu’ici. Le ministère, quand on lui fait ce reproche, prétend qu’on le calomnie. Il faut avouer cependant que les apparences sont contre lui. Pourquoi, par exemple, a-t-il voulu substituer le caprice de l’ordonnance à l’autorité de la loi dans les mesures à prendre pour l’émancipation ? Pourquoi, dans son projet de loi, a-t-il réclamé une délégation qui l’aurait laissé complètement maître du terrain, et libre d’agir comme il aurait voulu ? Ne peut-on pas supposer qu’à l’aide de ce blanc-seing, qu’il voulait surprendre à la confiance des chambres, le ministère comptait transiger plus sûrement avec le cabinet anglais, qui aurait dicté lui-même les conditions de l’affranchissement de nos colonies ? Nous laissons à penser si l’intérêt de la France eût été bien ménagé dans un pareil marché !

Du reste, le projet du gouvernement était inconstitutionnel. Il violait la charte, qui veut que les colonies soient régies par des lois particulières. Statuer par ordonnance sur des matières qui sont du ressort de la loi, telles que le pécule et le rachat des esclaves, les peines applicables aux maîtres, la création de nouvelles autorités judiciaires, c’était déroger à ce principe de tous les gouvernemens représentatifs qui trace entre les lois et les ordonnances des limites précises, réservant à l’autorité législative tout ce qui touche l’état des personnes, la propriété, les peines, l’organisation des pouvoirs publics, et au gouvernement toutes les mesures destinées à garantir l’application des lois. En demandant des cours prévôtales pour juger les blancs, le ministère faisait une chose odieuse. Enfin, en se réservant le mérite d’un bienfait dont l’honneur doit rejaillir sur tous les citoyens, et principalement sur ceux dont il blesse le plus directement les intérêts, il enlevait au grand acte de l’émancipation le caractère national qu’il doit avoir. Tel était le système primitif du gouvernement, fruit de ses longues méditations, de ses conférences avec M. le duc de Broglie, et de sa correspondance diplomatique avec le cabinet anglais. Ce système, repoussé par la commission, n’a pas même été soutenu devant la chambre. La défaite eût été certaine. Le ministère a donc reculé sur ce premier point, le plus important de tous ; car, en acceptant l’intervention de la loi, il a été forcé de prendre un système d’émancipation défini et limité, au lieu des pouvoirs discrétionnaires qu’il avait réclamés.

Rendons justice à la commission. Elle avait un rôle difficile à remplir. Du moment qu’elle refusait au ministère le droit d’émanciper les colonies par ordonnances, il fallait qu’elle remplaçât le projet du gouvernement par un projet nouveau, et qu’elle dressât un plan détaillé d’émancipation, au lieu des principes que le gouvernement avait posés d’une manière sommaire, et qu’il se réservait d’appliquer arbitrairement. La commission s’est acquittée de cette tâche avec prudence. Elle s’est montrée favorable au système d’émancipation graduelle, éprouvé par le temps. Elle a tenu le milieu entre les abolitionistes ardens et les abolitionistes timides. Pendant que les uns voulaient supprimer l’esclavage sans se demander ce que les noirs feraient de leur liberté, et pendant que les autres s’exagéraient les difficultés de l’entreprise, la commission, inspirée par l’humanité et le bon sens, proposait des mesures qui ont à la fois pour but de préparer l’émancipation et d’en assurer le succès. Avant de renverser l’esclavage, elle a voulu asseoir les fondemens d’une société nouvelle, capable d’être appelée à la liberté. Elle a songé à organiser le travail pour garantir les grands intérêts qui se rattachent à la destinée industrielle et commerciale de nos colonies. L’œuvre de la commission était empreinte d’un esprit de sagesse que l’on n’a pas assez respecté. Nous regrettons les changemens que la noble chambre y a introduits. Ces changemens nous ont paru déroger à ses habitudes conservatrices, et ne pas répondre aux véritables tendances de la majorité.

Le projet de la commission, comme celui du gouvernement, était basé sur deux dispositions principales, le pécule et le rachat des esclaves ; c’était le pivot de la loi. Il y avait seulement cette différence entre le projet du ministère et celui de la commission, que le premier livrait à l’ordonnance le règlement de ces matières importantes, et lui abandonnait par là le droit de précipiter ou de retarder l’émancipation au gré de la volonté ministérielle, tandis que la commission, au contraire, appelait l’autorité législative à statuer sur ces objets d’une manière précise, afin que l’émancipation ne fût pas laissée à l’arbitraire du gouvernement.

Le pécule est une disposition fondamentale. Sans le pécule, c’est-à-dire sans le caractère légal donné à la propriété de l’esclave, le rachat est impossible. La légalité du pécule est l’abrogation formelle du code noir, qui déclare que l’esclave ne peut rien posséder en propre. Toutefois, par la tolérance et la générosité des maîtres, le pécule existe déjà dans les colonies, et la propriété de l’esclave est admise en fait. La loi nouvelle la consacre comme un droit. Par là, l’esclave devient personne civile ; il cesse d’être une chose : il acquiert, il reçoit, il transmet.

Cette question du pécule, soulevée dès le premier article de la loi par une disposition qui s’y rattachait étroitement, a fait naître une discussion intéressante qui a montré du premier coup les intentions réelles du cabinet, et les hésitations des meilleurs esprits de la chambre. Le ministère, nous pouvons le dire, a joué le plus singulier rôle dans ce débat. D’abord, on l’a entendu déclarer qu’il ne défendrait pas son projet primitif, et qu’il adoptait celui de la commission ; puis, chaque fois que la commission a été attaquée, il ne l’a pas défendue ; bien plus, il a encouragé, il a soutenu ses adversaires, il a préparé avec eux les amendemens proposés contre elle ; il a été son ennemi caché, et M. le comte Beugnot a été l’ennemi déclaré, chargé de porter les premiers coups, et de dissimuler, en cas d’échec, l’humiliation du cabinet. Ce rôle, d’ailleurs, s’accordait avec les convictions particulières de M. le comte Beugnot. Le noble pair voulait l’émancipation immédiate. Il blâmait sincèrement tous les articles de la commission ; il aurait voulu la suppression pure et simple de l’esclavage. Il n’a donc pas été fâché de joindre sa cause à celle du cabinet, quels que fussent les motifs qui dirigeaient la conduite équivoque de ce dernier.

Cette réaction, sourdement conduite par le ministère contre un projet qu’il avait lui-même approuvé, et qu’il n’osait pas attaquer de front devant la chambre, a rencontré dans M. de Montalivet un adversaire décidé, dont l’intervention imprévue a causé sur le banc ministériel une vive impression. Il s’agissait de l’article premier, qui donne à l’esclave les moyens de former son pécule, et de racheter par-là sa liberté. Dans le projet de la commission, l’esclave peut obtenir du maître, en échange de la nourriture et de l’entretien, un ou plusieurs jours par semaine ; mais la convention est révocable par la volonté de l’une des parties. Un amendement de M. Beugnot, voté par la chambre, est venu détruire cette juste réciprocité. Il accorde à l’esclave et refuse au maître le droit de rompre la convention. Cet amendement, qui subordonne le maître à l’esclave, et substitue, comme M. de Montalivet l’a dit, le caprice des noirs au caprice des blancs, a inspiré à l’honorable pair des critiques fort justes et de sages avertissemens. M. de Montalivet a parlé en homme d’état qui cherche avant tout le côté pratique des choses, qui croit que la philanthropie ne dispense pas de la justice et du bon sens, et qui ne se laisse pas éblouir par les déclamations. Il voyait la pente dangereuse où l’on voulait entraîner la chambre. Il voyait les menées du ministère, et son désir impolitique de faire inscrire dans la loi des mesures de défiance et de dureté contre les colons. Il a cru devoir protester contre ces tendances fâcheuses, et il l’a fait avec une chaleureuse conviction. Cet incident, comme on sait, a beaucoup troublé le ministère. Il en a été grandement question aux Tuileries. Toute la chambre des pairs a vu M. Guizot solliciter M. de Montalivet de retirer l’amendement que l’ancien ministre du 15 avril avait présenté, et qu’il a soutenu de nouveau, malgré les vives instances de M. le ministre des affaires étrangères. Décidément, M. Guizot joue de malheur. Il a beau répéter que M. de Montalivet soutient le ministère, personne n’y croit, et tout le monde est persuadé que M. Guizot ne le croit pas lui-même.

Nous regrettons que M. de Montalivet n’ait pas prononcé dans la discussion générale les sages paroles qu’il a fait entendre au sujet du premier vote de la chambre. L’esprit de la loi s’en serait ressenti. La chambre des pairs eût peut-être fait quelques pas de moins dans la route où elle s’est engagée à la suite du ministère, représenté et dirigé par M. le comte Beugnot. Au surplus, l’intervention de M. de Montalivet a modéré la fougue des abolitionistes impatiens. Quand il s’est agi du rachat forcé, on a vu que l’influence de M. Beugnot avait considérablement diminué. La commission, pour empêcher la désorganisation du travail, avait stipulé entre le rachat consommé et le jour de la liberté un délai de cinq ans, pendant lesquels l’esclave racheté serait tenu de rester au service de son maître, d’après des conditions fixées. M. Beugnot a proposé un amendement qui détruit en réalité les garanties de cette situation transitoire ; mais l’amendement n’a passé qu’après une épreuve douteuse, et enfin, malgré beaucoup d’efforts, et de toute nature, la loi, expression incomplète des vœux du cabinet, a rencontré au scrutin une opposition de 56 voix.

Telle a été cette longue discussion de la loi des colonies, où les échecs et les succès ont été balancés de part et d’autre, et où la victoire n’appartient réellement à personne. Le ministère voulait statuer sur l’émancipation par ordonnance ; on lui a imposé le régime de la loi. Il voulait des cours prévôtales ; on les lui a refusées. La commission voulait maintenir l’autorité des maîtres sur les esclaves ; on l’a affaiblie. Elle voulait ménager la transition du travail forcé au travail libre ; on a diminué les garanties qu’elle voulait prendre. D’un autre côté, les partisans de l’émancipation générale, simultanée ou immédiate, n’ont rien obtenu. Ils ont fait de grands discours, et voilà tout. Quant aux partisans de l’esclavage, s’il y en a, ils ont été vaincus, car la loi votée est une loi d’émancipation. Seulement, ce n’est la loi de personne en particulier ; chacun y a mis du sien. On peut dire néanmoins que le système dont elle se rapproche le plus est celui de la commission. C’est une loi d’émancipation graduelle et progressive, dont les défauts, quoique graves, n’altèrent pas profondément l’ensemble, et où le bien domine le mal. Les hommes les plus expérimentés de la chambre ont pris part à la discussion. M. Barthe, qui se montre ordinairement si réservé dans ses manifestations politiques, et qui exerce sur la noble chambre une influence redoutée du cabinet, n’a pas voulu s’associer jusqu’au bout aux amendemens de M. le comte Beugnot. Une vive lumière a été répandue sur le débat par les discours de M. d’Audiffret, de M. de Saint-Priest, de M. de la Moskowa, de M. Cubières. Nous ne parlons pas de M. Charles Dupin, qui malheureusement a dit beaucoup trop de choses. M. le baron Dupin est trop convaincu ; il a trop d’argumens à son service : nous lui conseillons d’en mettre un certain nombre de côté une autre fois. Quant au ministère, il est triste de penser que cette discussion si grave n’a été pour lui qu’un expédient, imaginé pour simplifier l’arrangement du droit de visite, et pour montrer son zèle à l’Angleterre. Cette situation fausse explique l’attitude embarrassée qu’il a toujours gardée devant la chambre.

Cette discussion des colonies nous amène naturellement à parler de M. le duc de Broglie, dont on annonce le retour à Paris pour quelques jours, bien que ses conférences avec le docteur Lushington ne soient pas encore terminées. Que vient faire à Paris le noble duc ? Voilà le problème qui tient en ce moment les imaginations en éveil. M. de Broglie a-t-il besoin de s’entendre avec M. Guizot au sujet de quelque embarras survenu dans la commission mixte ? Cela n’est pas croyable. Avant d’aller à Londres, l’honorable pair a dû savoir quel serait le résultat de sa mission. N’assistons-nous pas à une comédie dont les rôles sont appris par cœur, et dont les acteurs connaissent très bien le dénouement ? Des bruits contradictoires circulent sur la nature des moyens qui seraient substitués temporairement à l’exercice du droit de visite. On parle d’un arrangement par suite duquel tout navire suspect de France ou d’Angleterre pourrait être arrêté par les croiseurs de l’un ou de l’autre pays, sous la condition de n’être visité que par un croiseur de sa nation. Le droit d’arrestation réciproque remplacerait ainsi le droit de visite. On se demande si l’exercice d’un pareil droit ne ferait pas naître entre les deux pays les mêmes occasions de lutte, les mêmes ressentimens, qu’il s’agit de prévenir aujourd’hui. Un équipage français, arrêté au milieu des mers, forcé d’interrompre sa course et conduit pendant des jours entiers à la remorque d’un croiseur anglais, sera-t-il moins humilié que si ce croiseur exerçait sur lui le droit de visite pour le laisser libre aussitôt après ? Le droit d’arrestation, qui entraînera des lenteurs et qui exigera l’augmentation des croisières, sera-t-il aussi efficace que le droit de visite, beaucoup plus simple et plus expéditif ? On annonce, dans tous les cas, que l’essai des moyens substitués au droit de visite ne suspendrait les traités que pour deux ans, et que cette suspension ne pourrait être prolongée que par le consentement des deux parties ; chose dangereuse, qui laisserait planer le droit de visite comme une menace sur la France, et comme un élément de discorde entre les deux pays. En outre, cette clause spéciale de la suspension des traités aurait-elle besoin d’être stipulée ? Ne serait-elle pas la violation des traités eux-mêmes ? Ne semblerait-elle pas infirmer le principe d’après lequel les traités de 1831 et 1833, au moyen de la délivrance facultative des mandats annuels, sont résolutoires, de leur nature, par la volonté d’une seule des parties contractantes ?

Les conférences de la commission mixte ont donné lieu à quelques explications de sir Robert Peel dans le parlement britannique. Le ministre anglais déclare que l’arrangement consiste dans l’établissement de croisières mixtes sur la côte d’Afrique, et que ce moyen sera plus efficace que le droit de visite, si la France y consacre une force navale suffisante. Cependant sir Robert Peel n’est pas encore parvenu à vaincre sur ce point l’incrédulité de lord Palmerston. Aux yeux de l’ancien ministre des affaires étrangères, le droit de visite est toujours l’arche sainte, et y toucher, c’est sacrifier l’honneur de l’Angleterre à M. Guizot. Ce sont là des jeux d’esprit auxquels le noble lord nous a depuis long-temps habitués. Nous finirons par croire qu’il veut flatter M. Guizot dans un intérêt d’avenir. Lord Palmerston est si entreprenant, et le ministre qui a signé l’indemnité Pritchard serait pour lui si commode !

Une question orageuse remue en ce moment la vieille Angleterre. Il s’agit de la dotation du séminaire de Maynooth. On sait que sir Robert Peel propose de porter à 26,000 livres sterling la subvention de 9,000 livres que le parlement, en vertu d’une convention spéciale, vote tous les ans en faveur de cet établissement catholique d’Irlande. Il propose en outre de déclarer cette subvention permanente, pour éviter les discussions ardentes qu’elle soulève. Tous les partis de l’Angleterre sont en feu ; le protestantisme exclusif jette les hauts cris ; le parti ministériel fulmine ; les partisans de l’église établie, les membres des congrégations dissidentes, les sectaires de toutes les communions et de toutes les paroisses entassent les pétitions sur le bureau de la chambre des communes. Accusé par le vieux protestantisme anglican, qui repousse comme un scandale, comme une trahison, l’entretien d’un séminaire papiste avec les fonds du trésor de l’Angleterre ; d’autre part, en butte aux dissidens, qui n’admettent pour aucune église les subventions de l’état, sir Robert Peel, soutenu par l’opposition des communes et par ce pouvoir tyrannique qu’il exerce encore sur son parti, brave la tempête qu’il a soulevée, et déclare qu’il fera de l’adoption du bill de Maynooth une question de cabinet.

Que sir Robert Peel ait à se repentir plus tard de ces excès de témérité, renouvelés tant de fois ; que son parti conspire contre lui, que les tories attendent avec impatience le moment de venger leurs humiliations et leurs défaites ; que le jour approche où l’homme qui excite à la fois tant de haine et de sympathie, tant d’applaudissemens et de fureurs, tombera sous le coup d’une malédiction universelle, tout cela est bien possible : on n’écrase pas impunément l’orgueil d’un parti puissant, on ne fait pas impunément violence à ses traditions, à ses idées, vieilles comme lui-même ; mais qui ne se sent saisi d’admiration pour le rôle que joue en ce moment sir Robert Peel, pour ce généreux usage qu’il fait de son pouvoir, pour cette manière libérale et digne dont il entend les devoirs d’un gouvernement placé à la tête d’une grande nation ? A coup sûr, s’il voulait vivre en paix avec son parti, rien ne lui serait plus facile. Il n’aurait qu’à suivre l’ornière du passé et à se renfermer dans les loisirs d’une politique inactive et stérile. Il a mieux aimé le mouvement et le progrès. Il a trouvé plus noble de dominer son parti que de marcher à sa suite. Il a établi son prestige par le sentiment de sa force, par la hardiesse et la grandeur de ses conceptions, et il s’en est servi pour lutter avec avantage contre les préjugés de son pays. Chef d’un parti rétrograde, il a inauguré une politique de réforme. Voilà les choses qui font les grands ministres. Quel exemple pour les hommes d’état qui nous gouvernent aujourd’hui, et quelle leçon !

Nous n’avons rien à dire de nouveau touchant la situation de notre ministère. C’est toujours la même position humble, précaire et indécise qu’on lui connaît. On dit que cet état lui plaît : c’est la plus grande injure qu’on puisse lui adresser. Que voyons-nous depuis quatre mois ? Les chambres ordonnent, le gouvernement se tait et obéit ; l’initiative parlementaire se développe avec excès ; les prérogatives de la couronne sont mal défendues ; le pouvoir décline et s’affaiblit : comment le ministère pourrait-il se réjouir d’une pareille situation, qui est le résultat de ses fautes ? Évidemment on le calomnie.

La loi des douanes a été votée au palais Bourbon ; elle portera long-temps avec elle le souvenir des concessions du cabinet sur le traité belge, sur le traité sarde, sur la question industrielle du sésame. L’honorable M. Cunin-Gridaine s’est remis des déceptions cruelles qu’ont éprouvées dans cette discussion sa loyauté et sa bonne foi. Il a repris son portefeuille, sauf à s’en démettre encore à la première occasion où son esprit concevra de nouveaux doutes sur la dignité et la franchise de la conduite parlementaire de ses collègues. La discussion de la loi des douanes a soulevé un incident qui n’est pas sans importance, et qui révèle une nouvelle faute du cabinet. Par une convention de 1839, ratifiée en 1843, l’Angleterre et la France ont réglé la question des pêcheries sur les côtes des deux pays et ont déterminé les peines auxquelles peuvent être soumis les marins de chaque nation, lorsqu’ils dépassent les limites fixées. La convention signée et ratifiée, le ministère anglais s’est empressé de la faire sanctionner par un bill, formalité nécessaire pour l’application des peines résultant des conventions diplomatiques. Notre cabinet, au contraire, a négligé de remplir cette formalité ; le projet de loi devrait être présenté depuis dix-huit mois, il ne l’est pas encore. Que résulte-t-il de ce retard ? Que nos marins, lorsqu’ils sont en contravention, sont punis par la loi anglaise, tandis que nos tribunaux, désarmés à l’égard des pêcheurs anglais qui sont pris dans les eaux de la France, sont forcés de les relâcher sans les punir. Nous ne dirons pas que ce retard, qui irrite notre marine, soit le fait d’une condescendance coupable ; c’est déjà bien assez de l’imputer à un oubli.

La proposition de MM. Boissy-d’Anglas et Lasnyer, ayant pour but d’interdire aux députés de s’intéresser dans les marchés conclus avec l’état, aura les honneurs de la discussion. Le ministère la trouve absurde et impraticable ; néanmoins il a admis qu’elle fût prise en considération. On sait qu’en pareil cas c’est son raisonnement habituel. Cependant, pour être juste, il faut dire qu’il a eu le courage de se conduire plus logiquement à l’égard de la proposition de M. Crémieux concernant l’adjonction des capacités, et que ce courage lui a réussi. Combattue par M. Duchatel, la proposition de M. Crémieux a été repoussée à une majorité de 14 voix. Plusieurs propositions restent encore sur le tapis. Celle de M. de Rémusat n’est pas encore sortie des mains de la commission nommée pour l’examiner, d’autres disent pour l’enterrer. Celle de la conversion des rentes sera bientôt discutée. La commission qui a examiné le projet de M. Muret de Bort s’est montrée rigoureuse, et il est probable que cette rigueur sera du goût de la chambre. Que fera le ministère ? Il s’effacera le plus possible ; il laissera passer ce nouvel orage, et remettra tout le fardeau à la chambre des pairs. Malheureusement pour le cabinet, les complaisances de la noble chambre commencent à devenir moins sûres et moins fréquentes. Il s’y forme un noyau d’opposition qui fait naître des réflexions sérieuses. On nomme, il est vrai, de nouveaux pairs pour retremper les dévouemens et les affections ; mais le terrain s’épuise et la source tarit. Ce n’est plus une difficulté pour la noble chambre de contrarier un désir du cabinet, et de repousser une loi soutenue par lui : c’est presque un plaisir. Demandez à M. Dumon, si mal payé de sa courtoisie pour la proposition de M. Daru sur l’agiotage des chemins de fer ! M. Dumon, au nom du gouvernement, soutenait avec la commission ce système impraticable dont nous avons déjà parlé, et que M. d’Argout a si spirituellement combattu. M. Dumon a vu son projet repoussé par une majorité de 86 voix contre 51 : n’est-ce pas un fait grave ? On assure que M. le ministre des travaux publics a été très sensible à cet échec, qui paraît, du reste, n’avoir affligé que lui et ses collègues. On raconte à ce propos une scène fort singulière, qui se serait passée en haut lieu : il paraîtrait que l’échec de l’honorable ministre aurait excité un autre sentiment que le regret ou la compassion, et que sa défaite aurait été considérée comme un malheur bien mérité. Tel est le sort des ministères qui ont compromis leur dignité devant les chambres. On a peu d’estime pour eux, et l’on se passe avec eux ses fantaisies.

Il y a quinze jours, il n’était question, au-delà des Pyrénées, que de conspirations étouffées, de troubles en Galice et en Catalogne. Des cabecillas étaient parvenus à reformer leurs bandes ; on allait revenir, disait-on, aux plus mauvais temps de la guerre civile. A l’heure où nous sommes, toutes ces craintes sont dissipées déjà, Dieu merci ; la Péninsule jouit enfin d’une tranquillité qui, selon toute apparence, ne sera pas de si tôt compromise. Le seul évènement dont s’occupe aujourd’hui l’Espagne, c’est la reconnaissance de la reine Isabelle par le pape, c’est le résultat véritablement heureux des négociations entamées par le cabinet Narvaez avec le saint-siège. Depuis un an environ, cet évènement, que nous avons nous-mêmes annoncé il y a long-temps, était prévu à Rome et à Madrid : il n’en a pas moins produit dans la Péninsule une sensation immense, et l’on n’a pas de peine à s’en rendre raison. La catholique Espagne, le vieux pays des Ferdinand V et des Recarède, s’indignait de se voir exposée aux anathèmes du Vatican ; les consciences éprouvaient de réelles et profondes inquiétudes, et c’était pour l’église elle-même, bien plus encore que pour l’état, qu’on devait s’alarmer d’une pareille situation. Il faudrait ne point connaître le caractère espagnol pour ignorer combien il est prompt à passer de l’extrême affliction à l’extrême colère, et combien, en de telles circonstances, lui coûtent peu les résolutions désespérées. Les journaux modérés félicitent vivement le cabinet Narvaez d’avoir obtenu du saint-siège ce que tant d’autres ministères avaient sollicité en pure perte. Il est juste de convenir, en effet, qu’en menant à bonne fin une affaire si difficile, le cabinet Narvaez a bien mérité de l’Espagne : il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner les conséquences immédiates de ce bon accord qui vient de s’établir entre la cour de Rome et le gouvernement de Madrid.

En premier lieu, la reconnaissance du pape sanctionne en quelque sorte la loi qui a rendu au clergé espagnol ceux de ses biens non vendus. Assurément cette loi est fort dangereuse en principe : nous sommes trop près encore de l’ancien régime pour ne point savoir ce que c’est que de rouvrir ce gouffre de la main-morte où s’engloutissaient incessamment les richesses des familles et le bien-être des populations ; mais la reconnaissance de la reine Isabelle par le pape s’est accomplie de manière à calmer les appréhensions les plus sérieuses. Le pape n’a point demandé qu’on accordât au clergé le droit d’acquérir ; en admettant auprès de sa personne l’envoyé de la reine, au moment même où M. Martinez de la Rosa déclarait en pleines cortès que les acquéreurs des biens du clergé aliénés déjà ne seraient point inquiétés, le pape a formellement reconnu les droits de ces acquéreurs. Et que savons-nous encore ? peut-être un tel acte forcera-t-il plus tard le gouvernement de Madrid à réparer la faute réelle qu’il a commise en rétablissant la main-morte. Les biens rendus au clergé ne subvenant pas même au tiers de ses besoins, le gouvernement de Madrid et le clergé comprendront, s’il est bien arrêté que ces biens ne peuvent s’accroître, que c’est pour le clergé une position fausse, périlleuse, et gratuitement irritante d’administrer ses propres richesses, comme s’il formait une sorte d’état dans l’état, tandis qu’en réalité l’état lui-même sera tenu de pourvoir à sa subsistance. Que le gouvernement de Madrid tranche les complications contre lesquelles il s’est jusqu’ici débattu, que les passions se calment enfin, et nous ne désespérons pas, quand le moment sera venu de discuter la constitution civile du clergé, qu’on s’attache à faire au clergé la situation qui véritablement lui convient, et à restaurer les principes sur lesquels, selon l’esprit du nouveau régime, se doivent fonder les relations entre l’église et l’état.

Ce n’est pas tout, nous sommes autorisés à croire qu’avant de prendre un parti si décisif à l’égard de la reine constitutionnelle d’Espagne, le saint-siège a sondé les dispositions des souverains, qui, depuis 1833, ont accordé leur appui moral à l’infant don Carlos ; le nonce du pape apporte à Madrid la reconnaissance tacite des puissances du Nord. On peut espérer maintenant, sans s’exposer à ce que les évènemens trompent de telles prévisions, que la reconnaissance explicite elle-même ne se fera pas long-temps attendre. C’est là un point sur lequel le parti apostolique ne se fait pas illusion. Nous n’en voulons pour preuve que la colère de ses organes, le Calolico et la Esperanza, qui, tout en protestant de leur respect à l’égard du saint-siège, expriment leur mécontentement de la façon la plus manifeste. Au surplus, il dépend du gouvernement de Madrid lui-même de surmonter les derniers scrupules des puissances qui, jusqu’à ce jour, lui ont le plus constamment tenu rigueur. Avec la réforme de la constitution et la dévolution des biens du clergé, les débats irritans ont pris fin ; en ce moment, c’est la session des affaires qui va commencer. D’importantes discussions viennent de s’ouvrir au congrès sur le budget général du royaume, sur la répartition et la levée de l’impôt, sur le taux de la rente et la conversion de la dette publique, sur tous les problèmes où la fortune du pays se trouve engagée. Le cabinet Narvaez n’a qu’à prouver qu’il est en état de résoudre ces problèmes, et il n’y aura point en Europe une seule puissance qui mette encore en question l’avenir de l’Espagne constitutionnelle.

La question suisse a pris une extrême gravité depuis les évènemens de Lucerne. Il ne faut plus voir ici seulement une lutte politique, mais une lutte religieuse et sociale. La liberté moderne, la tendance démocratique, qui s’unit même, chez quelques-uns, à des rêves de nivellement et de socialisme, sont directement aux prises avec l’esprit traditionnel et conservateur, d’autant plus puissant chez les montagnards qu’il s’y allie à des mœurs et à des institutions républicaines. De plus, protestans et catholiques sont en présence, souvent dans la même vallée, dans le même canton ; les intérêts politiques et religieux se soutiennent et s’excitent ; le catholicisme, retranché dans l’ultramontanisme, en devient plus menaçant ; le protestantisme, poussé, débordé par le voltairianisme français et par le rationalisme allemand, se fait impatient, agressif, et la lutte de ces forces contraires se poursuit au sein d’une nation formée de peuplades distinctes, indépendantes, habituées de tout temps à manier chacune ses propres affaires de très près et dans le plus grand détail. Tous ces problèmes sont soumis à une confédération d’états liés entre eux et pourtant souverains, où une voix en diète peut s’obtenir, se perdre par une révolution cantonale, où cette voix si chèrement achetée n’aboutit d’ordinaire qu’à une minorité, souvent même, ce qui est pis encore, à une majorité impuissante.

A la Suisse ainsi faite que reste-t-il ? En quoi consiste, en fin de compte, sa force et sa vie (et, bonne ou mauvaise, elle vient de prouver qu’elle était capable d’en avoir) ? Qu’est-ce qui la soutient, la divise, la trouble ou la défend ? C’est le peuple. C’est à lui que tout revient en dernière analyse. Sous une forme ou sous une autre, c’est lui qui agit, qui décide et qui juge.

Il est facile de voir, dans le débat actuel, combien, de part et d’autre, le peuple s’y est profondément engagé. C’est la question religieuse qui domine pour ainsi dire la situation. Eh bien ! non-seulement le peuple a montré dès l’origine, par des agitations, des réactions et des révolutions cantonales, combien il était préoccupé de cette question ; mais maintenant il vient de la porter et de la débattre lui-même au centre de la confédération. Or, par là, il achève de s’initier aux questions particulières, qui gagnent chaque jour en importance et en vivacité. Voyons un peu, à cet égard, le progrès des faits.

Il y a une dizaine d’années, les états catholiques libéraux (Lucerne en était alors) et les cantons mixtes, comme Berne et Argovie, tinrent à Baden une conférence où ils arrêtèrent certaines mesures à prendre en commun pour affaiblir la position du clergé, réduire son indépendance, et s’opposer aux progrès de l’ultramontanisme ; il fut même question d’avoir un archevêché suisse. Les populations catholiques ne virent pas cette conférence de bon œil ; le pape la déclara schismatique. Parmi les cantons contractans, les uns faiblirent ; Berne dit qu’il fallait négocier avec le souverain pontife, ce qui était se rendre, puisqu’il condamnait. Lucerne seule tint bon, et fit exécuter rigoureusement l’arrêté. Puis vint la question des couvens d’Argovie, qui occupa la diète pendant plusieurs années, et bientôt, à Lucerne, une révolution accomplie dans un sens à la fois démocratique et clérical vint remettre ce canton à la place qu’il avait si souvent occupée, c’est-à-dire à la tête du parti catholique. Ce parti, néanmoins, eut encore le dessous dans la conclusion de l’affaire des couvens, affaire irritante au suprême degré pour toute la Suisse catholique, qu’elle blessait jusque dans ses intérêts matériels. Alors ce fut du Valais que vint la réponse à la victoire des libéraux. Il arriva dans ce canton ce qui était arrivé à Lucerne ; seulement la révolution se fit plus brutalement, et par la voie des armes. Le parti libéral, pressé de s’attaquer au clergé, déclina rapidement, et perdit le pouvoir. Il voulut défendre ou reconquérir par la force certains points de sa situation. De là un état d’anarchie qui acheva d’exaspérer les populations valaisanes. Le Haut-Valais tout entier descendit comme un seul homme pour écraser le Bas-Valais libéral, mais anarchique et divisé. Le combat meurtrier du Trient acheva de ramener et d’unir étroitement ce canton à la ligue catholique. Dans le même temps, Lucerne appelait les jésuites, et Argovie proposait en diète de l’en empêcher. Cette question nouvelle ne pouvait manquer d’agiter vivement les masses ; attaquer les jésuites, c’était faire tout à la fois la guerre à l’esprit prêtre, à l’esprit conservateur et à l’esprit rétrograde, à l’égoïsme cantonal, aux intérêts supposés ou réels de localité, de famille et de caste. Les jésuites, c’était un levier qui remuait tout, qui trouvait partout un point d’appui, levier fait exprès pour la main du peuple, qui, en effet, d’un bout de la Suisse à l’autre, se hâta de l’essayer.

Le canton le plus libéral et le plus homogène, le canton de Vaud, fut celui qui donna le signal. Trente mille pétitionnaires y demandaient l’expulsion des jésuites ; les populations voisines du Valais étaient à la tête de ces démonstrations. Le grand-conseil vote un moyen terme ; le lendemain, le gouvernement est renversé, et les masses accourues au chef-lieu rendent deux actes souverains par lesquels elles ordonnent la révision de la constitution et des lois. On se met à l’œuvre ; on fait rentrer hommes et choses dans le creuset populaire ; on destitue, on discute, on nomme de nouveaux fonctionnaires, et on cherche de nouveaux principes. On oublie peut-être bien un peu les jésuites, ou du moins on attend ce que fera la diète, où il y a maintenant contre eux une voix influente de plus.

Ce n’était là qu’un prélude à une nouvelle phase de la crise ; le peuple n’oubliait pas les jésuites, il était impatient d’en finir avec eux, surtout dans les cantons d’Argovie, de Berne, de Soleure et de Bâle-Campagne ; là les gouvernemens ayant eux-mêmes cédé au vœu populaire, les masses n’avaient en face d’elles qu’un seul ennemi, les jésuites. De nombreux corps francs s’organisèrent : on vit figurer dans leurs rangs des campagnards, des citadins, des artisans, des journalistes, des professeurs, des fonctionnaires et de riches particuliers. Les notes des puissances, les injonctions du vorort, les déclarations tardives des gouvernemens cantonaux, jetèrent de l’incertitude et des entraves dans la marche des corps francs, mais n’arrêtèrent ni leur développement ni leurs projets. Cachant leur jeu lorsqu’on les croyait prêts à se dissoudre, ils franchirent soudain la frontière lucernoise au nombre de 6,000 hommes au moins, bien armés, en bonne tenue et en bon ordre, avec de l’artillerie, des munitions, des provisions et de l’argent.

Leur plan était bien conçu : on devait se porter vivement sur Lucerne, la surprendre, ne pas laisser les petits cantons arriver en force pour la soutenir, demander au gouvernement d’abdiquer, faire enfin tout simplement une révolution cantonale, et s’assurer par là contre les jésuites la voix de Lucerne même, qui donnerait la majorité. Ainsi, tous les récens échecs, celui du Trient surtout, si sensible, étaient réparés, et la position amplement reconquise ; mais il fallait se hâter, et regagner le temps perdu par de longues hésitations. Cette circonstance imposait aux corps francs une précipitation, qui était déjà un grand mal.

Laissant donc de côté, à droite et à gauche, les deux routes principales et les troupes lucernoises chargées de les défendre, les corps francs prennent une direction intermédiaire et plus courte, qui les porte rapidement, avec toutes leurs forces réunies, à une petite distance de Lucerne. On connaît tous les incidens de cette campagne ; nous ne voulons ici qu’en constater les résultats.

Le sanglant combat du 31 mars assura le triomphe de Lucerne, et, le 1er avril au matin, il ne restait plus devant la ville que ceux des corps francs qui n’avaient pas pris part au mouvement de retraite. Attaqués de front et sur leurs deux flancs à la fois, ils se défendirent avec courage, parvinrent en partie à s’échapper, mais laissèrent un grand nombre de morts et de prisonniers. Les vainqueurs rentrèrent en triomphe à Lucerne. La lutte avait duré deux jours, et on s’était livré trois rudes combats. Des deux parts, on s’était montré dévoué à sa cause ; on avait tout quitté, tout exposé pour la soutenir. L’Europe pouvait plaindre les Suisses, mais elle ne pouvait point ne pas les estimer.

Cette victoire des catholiques est venue frapper de stupeur le parti contraire. A Berne même, on a été un moment dans la consternation. Cependant on s’est remis, on s’est reconnu peu à peu ; en ce moment, les cantons libéraux, pour être abattus, ne se regardent point comme défaits. Loin de s’abandonner eux-mêmes, les radicaux se rapprochent et se serrent toujours plus ; l’unité de vues, la subordination de la politique cantonale à une politique d’ensemble a toujours été le caractère et la force de ce parti. Par les gouvernemens du moins, il est plus compact aujourd’hui qu’il ne l’avait encore été auparavant. Les évènemens de Lucerne ont eu pour contre-coup à Zurich l’avènement complet du parti radical au pouvoir ; le gouvernement, et par conséquent le vorort, est à cette heure entièrement composé d’hommes appartenant à cette opinion politique ; on a obtenu ainsi, par une voie toute parlementaire, un résultat analogue à celui qu’on a atteint par une révolution dans le canton de Vaud. Et maintenant Vaud et Zurich, jusqu’ici les principaux soutiens de l’équilibre fédéral, paraissent vouloir se tenir étroitement unis avec Berne, en dépit des vieilles rivalités nationales, car les radicaux sont radicaux avant tout. Le peuple sans doute est plus partagé : la longue et lugubre retraite des corps francs a jeté partout une profonde tristesse. Les cantons qui se sont prononcés contre l’ultramontanisme ne peuvent accepter pourtant comme définitive la victoire de Lucerne et du parti que Lucerne représente, On attend, on temporise ; on craint surtout de compromettre le sort des deux mille prisonniers de tout rang restés aux mains des Lucernois ; mais on espère bien, de façon ou d’autre, prendre un jour sa revanche, et surtout on n’est nullement décidé à abandonner ce que l’on avait acquis.

Les cantons catholiques sont très fiers de leur victoire, et ne paraissent point disposés à faire de concessions pour le bien de la commune patrie. En renonçant aux jésuites, Lucerne ferait disparaître le plus grand des obstacles qui s’opposent à la pacification de la Suisse, et, maintenant qu’elle peut le faire en toute liberté, elle s’honorerait par sa modération. Mais loin de là : non-seulement Lucerne demande, ce qui semble assez juste, aux cantons où se sont organisés les corps francs, de lui payer les frais qu’elle a dû faire pour sa défense ; mais encore on assure que les catholiques, plus unis, plus compactes que leurs adversaires, prétendent exiger de la diète deux autres concessions : l’abandon de la question des jésuites et le rétablissement du plus riche et du plus important des couvens d’Argovie, le couvent de Muri. Leurs adversaires ne leur accorderont pas même l’indemnité : ils ont le vorort pour eux. Une révolution cantonale à Bâle ou à Genève, deux villes où il y a une nombreuse classe ouvrière, suffirait pour leur assurer la majorité en diète, et ils ne négligeront rien pour conquérir cet avantage. Or, Lucerne, qui, avant les derniers évènemens, a déclaré qu’elle ne se soumettrait pas même à la majorité sur un point qu’elle estime de sa compétence et de sa souveraineté cantonales, ne s’y soumettra certainement point après une victoire. Des idées de séparation, qui ont toujours trouvé quelque faveur dans les petits cantons, peuvent y prendre plus de consistance. Les autres cantons, qui n’admettent point que ceux-là puissent résister à des forces supérieures et à une guerre régulière, voudront-ils les forcer à respecter le pacte et les décisions de la majorité ? Tout cela est plus ou moins incertain, et il est peu probable qu’à la prochaine diète il se décide rien encore.

Berne, jusqu’à présent, n’a réussi qu’à substituer en Suisse et dans la crise actuelle la politique des sympathies à la politique de la justice et du droit. L’issue de la campagne des corps francs, que Berne s’est empressée de désavouer, montre les fruits de cette politique et ce que peuvent en attendre ceux qui échouent en la pratiquant. Si elle parvient à s’assurer une majorité en diète, ce sera probablement la guerre civile organisée qui succédera à celle des volontaires. Cette conséquence découle presque nécessairement de la situation du parti radical. Pour triompher en Suisse, il a dû choisir un drapeau populaire, l’expulsion des jésuites ; il est maintenant contraint de suivre son drapeau. Ne recule pas qui veut. — Le parti ultramontain s’est fortifié dans la dernière crise. Les catholiques, en Suisse, n’aimaient guère les jésuites ; maintenant ils les défendront au prix de leur sang. Les protestans non radicaux étaient en diète et ailleurs de réels antagonistes pour le jésuitisme : ils sont contraints de laisser agir ceux qui se soucient, au fond, assez peu des jésuites, mais qui se servent de leur nom comme d’un instrument. Par le changement capital qui s’est fait dans le vorort zurichois, il n’y a plus d’intermédiaire imposant entre les partis extrêmes. Lucerne ne peut se fier maintenant au directoire devenu radical, quelque modéré qu’il puisse paraître. Le parti libéral proprement dit n’a plus de représentant influent dans la confédération, car Genève, qui s’est fait beaucoup d’honneur par la fermeté, la dignité de son attitude, Genève n’est ni un grand canton ni un canton directeur. Il manque un terrain où puisse s’appuyer une opinion forte et contraire à la fois aux deux principes ennemis. Cette opinion existe pourtant, mais opprimée par la violence des passions rivales ; c’est elle qui pourra peut-être enfin venir en aide au pays, une fois la crise passée. La France ne peut comprendre que difficilement une pareille situation ; il importe cependant de la bien connaître, car les questions qui se débattent en Suisse touchent aux plus graves intérêts de la politique européenne.


— Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié le bel article sur Mme de Charrière donné, il y a quelques années, par M. Sainte-Beuve, non plus que la correspondance si inattendue et si curieuse de Benjamin Constant avec l’auteur des Lettres de Lausanne. L’intérêt, après ces remarquables publications, devait naturellement se reporter sur ce roman trop peu connu et si digne de l’être. Une jolie édition, depuis long-temps désirée des lettrés, vient enfin de voir le jour[1] : elle servira certainement à populariser le nom de Mme de Charrière qui, selon nous, a sa place marquée à côté tout au moins de celui de Mme de Souza. Peut-être même, aux yeux de certains lecteurs, les Lettres de Lausanne l’emporteront-elles encore sur Adèle de Sénange ; mais ceux qui ne portent pas jusque-là leur prédilection ne peuvent pourtant manquer de faire accueil à cette œuvre distinguée qui demeurera comme l’une des plus aimables productions de la fin du dernier siècle. Ce volume, composé avec agrément et variété, ira de lui-même dans toutes les bibliothèques vraiment littéraires.


V. DE MARS.

REVUE LITTERAIRE.




THEATRE-FRANCAIS. - VIRGINIE.




Les héritiers sont toujours pressés de jouir, et l’on a plus d’une fois enterré le malade avant que le décès fût bien constaté. L’histoire littéraire surtout est pleine d’évènemens de ce genre. En ce pays des lettres, on ne manque jamais, à l’occasion, de tuer les gens auxquels on veut succéder, se portassent-ils le mieux du monde, et d’embaumer sans façon, pour l’éternité, telle forme de l’art, qui n’en revivra pas moins demain avec éclat. Le procédé est expéditif, et si commode, qu’on ne doit pas s’étonner de le voir souvent mis en usage, et qu’il faut trouver tout simple que la tragédie en ait été quelque peu victime, il y a bientôt quinze ans. A cette époque, le drame arrivait à grand fracas, avec des prétentions exorbitantes, et l’on sait que les ambitieux de cette espèce sont dans l’habitude de faire table rase : il leur faut la place nette. Aussi le drame jugea-t-il tout d’abord qu’il n’avait rien de mieux à faire, pour commencer, que de se débarrasser de sa rivale, la tragédie, et sa résolution fut bientôt prise ; il marcha droit à elle, l’œil flamboyant, le poing sur la hanche, et criant : Malédiction ! il lui enfonça dans le sein sa bonne lame de Tolède. Cela fait, il ordonna qu’on la portât en terre, que le deuil fût conduit par des moines avec leurs cagoules, et que des fossoyeurs, empruntés à Shakspeare, chantassent, en comblant la fosse, je ne sais quelle chanson triviale et de mauvais goût.

Le drame crut donc, il y a quinze ans, enterrer pour jamais la tragédie, et en effet il porta le dernier coup à une espèce de tragédie, c’est-à-dire à la tragédie de l’empire et de la restauration, pastiche froid et terne, sans cœur, sinon sans élégance, et où la convention remplaçait la vie. Ce ne fut pas une grosse perte, et, en toute justice, cet art appauvri, qui n’avait pas su se retremper à propos aux grandes sources de l’histoire et de l’ame humaine, méritait sa destinée ; il avait fait son temps, quoiqu’il fût debout encore, et il tomba en poussière dès qu’on le toucha du doigt. Cela n’avait ni sang ni entrailles, et rappelait trop bien, quoique avec plus de talent, la période intermédiaire qui sépare Racine de Voltaire, Athalie d'OEdipe, et où brillèrent les La Grange, les La Chapelle, les Belin, M. l’abbé Abeille, et même Mlle Bernard. Évidemment, le drame avait raison dans sa brutalité goguenarde ; il eut tort seulement de s’imaginer que, parce qu’il avait fait si bon marché de la tragédie impériale, il tuait du même coup, et radicalement, la forme tragique ; il se fit la part trop belle, en laissant à la tragédie le passé et en se réservant exclusivement l’avenir. Que le drame, avec ses libres allures, ses personnages mêlés et les franchises de son langage, s’accommode mieux aux habitudes modernes, à la bonne heure ! mais pourquoi ne serait-il plus possible de développer de grands sentimens dans une belle langue, d’élever, dans le pathétique, le vrai jusqu’à l’idéal, d’être toujours noble, sans cesser d’être naturel ? La vérité est qu’il y a deux muses tragiques, l’une qui chausse haut le cothurne, l’autre qui le chausse plus bas, et qu’elles n’ont qu’à rencontrer de bons poètes pour être réelles et vivantes, l’une autant que l’autre.

Si la tragédie est une forme usée, décrépite, le Cid et Polyeucte devraient avoir bien vieilli, et devraient médiocrement émouvoir le spectateur. Le spectateur n’est pas un antiquaire, un archéologue ; il ne s’éprend pas des choses pour leur valeur relative ; il ne s’éprend que de la beauté absolue, il n’aime que ce qui le touche à fond. Donc, si l’héroïsme du Cid, la foi ardente de Polyeucte, les imprécations de Camille, la déclaration de Phèdre, lui vont encore à l’ame, c’est que rien de tout cela n’a cessé d’être pathétique et émouvant. Or, l’on avouera que, si l’on est remué, attendri par de vieux chefs-d’œuvre, à plus forte raison le serait-on par de nouveaux.

Je sais qu’il y a des gens qui n’en conviendront pas ; leur thème est adopté depuis long-temps, et ils ne veulent pas en avoir le démenti. Que d’agréables variations ils ont brodées sur cette pensée toujours la même : La tragédie est ennuyeuse ! Une tragédie médiocre, dans la bouche d’acteurs secondaires, soit : ceci est même plus que de l’ennui, c’est presque un supplice ; mais dire qu’une belle étude tragique, taillée de main de maître en plein cœur humain et en pleine histoire, et confiée à d’habiles interprètes, est une chose souverainement ennuyeuse, c’est commettre un paradoxe ridicule. Guérit-on d’un paradoxe ? On n’en guérit pas, malheureusement ; autrement l’occasion serait belle, et l’on pourrait aller se convaincre, à la Virginie de M. Latour, qu’une tragédie peut être encore une source d’émotions puissantes et variées.

Il existe, en littérature, quelques grands sujets qui sont, pour ainsi dire, en prévention. Ils ont joué de malheur. Au lieu de tomber d’emblée aux mains d’un maître, ils ont été ballottés entre des poètes de second et de troisième ordre, sans qu’aucun les ait marqués d’un cachet profond, et se les soit tellement appropriés, que personne n’y touche plus. Au contraire, ils n’ont eu que des échecs, et le lecteur, qui n’est pas malin cette fois, finit par attribuer aux difficultés du sujet ce qui n’était dû qu’à l’insuffisance du poète. Virginie était de ce nombre, et l’on croyait volontiers qu’il était impossible de tirer du récit de Tite-Live les cinq actes d’une bonne tragédie. Ces préventions n’étaient pas fondées. Fallait-il être surpris que Leclere, Mairet ou La Harpe ne se fussent pas élevés au-dessus du médiocre ; qu’Alfieri, cette haute et inquiète imagination, ce poète proscrit, eût fait acte de tribun plutôt que d’écrivain dramatique, se fût changé en Icilius, et eût composé une harangue plutôt qu’une pièce de théâtre ; que Lemierre eût une inspiration si malheureuse, qu’il n’osa livrer son ouvrage ni à la scène, ni à l’impression ? Fallait-il être surpris que M. Alexandre Guiraud n’eût pas doté son siècle d’un chef-d’œuvre ? Tous ces faits étaient parfaitement naturels, et ne concluaient en rien contre Virginie. M. Latour l’a pensé, et, au lieu de se laisser décourager par les échecs de ses devanciers, il y a vu d’excellentes leçons ; leurs fautes étaient autant d’écueils à éviter. Il me semble que, pour comprendre la valeur de la nouvelle Virginie et le mérite du poète, il est bon de ne faire visite à M. Latour qu’en sortant de chez les autres : alors on peut mieux remarquer, par comparaison, combien il possède l’entente dramatique, une rare habileté de contexture et un sentiment profond des situations.

Virginie est la principale figure de la nouvelle tragédie, elle est tour à tour simple et noble, touchante et sublime ; c’est un cœur de jeune fille et un cœur de Romaine ; elle est tendre et courageuse ; comme elle sait aimer, elle sait haïr ; quand son honneur est menacé, quand sa vertu est en péril, quand le farouche décemvir, dans sa maison où il la tient prisonnière, l’insulte de la parole, la dévore du regard, et rôde autour d’elle toute la nuit, comme autour d’une proie, elle est d’une énergie calme et indomptable, et d’un mépris souverain. Quand le danger est passé, elle est sans force, sans courage, et en songeant à la mort de son fiancé, elle est triste d’une indicible tristesse. Ces divers contrastes n’empêchent pas ce caractère d’être profondément vrai, et d’offrir d’un bout à l’autre l’attendrissant spectacle d’une ame innocente et pure, frappée dans tout ce qu’elle a de cher et de sacré, et aussi grande que son malheur.

Le père de Virginie, quoique sur le second plan, tient une large place. Il représente le soldat, le père et le citoyen. Plébéien, il aime Rome comme s’il était sénateur ; il partage sa vie entre l’armée et le foyer domestique : Virginius est si bon soldat, qu’on lui a décerné la couronne de chêne, et il est si bon père, qu’il est l’idole de sa fille. Tous les sentimens généreux habitent dans cette large poitrine couverte de blessures ; pourtant il est sans emphase, et il a la mesure exacte de la grandeur.

Le rôle de Claudius Appius était le plus périlleux ; il était difficile que le décemvir libertin, le tyran inexorable, ne devînt point odieux, et partant insupportable. M. Latour a très habilement tourné la difficulté. Claudius Appius croit au destin ; c’est l’homme de l’antique fatalité ; les dieux sont ses complices dans tous ses crimes, et par là ses vices et ses passions ont un côté grandiose qui en dissimule le côté odieux. Claudius est un tyran, un débauché, un prévaricateur, mais il n’est pas médiocre, et il fait illusion au spectateur avec son orgueil de Titan.

Si M. Latour eût suivi exactement et pas à pas le récit de Tite-Live, il eût donné une place dans sa tragédie à Numitorius. Il a été mieux inspiré, il a créé le sénateur Fabius, patron de Virginius ; il s’est donné par là l’occasion de montrer une face intéressante de la vie romaine, les rapports des cliens et des patrons : mettre un patron puissant et vertueux et un client outragé vis-à-vis d’un tyran infame qui avilit le pouvoir et abaisse Rome était une idée neuve à la scène, que M. Latour a exploitée avec art. Fabius est homme de tête et d’action ; il est énergique sans forfanterie, et Romain sans tomber dans les redites.

Ajoutons à ces quatre personnages Maxime, le client d’Appius et son instrument ; la vestale Fausta, sœur d’Icilius, qui répand dans toute la pièce quelque chose de virginal et de pur, et qui entretient le courage et la vertu de Virginie comme le feu sacré. C’est avec ce personnel que M. Latour a composé sa tragédie, — une étude simple, vraie, de l’antiquité romaine, — et qu’il a mis en action les sentimens les plus nobles qui remuent au fond du cœur de l’homme, l’amour de la patrie, de la famille, de la liberté, car cette tragédie, long-temps réputée impossible, est féconde en situations touchantes ou fortes, sans compter le dénouement, qui a son prix : la liberté d’un grand peuple qui sort du sang fumant d’une vierge innocente et sans tache !

La présence d’Icilius dans l’œuvre de M. Latour pouvait tout compromettre, et je connais cependant bon nombre de poètes qui se seraient vite jetés sur ce personnage et ne lui auraient pas permis de s’évader ainsi. Un ancien tribun parle haut, fait du bruit, chauffe les planches ; comment se priver d’un tel secours ? Il vaudrait mieux en mettre deux que de se passer de celui-là. M. Latour, je l’en félicite, n’a pas été de cet avis ; Icilius eût pu sans doute se livrer à quelque belle harangue, mais il n’en eût pas moins été un embarras ; il eût doublé le rôle du père, et forcé le poète à changer toute l’économie de la pièce, qui d’une œuvre simple serait devenue aussitôt une œuvre compliquée. En supprimant le tribun, qui se présentait d’une façon si séduisante pour le poète, M. Latour a fait preuve d’une sûreté de coup d’œil et de main fort rare en ce temps-ci. Et remarquez qu’il a touché aussitôt le prix de son sacrifice en matière d’art, il n’y a pas de sacrifice perdu ; la Muse, qui voit tout, répond au sacrifice par la récompense. Virginie n’en est-elle pas plus touchante ? Elle a un malheur de plus et un protecteur de moins.

Ce qui est fort ingénieux aussi, c’est d’avoir arrêté le mariage entre Virginie et Icilius, et d’avoir seulement retardé la cérémonie par une raison inhérente à l’action. De cette sorte, Virginie se considère comme l’épouse d’Icilius, et elle aura bien plus d’horreur pour l’amour infame du décemvir. L’héroïne de M. Latour a la vertu de l’épouse romaine, quoiqu’elle porte cependant encore à son front l’auréole de la jeune fille. Lorsqu’elle sera frappée du couteau libérateur, c’est un sang pur qui coulera ; la victime tombera dans la robe sans tache de sa virginité.

Pour exciter l’intérêt de la foule, on a cherché en ce temps-ci à multiplier les ressorts, les incidens dramatiques, à susciter et à déjouer la curiosité par l’imprévu. On peut réussir autrement, et il est prouvé, par le succès de Lucrèce et celui de Virginie, qu’on avait calomnié la foule ; la simplicité lui plait, quoi qu’on ait fait pour lui en enlever le goût, et ce qui est noble et grand la transporte. Qu’applaudit-elle dans Virginie ? On peut en juger.

Nous sommes dans la maison de Virginius, au jour fixé pour le mariage de sa fille. Virginie prie les dieux ; le vieux soldat, qui va rejoindre l’armée après avoir assuré le bonheur de son enfant, voudrait ne pas reprendre si tôt les armes ; il est ému, et le père lutte avec le citoyen. On va partir pour le temple, lorsqu’entre Fabius le sénateur, patron de Virginius, et qui n’a pas été invité au mariage par son client, parce qu’en ce moment il y a désaccord entre les patriciens et les plébéiens. L’entrée de Fabius est imposante, et les explications entre le vieux sénateur et le soldat sont fortement pensées et d’un excellent style. On va au temple ; mais les prêtres, auxquels le décemvir a recommandé un prodige, font le prodige : les présages sont funestes ; le mariage est ajourné, non pas le départ de Virginius et d’Icilius, qui vont combattre les ennemis de Rome. Virginie est donc seule, au foyer domestique, sous le patronage de Fabius et l’amitié de Fausta. Tout va à souhait pour Appius ; Virginie est seule, il lui envoie des présens, et il les accompagne de près. Il fait l’aveu de son amour ; la fiancée d’Icilius le repousse avec indignation, et elle compte, pour la venger de cet outrage, sur le bras de son père et celui de son époux ; mais elle apprend que Virginius est prisonnier, et Fausta lui apporte l’affreuse nouvelle de la mort de son frère Icilius a été assassiné par les ordres de Gandins. Il ne reste plus à Virginie qu’à se confier aux dieux.

Maxime, en affirmant que Virginie est son esclave, l’entraîne au troisième acte dans la maison d’Appius. L’amour sauvage du décemvir, avec ses raffinemens profonds, et l’admirable chasteté de la jeune Romaine, forment un tableau saisissant. Si la toile tombait alors, le spectateur serait dans une sorte d’anxiété que le drame doit produire plutôt que la tragédie ; mais Fabius rient, il réclame la fille de son client : il ne l’obtient pas, et ne peut que lui remettre un poignard à la dérobée. Je suis libre, dit Virginie, et le spectateur est rassuré.

Au quatrième acte, Virginius a échappé aux ennemis ; il revient à Rome, il rentre dans sa maison, où il trouve Fabius, qui va lui apprendre son malheur. Ce vieux soldat, ce vieux père qui parcourt avec désespoir sa maison déserte, offre une scène des plus touchantes et des plus tragiques. Quand il sait tout, il ne pense qu’à la vengeance, et il vole à la rencontre du décemvir, lorsque sa fille, que les dieux et son poignard ont protégée, revient triomphante et pure. Elle raconte la nuit terrible, la nuit d’angoisses et d’effroi qu’elle a passée sous le toit de son ravisseur, et elle est grande en ce moment de toute la grandeur de l’héroïsme, et attendrissante de toute l’émotion de la vertu. Elle se croit sauvée, et le cœur paternel, naguère brisé, s’ouvre un instant à toutes les joies. C’était trop tôt espérer. Le décemvir n’a pas abandonné sa victime, et un licteur vient la chercher pour la conduire au tribunal d’Appius. Alors tout son courage s’en va ; en quittant de nouveau cette maison, ce foyer domestique où tout lui était cher, elle a de tristes pressentimens.

Je sens que je m’en vais pour ne plus revenir,

dit-elle en un vers simple et touchant. La femme héroïque a disparu en ce moment, la fière Romaine n’est plus qu’une vierge gémissante qui attend l’heure du déshonneur ou de la mort.

C’est sur le forum que se passe le cinquième acte ; c’est la page de Tite-Live mise en action et en beaux vers. Il y a en plus le châtiment d’Appius, qui reste dans son rôle jusqu’à la fin ; il meurt dans une pose dédaigneuse, en se drapant dans sa toge, et comme s’il disait : C’est le destin.

Telle est la tragédie de M. Latour ; telle est cette œuvre où tout est raisonnable, quoiqu’il y ait des parties audacieuses, car on peut être audacieux sans être un casse-cou, ce qu’on ne voulait pas croire hier encore. Si le bon sens n’exclut pas l’audace, il n’exclut pas non plus la sensibilité, et voilà précisément les deux qualités distinctives de Virginie ; un bon sens profond s’y trouve réuni à une sensibilité vive. M. Latour sait parler le langage de la politique et celui de la passion ; on sent qu’il croit aux personnages qu’il crée et aux choses qu’il leur fait dire, et de là vient peut-être que ses personnages sont d’ordinaire parfaitement en situation, que ses caractères sont presque toujours adaptés à l’effet théâtral. En somme, le talent de M. Latour est sobre et fort, ou, en d’autres termes, énergique et réglé. Sans doute on désirerait souvent à son style plus de relief, plus d’éclat, et il est à souhaiter que sa phrase poétique trouve des tours plus originaux, sans perdre toutefois de sa clarté et de sa force.

Le succès de Virginie a été éclatant ; c’est un premier triomphe pour M. Latour, et une nouvelle victoire pour la jeune tragédienne qui a créé avec tant de bonheur le rôle de Virginie. Elle y a été admirable, il faut commencer par-là. Mlle Rachel ne porta jamais plus loin l’art de la diction et de la pose ; elle ne fondit jamais les contrastes dans son jeu avec plus de grace. Elle a, dans ce rôle de Virginie, des mots et des regards écrasans de mépris, et elle a aussi des tristesses ineffables. Elle a un je la crois d’une dignité souveraine, et des adieux à la maison paternelle qui, dans sa bouche, sont la plus suave élégie que poète ait rêvée. Des adieux de Virginie, au foyer paternel aux imprécations de Camille il y a loin, et, pour combler cette distance, il faut un talent auquel il manque peu de chose pour être complet.

Mlle Rachel a été accueillie avec enthousiasme, et, il faut oser le dire à la grande tragédienne, ce succès est arrivé à propos. La foule lui reprochait un peu de s’attarder dans l’ancien répertoire : elle en est sortie par un coup de maître, au milieu des bravos et sous une pluie de fleurs. Que cela l’encourage à d’autres tentatives ; elle voit ce que son talent peut gagner à ces études nouvelles ; il s’y assouplit merveilleusement. De plus, elle servirait l’art, les jeunes poètes, et elle ferait la fortune d’un théâtre dont elle est la gloire. Tout cela vaut la peine qu’on y songe.

Mlle Rachel a été parfaitement secondée. M. Ligier, dans Virginius, a été un tragédien puissant, maître de ses effets et de sa voix. Son désespoir est terrible, et son attendrissement est contagieux. M. Geffroy a très bien compris son personnage d’Appius, et il pose à merveille en décemvir ; cependant il y a telles parties de son rôle où il n’est pas assez sûr de son jeu. Quant à M. Guyon, il est convenable, et il a une belle tête de Romain qui n’eût pas été déplacée au sénat.

Nous voilà donc revenus, au théâtre, après bien des éclats de voix, des brutalités et des extravagances, aux joies purement littéraires. L’auteur de Lucrèce et celui de Virginie ont ouvert la voie : qu’ils ne s’arrêtent pas et qu’on les suive. Qu’ils ne s’arrêtent pas, mais qu’ils ne gaspillent pas non plus leur talent ! Ils viennent pour eux dans un bon moment, car ils ont sous leurs yeux tout une génération qui, par ses fautes, leur montre les écueils à éviter. Ayons l’espérance qu’ils profiteront de la leçon, et qu’ils n’oublieront pas qu’en ce temps de vanités exorbitantes, savoir sa mesure est une force, qu’en ce temps de désordre l’économie des facultés est une véritable muse.

Les écoles, nous l’avons déjà dit ici, ont fait leur temps. Les ennemis déclarés de la tradition n’ont pas plus de bonheur aujourd’hui que ses cavaliers servans il y a quelques années. Au moment même où des tentatives sérieuses et nouvelles attirent et passionnent presque la foule, des retardataires de cette école, qu’on est convenu d’appeler encore la jeune école, lancent les derniers brûlots, l’un dans un drame gigantesque qui ressemble au chaos avant que la lumière fût, l’autre dans un pastiche égrillard, frisant l’obscène, et dont le moindre défaut est d’annoncer beaucoup de gaieté et d’en donner peu. L’expérience est complète ; il ne faut ni renverser de fond en comble la tradition, ni lui obéir avec servilité : il faut l’adopter en l’agrandissant.


PAULIN LIMAYRAC

Marthe la Folle, poème de Jasmin


Dès long-temps populaire dans le midi de la France, la réputation de Jasmin a, depuis ces dernières années, trouvé un accueil marqué et sympathique de ce côté-ci de la Loire. Nous sommes fort loin, par nature, de l’entraînement méridional, et, malgré la séduction connue de son débit, le coiffeur d’Agen aurait ici retrouvé bien difficilement ses six mille auditeurs de Toulouse, ses bruyantes ovations de Bordeaux. Hélas ! il n’y a à Paris d’autre Capitole pour les poètes que la salle de l’Institut, et ce n’est pas là, on le sait, que le public a coutume de beaucoup applaudir aux vers. Peut-être le public a-t-il ses raisons. Quand Jasmin pourtant est venu chez nous, il n’a pas, tant s’en faut, été traité comme un lauréat ; on l’a au contraire écouté, ce qui est déjà un grand succès ; puis, tout naturellement, chacun a admiré les délicatesses savantes, les pittoresques saillies de ce talent original, je ne sais quel mélange de bonhomie railleuse et de sensibilité mélancolique, je ne sais quel don heureux d’allier aux expressives images d’un patois naïf toutes les combinaisons raffinées de l’art. Plusieurs écrivains diversement accrédités auprès du public ont déjà fait connaître aux lecteurs du nord les mérites de Jasmin ; on se rappelle entre autres l’article enthousiaste de Nodier. C’est dans ce recueil surtout qu’il semblerait superflu d’insister sur l’auteur des Papillottes : les lecteurs de la Revue n’ont pu oublier l’analyse que M. Léonce de Lavergne leur a donnée du poème de Françounetto, non plus que le portrait tracé ici même par M. Sainte-Beuve, ce grand juge aimable des poètes, comme l’a très bien appelé Jasmin,

Lou grau jutge amistous des grans cansounejayres.

Il est notoire maintenant que le spirituel perruquier d’Agen a ressaisi, après six siècles, la palme naguère si glorieuse du gai savoir, qu’il s’est approprié, avec une inspiration réelle et une verve harmonieuse, ce qui reste de grace à cette langue dégénérée, en un mot, que c’est le dernier et non indigne successeur des Sordel et des Bertrand de Born. Jasmin, dans son idiome local, dans ses vers gascons, n’a pas visé à la pureté érudite d’un La Monnoie ou d’un Goudouli ; mais il rencontre, bien autrement encore que le chantre des Noei Borguignons et que l’auteur du Ramelet Moundi, l’harmonie chantante et accentuée qui charme l’oreille, l’émotion tendre qui touche la foule. Voilà des dons qu’on ne saurait guère lui contester sans injustice. Ce n’est pas un de ces rimeurs plagiaires qui n’ont d’autre originalité que de faire, dans une échoppe et avec un tablier d’artisan, quelque médiocre pastiche de Lamartine ou de Béranger ; Jasmin est sorti du peuple, il en parle la langue, il ne copie personne, il a trouvé à la fin un genre propre et une manière. On a en lui le vrai poète populaire : là est son originalité, là est sa gloire. Maintenant qu’il ne fait plus d’odes politiques, ce qui était trop français, et qu’il ne parle plus autant de sa personne, ce qui était trop gascon, il nous semble avoir trouvé sa véritable, veine : décidément, le petit poème dramatique, une sorte de longue idylle poétiquement descriptive, habilement semée d’émotion et de rire, un cadre romanesque où se jouent avec art la gaieté, la grace et la rêverie ; lui réussissent à merveille. Sa muse y a tour à tour les allures penchées et tristes des femmes grecques dans leurs danses funéraires, ou bien la légèreté pétillante et comme le bruit de castagnettes d’un boléro espagnol. Jasmin est dans la bonne route ; le voilà qui demeure fidèle à l’inspiration de sa touchante Aveugle et de ses charmans Souvenirs ; à force de travail, il avive chaque jour sa forme et lui donne plus de vérité et de couleur. Ses conceptions sentent la maturité du talent, le progrès de l’art ; le style a des graces encore plus pittoresques, des tours plus ingénieux. Le poète, lui aussi, semble avoir la bouche pleine de petits oiseaux jaseurs,

La bouco pleno d’aouzelous.

Maltro l’innoucento ne fera qu’ajouter, j’en suis convaincu, à l’estime qu’on s’accorde à professer pour le gracieux talent de Jasmin ; Marthe la folle est la digne sœur de la pauvre Aveugle de Castel-Cuillé, si présente au souvenir de tous ceux qui, fidèles au culte de la poésie, vont sans préférence la chercher partout où elle s’abrite, dans le salon ou dans l’atelier.

Rien de mieux tourné que la dédicace de Maltro à Mme Ménessier, à la fille du poète regretté de Thérèse Aubert ; on dirait que les graces de l’original ont directement inspiré le peintre. Je traduis littéralement la première strophe :

Jolie dame de Paris,
Vous qui portez un nom si beau, qui tant brille,
Vous ne devinâtes pas, le jour où je m’en revins,
Qu’en vous quittant, je me promis
De vous envoyer poignée de fleurs
Fraîches, riantes comme vous.

Et le poète continue ainsi avec gentillesse de tresser son joli bouquet ; mais prenons de ces aimables mains la poignée de fleurs, pugnat de flous, si délicatement offerte, et respirons-en à notre tour le pénétrant et léger parfum.

Le sujet de Maltro l’innoucento est une de ces données empruntées simplement à la réalité et auxquelles l’art n’a qu’à faire subir quelques atteintes de l’idéal pour qu’elles se transforment avec bonheur. Une malheureuse folle nommée Marthe mourut à Agen, en 1834, qui depuis plus de trente ans s’était réfugiée dans cette ville ; rien qu’à la voir (nous avons son portrait sous les yeux), on s’apercevait que ces deux dons de Dieu, la beauté et l’intelligence, ne s’étaient séparés chez elle que sous quelque grand coup de la passion et du chagrin. Jolie encore sous ses haillons, on la voyait mendier dans les rues d’Agen, et s’enfuir épouvantée à l’aspect des enfans qui lui criaient : Maltro, un souldat ! (Marthe, un soldat !) - Aussi ne sortait-elle que deux fois la semaine, et le peuple disait en la rencontrant : Maltro sort, diou abé talen ! (Marthe sort, elle doit avoir faim.) C’est de cette pauvre insensée que Jasmin, dans ses vers touchans, vient nous redire aujourd’hui l’histoire.

Et comment cette ombre n’eût-elle pas apparu au poète ? Le poète toujours est de ceux qui se souviennent : une éternelle poésie se rencontre dans l’alliance fatale du malheur et de la beauté. Aussi le gracieux fantôme de la pauvre folle, qui vécut trente ans de charité, vient-il à lui, et il se rappelle aussitôt ces années enfuies où, enfant, il la poursuivait avec les autres lorsqu’elle sortait pour remplir son petit panier vide. Tout lui revient de la sorte à la pensée, et la grace de cette fille sous la serge, et sa terreur quand passait un militaire ; une tendre curiosité le prend dès-lors de s’enquérir de la pauvre Marthe et de rechercher son passé. Voilà comment la muse pieuse de Jasmin vient raconter au public l’aventure de celle qui eut autrefois sa raison, de celle qui fut un martyr de l’amour.

On est en 1798, quand s’ouvre le premier chant, et la vue rencontre ces bords auxquels le Lot donne incessamment le silencieux et frais baiser de son eau transparente. Entre les touffes d’ormes se cache une maisonnette, et dans cette maison, par un beau matin d’avril, est agenouillée une jeune fille pensive qui prie Dieu. A la voir tour à tour s’asseoir, se lever, se rasseoir encore, on sent qu’une vive inquiétude l’agite. Et qui pouvait troubler ainsi cette charmante enfant, et que lui manquait-il donc pour plaire ? N’avait-elle pas la taille élancée et la peau blanche ? le jais de ses cheveux n’était-il pas assez noir, le bleu de ses yeux assez azuré ? Mon dieu ! la belle n’ignorait point qu’avec son air fin, elle passait pour une damette au milieu des autres paysannes… ; un petit miroir luisant pendait à côté de son lit ! Cependant, ce soir-là, elle n’avait point regardé le miroir ; une autre pensée l’absorbait, son ame tout entière était en jeu. Aussi, au moindre bruit, passait-elle tour à tour de la pâleur au plus vif incarnat. Tout à coup quelqu’un entre : c’est une voisine, la jolie Annette. Au premier regard, on voit bien qu’Annette a quelque chagrin ; mais bientôt vous devinez que la douleur glisse et ne prend pas racine dans le cœur de cette folâtre. La conversation des deux jeunes filles ne tarde pas à trahir le sujet de leurs inquiétudes : les garçons du village tirent en ce moment à la conscription, et chacune d’elles est inquiète pour son fiancé. Annette alors propose de tirer les cartes et de chercher ainsi les chances de l’avenir : Marthe y consent, et voilà que, tremblantes, elles tentent le sort. Le hasard d’abord favorise Marthe : Marthe espère ; mais bientôt une fatale danse de pique survient qui brise toutes ses illusions et annonce quelque malheur. Au même moment, le tambour bruyant lance sur le chemin son rire tapageur qui va se marier dans l’air au fifre joyeux et aux folles chansons. Ce sont les heureux que le sort a épargnés et que le grand démon de la guerre laisse au pays par pitié. Il y a là tout un tableau vivant et tracé de main de maître. Marthe s’élance à la petite fenêtre de sa chambre, et bientôt elle retombe évanouie : Joseph, le fiancé d’Annette, était bien dans la bande joyeuse ; mais le sien, mais son Jacques manquait. — Deux semaines plus tard, la légère Annette sortait de l’église tout ennuptiée, tandis que de la maisonnette attristée de Marthe s’en allait un conscrit, la larme à l’œil, le sac sur le dos, qui disait d’un air touchant à sa fiancée, toute chagrine et toute baignée de pleurs : « On peut revenir de la guerre ; attends-moi à l’autel. »

C’est ainsi que la première pause s’achève : dans les débuts de la vie, la jeunesse s’arrête toujours en compagnie de l’espérance.

Quand la scène recommence, on est en mai, et le poète vous fait d’abord sentir tous les frais arômes de la saison, tout le joyeux entrain de la renaissance printanière. Seule une douce voix se plaint ; elle s’adresse aux hirondelles qui reviennent chercher à la fenêtre leur nid coutumier : ces hirondelles sont deux aussi ; mais, du moins, on ne les a pas séparées. Et Marthe répète ces vers qui ont tant de grace dans l’original :

« Que soune luzentos et poulîdos !
« An toutjour al col lou ruban
« Que Jàques y’estaquèt per ma fèsto, arunan,
« Quand begnon peluca dins nostros mas junîdos
« Lous mousquils d’or que caouzissian. »

Qu’elles sont luisantes et jolies !
Elles ont toujours au cou le ruban
Que Jacques y attacha pour ma fête, l’an passé,
Quand elles venaient becqueter dans nos mains unies
Les moucherons d’or que nous choisissions.

Puis elle demande à ces hirondelles aimées de Jacques de ne pas la quitter elle a trop besoin de parler de lui ! Cependant on n’avait plus de nouvelles du jeune conscrit ; Jacques n’écrivait pas, et Marthe languissante dépérissait. Son vieil oncle était désolé. Tout à coup une idée, un projet vient à l’esprit de la jeune fille : elle est courageuse, elle l’exécutera. Et voilà Marthe qui travaille sans relâche : elle s’est faite marchande, et tout le village à l’envi fréquente son humble boutique. La mélancolique enfant vit maintenant pour un autre amour, l’amour de l’argent. Déjà son épargne grossissait, quand l’oncle meurt. À ce nouveau coup, elle ne sait pas résister plus long-temps. Bientôt, aux yeux du hameau surpris, Marthe vend ce qu’elle possède : meubles, comptoir, et la maisonnette aussi, tout change de maître. Elle ne garde que sa petite croix d’or et ce corsage rose à petits bouquets bleus que Jacques aimait tant à voir sur elle. Marthe, son or à la main, quitte la cabane d’un pied leste ; elle court, elle court, et ne fait qu’effleurer le chemin. C’est chez le vieux curé qu’entre la jolie fillette, et, se jetant à genoux, elle lui dit : « Je vous apporte tout ce que j’ai, maintenant vous pouvez écrire. Rachetez sa liberté ; mais ne dites pas qui le sauve : il le devinera assez ! Moi, je suis forte, je travaillerai pour vivre. »

Le poète ouvre son troisième chant par une hymne sur le prêtre de village, qui n’a d’autre inconvénient que de trop éveiller dans l’esprit du lecteur les dangereuses réminiscences de l’incomparable Jocelyn : l’épisode, d’ailleurs, ne me paraît pas relié assez directement au sujet.

Marthe maintenant est heureuse : elle va revoir enfin ce fiancé dont elle n’a pas de nouvelles depuis trois ans. Sans doute, ce long silence inquiète un peu la jolie amoureuse : — comment Jacques n’a-t-il pas écrit ? Jacques pourtant n’a point de famille, et son cœur doit appartenir sans partage au cœur qui s’est donné à lui. À présent, Marthe n’a plus à elle qu’une petite chaise, son dé, son étui, son rouet ; elle file de la laine, elle coud de la toile, qu’importe ? Jacques bientôt reviendra, il ne l’en aimera que plus ; on n’est jamais pauvre quand on aime. Jasmin exprime par une gracieuse image tout ce frêle bonheur qu’édifie volontiers l’espérance ; il faut citer ce texte charmant que la traduction décolore :

« Et la fillo trabaillo, et touto la semmâno,
« Entre de glouts de mél et de flots de parfums,
« Soun roudet bîro, bîro, et soun didal s’affâno,
« Et sa pensado trèsso aoutan de jours sans cruns
« Que sa boubino en trin pren de puntats de lâno,
« Que soun aguillo fay de puns ! »

Et la fille travaille, et toute la semaine,
Entre des gouttes de miel et des flots de parfum,
Son rouet tourne, tourne, et son dé se dépêche,
Et sa pensée tresse autant de jours sans nuage
Que sa bobine en train prend de brassées de laine,
Et que son aiguille fait de points !

Ce dévouement de Marthe, son amour, furent bientôt un sujet d’admiration pour toute la contrée : chacun voulut donner son témoignage à la belle fiancée. La nuit, c’étaient de longues sérénades et des guirlandes qu’on suspendait à sa porte ; le jour, c’étaient les présens que lui apportaient à l’envi toutes les jeunes filles d’alentour. Et Marthe, de sa chambrette, écoutait les chansons qu’on lui faisait ainsi sur son bonheur naissant, et son sommeil même se berçait avec ces rêves d’avenir. Enfin (c’était un dimanche matin), le bon curé vient trouver Marthe, au sortir de la messe : son front est joyeux : une lettre à la main, il lui annonce le retour de Jacques. Jacques était racheté, et il n’avait même pas pensé à remercier Marthe, croyant que sa propre mère avait à la fin reconnu le pauvre enfant trouvé. Marthe se sentit plus heureuse encore de cette erreur : elle pouvait ainsi ménager à celui qu’elle aimait l’entière surprise de la reconnaissance. — Mais bientôt le jour marqué pour le retour du soldat arrive, et tout le village se fait une fête d’aller au-devant de lui. Ici a lieu toute une scène dramatique, rendue par le poète d’une façon véritablement touchante ; le style même prend un certain air de grandeur. Il faudrait citer en entier ce passage plein d’émotion. On le devine, Jacques n’était pas revenu seul ; une femme l’accompagnait, et cette femme, c’était la sienne. À cette vue, un cri aigu s’échappe de la foule : on tremblait que Marthe n’allât mourir. Ils se trompaient ; Marthe, au contraire, fixa gracieusement ses yeux sur Jacques ; puis elle rit, elle rit comme une folle… hélas ! elle ne pouvait plus rire autrement : la pauvre fille avait perdu la raison.

Bientôt, durant une nuit, Marthe s’échappa et s’enfuit dans les rues d’Agen. C’est là que, pendant trente ans, on la vit mendier son pain ; c’est là que les enfans s’amusaient à la faire fuir en lui criant : Maltro, un souldat !

Maintenant vous savez pourquoi elle tremblait à ces mots.
Et moi, qui le lui ai crié aussi plus de cent fois,
Aujourd’hui qu’on m’a conté sa vie touchante,
Je voudrais couvrir de baisers sa robe en guenilles ;
Je voudrais lui demander pardon à genoux ;
Je ne trouve rien qu’un tombeau ; je le couvre de fleurs !

C’est par ces jolis vers, dont la traduction donne une trop faible idée, que se termine le petit poème de Maltro l’innoucento.

Cette simple et touchante composition fera honneur à la muse persévérante et assidue de Jasmin : Marthe aura bientôt sa place marquée à côté de Mes Souvenirs et de l’Aveugle de Castel-Cuillé. C’est une fraîche idylle où sont semés avec art des traits de sensibilité et de naturel, et où l’on distingue de plus en plus ce rhythme habilement mélodieux, ce sentiment délicat des beautés naturelles qui ont fait goûter depuis long-temps les vers du coiffeur gascon. Ce qui me plaît surtout dans le talent de Jasmin, c’est qu’il a un idéal à lui et qu’il cherche sérieusement à l’atteindre. Son élégance est savante et travaillée ; il combine longuement ses effets, surtout quand ils sont simples. Tel vers lui coûte une matinée de travail. « Je pioche, nous écrivait-il familièrement, pour faire croire que j’improvise. » C’est le secret des vrais artistes.

Sorti du peuple, Jasmin a eu le bon esprit d’y rester ; qu’il continue à moins parler de lui-même dans ses vers, à ne plus étaler devant les lecteurs son peigne et son rasoir. Il y a là aussi une sorte de vanité assez tentante qu’il faut savoir éviter ; l’aristocratie démocratique est pire encore que l’autre, parce qu’elle n’est qu’un plagiat retourné. En écrivant ainsi lentement et à loisir de petits poèmes achevés, des récits courts et parfaits, Jasmin, nous le croyons, a rencontré son vrai cadre, le cadre qui convient surtout aux années sérieuses dans lesquelles il entre. Qu’il ne songe pas à un autre auditoire que celui que peut directement lui donner le patois dont il est le vrai poète ; là est pour lui la condition d’un succès durable. Nous autres conquérans glorieux de la langue d’oïl, pourquoi ne laisserions-nous pas sa modeste place à ce débris subsistant d’un idiome dès long-temps vaincu ? Il y a six siècles, le parler des troubadours était l’expression la plus policée des cours du midi ; aujourd’hui les dialectes qui se sont partagé son héritage ne servent plus qu’à rendre les sentimens de la foule. Saluons dans Jasmin le dernier neveu, le descendant populaire des chantres nobles du gay sa ber.


CHARLES LABITTE.

— L’élection du successeur de M. Étienne à l’Académie française ne tardera pas à avoir lieu ; nous n’avons pas besoin de dire, qu’entre les candidats qui se présentent nos sympathies sont acquises à l’auteur d’Eloa et de Stello nous sommes heureux de nous rencontrer ici avec le public. La nomination de M. Alfred de Vigny paraît d’ailleurs assurée ; on en peut féliciter d’avance l’Académie. Par l’éclat que son nom a jeté dans la moderne école, par l’incontestable distinction de ses livres, par le caractère réservé et sérieux de son beau talent, qui fait si heureusement contraste avec la dispersion d’aujourd’hui, M. de Vigny mérite à tous égards un titre littéraire que l’illustre compagnie ne saurait lui refuser plus long-temps sans injustice. — La mort de M. Soumet laisse un autre fauteuil vacant, et cette seconde élection aura sans doute lieu le même jour que la première. Les chances paraissent être pour m. Vitet ; c’est un choix auquel on ne saurait qu’applaudir. M. Vitet a pris part avec la plus grande distinction au mouvement littéraire d’avant juillet ; son livre, récemment réimprimé, sur la Ligue est un des meilleurs souvenirs de l’alliance conclue alors entre l’imagination et la science, Depuis, M. Vitet n’a cessé, du sein de la vie politique, de rester fidèle aux lettres, et ce n’est pas, aux lecteurs de la Revue qu’il est besoin de rappeler les titres si honorables de l’auteur de ce beau travail sur Lesueur et la Peinture au dix-septième siècle, qui restera parmi les meilleures compositions de la critique moderne.


Le Chevalier de Pomponne[2] est une comédie en trois actes, taillée dans le XVIIIe siècle, conduite gaiement, et versifiée d’une main preste. Tout y marche d’une allure décidée, et chacun y parle d’un ton qui, sans être toujours d’un goût irréprochable, est d’une rondeur qui plaît et sent nos vieux comiques. L’action est peu compliquée, et les personnages ne sont pas trop nombreux. Une débutante de la Comédie-Française, Mlle Vadé, fille de Vadé, franche coquette ; sa mère, — une mère d’actrice ; — le fermier-général Boursault, une dupe en amour ; la soubrette Louison, qui a du cœur et cache un noble dessein ; enfin, le chevalier de Pomponne, gentillâtre gascon, mauvaise tête, bon cœur, qui passe sa vie à aimer, à jouer et à se battre en duel, et qui, capable de toutes les étourderies, est pourtant incapable d’une bassesse : voilà le personnel de l’agréable comédie de M. Mary Lafon. Nous sommes dans les mœurs faciles, comme on voit, et quelque peu dans le monde débraillé de Turcaret. Il y avait plus d’un danger ; M. Mary Lafon s’en est tiré adroitement. Les détails scabreux, s’il y en a, passent sans encombre, parce qu’après tout, le chevalier est un honnête homme, et qu’un honnête homme dans une pièce est comme le juste dans une ville : il sauve tout. Le Sage ne songea pas à ce moyen de salut, car dans sa comédie il n’y a que des coquins. — Le rôle le plus périlleux du Chevalier de Pomponne était le rôle de la mère ; mais Mme Vadé est si ridicule, qu’on n’a pas le temps de s’apercevoir qu’elle est méprisable au premier chef. Mlle Vadé est amusante, quoique un peu chargée, quoique un peu trop dans le goût des vieilles comtesses des mauvaises comédies de Voltaire, ce qui n’empêche pas le Chevalier de Pomponne d’avoir de l’entrain d’un bout à l’autre. D’action et de dialogue, cela a une véritable saveur du XVIIIe siècle, et un accent comique qui est de bon augure.

— M. Charles Labitte vient de rendre aux amis des lettres le cours de poésie latine dont l’interruption momentanée paraissait si regrettable. Dans un discours d’ouverture très spirituellement écrit et qui a été vivement goûté, M. Labitte a traité de l’imitation en littérature ; il s’est attaché à en marquer tout ensemble le bon usage et les périls, ne s’arrêtant pas à de vaines généralités, mais pénétrant au cœur même des faits littéraires, et appelant à son secours l’histoire entière de l’esprit humain, particulièrement celle de la littérature latine dans ses rapports avec la nôtre. Il y a ici un problème à résoudre d’une difficulté et d’une délicatesse infinies : c’est de concilier le culte assidu et passionné des modèles avec la spontanéité de l’inspiration, c’est de donner à l’imagination tout à la fois un aiguillon et un frein ; en un mot, c’est de régler l’originalité sans l’étouffer. Ce problème, le XVIIe siècle l’a résolu. Nul n’a plus imité, nul n’a été plus original. Les plus libres génies de cette grande époque se sont formés à l’école de l’antiquité. Corneille s’inspirait de Sénèque et de Lucain, et il écrivait Horace et Cinna avant de créer Rodogune. La Fontaine se plaçait lui-même au-dessus de Phèdre, par pure bêtise, il est vrai, si l’on en croit Fontenelle. Molière enfin, le plus vigoureux, le plus inventif esprit qui fût jamais, ne se bornait pas à lire Plaute, et savait copier avec génie l’Aululaire et l’Amphitryon. Sans développer ces rapprochemens que M. Labitte a su rajeunir par les traits d’une érudition piquante, et que nous risquerions de compromettre en nous fiant à d’imparfaits souvenirs, nous féliciterons l’habile professeur d’avoir apporté dans sa chaire toutes les fines et solides qualités qui le distinguent comme critique et comme écrivain : une instruction étendue et variée, un style où des traits vifs et brillans n’effacent pas la trace heureuse d’une école sévère, en un mot, beaucoup d’érudition mise au service de beaucoup d’esprit.

— Un membre distingué de l’Académie des Inscriptions, M. Édouard Laboulaye, vient de publier, sous le titre d’Essai sur les Lois criminelles des Romains, un livre savant et judicieux qui mérite de prendre place à côté des travaux appréciés du même auteur sur l’Histoire de la propriété en Occident, et sur la Condition civile et politique des Femmes depuis les Romains. Le nouvel ouvrage de M. Laboulaye est divisé en trois livres : les deux premiers comprennent l’exposé des lois judiciaires relatives à la responsabilité des magistrats jusqu’au règne d’Auguste ; le troisième traite de la puissance du prince et de l’ordre des procédures ouvertes devant lui, depuis le commencement de l’empire jusqu’à Adrien. L’histoire du droit n’a pas seule à profiter des excellentes recherches de M. Laboulaye : l’ensemble de la politique romaine s’en trouve vivement éclairé en bien des points. C’est une méthode propre à l’auteur de porter la clarté et l’ordre dans les plus difficiles matières, et de marquer nettement les rapports des lois avec les institutions politiques : ici M. Laboulaye a trouvé une occasion heureuse d’appliquer au système criminel des Romains, si mal connu encore des savans et des jurisconsultes, ses qualités de juge sagace et éclairé, ses procédés d’écrivain sobre et ferme. Les vues souvent élevées, l’entente politique que montre l’auteur, ajoutent encore à la valeur scientifique de ce remarquable travail, qui se rangera désormais parmi les meilleurs travaux de l’école historique.

  1. Un vol. grand in-18, chez Jules Labitte, quai Voltaire.
  2. Une brochure in-8, chez Tresse.