Chronique de la quinzaine - 29 février 1856

Chronique n° 573
29 février 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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29 février 1856.

Le secret de la situation actuelle est tout entier dans les délibérations du congrès, qui vient enfin de se réunir, il y a quatre jours, à Paris. C’est dire qu’entre les émotions de la grande lutte qui a mis tout à coup l’Europe sous les armes et l’avenir rapproché qui peut faire renaître la paix entre les nations, il y a un moment de silencieuse incertitude et de curiosité attentive. Que va-t-il sortir de cette assemblée diplomatique ? quelle pensée dictera ses résolutions ? Nul n’oserait le dire, on le conçoit. Les ardeurs belliqueuses se taisent un instant avant de s’éteindre tout à fait ou de se raviver plus puissantes. L’heure des commentaires est passée ou n’est pas encore venue. Il n’est pas jusqu’aux bruits de dissidences entre les gouvernemens alliés qui ne se soient promptement évanouis devant les faits. Pendant quelques jours, un mystère calculé planera nécessairement sur les péripéties favorables ou inquiétantes de ces négociations. Toujours est-il que par elle-même, et en attendant qu’un dénoùment commence à se laisser entrevoir, la réunion de ce congrès offre plus d’une singularité remarquable. C’est d’abord une chose assez inusitée que la tenue d’un congrès dans la capitale de l’un des états belligérans. Jusqu’ici rien de semblable n’avait eu lieu : on choisissait d’habitude un pays neutre, souvent même une ville pou importante. Il n’en a point été ainsi cette fois. De cette anomalie et des diverses circonstances de la guerre découlent d’autres singularités encore qui ne laissent point d’être curieuses. Dans cette assemblée en effet, parmi les négociateurs admis au nom de six gouvernemens différens, figurent les plénipotentiaires d’un souverain qui n’a pu être reconnu par quatre des autres puissances représentées. L’Autriche seule a reconnu l’empereur Alexandre II, monté au trône depuis le commencement de la guerre. Les envoyés du tsar n’ont pas moins été accueillis comme ils devaient l’être, ils ont même été reçus par le chef de l’état. La fiction a fait place à la réalité. Cette courtoisie universelle, qui est un des signes de la civilisation contemporaine, de la civilisation française surtout, a fait un moment de Paris une ville neutre, en même temps que la fermeté des conseils alliés en fait une ville sûre pour les intérêts de l’Europe. Sans que les ministres de l’empereur Alexandre aient trouvé à leur arrivée des ovations, comme on l’a dit assez étrangement, on a pu voir dans le comte Orlof un des plus éminens personnages de la Russie, un vieillard portant vertement les années, et dans son collègue, M. de Brunnow, un homme d’esprit et de dextérité diplomatique. Il faut bien remarquer du reste que la courtoisie et les réceptions ne changent nullement la situation réelle des choses. La vérité est qu’avec le plus ferme propos d’en finir promptement, le congrès va avoir une œuvre immense à poursuivre. Il aura les questions les plus complexes à résoudre, les intérêts les plus divers à concilier, des répugnances de plus d’une nature peut-être à vaincre, quand il s’agira de donner une signification pratique à la neutralisation de la Mer-Noire, d’organiser les principautés, de déterminer d’une façon claire et précise la position de l’empire ottoman dans le concert de l’Europe. Ses regards auront à se porter au sud et au nord pour faire sortir de la guerre actuelle toutes les garanties universellement pressenties nécessaires à la sécurité du continent. À travers le bruit des fêtes, c’est là le sérieux objet de ces négociations à peine commencées, et dont l’impatience publique attend la conclusion avant même qu’elles n’aient traversé les plus périlleux défilés.

Jusqu’ici le premier résultat des délibérations du congrès est un armistice qui n’a encore qu’un caractère préliminaire et restreint, puisqu’il ne s’applique point aux blocus établis ou à établir. Cet armistice, qui sera conclu entre les armées belligérantes, devra prendre fin au dernier jour de mars. On le voit, c’est une suspension d’hostilités qui ne tranche rien, qui ne laisse même rien présumer, qui arrête simplement l’effusion du sang en attendant que la situation prenne une face plus nette. D’ici au terme fixé, les négociations seront sans doute arrivées à un point où il sera permis de démêler les véritables chances de la paix et de la guerre. Si l’impossibilité d’une transaction se révèle assez clairement, la guerre reprendra son cours, plus menaçante et plus terrible. Si la paix l’emporte décidément, si les questions principales sont heureusement résolues, l’armistice peut devenir plus général, s’étendre à toutes les opérations, et se prolonger jusqu’à un arrangement définitif, que des difficultés secondaires ne pourraient certainement empêcher. À quoi tient donc aujourd’hui cet avenir si prochain, que l’opinion universelle est avide de connaître ? Il dépend absolument de l’esprit que la Russie apporte dans les négociations récemment ouvertes. Les conditions qui ont servi de point de départ à ces négociations sont tellement nettes dans leur texte et dans leur sens, qu’il n’y a point de doute possible. Il est parfaitement certain que le Danube doit être libre désormais ; il n’est pas moins clair que les principautés doivent être organisées dans des conditions nouvelles, en dehors de toute immixtion des tsars, et qu’elles doivent même adopter un système défensif vis-à-vis de la Russie, système complété et garanti par une rectification de frontières. Quant à la neutralisation de la Mer-Noire, qui est le résumé le plus caractéristique des résultats de la guerre, cette grande mesure doit être évidemment entendue dans son sens le plus large et le plus efficace ; sans cela, elle ne serait rien, elle ne serait qu’un subterfuge derrière lequel se dissimulerait toujours la même ambition, la même menace. En acceptant l’obligation de ne conserver ou de ne créer aucun arsenal militaire maritime dans le Pont-Euxin, la Russie se promettait, dit-on, dans le premier moment, de ne point appliquer cette prescription au port de Nicolaïef. Il est vrai, Nicolaïef n’est point rigoureusement sur les bords de la Mer-Noire : il est à une distance de quarante milles dans les terres, au confluent de l’Ingoul et du Bug, il ne touche pas même au Dniéper, dont il est éloigné de quinze milles ; mais par cette voie fluviale rendue facilement praticable, par ce débouché continu du Bug et du Dniéper, les vaisseaux russes arrivent dans l’Euxin ; c’est le chemin qu’ils ont suivi jusqu’ici. Que signifieraient aujourd’hui la destruction de Sébastopol et la neutralisation de la Mer-Noire, si la Russie, retranchée dans ses positions intérieures, pouvait organiser là une flotte nouvelle toute prête à s’élancer au premier instant ? La meilleure preuve que le cabinet de Saint-Pétersbourg saisissait toute la portée des conditions qui lui étaient communiquées, c’est que M. de Nesselrode, dans ce qu’on a nommé les contre-propositions, s’efforçait de préciser cette obligation de ne point conserver d’arsenaux maritimes, et en bornait les effets aux rives de la Mer-Noire. Si la Russie, dans la plénitude de sa liberté, a postérieurement accepté les conditions qui lui avaient été proposées d’abord, elle savait, cela n’est point douteux, à quoi elle s’engageait. Si la Russie enfin est fermement résolue à la paix, si elle a souscrit avec sincérité à ce grand principe de la neutralisation de la Mer-Noire, pourquoi tiendrait-elle à conserver des moyens d’action qui lui seraient désormais inutiles ? pourquoi raidirait-elle sa politique ou son amour-propre contre une des nécessités les plus palpables de la situation qu’elle s’est faite ? C’est là ce qu’on ne peut croire, parce qu’une résistance obstinée indiquerait une arrière-pensée, une réserve secrète qui rendrait toute paix aussi précaire qu’illusoire.

à vrai dire, les difficultés ne seront pas là sans doute, bien qu’on ne puisse rien préjuger encore des vues réelles de la Russie. Les difficultés sérieuses résulteront plus probablement de la clause par laquelle les puissances alliées se sont réservé le droit de produire des conditions particulières dans un intérêt européen. L’intérêt européen, c’est un grand mot assurément. S’il implique des remaniemens de territoires, des résurrections de nationalités, ce n’est plus un congrès spécial qui doit se réunir, c’est un congrès général de toutes les puissances. Pour l’instant, il s’agit plus simplement, ce semble, d’observer le caractère de la guerre d’où découle le caractère des négociations. Les puissances occidentales ont vu l’équilibre de l’Europe menacé ; elles ont voulu le raffermir partout où il était ébranlé, au nord comme à l’orient, et c’est ainsi qu’elles se trouvent nécessairement conduites à demander que la Russie cesse d’occuper militairement cette position avancée des îles d’Aland et de Bomarsund. C’est la plus faible compensation due à la sécurité de la Suède, dont l’intervention diplomatique n’a pas peu contribué à éclairer la Russie sur les dangers d’une politique à outrance. On ne saurait le méconnaître en effet : sans avoir participé à la guerre, la Suède est un des états qui ont pris l’attitude la plus nette et la plus tranchée vis-à-vis de la Russie, non-seulement par le traité du 21 novembre, mais encore par la circulaire du ministre des affaires étrangères de Stockholm, circulaire qui, sans dissimuler la pensée intime du traité, promettait un adversaire de plus à la politique envahissante des tsars. Dès-lors on peut le dire, la Suède était liée irrévocablement ; elle acceptait la lutte avec ses responsabilités et avec la chance de retrouver des provinces perdues, et c’est ce qui explique l’espèce de déception avec laquelle les Suédois ont vu se rouvrir des négociations pacifiques ; ils voyaient la guerre près de finir au moment où ils se sentaient prêts à entrer activement dans la coalition européenne.

Comment la Suède avait-elle été conduite à cette hardie détermination ? C’est un point sur lequel un écrivain suédois, M. Lallerstedt, jette un jour tout nouveau dans un livre écrit en français, la Scandinavie, ses Craintes et ses Espérances. La réalité est que dès l’origine le roi Oscar, avec un sentiment intelligent des intérêts de la Suède, épiait le moment où il pourrait se joindre aux puissances occidentales ; mais il y avait des ménagemens à garder encore, des traditions à rompre, un voisin puissant à braver. C’est ce qui expliquait d’abord la déclaration de neutralité de la Suède. Le roi Oscar néanmoins, tout en s’enveloppant de mystère et de prudence, s’appliquait à faire sonder l’opinion publique. Au mois de mars 1855, il paraissait dans le Times une correspondance de Stockholm dont on ne soupçonnait peut-être pas la source, et qui indiquait la nécessité de créer dans la Baltique une barrière contre la Russie. Des ouvertures secrètes étaient faites aussi, dit-on, de la part du roi de Suède aux cours de l’Occident, et si elles n’eurent point une suite immédiate, c’est que tous les efforts des puissances belligérantes étaient alors tournés vers la Crimée. Lorsque survint la prise de Sébastopol, la résolution du roi Oscar fut arrêtée, et le traité du 21 novembre 1855 fut signé bientôt après. Le peuple suédois, qui avait hésité longtemps en présence de la mystérieuse circonspection de son souverain, répondit à cet acte par une acclamation universelle, par l’expression d’un sentiment national puissamment réveillé, et c’est dans ce premier entraînement que le bruit de négociations nouvelles est venu surprendre les Suédois. Maintenant, si la paix se conclut, en interprétant dans le sens le plus large l’article qui réserve les conditions particulières, il serait difficile sans doute d’y faire entrer quelques-unes des clauses dont M. Lallerstedt réclame l’adoption. Il est à craindre que l’auteur suédois ne donne à cette garantie un caractère très prononcé d’élasticité ; il trace tout un règlement nouveau de frontières entre la Suède et la Russie, qui laisserait la première de ces puissances en possession d’Uleaborg. Si les négociateurs ne vont point jusqu’à traiter ces questions, ils se sont du moins créé l’obligation de préserver la sécurité de la Scandinavie, de demander quelques garanties dans la Baltique, et ces garanties resteront naturellement placées sous la sauvegarde de l’alliance récemment contractée entre les puissances occidentales et la nation suédoise. La Suède se trouvera donc présente au congrès, sinon effectivement, du moins par la pensée et par tous ses intérêts qui sont en jeu.

On a pu se demander jusqu’à ces derniers temps si l’Allemagne aurait quelque part à ces négociations, aujourd’hui commencées. L’Allemagne aurait eu certainement la bonne volonté de figurer au congrès. L’Autriche a eu tout d’abord la pensée de chercher à introduire la confédération germanique dans les conférences, en se chargeant elle-même de la représenter ; en ceci elle était bien sûre de rencontrer l’opposition de la Prusse, qui eût volontiers accepté le même rôle. Les états secondaires, de leur côté, ont eu un moment l’idée de demander une représentation spéciale pour la confédération. Il y avait donc divers projets en présence. Seulement, pendant que les combinaisons de la diplomatie allemande suivaient leur cours, les négociations se sont ouvertes sans le concours de l’Allemagne, et même sans que la Prusse y fût admise en sa qualité de grande puissance. La Prusse et l’Allemagne n’avaient oublié qu’une chose : c’était de se placer par leurs engagemens sur le terrain où se sont placées toutes les autres puissances. Aujourd’hui la diète de Francfort, saisie par l’Autriche des propositions récemment acceptées par la Russie, vient de prendre une de ces décisions tortueuses et évasives qui lui sont familières. Qu’a donc décidé la diète de Francfort ? Elle accepte sans nul doute les conditions stipulées, mais en réservant son libre arbitre au sujet du cinquième point, c’est-à-dire que l’Allemagne entrera dans les négociations quand les difficultés sérieuses seront vidées, après quoi elle se rendra incontestablement la justice qu’elle a beaucoup contribué à rendre la paix au monde. Que la Prusse et l’Allemagne au surplus soient admises dans la conférence au dernier moment, ou qu’elles restent au seuil de cette grande affaire jusqu’à la fin, c’est entre les puissances sérieusement engagées qu’est le véritable débat, et c’est entre ces puissances que la question sera résolue.

Le congrès du reste poursuit son œuvre au milieu du plus entier mystère, sans nulle précipitation, et il est douteux qu’il ait pris quelque résolution assez importante pour que le chef de l’état puisse la communiquer au corps législatif, qui va se réunir dans trois jours. Le silence s’est fait, disons-nous, autour de ces négociations. Le mouvement politique est remplacé par ce tourbillon de fêtes que provoquent toutes les grandes circonstances. Au milieu de cette vie agitée par tant de choses sérieuses ou frivoles, politiques ou intellectuelles, un poète, un homme du plus rare talent vient de disparaître : c’est Henri Heine, l’auteur des Reisebilder et de l'Interimezzo. On peut dire que Henri Heine n’a fait qu’achever de mourir. Depuis longtemps, la vie physique semblait avoir délaissé ce corps débile et envahi par le mal ; il ne restait que l’esprit, un esprit ailé, étincelant, à la fois terrible et charmant. Après Goethe, il n’y a point eu en Allemagne de plus grand poète ; il réunissait tous les dons de l’inspiration hormis le respect dû aux grandes choses. Le malheur de Henri Heine en effet, c’est de s’être livré tout entier à la déesse de l’ironie, d’avoir tout raillé jusqu’à la douleur qui l’accablait, et cependant il touchait déjà à la mort, ce dernier et sérieux mystère devant lequel toutes les railleries s’effacent et se taisent.

Le mouvement perpétuel des opinions et des idées ramène de temps à autre, dans le domaine des discussions intellectuelles ou de la politique, certaines questions d’un ordre supérieur qui ont le privilège de mettre aux prises toutes les tendances et même toutes les passions d’une époque. De ce nombre sont surtout les questions religieuses, les plus graves et les plus délicates qui puissent se produire. Chose remarquable assurément, il y a eu en Europe, depuis quelques années, une véritable invasion de systèmes et de théories qui ne s’occupaient guère de la religion que pour la bannir des affaires humaines et lui imprimer le sceau d’une puissance déchue. Les doctrines révolutionnaires se croyaient à peu près sûres du triomphe. C’est justement l’heure où la réaction des idées religieuses a fait le plus de chemin, et où s’est ouverte une lutte nouvelle qui a ses émotions, ses péripéties, ses polémiques ardentes. C’est là peut-être le trait le plus saillant du moment actuel. Le fait est que les questions religieuses ont retrouvé toute leur importance, et sont discutées avec plus de vivacité que jamais, non-seulement en France, mais dans bien d’autres pays, où les incidens ne manquent pas pour rallumer le conflit. On l’a vu assez récemment à l’occasion du concordat signé entre l’Autriche et le saint-siège, — concordat qui touche à quelques-uns des côtés les plus épineux du gouvernement de l’église et de la politique contemporaine. Le cabinet de Vienne s’était préparé à cette mesure en abrogeant en grande partie, il y a quelques années déjà, la législation établie par Joseph II, presque à la veille de la révolution française. Supprimer ces lois faites sans le concours de Rome et maintenues malgré ses protestations, c’était indiquer évidemment l’intention de s’entendre avec Rome. Si l’on se souvient d’ailleurs que les réformes autocratiques de Joseph II, à côté de bien des choses qui avaient pour elles l’avenir, contenaient des violences que les révolutionnaires les plus ardens n’ont eu qu’à imiter, on ne peut s’étonner que l’empereur François-Joseph ait préféré régler ce vieux différend par une voie d’équité et de conciliation. Comment se fait-il cependant que le concordat autrichien, dès qu’il a été connu, ait laissé partout une impression si vive, une impression d’inquiétude et d’étonnement ? C’est qu’il répond peu sans doute à cet idéal, si ardemment poursuivi, d’une alliance juste et vraie entre la pensée religieuse et l’esprit des sociétés modernes ; c’est qu’il a paru peut-être soulever encore plus d’inconvéniens qu’il ne tranchait de difficultés ; c’est qu’en un mot on y a vu moins une solution qu’une source de complications nouvelles.

Rien n’est plus facile à critiquer, à un point de vue absolu, que le principe des concordats, et rien n’est moins aisé que de vivre pratiquement sans eux dans des pays vieux comme les nôtres, où il y a tant d’élémens divers, tant de traditions à concilier et à faire marcher ensemble. C’est d’habitude, comme on sait, à la suite de révolutions ou de longs démêlés que surviennent les concordats, comme un acte de pacification qui met fin à une guerre dont la société tout entière est la première à souffrir. Il en fut ainsi en France au commencement de ce siècle. Tout avait disparu pendant la révolution. À peine un gouvernement réparateur est-il né, une des premières pensées est celle d’une restauration religieuse, et le concordat de 1801 est signé. On a essayé d’y toucher depuis, notamment en 1817 ; il a fallu y renoncer, et le concordat de 1801 subsiste encore après plus d’un demi-siècle de durée. Quelles en ont été les conséquences ? La paix des consciences a été assurée. Les rapports de l’église et de l’état n’ont point été toujours sans nuages sans doute ; leur antagonisme pourtant n’a jamais dégénéré en rupture ni même en hostilités bien dangereuses. Lorsqu’il y a des luttes partout, il n’y en a point de sérieuses en France. Il y a plus, sous ce régime s’est formé le clergé le plus éclairé et le plus digne dans son ensemble qui existe peut-être dans le monde catholique. Les idées religieuses se sont réveillées plus qu’on ne le pensait, et, par une singularité bizarre, c’est la France, devenue un moment républicaine, qui a été la première à ramener le souverain pontife dans Rome conquise par les révolutionnaires ; c’est son armée qui reste encore la garantie la plus solide de la sécurité du saint-siège. Pour que de tels résultats aient pu être obtenus, il faut bien qu’il y ait quelque sagesse dans l’acte qui a fondé ce régime, et c’est cette expérience déjà longue qui fait du concordat de 1801 le type de ces sortes de transactions. Dans l’ordre des relations de l’église et de l’état, c’est l’équivalent de cette alliance de la raison et de la foi que le chef du catholicisme proclamait récemment dans l’ordre philosophique par une décision spéciale.

En est-il de même aujourd’hui du concordat autrichien ? Celui-ci, il faut l’avouer, a peu d’analogie avec le concordat français ; il lui ressemble si peu, qu’il a l’air d’en être la critique, critique indirecte et involontaire sans doute. Le gouvernement autrichien se dessaisit libéralement de bien des prérogatives que le pouvoir civil s’est réservées en France ; il n’est plus pour rien dans les communications du clergé avec les fidèles ou avec le saint-siège ; le placet est supprimé, le droit de nomination des évêques n’est maintenu à l’empereur qu’avec des restrictions ou des conditions. Le droit de posséder et d’acquérir est entièrement reconnu à l’église. Les ordres religieux pourront se multiplier indéfiniment. Les attributions de l’autorité ecclésiastique sont immensément étendues, elles sont étendues principalement en deux points essentiels. Par l’un des articles du concordat, les évêques, dans l’intérêt de la foi et des bonnes mœurs, sont investis d’un droit universel de censure sur tous les livres et écrits qui paraîtront, et le gouvernement impérial de son côté doit empêcher la propagation des livres jugés dangereux. Un autre article défère aux tribunaux ecclésiastiques toutes les causes relatives aux mariages, ne laissant aux juges ordinaires que la connaissance des effets civils de l’union conjugale. En un mot, toutes les questions se trouvent visiblement tranchées dans le sens d’une extension temporelle de l’autorité ecclésiastique. Que résultera— t-il de cet acte ? Il est à craindre qu’il ne devienne la source d’embarras et de conflits de toute sorte. Déjà même ces conflits ont commencé. L’archevêque de Milan et le patriarche de Venise notamment ont mis en demeure les libraires et les imprimeurs de la Lombardie d’avoir à soumettre à leur censure les publications qu’ils feraient paraître, et ils ont laissé voir l’intention de recourir au besoin au bras séculier. Ainsi, à moins d’une résistance du pouvoir civil ou d’un retour des évêques lombards à une interprétation plus modérée du concordat, la censure ecclésiastique se trouve pleinement reconstituée, et le gouvernement impérial est obligé de prêter main forte à l’exécution des sentences épiscopales en matière de presse et de littérature. Les complications pourront devenir bien plus graves en ce qui touche le mariage. Il y a ici, ce nous semble, une véritable confusion de pouvoirs. Voici en effet une autorité civile appelée à connaître des effets partiels d’un acte qu’elle ne peut apprécier ni dans sa formation ni dans sa validité. Cela existe ailleurs, nous le savons bien, et il est même des pays où il serait dangereux d’y toucher, tant cela est entré dans les mœurs et dans les traditions. Les conditions sont différentes en Allemagne, où il y a des cultes dissidens, où les mariages se font souvent entre protestans et catholiques. C’est une erreur singulière de croire encore aujourd’hui qu’on travaille à la grandeur de la religion en l’immisçant dans toutes les choses temporelles. Tant qu’elle reste dans son domaine, l’église est forte et puissante ; son action est d’autant plus efficace, qu’elle est indépendante, désintéressée et toute morale. Dès qu’elle met le pied sur un autre terrain, elle se heurte à toutes les difficultés et à toutes ces résistances qui préparent souvent des réactions désastreuses.

Comment donc le saint-siège et l’empereur d’Autriche ont-ils été conduits à signer un acte où l’un n’a pu résister peut-être à la pensée d’obtenir plus qu’il ne pouvait espérer, et où l’autre semble s’être empressé d’accorder tout ce qu’on lui demandait ? C’est ici peut-être le côté le plus délicat de la question. Sans manquer aux sentimens religieux du jeune empereur François-Joseph, on peut bien présumer qu’il s’est proposé quelque but politique. Il a pu espérer que, par ses déférences envers le saint-siège, il se constituait le chef de l’Allemagne catholique, et il a eu probablement surtout en vue l’Italie. L’Autriche a pensé qu’en accordant tout, elle recevrait au moins quelque chose en retour, et que l’union du pape et de l’empereur pourrait affermir sa domination au-delà des Alpes. C’est un calcul plus ou moins juste qui n’empêchera pas l’Autriche d’être toujours l’Autriche en Italie, et le cabinet de Vienne parvînt-il même à attirer à lui le haut clergé, il n’est point certain qu’il eût le même succès auprès du clergé inférieur. On peut se souvenir d’un fait qui précéda de peu la révolution de 1848. Le maréchal Radetzky prescrivait à ses lieutenans de ne point laisser leurs soldats se confesser aux prêtres lombards. Quoi qu’il en soit, c’est à ce point de vue surtout que le concordat peut avoir d’étranges conséquences et créer au saint-siège la situation la plus difficile, soit que des conflits surviennent, soit que l’union du pape et de l’empereur se maintienne par des sacrifices mutuels. Le saint-siège poursuivra-t-il jusqu’au bout les avantages qui lui ont été concédés sans entrer dans les vues des maîtres de la Lombardie ? Alors l’Autriche peut prendre l’attitude d’un pouvoir libéral, modérateur. On a déjà commencé ; les autorités milanaises insinuaient récemment aux évêques lombards qu’on ne brûlait pas dans notre temps, mais qu’on persuadait. Cette querelle peut s’apaiser sans doute, comme aussi elle peut se réveiller à chaque instant. Si le saint-siège au contraire reste en intime accord avec l’Autriche, et lui prête même involontairement le secours de l’influence religieuse, alors c’est une question bien autrement sérieuse qui s’élève. Qu’on le remarque bien, le pape n’est pas seulement le chef de l’église universelle, il est aussi le souverain d’un état italien. Tout ce qu’il trouvera de force et d’appui auprès de la domination impériale, il risque de le perdre aux yeux des peuples de la péninsule et des autres états italiens, qui se sentiront menacés par cette alliance de l’empire et de la papauté. Le malheur de ces combinaisons et de ces calculs, c’est qu’après tout ils pourraient bien ne servir ni l’état, ni l’église, ni le pouvoir religieux, ni le pouvoir civil. Ils jettent de nouveaux fermens dans cette Italie, déjà si bouleversée ; ils créent des griefs que les révolutionnaires exploiteront en les exagérant : ils ouvrent une issue par où peut passer M. Mazzini. Voilà le danger à redouter, danger que n’a point aperçu certainement l’esprit généreux de Pie IX ; voilà ce qui peut faire concevoir quelques doutes au sujet du dernier concordat autrichien. Nous ne savons s’il produira le bien qu’on en attend pour la religion ; il peut du moins lui créer des périls, et il peut en créer aussi pour l’Italie. Ce ne serait pas le résultat le moins triste de cet acte, s’il devait être un obstacle de plus au rétablissement de rapports meilleurs entre Rome et le Piémont.

Cette terrible question religieuse est toujours en effet l’une des plus graves pour le Piémont. Ajournée actuellement, elle se présentera de nouveau un jour ou l’autre jusqu’à ce qu’elle soit résolue. Pour le moment, le Piémont est absorbé plus exclusivement par d’autres affaires, par sa coopération à la guerre et aux négociations diplomatiques, par la pensée propre qu’il a portée dans la lutte, et qui n’est point de nature à lui faire désirer la fin des hostilités. La présence du Piémont à côté de l’Autriche n’est point certes le fait le moins curieux dans ce congrès qui vient de se réunir. L’Autriche a voulu sans doute écarter une circonstance qui aurait pu rendre ce rapprochement difficile ou pénible : On se souvient qu’il y a plusieurs années les biens des émigrés lombards, dont un grand nombre s’est réfugié en Piémont, avaient été séquestrés, et qu’il en était résulté une sorte de rupture diplomatique entre les deux gouvernemens. Le séquestre a été levé il y a peu de jours. Cette restitution, qui n’est qu’une stricte justice, paraît être soumise, il est vrai, à des conditions ; mais enfin le premier pas est fait, et l’Autriche ne reculera point probablement devant une réparation complète. Le Piémont sera-t-il en meilleure amitié avec l’Autriche ? C’est ce dont il est permis de douter. Le Piémont, il faut le dire, a une situation difficile en Italie. C’est le pays où affluent tous les révolutionnaires de la péninsule. Chacun lui trace un rôle chimérique. La meilleure politique pour lui consiste dans la modération, dans une fermeté prudente, et il faut qu’il résiste à toutes les tentations. Récemment encore, l’ancien président de Venise, M. Manin, reprenait dans les journaux de Turin une thèse qu’il a déjà développée en France. Cette thèse est bien simple : c’est tout un programme politique qui se résume en deux mots, unification et indépendance de l’Italie ! Il faut que tous les Italiens s’unissent pour l’affranchissement de la patrie commune. Quant aux moyens de réaliser cet affranchissement, il n’est point d’illusion comparable à celle que se fait l’ancien dictateur vénitien. M. Manin est persuadé qu’en théorie la république est la forme la plus parfaite de gouvernement ; mais la république est peu en honneur aujourd’hui : la maison de Savoie est populaire au contraire, c’est autour d’elle qu’il faut se grouper, à la condition qu’elle donnera l’unité à la péninsule. Le prix de ses efforts sera la couronne de l’Italie, à moins que la révolution ne la lui prenne. M. Manin n’aperçoit que deux sortes d’ennemis à ce projet, le parti piémontais, qui préfère la maison de Savoie à l’Italie, et le parti républicain, qui préfère la république à l’indépendance. M. Manin ne voit pas qu’il ne sert pas beaucoup mieux l’intérêt italien. En faisant bon marché de la république, il prouve le peu de foi qu’il a en sa chimère, et en promettant à la maison de Savoie un concours dans de telles conditions, il lui offre un appui plus périlleux qu’utile. Le roi Victor-Emmanuel n’irait point vraisemblablement aussi loin que M. Manin dans son ambition ; il se bornerait à des acquisitions plus voisines. Il est vrai qu’il serait répudié par tous les révolutionnaires, qui agiraient avec lui comme ils firent avec Charles-Albert, et c’est ce qui fait que l’Italie tourne toujours dans un cercle d’impossibilités et d’épreuves, lorsque son avenir serait dans la réalisation modérée de vœux plus pratiques et plus simples.

Le Nouveau-Monde a certes une histoire fort agitée et fort complexe où se mêlent les grandes et les petites choses, les faits surprenans et les incidens ridicules. Jetez les yeux sur ces immenses territoires depuis la Californie et New-York jusqu’au cap Horn, sur ces empires dépeuplés et dévastés comme le Mexique, sur ces îles convoitées et disputées comme Cuba, sur ces archipels que la civilisation n’éclaire encore que d’un jour douteux : la vie apparaît sous bien des aspects. Les États-Unis, ces dominateurs jaloux du Nouveau-Monde, remplissent la scène. Aujourd’hui cependant ils ne comptent aucun exploit inattendu. C’est tout au plus si le congrès de Washington a réussi à se donner un président après le plus laborieux enfantement. Pendant deux mois, les scrutins se sont succédé, et les forces des partis se balançaient si bien que toutes les combinaisons ont échoué. On a fini par recourir à un expédient bien simple en n’exigeant pour la nomination du président que la pluralité des voix au lieu de la majorité absolue. Si, comme l’a laissé croire un instant l’attitude hautaine et cassante du gouvernement de Washington, les États-Unis portaient une véritable passion dans leur querelle avec l’Angleterre, il est à croire que le congrès, c’est-à-dire l’assemblée populaire de l’Union, n’eût point passé deux mois à ballotter des noms dans une urne avant de s’occuper des affaires du pays. Il est vrai d’un autre côté qu’il s’agissait ici de la grande lutte qui divise les États-Unis, de cette espèce de duel engagé entre le nord et le sud. Ce qu’il y a de plus particulier, c’est que les partisans du sud, qui ont admis la pluralité des voix, parce qu’ils se croyaient sûrs du succès à la faveur d’une de ces candidatures improvisées au dernier moment, ont été battus en définitive. C’est un abolitioniste qui a triomphé par la nomination de M. Banks. Ce n’est pas seulement un abolitioniste, c’est un noir du Massachusets. M. Banks au reste, en prenant possession de la présidence, a prononcé quelques paroles de l’esprit le plus sage. Et maintenant voilà le congrès de l’Union constitué, non sans peine ! Les États-Unis sont le foyer de bien des bizarreries et de bien des expériences. Dans le nombre, il en est une qui nous touche presque comme un souvenir de nos dernières révolutions : c’est l’établissement de la république communiste d’Icarie à Nauvoo. On n’avait plus entendu parler depuis longtemps de cette Icarie, Elle existe pourtant sous la haute direction de son fondateur, M. Cabet. Seulement elle a le sort de toutes les républiques communistes : elle finit par la consomption, et voilà M. Cabet en disposition de faire un coup d’état pour réfréner les mauvaises passions et les intempérances de ceux qui se permettent de le critiquer. M. Cabet propose donc au peuple icarien une constitution nouvelle qui n’est autre chose que la dictature. L’Icarie fera peu de prosélytes aux États-Unis ; elle n’aura été qu’une épave de nos révolutions jetée par le mauvais temps au milieu des exubérantes agitations de cette vigoureuse race.

De toutes les aventures présentes du Nouveau-Monde, la plus étrange à coup sûr, la plus curieuse et la moins héroïque est ce qui vient d’arriver à sa majesté noire Faustin Ier ou Soulouque, empereur d’Haïti. Le fait est déplorable, mais il est certain : Soulouque a été battu, complètement battu, pour avoir trop aimé la gloire, et c’est à peine s’il a pu se retrouver lui-même dans sa défaite. L’empereur Faustin nourrissait depuis longtemps des pensées de guerre ; il voulait avoir sa grande armée et faire des conquêtes. L’ardent objet de sa convoitise était cette petite République Dominicaine, qui s’obstine à vouloir rester indépendante et à refuser de goûter les douceurs de l’empire haïtien. La France et l’Angleterre ont cherché à tempérer l’humeur belliqueuse de l’empereur noir ; elles n’ont réussi qu’à ajourner ses projets. Soulouque pendant ce temps organisait son armée, faisait des préparatifs formidables, et il s’est décidé enfin à aller prendre en personne le commandement de ses forces, résolu à se couvrir d’une gloire immortelle. Mais c’est ici, hélas ! que commence la tragique aventure. Par malheur pour Soulouque, les Dominicains ont un chef énergique, le général Santana, qui s’est mis en état de défense, bien qu’il dispose de peu de moyens. Voilà l’inconvénient : la République Dominicaine s’est défendue, et cette surprenante attitude a déconcerté tous les plans de conquête. C’est au mois de décembre dernier que Faustin Ier commençait sa marche guerrière. Il n’avait pas moins de trente mille hommes, des approvisionnemens assez considérables, un trésor de trois millions de dollars. Soulouque s’est avancé vers la frontière. Arrivé à un point nommé Mirabelais, il a détaché un petit corps qui devait le rejoindre à Azua, tandis qu’il suivait lui-même une autre route. Le moment de la lutte approchait. Qu’est-il arrivé ? Le petit corps détaché vers Azua a rencontré les Dominicains, et au premier choc les Haïtiens ont pris la fuite, bien qu’ils fussent à peu près vingt contre un. Un vieux général et quelques officiers s’obstinaient seuls à se faire tuer. La grande armée de Faustin n’était pas plus heureuse dans sa marche. L’empereur haïtien comptait plus de vingt mille hommes contre quatre cents Dominicains. Ici encore c’est la même péripétie : la première ligne se replie sur la seconde, qui se replie sur la troisième, et ainsi de suite, ce qui fait que l’armée de Soulouque a eu une retraite très précipitée. Canons, approvisionnemens, trésor, Faustin a tout perdu, moins les hommes, qui se sont débandés et n’ont plus reparu pour la plupart. Soulouque lui-même a complètement disparu au premier moment. Il s’était réfugié d’abord dans un petit village du nom de Bonheur, nom tout de circonstance. On n’a plus su un instant ce qu’était devenu Faustin. Il a reparu depuis pourtant, et il a fait, dit-on, fusiller quelques généraux. Recommencera-t-il sa marche guerrière ? L’expérience doit lui montrer que la fortune a ses retours, et que les ambitions de gloire ont leurs amertumes. Il a perdu une armée, il pourrait une autre fois y jouer un jeu plus dangereux pour lui.

CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.

SUR LES PROGRÈS RÉCENS DE LA GALVANOPLASTIE.


De toutes les parties de la fameuse Encyclopédie française du siècle dernier, celle qui traite des arts et métiers est certainement l’une des plus importantes et des plus utiles, et c’est en même temps celle qui a eu le moins de lecteurs. Il est pourtant très curieux d’étudier les procédés par lesquels le génie de l’homme a maîtrisé la nature et a tiré tant d’avantages de ses diverses productions. Franklin définissait l’homme l’animal qui sait se faire des outils. À ce point de vue, les plus simples et les plus vulgaires des instrumens dont nous nous servons tous les jours méritent notre attention. La pince ou tenaille avec laquelle nous saisissons un fer rougi au feu n’est-elle pas une addition précieuse à la main, qui ne pourrait manier impunément un métal incandescent ? La simple pincette du foyer domestique ne représente-t-elle pas deux doigts mécaniques qui ne craignent pas la brûlure ? Pourrait-on remplir sa main de charbons ardens comme on remplit une pelle à long manche, en évitant non-seulement le contact destructeur du feu, mais encore une proximité trop grande du foyer d’où l’on retire le combustible enflammé ? Pourrait-on, en frappant du poing, faire le travail qui devient facile avec le marteau ? On trouve dans Hésiode cette curieuse remarque, que les cyclopes, ouvriers admirables, avaient la force, l’activité et des machines pour aider leurs travaux. Dans Homère, Vulcain arrivant à sa forge fait souffler son feu par deux figures qui étaient évidemment des éolipyles, que l’on n’emploie plus aujourd’hui, sans doute parce que l’on a reconnu que l’air mêlé de vapeur d’eau brûle le charbon sans efficacité pour la production de la chaleur. Les curieux pourront voir dans la belle tragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné, tous les arts que ce titan, bienfaiteur des hommes, se vante de nous avoir donnés. Indépendamment du feu, qui auparavant était exclusivement réservé aux dieux, il mentionne l’art de bâtir, l’astronomie, la marine, les animaux soumis au joug, la médecine, et, chose remarquable, l’art d’écrire et la science des nombres. Il dit qu’en donnant le feu, il a donné tous les arts à l’humanité, mais il y avait encore bien loin du feu à l’électricité.

La galvanoplastie, c’est-à-dire la fabrication électrique d’une pièce métallique, est-elle une science, un art ou une industrie ? Se rapporte-t-elle à l’intelligence purement scientifique et métaphysique, ou bien doit-elle, comme la sculpture et la glyptique, être placée dans la brillante catégorie des beaux-arts, enfans privilégiés de l’imagination ? Doit-on enfin n’y voir qu’un métier utile, dont les produits s’adressent aux besoins de l’homme civilisé, comme tous ceux qui font refuser à ceux qui les exercent le titre d’artistes pour ne leur laisser que le nom d’artisans ou d’ouvriers ?

La galvanoplastie est à la fois une science, un art et un métier. Son origine purement scientifique est la physique de l’électricité. Par ses applications à la production de tous les ouvrages où la forme domine, c’est un art, de ceux que l’on appelle par excellence arts libéraux. Enfin, par ses produits industriels, c’est une laborieuse ouvrière. Tout le monde sent la différence qu’il y a entre la fabrication des objets de quincaillerie, l’argenture ou la dorure des bronzes et le modelage d’une statue, la reproduction d’une planche gravée avec tous les raffinemens de l’art le plus avancé.

Cette espèce de bilan qu’on a dressé de l’humanité en divisant les tendances prédominantes en intelligence, sentiment et besoins matériels, semble fondé sur l’observation des faits comme sur la nature intime de notre espèce. Les arts libéraux, qui tiennent le milieu entre les spéculations métaphysiques, accessibles à peu de têtes, et les travaux purement manuels, qui ne disent rien à l’imagination, sont ceux qui font l’honneur comme la félicité des nations civilisées tant par leur charme naturel que par leur influence salutaire sur la société. La galvanoplaslie se recommande donc sous tous les points de vue à l’étude et à l’intérêt des esprits de toutes les classes.

Au moment où l’exposition universelle de 1855 fut annoncée au public, on s’imagina que des descriptions détaillées des procédés qui avaient fait éclore toutes les merveilles de l’industrie seraient indubitablement recherchées par les visiteurs et par ceux qui n’auraient pas l’avantage d’étudier en détail tout ce que contenait l’immense palais, ou plutôt les immenses palais encombrés par le travail du monde entier. Il n’en a rien été. Les descriptions techniques ont été mises en réserve pour être consultées au besoin ; elles n’ont point occupé les lecteurs, et ne sont point arrivées à prendre rang parmi les sujets de conversation des salons ou des sociétés de Paris et de la province. Elles ont eu tout à fait le même sort que les parties techniques de l’Encyclopédie. L’expérience indique donc que la science seule des faits n’a point d’attraits sans les déductions qui les rattachent à l’homme. « La fourmi, disait Bacon, amasse sans art ; l’abeille amasse et élabore les matériaux qu’elle a recueillis. » Une remarque de salon me fournit un exemple qui peint bien ma pensée. Tout le monde a lu l’Esprit des Lois, le chef-d’œuvre de Montesquieu ; et les lois elles-mêmes, qui a pris connaissance de leur immense ensemble, si ce n’est ceux qui en font une étude professionnelle ?

Je m’abstiendrai donc de faire le tableau de tout ce qu’a produit l’électricité plastique depuis les pages qu’ici même je lui ai consacrées, et je passerai eu revue les travaux de quelques ateliers de la capitale, sous le triple rapport de l’industrie, de la science et de l’art. Du reste, presque tous nos galvanoplastes ont réuni ces trois mérites dans leur fabrication.

Lorsque l’exposition universelle de France ouvrit au monde entier la concurrence de tous les mérites et la rivalité de toutes les fabriques, la puissante maison Elkington de Londres sembla, pour la galvanoplastie, devoir primer le monde entier. Un seul fabricant français, M. Christofle, pouvait soutenir l’honneur de la France, et, n’écoutant que son patriotisme, il s’abstint de rechercher l’avantage d’être membre du jury international, afin de balancer les suffrages, qui en effet le placèrent au même rang que son rival. Mais ce n’est pas tout que de voir les produits d’une immense industrie d’utilité et de luxe ; il faut pénétrer dans les ateliers où se préparent tous les objets que la consommation française réclame et tous ceux par lesquels la France rend les autres nations tributaires de son art et de son activité. J’ose dire que, sous ce point de vue, il n’est point d’homme d’état qui ne voie avec admiration ou même avec reconnaissance l’atelier ou plutôt les cent ateliers de M. Christofle. Là, douze ou quinze centaines d’ouvriers et d’ouvrières, depuis les simples manœuvres jusqu’aux artistes de premier ordre, modèlent, fondent, galvanoplastisent, argentent, dorent, polissent mille sortes d’objets en métaux ordinaires ou précieux, depuis le couvert modeste du pauvre, recouvert en argent, jusqu’aux bronzes argentés et dorés destinés aux plus opulentes maisons du pays. L’agent scientifique, l’électricité, relégué dans un cabinet isolé en plein air pour éviter les émanations nuisibles, envoie par de longs fils de métal son influence aux réservoirs pour le dépôt de l’or et de l’argent et à ceux où le métal se dépose en lames et eu figures dans des moules artistiques. Certaines pièces offrent du travail sans art, d’autres un art exquis ; le plus grand nombre, qui composent ce qu’on appelle l’ornementation, présentent l’assemblage des deux genres, savoir : des pièces massives, enrichies de détails du travail le plus précieux. L’attention scrupuleuse qui a été donnée partout à la salubrité de tous les ateliers pourrait être qualifiée d’admirable, si ce n’était pas l’estime plutôt que l’admiration qui dût payer cette philanthropie si rare. Quand on voit un agent tout à fait scientifique, l’électricité, travaillant en silence, avec une activité infatigable, à la création comme à la décoration de tant de pièces métalliques, on se figure involontairement Diderot, le rédacteur des articles d’arts et métiers de l'Encyclopédie, visitant aujourd’hui un grand atelier de galvanoplastie, et jouissant du progrès provoqué par sa noble initiative d’il y a un siècle. Diderot aurait vu avec bonheur la galvanoplastie réaliser l’union de l’industrie avec les beaux-arts, qu’il comprenait si bien. Comme dans les palais de l’industrie, cet esprit si hardi, et si au-dessus des préjugés de son siècle, aurait applaudi à la réhabilitation, pour ainsi dire officielle, du travail, qui a inauguré la seconde moitié du présent siècle, en admettant aux mêmes distinctions, aux mêmes décorations, le mérite de l’ouvrier et le mérite guerrier. Si, à l’exemple des Grecs, nous prenons la décade de dix années pour l’unité de temps, car le siècle est trop long pour l’activité de la civilisation moderne, la présente décade, qui est la sixième du xixe siècle, et qui a vu les expositions de Londres et de Paris, et les récompenses honorifiques équitablement décernées à tous les travailleurs sans privilège autre que le mérite et sans égard à la routine des préjugés, la présente décade, disons-nous, occupera un rang distingué comme ayant réalisé un progrès moral et politique, de même que le travail avait, lui aussi, réalisé un progrès utilitaire et national. Quand on a été à la peine, on a le droit d’être à l’honneur !

À voir la facilité avec laquelle, sous l’influence électrique, les métaux se solidifient en vases, en statues, en ustensiles divers, et passent de l’état liquide du bain qui les contenait à la rigidité que la fonte seule leur donnait autrefois, on pense tout de suite à ces montagnes de sel qui, dans les marais salans de l’Aunis, se retirent à l’état solide des eaux toujours agitées de l’Océan. Là, l’évaporation fait ce que l’électricité fait dans la galvanoplastie ; seulement il est moins étonnant de voir les cristaux de sel solide apparaître quand l’eau les abandonne par sa volatilisation au travers de l’atmosphère que de suivre dans l’œuvre de l’électricité le dépôt métalliquement rigide exigé d’un réservoir qui ne perd rien par l’évaporation. Il y a deux ou trois décades d’années, on n’eût pas jugé possible de faire du cuivre, de l’or, de l’argent en masses compactes par des dépôts continus de particules pour ainsi dire précipitées une à une, et dont on ne pouvait attendre raisonnablement que du métal en grains, en poussière ou limaille impalpable, comme le donnent toutes les opérations chimiques.

En effet, si dans un laboratoire de chimie bien assorti en produits et en préparations, un flacon renfermant une poudre noire, terne, pulvérulente, porte l’étiquette charbon de bois, charbon de sucre, charbon de terre ou noir de fumée, vous replacerez ce flacon, qui ne dira rien de nouveau à votre curiosité ; mais le flacon d’à côté, renfermant une substance tout à fait semblable, également noire, terne et en poudre, portera l’étiquette argent ; un autre flacon, encore tout pareil, contiendra de l’or. De même le fer, le cuivre, le zinc, le plomb, l’étain et tous les métaux seront des poudres noires comme le charbon, et qu’il serait impossible de distinguer du charbon par l’aspect. Tels sont les produits de la précipitation chimique. Pour vous faire connaître le genre de ces poudres diverses de nature, quoique semblables d’apparence, le chimiste en prendra une petite quantité, et, la fondant au chalumeau, il produira un bouton d’or, de cuivre ou d’argent, suivant le bocal où il aura puisé la substance noire. Au commencement de ce siècle, on a été obligé de faire des travaux chimiques inouis pour faire passer le platine de l’état de précipité pulvérulent à l’état compacte et malléable. Comme le platine est presque infusible, on n’avait pas, ainsi que pour l’argent et le cuivre, la ressource du feu pour l’agglomérer et le réduire en masse brillante. Les expositions des deux ou trois premières décades de ce siècle font foi de ces difficultés péniblement surmontées.

C’est ici le cas de remarquer combien avaient beau jeu les prétendus adeptes du grand œuvre, les possesseurs de la pierre philosophale que Molière appelle

. . . . .Cette benoîte pierre
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre.

Pour faire croire que dans leurs fourneaux ils changeaient diverses substances en métaux précieux et qu’ils faisaient de l’or, il est évident qu’ils mettaient frauduleusement de l’or en précipité noir au lieu de charbon, et qu’ensuite ils ne retiraient que l’or qu’ils avaient introduit dans leur appareil. Sous la régence d’Anne d’Autriche, une mystification de ce genre pensa coûter la vie à l’alchimiste qui se l’était permise, et sans doute la catastrophe sera arrivée plus d’une fois entre la tyrannie avide et le charlatanisme impudent. En vérité on ose à peine plaindre de si peu intéressantes victimes. Quant à la galvanoplastie, au moyen de bains convenablement métallisés, elle a doré, argenté, cuivré, platiné en pellicule, en plaque, en masse compacte, à volonté. De même qu’on peut ne déposer qu’une mince couche métallique dans un moule creux, on peut le remplir complètement de métal sans y laisser aucun vide. C’est l’affaire du temps pendant lequel on laisse agir l’électricité de la pile.

La pile elle-même, cette admirable invention de Volta, que les ouvriers de Paris fabriquent par centaines et par milliers pour les télégraphes électriques, n’était au commencement du siècle que dans les cabinets de physique. Voici comment on la construisait. On plaçait sur une table un disque ou rondelle de cuivre sur laquelle on mettait une pièce semblable de zinc. La dimension de ces pièces ou rondelles était environ deux fois celle d’une pièce française de cinq francs. Au-dessus de la pièce de zinc, on posait une rondelle de drap mouillé d’eau salée, puis on posait dessus un second cuivre, sur celui-ci un second zinc, puis une seconde rondelle de drap humide. On continuait ainsi d’empiler les pièces de zinc sur les pièces de cuivre et les disques de drap mouillé sur les disques de zinc. Après trente ou quarante alternatives, la pile ainsi construite semblerait être le plus inoffensif et le plus innocent des appareils que l’on puisse imaginer. Cependant, si l’on met une main en contact avec la base de la pile et que de l’autre on touche le sommet, on ressent une violente commotion nerveuse qui agit incessamment tant qu’on touche le sommet et la base de la pile avec les deux mains. Avec la pile que Napoléon 1er avait donnée à l’École polytechnique, M. Gay-Lussac fut renversé du choc. Maintenant on administre l’électricité avec de petits appareils analogues à la pile pour le courant électrique, et qui sont très efficaces sous un très faible volume. Chaleur, lumière, composition et décomposition chimique des corps, transport des substances sous forme invisible, sécrétions organiques dans les plantes et les animaux, messages télégraphiques, travail moteur, tout est exécuté par cet agent sans poids, imperceptible à notre vue, et aussi mystérieux dans le bâton de cire à cacheter qui, frotté sur un habit, attire un fil léger que dans le nuage orageux où il constitue la foudre. Ainsi, après avoir fait travailler l’air, l’eau et le feu, le génie de l’homme a su prendre pour collaborateur le fluide même de la foudre, et, chose étonnante, ce redoutable agent physique s’est montré le plus docile et le plus apprivoisé de tous ceux que l’intelligence avait conquis sur la nature matérielle.

L’exposition universelle a vu et apprécié les résultats obtenus par MM. Hulot et Coblence. M. Coblence reproduit une page portant une vignette et un texte imprimé de telle manière qu’on peut la tirer à l’impression comme un stéréotype, réduisant ainsi la reproduction d’un ouvrage à figures intercalées au même degré de facilité que la reproduction typographique ordinaire. Quant à M. Hulot, outre ses admirables spécimens de billets de banque, de timbres-poste tirés à plusieurs milliards, et ses clichés sans pareils, on peut dire que dans le modelage et la reproduction des gravures il a atteint les dernières limites de l’art. Ses ateliers à la Monnaie sont des installations tout à fait scientifiques. Au grand honneur de la science et de l’industrie, on a vu à la distribution des récompenses de l’exposition MM. Hulot et Coblence, le savant et l’ouvrier, recevoir ensemble cette décoration à laquelle l’estime de la France a donné une si haute valeur.

À l’une des dernières séances de l’Académie des Sciences, un galvanoplaste de première distinction, M. Lenoir, a montré des bronzes d’un fini parfait et d’une épaisseur tout à fait uniforme en même temps qu’ils étaient fort légers. L’invention consiste dans l’idée que M. Lenoir a eue d’introduire dans le creux du moule un ou plusieurs fils métalliques conducteurs qui répartissent le dépôt métallique également sur toute la surface intérieure du creux. On peut ainsi atteindre à des figures de toutes les dimensions. La statue se trouve produite tout d’une pièce sans soudure et sans travail d’ajustement, travail coûteux, souvent périlleux et toujours peu artistique. Plusieurs des pièces mises sous les yeux de l’Académie étaient de vrais chefs-d’œuvre de modelé et de distribution du métal plastique. Il va sans dire que tous les galvanoplastes qui arrivent aux travaux d’art confectionnent également tous les objets d’ornement, dont le nombre est déjà immense, car tout ce qu’on peut demander sans risque au travail galvanoplastique, on se garde bien d’essayer de le produire par les anciens procédés du feu et de la fusion, qui tourmentent les moules et ne tirent pas à beaucoup près aussi fin.

L’esprit des procédés galvanoplastiques, c’est donc en général une plus grande perfection du travail artistique jointe à une réduction considérable dans le prix des produits. Quant à ce qu’on appelle le tour de main, c’est-à-dire l’emploi bien entendu d’un nombre considérable de petites précautions qui semblent autant de recettes individuelles, on ferait plus d’un volume de celles que chaque opérateur en grand préconise à juste titre comme gage de succès, et ces prétentions sont légitimées par la beauté des résultats obtenus. Je passe donc à des opérations d’un tout autre genre exécutées en grand dans l’établissement gigantesque de M. Oudry, ayant pour collaborateur M. Levret, officier distingué de notre savante marine française. Là on fait toutes les pièces d’ornementation, de bijouterie même, que j’ai signalées dans les travaux de M. Coblence : la gravure en taille-douce, le clichage, la reproduction des médailles avec plusieurs enveloppes de divers métaux, comme l’avait déjà fait M. Hulot ; mais c’est dans l’industrie des grandes pièces, et surtout pour la marine, qu’il y a chez M. Oudry du nouveau et de l’étonnant. C’est le dernier type que je prendrai pour les progrès de l’art.

On peut dire que M. Oudry change tous les métaux, non pas en or comme les alchimistes, mais bien en cuivre. D’immenses tuyaux de conduite, des rouleaux pour l’impression des étoffes, sont revêtus en dedans et en dehors d’une épaisseur considérable de ce métal, bien moins altérable que le fer. Des chaînes de marine de grande force, des cornières en fonte, des clous de doublage, des candélabres immenses, de hautes grilles, deviennent inaltérables même à l’eau de mer. La marine française a déjà accueilli plusieurs des produits de M. Oudry, et notamment pour l’habitacle des phares. On cite les Anglais et les Américains pour la hardiesse de leurs entreprises industrielles ; l’usine d’Auteuil ne leur cédera en rien. Il s’agit de doubler un navire en fer en le mettant dans une cale à flot et l’entourant d’un bain galvanoplastique. C’est gigantesque, mais cela n’implique rien d’impossible, et le tout est dans le prix de revient, qui semble n’être pas évalué trop bas par M. Oudry. Mais les navires en bois, comment les envelopper de cuivre ? Le doute était ici permis, ou même commandé par la nature du doublage que l’on avait en vue. Il ne semble pas facile au premier abord de fixer sur le bois une épaisseur de cuivre suffisante pour sa préservation. Or l’expérience a prononcé pleinement en faveur des prétentions de M. Oudry. De grandes planches, de celles mêmes qui constituent le bordage des vaisseaux, ont été doublées d’une épaisseur de cuivre de la plus parfaite régularité et d’une adhérence complète à l’aide de petits clous de cuivre incrustés dans le bois, et dont la tête se noie dans le dépôt galvanoplastique. Ces planches ainsi doublées ont un aspect magique, et leur grandeur éloigne toute idée de crainte sur la réussite du doublage d’un bâtiment entier de grandeur quelconque. Après cela, il ne semble plus possible de fixer de limite à la puissance de la galvanoplastie. On pourrait la définir l’art de faire sans la fonte et sans le feu tout ce qu’autrefois on faisait par ces deux moyens. L’école de Pythagore s’amusait de cette énigme : On voit l’homme souder l’airain sur l’homme au moyen du feu ! Le mot de l’énigme était la pose des ventouses. Avec la galvanoplastie, il n’y a pas de doute qu’on réussirait à bronzer une partie considérable d’un corps vivant. Dans l’usine de M. Oudry, tout est revêtu de cuivre, même les rails des petits chemins de service intérieurs.

Pour comparer le procédé galvanoplastique avec la fonte ordinaire, il faut d’abord savoir qu’une statue, un buste ne sont pas coulés pleins ; il y a un vide au milieu. En réalité, une figure de bronze se coule entre deux moules. L’un, grossièrement ébauché, est intérieur et fait de sable, de terre, de charbon pilé, enfin d’une substance qui puisse s’extraire facilement après le coulage. Ce moule intérieur est recouvert d’une couche de cire que le sculpteur travaille ensuite avec tout l’art dont il est capable. C’est cette cire qui est enveloppée d’un nouveau moule. On verse le métal fondu entre les deux moules ; la cire fond ou s’évapore, et le bronze la remplace.

Sequitur fugientem torridus humor.

Voyez sur cette opération les beaux vers du cardinal de Polignac dans l'Anti-Lucrèce. Le sable intérieur est ensuite concassé et retiré. Comme c’est la forme extérieure du métal qui en fait tout le mérite, on estime en général les bronzes légers : tels sont les bronzes antiques et les bronzes florentins de la renaissance ; mais il n’est rien de pareil à ce que peut donner en ce genre la galvanoplastie, et surtout celle de M. Lenoir. Il y a cependant des limites à tout, et ce sentiment artistique qu’on appelle le goût a tout autant de réalité que les formules de la géométrie. L’impératrice Joséphine, qui protégeait les arts du dessin à une époque où la guerre enlevait toute la population studieuse, avait eu l’idée de demander à plusieurs artistes des coupes et des urnes en bronze d’un modèle élégant : il en reste plusieurs dont la forme est gracieuse ; mais quelle fonte, bon Dieu ! Peu s’en faut que la pièce ne soit en bronze plein. On ne pouvait pas objecter ici la difficulté de faire un moule intérieur ; c’était plus facile que les bombes et les obus, que l’on fait par millions. Un antiquaire, possesseur d’une de ces urnes antiques (de forme), me faisait part de la persuasion où il était que c’était l’urne même dans laquelle Achille avait recueilli les cendres et les os de Patrocle. D’après le peu de creux que le fondeur avait laissé à ce bronze, on n’y aurait pas recueilli les cendres et les os d’un coq ou d’une oie. Il va sans dire que j’assurai l’heureux antiquaire que je ne voyais pas comment on pourrait nier son assertion. En fait d’antiquités, on me montrerait le rasoir de Tullus Hostilius, avec lequel le sacrificateur coupa la pierre qui servait à l’aiguiser, que je le reconnaîtrais pour parfaitement authentique.

Après avoir admiré les résultats de la galvanoplastie, il est une première question que chacun se pose ; on veut savoir comment ce dépôt solide est produit. Tout effet a une cause, et plus l’effet est remarquable, plus on tient à connaître la cause qui lui a donné naissance. Or dans la physique rien n’est si obscur que ces actions qui s’exercent entre les particules extrêmes des corps, lesquelles sont d’une ténuité extrême, mais en si grand nombre qu’elles produisent par leur ensemble ce qu’elles ne pouvaient faire individuellement. Depuis Newton, nous savons que toutes les substances matérielles exercent l’une sur l’autre une attraction même à de grandes distances. Deux corps que l’on met en présence, s’ils sont placés sur des supports assez mobiles, se mettent en mouvement l’un vers l’autre. Deux corps polis et bien plans, étant mis en contact, adhèrent fortement. Les ouvriers qui manient habilement la lime dressent deux lames de fer si exactement qu’elles arrivent au contact et se prennent fortement l’une à l’autre. Si on a deux balles de plomb et qu’avec un rasoir on enlève à chacune d’elles un petit morceau, puis qu’on rapproche les deux petites facettes rondes produites par le rasoir, on voit également qu’il naît une adhérence telle entre les deux balles que leur poids ne les détache pas l’une de l’autre ; souvent même cette adhérence résiste à des poids de plusieurs kilogrammes. IL n’est donc point étonnant que l’électricité, en apportant les particules métalliques et les déposant tout près l’une de l’autre, en construise un métal solide tel que nous l’aurait donné la fusion ; car si l’on y réfléchit bien, la fusion n’est aussi qu’un moyen d’exclure tout intermédiaire entre les particules du corps, et par suite de leur permettre d’exercer leur attraction mutuelle au moment où la chaleur se retirera.

Il reste à savoir comment le courant électrique s’empare des particules, et les voiture jusqu’à ce qu’il arrive au point où, s’affaiblissant par diffusion, il abandonne ce qu’il entraînait. Or c’est ici de la physique théorique, et la question rentre dans un tout autre ordre d’idées que celles que nous devons aborder en ce moment.

J’ai déjà dit et répété que la terre dans son ensemble, à cause des courans électriques qui la parcourent de l’est à l’ouest, est une vaste usine galvanoplastique où l’espace et le temps ont produit de curieux effets. Les filons métalliques qui occupent les fentes des grandes masses continentales semblent des dépôts produits par la galvanoplastie de la nature. Quel sera l’industriel qui saura, pour son profit et pour l’avantage de l’humanité, faire travailler ces courans électriques, qui ne coûtent rien ? Jusqu’ici, à ma connaissance, le seul travail qu’on leur ait demandé, ç’a été de remonter une pendule, en sorte que celle-ci va toute l’année sans qu’on ait besoin d’y toucher. C’est un bien mince résultat. De tous les genres de travail, la galvanoplastie me semble celui auquel les forces électriques de la nature s’appliqueraient le plus immédiatement et le plus avantageusement. L’industrie des métaux a toujours rivalisé avec l’agriculture comme source de la richesse. L’Angleterre, avec la partie combustible de son sol, extrait le fer contenu dans l’autre partie et l’exporte avec un avantage immense. Y aurait-il quelque espoir de retirer le fer galvanoplastique de la terre avec les courans de la terre elle-même, comme on retire le cuivre et l’argent par ce procédé ? Il faut convenir que le fer est bien difficile à extraire, mais il est bien utile et d’un emploi bien général. Midas et Cinyras, ces deux personnifications de la richesse dans l’antiquité, me semblent marquer l’époque où l’extraction du fer a succédé à celle du cuivre, qui a devancé l’autre de bien des siècles. Virgile nous peint la terre d’Amathonte, où régnait Cinyras, comme enceinte de métaux :

Gravidam que Amathonta metallis.

Il en dit à peu près autant de l’île d’Elbe (Ilva). La Phrygie de Midas n’était pas moins riche en minerais. Or, dans les localités où les forces de la nature ont déposé électriquement des métaux, ces forces électriques doivent encore subsister. Pourrait-on les utiliser ? Laissons au temps à décider la question. Au reste, je n’ai voulu indiquer ici que les progrès récens de la galvanoplastie. C’est donc de son présent qu’il s’agit et non point de son passé, ou de son avenir. Sans tenir aux beaux-arts d’aussi près que la photographie, la galvanoplastie, par sa fixation des formes, rentre dans leur domaine. Notre siècle, en faisant travailler la lumière et l’électricité, leur a demandé ce qui était dans la nature de chacune. La lumière a fait des tableaux, l’électricité a fait de la statuaire.

Babinet, de l’Institut.



V. de Mars.