Chronique de la quinzaine - 28 février 1902

Chronique no 1677
28 février 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




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28 février.
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Le voisinage des élections produit sur la Chambre des députés, et par contre-coup sur le Sénat lui-même, les effets les plus singuliers. Il y a quelques semaines, à Saint-Étienne, M. le président du Conseil, désireux sans doute de maintenir sa majorité tranquille et inerte jusqu’au dernier moment, s’est efforcé de lui persuader qu’elle avait fait beaucoup dans le cours de la législature qui s’achève, mais il n’y a pas réussi, et la Chambre, se rendant plus exactement justice, s’aperçoit, un peu tard, qu’elle n’a rien fait du tout. Aussi est-elle prise d’une impatience fébrile de réparer le temps perdu, et d’étonner les électeurs par l’activité un peu désordonnée qu’elle déploie in extremis. Elle accumule les motions les unes sur les autres. Le pays pensera sans doute que la plus petite loi aurait mieux fait son affaire ; car enfin qu’est-ce qu’une motion ? En vérité, ce n’est rien ; c’est une manifestation vaine ; c’est une lettre de change tirée par la Chambre sur un avenir qui ne lui appartient plus. Une réunion publique fait des motions, n’ayant pas de mandat qui lui permette de faire autre chose ; mais les assemblées parlementaires sont instituées pour faire des lois, et c’est de leur part un terrible aveu d’incapacité ou d’impuissance que de se ravaler à voter des motions.

La Chambre a commencé par en voter une sur le rachat de deux réseaux de chemins de fer. Un député, M. Bourrat, s’est attelé à cette question du rachat ; il s’en est fait une espèce de spécialité, et a consacré son incompétence par un des plus volumineux rapports qui aient été écrits sur la matière. Ce qu’il y a d’admirable, c’est que, toutes les fois que l’affaire a été discutée, M. Bourrat a déployé en vain son éloquence ; il n’a pas convaincu ses collègues ; il les a laissés incrédules. Mais il leur demandait alors de prendre une résolution législative, chose grave. À propos de la discussion du budget, la question a changé d’aspect ; on a demandé à la Chambre de voter une motion. Une motion ? Qu’à cela ne tienne ; la Chambre en votera tant qu’on voudra. Quand il s’agit d’une loi, il faut en étudier tous les détails, s’entourer de statistiques, faire des enquêtes, tenir compte d’un grand nombre d’intérêts divers, se mettre d’accord avec le Sénat. Mais, pour une motion, rien de tout cela n’est nécessaire ; c’est une simple tendance qu’on indique, un venu qu’on émet, une œuvre d’amateur qu’on esquisse. Et, au point de vue électoral, quoi de plus commode ? Il y a des électeurs partisans du rachat : le député, redevenu candidat, leur dira qu’il a amorcé la question dans ce sens. Il y en a d’autres qui en sont adversaires : il leur dira qu’il s’est bien gardé de la résoudre, et qu’il a prudemment tout réservé. La motion est l’instrument électoral par excellence, et, certes, la Chambre le prouve.

Une motion l’a encore tirée d’affaire avec la liberté de l’enseignement. Nous avons déjà parlé des tentatives faites pour supprimer tout ce qui reste de la loi Falloux on connaît l’état de la question. Le Sénat a été saisi, par M. Béraud, d’une proposition de loi qui fait table rase de l’œuvre de 1850. Il a nommé une Commission qui y est en grande majorité favorable. L’esprit de secte devrait donc avoir pleine satisfaction : il règne, il triomphe, il l’emporte, — mais à échéance plus ou moins lointaine, puisqu’il s’agit d’une loi. Or, la Chambre est pressée. Elle ne fait pas de mauvaises choses pour le simple plaisir de les faire ; il faut encore qu’elle y ait un intérêt immédiat. Si elle avait vraiment eu la ferme volonté de supprimer la liberté de l’enseignement, elle aurait pu, depuis quatre ans, s’en passer la fantaisie. Mais non : elle a attendu le dernier moment pour voter une motion, ce qui ne tire pas à conséquence. D’autre part, si elle avait tenu à la réforme de l’enseignement pour elle-même, c’est-à-dire pour le pays dont l’avenir intellectuel est en jeu, elle avait une belle occasion d’ouvrir un de ces grands débats qui honorent. une assemblée et qui perpétuent son souvenir. La commission présidée par M. Ribot la lui avait fournie. Mais c’était son moindre souci. Ceux mêmes qui tenaient le plus à la réforme proposée reculaient devant la discussion publique comme s’ils en redoutaient quelque chose. Ils craignaient en effet qu’elle ne déviât aussitôt qu’elle serait entamée, et que les préoccupations politiques de la Chambre ne prissent le pas sur les préoccupations scolaires et pédagogiques qui étaient les leurs. Le débat a donc été renvoyé de mois en mois et de semaine en semaine jusqu’au budget, auquel on l’a rattaché dans l’espoir qu’il prendrait ainsi moins de place et qu’il passerait plus facilement.

Cette tactique n’a réussi qu’à moitié. La réforme de l’enseignement secondaire, telle qu’elle est sortie des travaux de la commission, a été fort bien exposée par M. Ribot. Après lui, M. le ministre de l’Instruction publique, avec lequel il s’était mis d’accord, a parlé au nom du gouvernement. La réforme proposée est si importante qu’elle aurait mérité d’être longuement discutée : elle ne l’a pas été du tout. La Chambre s’est contentée d’approuver le programme dont on venait de lui indiquer les points principaux, et d’autoriser le ministre à l’exécuter. L’enseignement secondaire se partagera désormais en deux cycles : dans le premier, qui ira jusqu’à la troisième, tout sera commun ; dans le second, tout sera divisé, comme plusieurs branches qui sortent d’un même tronc. On s’est efforcé de pourvoir ainsi, par des enseignemens divers, aux multiples besoins d’esprit d’une époque aussi complexe que la nôtre. Enfin, le tout sera couronné par un baccalauréat unique, point d’aboutissement de toutes ces voies distinctes, mais tendant au même but. Ce que vaudra cette réforme, l’expérience le dira. Nous la croyons nécessaire dans son principe, et bien ordonnée dans ses lignes générales. La Chambre a écouté avec faveur M. Ribot et M. Leygues, qui l’ont défendue, mais elle n’a guère moins applaudi M. Viviani, qui l’a attaquée. C’est qu’au fond du discours de M. Viviani, il y avait tout autre chose que la réforme scolaire. À travers les grandes phrases de l’orateur socialiste, apparaissait déjà la menace des revendications jacobines contre la liberté de l’enseignement ; et c’était là pour la gauche tout l’intérêt de la discussion. On l’a bien vu lorsque M. Brisson est monté à la tribune, pour proposer quoi ? encore une motion ; contre quoi ? contre la loi Falloux. Il aurait suffi pour que la motion de la gauche radicale et socialiste fût rejetée que le gouvernement se tût, car la majorité de la Chambre n’y était pas favorable. Malheureusement, M. Waldeck-Rousseau a parlé. Il l’a fit dans les termes les plus embarrassés, multipliant les réserves, indiquant jusqu’où il pouvait aller et jusqu’où il n’irait pas, le tout dans une langue pleine de contradictions et d’équivoques ; mais il a conclu qu’il ne s’opposait pas au vote de la motion, et la Chambre y a vu un encouragement auquel elle n’a pas résisté. Ce n’est pas la faute de M. Aynard. Avec une réelle éloquence, faite de bonne foi et de bon sens, mêlée de beaucoup de verve et d’esprit, il a livré le bon combat en faveur de la liberté. Il n’est pas resté sur le seul terrain des principes et de la doctrine ; il a montré à la majorité hésitante et troublée les conséquences qu’aurait pour elle-même le vote auquel on la poussait. — Le mécontentement, a-t-il dit, va grandissant : vous allez lui donner un aliment de plus. Prenez garde ; vous en avez assez fait, le pays est las de vous. -La Chambre a été ébranlée : on l’a bien vu à son vote. La motion antilibérale de M. Brisson a été votée à 24 voix de majorité seulement : il aurait suffi d’en déplacer 13 pour que le résultat fût contraire. Pendant le pointage qu’a nécessité le scrutin, les radicaux-socialistes ont avoué qu’ils tremblaient. Se, croyant battus, ils mesuraient déjà d’un œil inquiet les conséquences de leur échec. Que deviendrait la proposition Béraud au Sénat ? Tout un long et patient effort parlementaire menaçait d’aboutir à un désastre final. Aussi leur reconnaissance a-t-elle été grande envers M. le président du Conseil. Ils n’ont pas dissimulé que c’est à lui seul qu’ils devaient la victoire. Et rien n’est plus vrai. L’arbre porte ses fruits. Un ministère à base radicale et jacobine développe logiquement les conséquences de sa composition originelle. Ce qui arrive devait arriver un jour ou l’autre : et nous ne sommes pas au bout.

Une motion plus grave encore que toutes les autres est venue en troisième lieu : c’est celle qui se rapporte à la réduction du service militaire à deux ans. Il s’agit ici de l’armée, c’est-à-dire de l’existence même du pays L’armée a été l’objet, dans ces dernières années, d’attaques, tantôt violentes, tantôt sournoises, dont nous n’avons pas dissimulé le danger, mais qui ne portaient, en somme, ni sur son organisation, ni sur son recrutement, ni sur les conditions essentielles de son fonctionnement. Ces attaques ne sont rien à côté de celle dont il s’agit aujourd’hui. Il n’est sans doute pas impossible de réduire la durée du service militaire. Plusieurs propositions ont été faites dans cette vue, et il y en a d’acceptables : nous parlons de celles qui pourvoient au remplacement des hommes manquans par des rengagemnes solidement assurés. Homme pour homme, disait l’autre jour le général de Galliffet, dans une lettre écrite au Journal des Débats : si vous me donnez un homme rengagé après l’accomplissement de sa durée de service, j’en libérerai un autre à sa place. Dans ce système, l’armée conserve la plénitude de son effectif, et sa force est accrue au lieu d’être diminuée. Mais ce n’est pas là ce qu’on a proposé de faire. Il n’y a pas encore longtemps, M. le général André lui-même semblait reculer devant une innovation dont il sentait le péril. Il disait du moins qu’avant tout, il fallait voter un certain nombre de lois indispensables pour préparer la transition du régime ancien au régime nouveau. Ces lois, où sont-elles ? M. Adrien de Montebello l’a demandé et on ne lui a pas répondu. Sans les attendre plus longtemps, le Sénat, qui s’était déjà distingué par l’initiative qu’il avait prise contre la liberté de l’enseignement, a jugé à propos d’en prendre une nouvelle. Il a mis la réforme militaire à son ordre du jour très prochain. Aussitôt la Chambre, comme prise de peur d’être distancée, a voté une motion pour la réduction du service à deux ans. Elle a dit, il est vrai, qu’il conviendrait de faire au préalable une loi sur les rengagemens. Le lendemain elle a voté, malgré le ministre et par voie budgétaire, la suppression des 13 jours et la diminution de durée des 28 jours de période d’instruction pour les réserves. Comment ne pas frémir en songeant à la portée de ces votes et à la légèreté avec laquelle ils sont émis ? Certes, la Chambre est bien coupable dans l’œuvre de démolition qu’elle accomplit, mais le gouvernement est criminel, tantôt par la complaisance avec laquelle il s’y prête, tantôt par la mollesse avec laquelle il s’y oppose. Il manque au plus élementaire de ses devoirs, qui est de grouper autour de lui les députés faibles, hésitans, de les encourager à la résistance, de les soutenir, enfin de répondre d’eux devant le pays en mettant en relief l’intérêt qui s’attache à ces questions militaires, intérêt devant lequel tous les autres pâlissent et auquel tous les autres doivent être subordonnés. Mais, encore une fois, le ministère obéit à la fatalité de sa situation. Lorsque M. le président du Conseil a essayé, bien timidement, de rappeler à la Chambre que le Sénat était saisi de la question de la durée du service, et qu’il serait convenable de la laisser entre ses mains, il a été battu à une très forte majorité. Il se l’est tenu pour dit, et s’est résigné à laisser faire. De plus en plus les destinées s’accomplissent, et ce qui faisait la force de la vieille France, de celle que l’histoire a connue et que ses voisins ont respectée, s’en va et s’effrite de jour en jour davantage. Quelque triste que soit ce spectacle, c’est un devoir de le regarder en face, et de faire un énergique effort pour retenir les pouvoirs publics sur la pente où ils roulent, entraînant le pays avec eux. Mais cet effort, il faut le faire aujourd’hui dans le pays lui-même. Quant à la Chambre, elle est déjà morte, et mortes avec elle sont ses motions. Si elles étaient jamais réalisées, il n’y aurait pas dans l’histoire de responsabilité plus écrasante que celle dont le poids retomberait sur leurs auteurs.


Notre dernière chronique était écrite lorsque s’est produit un événement dont il est encore difficile de mesurer toute l’importance, mais qui certainement en a une considérable : nous voulons parler du traité anglo-japonais qui porte la date du 30 janvier, et qui a été publié une quinzaine de jours plus tard, après avoir été communiqué aux divers gouvernemens. Il en a sans doute surpris un certain nombre, non pas tous peut-être, car le marquis Ito, qui en a été le principal négociateur, était venu à Paris et était allé à Saint-Pétersbourg avant de se rendre à Londres. Depuis longtemps, d’ailleurs, le Japon avait des conversations avec diverses puissances, et il y a lieu de croire qu’elles étaient plus intimes avec l’Angleterre, qui avait pris envers lui, après sa guerre contre la Chine, une attitude particulièrement amicale. On se rappelle qu’à ce moment, la Russie, l’Allemagne et la France se sont mises d’accord pour sauver l’intégrité de l’empire chinois, et, tout en laissant le Japon tirer de sa victoire des bénéfices légitimes, en limiter cependant l’étendue. L’Angleterre a gardé une attitude différente de celle des trois puissances ; elle est restée en dehors de leur entente et, sans rien faire en faveur du Japon, elle a montré pour l’intégrité de la Chine moins d’intérêt qu’elle ne le fait maintenant avec lui. Il est naturel que le Japon lui en ait su gré. Aussi, quelque temps plus tard, lui a-t-il cédé Weï-Haï-Weï, qu’il avait occupé, à l’entrée méridionale du golfe de Petchili : cette position était jugée très importante, et, entre les mains britanniques, elle paraissait destinée à un grand avenir. Le gouvernement anglais en faisait sonner très haut la valeur. Il y voyait une compensation à l’établissement des Russes à Port-Arthur, et une garantie contre les inconvéniens qui pouvaient en résulter pour lui. Dans ces derniers temps, son opinion sur cette place a changé tout d’un coup, et même si profondément que tout le monde en a été surpris. Il est bien possible qu’on ait autrefois exagéré le prix de Weï-Haï-Weï ; on voulait en faire alors un grand port militaire ; mais n’y a-t-il pas quelque exagération en sens inverse à ne vouloir en faire désormais qu’un sanatorium, et, comme l’a dit lord Rosebery, une station balnéaire ? On a cru généralement que le gouvernement anglais avait quelque bonne raison de tenir un langage aussi nouveau, mais on n’a pas encore deviné laquelle. N’importe : la cession de Weï-Haï-Weï avait été une première manifestation des sentimens réciproques des deux pays. Mais ce n’était pas encore assez pour l’Angleterre. Elle se sentait isolée en Extrême-Orient, et cette situation ne lui paraissait plus aussi « splendide » que ses orateurs la qualifiaient jadis. Aussi a-t-elle essayé, sinon de rompre à son profit l’entente des trois puissances, au moins de s’y rattacher par quelque point, et elle a réussi à faire avec l’Allemagne un accord particulier, dont l’objet était, comme toujours, le maintien de l’indépendance de la Chine et de l’intégrité de son territoire. Elle s’est montrée d’abord pleine de confiance dans l’efficacité de cet accord, qui répondait à tous les besoins de sa politique : et cela a duré ainsi jusqu’à la première occasion qui s’est présentée d’en mettre la vertu à l’épreuve. Personne n’ignore que la situation prise par les Russes dans la Mandchourie cause certaines préoccupations à l’Angleterre. C’est elle, d’ailleurs de concert avec l’Allemagne, qui a déconseillé à la Chine de conclure un arrangement qui aurait amené la restitution graduelle aux autorités chinoises de la plus grande partie du territoire occupé par la Russie, mais en laissant à celle-ci une prépondérance qui ressemblait un peu à un protectorat. L’Allemagne, disons-nous, a marché avec l’Angleterre dans cette affaire : cependant, comme on affectait de laisser croire à Londres que l’entente anglo-allemande qui garantissait l’intégrité de la Chine s’étendait à la Mandchourie, on a tenu à Saint-Pétersbourg à dire publiquement le contraire, de façon à dissiper sur ce point toute équivoque. Dès que la garantie ne s’appliquait pas à la Mandchourie, elle perdait beaucoup de sa valeur pour l’Angleterre, qui a dû chercher ailleurs le moyen de combler cette lacune, et l’a trouvé au Japon.

Le nouveau traité vise, en effet, la Mandchourie comme le reste de l’empire chinois : le gouvernement anglais l’a déclaré le même jour à la Chambre des lords et à la Chambre des communes. Et, quand nous parlons d’un nouveau traité, l’expression n’est pas tout à fait exacte, car les arrangemens antérieurs de l’Angleterre avec d’autres puissances, soit en Extrême-Orient, soit ailleurs, n’étaient pas des traités. Ils se faisaient par des échanges de paroles, de notes ou de lettres, mais voilà tout : il n’y avait pas eu de traité en forme portant la signature de l’Angleterre depuis plus de trois quarts de siècle, et c’était devenu une tradition de sa politique qu’elle ne devait plus en conclure de semblables. Sa situation insulaire le lui permettait plus qu’à toute autre puissance. Elle regardait comme un avantage de pouvoir garder ses mains libres tandis que les autres étaient plus ou moins obligés de lier les leurs. C’était un avantage, en effet, et il lui a fallu des motifs sérieux pour y renoncer. Quels sont-ils ?

Le gouvernement les a donnés en partie : nous disons seulement en partie, parce qu’il s’est contenté de signaler les grands changements survenus dans le monde, qui ont rapproché les nations les unes des autres, et ont multiplié leurs points de contact, mais qu’il a négligé de parler des embarras actuels de l’Angleterre dont l’armée est rendue pour longtemps indisponible par la guerre sud-africaine. L’expérience de cette guerre a pu, en outre, faire douter de sa valeur. Le Japon se présentait. Négligeons, si l’on veut, sa flotte, puisque l’Angleterre en a une et la plus puissante de toutes ; mais il a aussi une armée, et c’est précisément ce dont l’Angleterre a besoin. Si le Japon consentait à devenir en Extrême-Orient le soldat de l’Angleterre, il pouvait lui rendre un service considérable, et qui ne serait jamais mieux apprécié qu’en ce moment. Le Japon y a consenti ; à quel prix, on le saura plus tard. L’Angleterre ne donne rien pour rien ; le Japon aurait peut-être pu demander au Portugal ce que la protection britannique lui a coûté. Mais il a besoin d’argent autant que l’Angleterre a besoin d’une armée, et il faut s’attendre à ce qu’il contracte bientôt un emprunt sur le marché de Londres.

On le voit donc, Angleterre et Japon devaient éprouver une tendance mutuelle à se rapprocher, tendance bien forte de la part de la première, puisqu’elle a conclu un traité si contraire à ses traditions, et bien séduisante pour le second, puisqu’il a accepté des charges qui, à un moment donné, pourront devenir très lourdes. Le principe fondamental du traité est en effet celui-ci : en cas de guerre, si l’un des alliés n’a qu’un adversaire devant lui, l’autre n’est tenu qu’à une stricte neutralité, et aussi à faire ses efforts pour y maintenir les autres puissances ; mais, si un des alliés a deux adversaires en tête, l’autre doit venir à son aide, faire la guerre avec lui et conclure la paix, d’un commun accord. On s’est demandé au profit duquel des deux contractans le casus fœderis viendrait le plus vraisemblablement se poser. Il ne nous paraît pas douteux que ce ne soit au profit de l’Angleterre. Si le Japon avait la guerre, ce ne pourrait être qu’avec la Russie, et il n’est pas probable qu’aucune autre puissance y prenne part. Les intérêts de la Russie sont tous dans le continent asiatique. Mais, si l’Angleterre avait la guerre, ses intérêts, qui s’étendent à toutes les parties du monde, l’Afrique, l’Asie, l’Océanie, et même à certains points de l’Amérique, pourraient, beaucoup plus facilement, amener contre elle la coalition de plusieurs puissances : dans ce cas, le Japon serait obligé de marcher à son secours. Et nous ne parlons pas de l’Europe, où l’Angleterre et la Russie ont aussi des intérêts. On ne dit pas si le casus fœderis viendrait à se poser dans le cas, où ils seraient directement compromis ; mais c’est, à coup sûr, une grande complication pour une puissance d’Extrême-Orient de contracter une alliance militaire avec une puissance d’Extrême-Occident. Le traité est fait pour cinq ans, pendant lesquels on pourra le mettre à l’épreuve. Nous espérons que, pendant ce laps de temps, aucune guerre n’éclatera. Qui sait toutefois ? Malgré la forme qui lui est donnée, nous n’osons pas dire que le traité soit purement défensif. Sans doute il commence par un préambule dans lequel les deux puissances contractantes se déclarent « mues par le seul désir de maintenir le statu quo et la paix générale en Extrême-Orient, et, en outre, spécialement intéressées à maintenir l’indépendance de l’empire de la Chine et de l’empire de la Corée, et à assurer des facilités égales dans ces deux pays au commerce et à l’industrie de toutes les nations. » Ces affirmations sont un peu banales. L’indépendance de la Chine, toutes les puissances l’ont proclamée, et avec autant de sincérité que l’Angleterre et le Japon. Des facilités commerciales égales pour tous, c’est la théorie de la porte ouverte opposée à celle des zones d’influence ; c’est la nôtre, c’est celle de la Russie, de l’Allemagne, des États-Unis. Un traité comme celui qui vient d’être conclu n’était pas nécessaire pour garantir des intérêts que personne ne menace. À la vérité, il y en a d’autres qui y sont visés, et qui ne sont pas communs à toutes les puissances : ce sont les intérêts spéciaux de l’Angleterre en Chine et du Japon en Chine et surtout en Corée. Si ces intérêts, intérêts politiques au premier chef, viennent à être menacés pour une cause qui peut être très vague, par exemple des troubles exigeant l’intervention de l’une ou de l’autre puissance, les clauses du traité entrent aussitôt en jeu. Mais qui appréciera la nécessité de l’intervention ? La puissance intéressée seule. Elle est libre, alors, par un acte qui peut être agressif, de s’assurer tous les avantages du traité. Le texte des traités signés en Europe entre plusieurs grandes puissances n’est pas.connu : nous sommes convaincus, toutefois, qu’un allié n’y doit son concours à un autre que si celui-ci a été l’objet d’une agression, et c’est en cela qu’on peut légitimement les qualifier de défensifs. Il y a quelque chose de plus dans le traité anglo-japonais, puisque le casus fœderis peut se poser à la suite d’une initiative militaire prise par un des deux contractans. Or l’un et l’autre, et, peut-être, le Japon surtout, sont très susceptibles de se laisser entraîner à une entreprise de ce genre. Enfin, il y a une lacune ou un point obscur, qui est de savoir si, au cas où l’intervention de l’Angleterre en Chine amènerait un conflit avec le gouvernement chinois, ou celle du Japon en Corée avec le gouvernement coréen, il suffirait qu’une autre puissance donnât son appui à la Chine ou à la Corée pour que l’un des alliés dût son concours à l’autre. En d’autres termes, si la Chine et la Corée étaient attaquées et si elles venaient à se défendre, seraient-elles comptées au nombre des belligérans dont la coalition entraînerait l’obligation prévue par le traité ? On ne le dit pas.

Aussi comprenons-nous l’espèce d’hésitation qui s’est produite dans l’opinion britannique, lorsqu’il s’est agi d’apprécier ce traité, Naturellement tout le monde, ou presque tout le monde, l’a approuvé, mais non pas sans réserve, et lord Rosebery a peut-être, cette fois, traduit le sentiment public en disant qu’il le trouvait bon sans doute, mais que, quand même il en serait autrement, l’intérêt supérieur de la continuité et de la fixité dans la politique extérieure l’empêcherait de l’attaquer. Néanmoins, beaucoup de critiques se sont produites. On s’est demandé si, pour écarter un danger lointain et, peut être, imaginaire, on ne s’était pas exposé à un danger réel et peut-être prochain, et enfin si on avait choisi l’occasion la plus propice de renoncer à un isolement qui ne pouvait plus suffire à un empire répandu sur toute la surface du globe. Le Japon a montré qu’il était hardi, résolu, téméraire même ; il a les inquiétudes et les impatiences de la jeunesse ; il suffit de lire ses journaux pour voir à quel point l’opinion y est inflammable et enflammée. Il ne cherche certainement pas des alliances de tout repos. Chose remarquable : le traité vise la Russie ; — c’est elle qui est l’objectif principal de l’Angleterre en Mandchourie et du Japon en Corée ; — et c’est peut-être à Saint-Pétersbourg qu’il a été accueilli avec le plus de sang-froid, sinon même d’indifférence. On pourrait croire à une attitude de commande. Les Anglais nous ont tellement habitués à montrer un flegme que rien ne démonte, en présence des incidens les plus désagréables pour eux, que nous ne serions pas surpris de trouver quelque chose d’analogue chez les Russes. Mais la vérité est peut-être plus simple. Les Russes se sont déjà assuré en Mandchourie les garanties qu’ils avaient jugées nécessaires à leur sécurité, et nous ne pensons pas que le traité anglo-japonais ait pour objet de leur faire lâcher prise. Tout au plus pourrait-il les gêner, s’ils voulaient faire davantage ; mais ils ne le veulent certainement pas, parce qu’ils n’en ont pas besoin. Dès lors, la situation actuelle peut se prolonger cinq ans et même plus. Ce n’est pas de la part de la Russie qu’on doit redouter de sitôt des entreprises menaçantes pour l’indépendance de la Chine et de la Corée. Celle de ce dernier empire est même aujourd’hui un des articles fondamentaux de sa politique, et nous sommes convaincus que, si le Japon avait voulu conclure une alliance uniquement pour cet objet, il n’aurait pas trouvé un meilleur ni surtout un plus sincère allié que l’empereur Nicolas.

Pour tous ces motifs, le traité anglo-japonais est un de ces événemens qu’il faut, suivant un vieux mot, prendre au sérieux, mais nullement au tragique. Beaucoup d’autres traités, tout aussi importans que celui-là, n’ont produit aucune des conséquences qu’en tiraient trop hâtivement les espérances des uns et les inquiétudes des autres. Nous espérons, non pas à cause de ce traité, — nous serions plutôt tenté de dire malgré lui, — que la paix ne sera pas troublée. Mais il est certain que l’alliance anglo-japonaise pèsera de son poids spécifique dans toutes les affaires d’Extrême-Orient ; et ce poids est loin d’être négligeable. L’influence des deux pays s’exercera dans le même sens, ce qui lui donnera une force incontestable. Si cette force s’exerce véritablement au profit de l’indépendance de la Chine et de la Corée, et si elle contribue à maintenir ces grands empires ouverts dans des conditions égales au commerce de toutes les puissances, aucune ne pourra s’en plaindre : leur politique commune aura seulement une garantie de plus.


Le nom de lord Rosebery s’est rencontré sous notre plume au cours de cette chronique. Le noble comte a fini par tomber du côté où il penchait si visiblement que notre seule surprise est que sa chute n’ait pas été plus rapide. Il y a longtemps qu’il n’appartient au parti libéral par aucune de ses tendances, de ses espérances ou de ses idées, et des froissemens personnels l’ont encore rendu plus libre de toute attache avec lui. Dans la longue retraite où il s’est enfermé, son esprit a naturellement évolué en sens inverse de celui où ses anciens amis continuaient de se mouvoir. Il se crée ainsi des situations fausses dont le mieux est de sortir par un acte public et loyal. C’est ce que M. Chamberlain a fait autrefois, le home rule l’ayant amené à reconnaître qu’il n’était plus d’accord avec M. Gladstone ; c’est ce que vient de faire à son tour lord Rosebery pour des motifs analogues. Depuis plusieurs années déjà il a renoncé au home rule, et l’impérialisme l’a si fortement pénétré qu’il ne se distingue plus sur ce point de M. Chamberlain lui-même. L’incompatibilité d’humeur entre lui et les libéraux était donc si profonde, et de sa part si combative, que le divorce s’imposait. Il était, avouons-le, d’une convenance douteuse de conseiller aux libéraux de « passer l’éponge sur leur ardoise, » comme lord Rosebery l’a fait dans un de ses derniers discours. Cela voulait dire que, s’ils voulaient le conserver lui-même parmi eux, ils devaient renoncer à tous leurs principes. Quelle que soit la valeur d’un homme tel que lord Rosebery, c’était de sa part se mettre à trop haut prix. Un parti, quel qu’il soit, surtout lorsqu’il a des racines lointaines dans l’histoire, n’a pas le droit de se suicider, et n’est-ce pas se suicider que de perdre sa raison d’être, à côté des autres qui conservent la leur ? Ce qui est chez un homme une conversion parfaitement honorable, lorsqu’il croit s’être trompé, serait pour un parti une abdication. À quoi bon conserver des libéraux à côté des conservateurs, si leurs programmes devaient être les mêmes, ou s’ils ne se distinguaient plus que par des nuances ? Lord Rosebery s’est aperçu qu’il n’était plus libéral, voilà tout : ce n’est pas une raison pour que tous les libéraux suivent son exemple, et ce serait même plutôt une raison contraire, car le gouvernement parlementaire a besoin de plusieurs partis qui se tiennent en équilibre : l’impérialisme, il est vrai, s’accommoderait plus aisément d’un seul. Il faut remercier les libéraux anglais, malgré beaucoup de faiblesses qu’ils ont commises, et malgré les difficultés d’une situation de plus en plus pénible pour eux, de conserver et de défendre les restes de l’héritage que leurs devanciers leur ont transmis. C’est leur honneur de le faire, et c’est là seulement qu’ils pourront retrouver un jour quelque force. Quant à lord Rosebery, il est enfin dégagé d’un côté ; va-t-il s’engager de l’autre ? S’entendra-t-il mieux avec M. Chamberlain et lord Salisbury qu’il ne le faisait avec sir H. Campbell Bannerman et..M. John Morley ? Lord Salisbury faisait rire l’autre jour son auditoire, en l’appelant un demi-orthodoxe parmi les libéraux : il est à craindre que lord Rosebery, partout où il sera, ne soit qu’un demi-orthodoxe. C’est ce qui fait la faiblesse de cet esprit si distingué, qui n’est peut-être pas doublé d’un caractère politique, qui séduit et entraîne sans retenir et sans fixer, et qui risque finalement de rester seul entre tous les partis, comme une étoile très brillante, mais qui n’appartient à aucune constellation.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIÈRE.