Chronique de la quinzaine - 14 mars 1902

Chronique n° 1678
14 mars 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




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14 mars.
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La date des élections générales n’est pas encore fixée ; mais la période électorale est ouverte. Tous les partis prennent position, et les échos commencent à retentir des discours qu’on prononce déjà devant le pays. Cela nous distrait des discours purement parlementaires. On ne saurait, en vérité, rien imaginer de plus pauvre que les discussions qui ont rempli les dernières séances du Palais-Bourbon. Les ressources du budget sont littéralement mises au pillage par une Chambre expirante, qui cherche à se refaire une popularité auprès de telle catégorie d’électeurs, ou de telle autre. Pendant ce temps, une commission de la Chambre, animée de la vertu la plus farouche, prépare les projets de loi les plus sévères contre les candidats qui se rendront coupables de corruption électorale. Il n’est pas toujours bien facile de déterminer où commence cette corruption ; mais enfin ceux qui la pratiquent la font généralement à leurs frais. Que faut-il penser d’une Chambre qui se livre exactement aux mêmes procédés, mais plus en grand et avec l’argent des contribuables ? Quelques voix éloquentes, mais impuissantes, se sont élevées contre cette manière de discuter, ou plutôt de rançonner le budget. M. Ribot, par exemple, a fait un jour une observation à ce propos. M. Brisson s’est levé indigné, et a lancé une excommunication majeure contre les « anciens républicains » qui fournissent des argumens et des armes à leurs nouveaux amis, les nationalistes. Nous en sommes venus, de la part des radicaux, à ce degré d’intolérance. Après avoir supprimé, ou essayé de supprimer un certain nombre de libertés, ils s’en prennent à la liberté parlementaire elle-même. À quoi bon discuter le budget, s’il n’est plus permis de le faire librement ? N’a-t-on pas raison de détourner les yeux de ce qui se passe à la Chambre et de regarder ce qui se prépare dans le pays.

M. Ribot en a donné l'exemple, à Marseille, et c'est là surtout ce qu'on ne lui pardonne pas. Tant de colères se sont amassées contre lui, et il s'en est formé un nuage si épais, que le moindre prétexte devait servir d'amorce à une explosion formidable. Il était temps, néanmoins, que le parti républicain progressiste fît entendre sa voix. Après M. Ribot, et en quelque sorte coup sur coup, nous avons entendu M. Poincaré, qui a prononcé à Rouen un discours non moins énergique et non moins précis que celui de Marseille. Les deux orateurs ont affirmé que leur parti vivait encore, qu'il était même plus résolu que jamais, et que ceux qui en avaient prononcé l'oraison funèbre y avaient mis trop de hâte. M. Ribot, dans sa péroraison, et M. Poincaré, dans son exorde, ont fait voir que ce parti était très éloigné du découragement. Il lui est arrivé, autrefois, de se laisser aller à des faiblesses, à des défaillances même; mais on aurait tort de le juger d'après quelques incidens de son passé. Le voilà enfin en formation de combat. Sa disparition serait un malheur pour la République : il y représente une somme d'expérience, de probité et de' talent politiques qu'on remplacerait difficilement. Nous voyons, en ce moment, d'autres partis déjà engagés dans la lutte y apporter une ardeur passionnée. Il en est de nouveaux, comme le parti nationaliste, qui n'est pas celui qui parle, ni dont on parle le moins. D'autre part, les radicaux, les collectivistes, enfin les ministériels de toute nuance font rage. Quelle étrange et hétéroclite coalition que celle qui s'affuble de l'épithète de ministérielle! Quoi qu'on fasse dans les autres camps, il sera difficile d'y contracter des alliances plus déconcertantes, et de se couvrir d'un drapeau plus bariolé. Mais nous sommes bien d'avis que ce n'est pas un exemple à imiter. Les coalitions ne se forment qu'au détriment de la personnalité de chaque parti, et, au milieu de tant d'obscurités qu'on a artificiellement accumulées, notre premier besoin est de faire de la clarté. Sans doute, toutes les oppositions ont un lien commun dans le fait même qu'elles sont des oppositions, et un but commun, qui est le renversement du ministère; mais elles sont séparées sur beaucoup de points par des tendances, des idées, des programmes divers, et le mieux pour elles est de rester distinctes les unes des autres. C'est pour cela que nous désirions entendre la parole des républicains progressistes. Les discours de Mit. Ribot et Poincaré ont été les bienvenus. S'ils ont différé par la forme, - chacun des deux orateurs ayant mis au sien sa marque propre, - le fond en a été le même; et d'ailleurs M. Poincaré, qui a parlé le second, a tenu à dire qu'il était pleinement d'accord avec M. Ribot, qui avait parlé le premier.

Qu'avions-nous à leur demander? De s'élever au-dessus des polémiques du jour pour regarder au lendemain de la bataille, et de tracer, avec des limites précises, un champ assez vaste pour que toutes les bonnes volontés républicaines et libérales pussent s'y donner rendez-vous. Cela leur était personnellement facile. Depuis le premier jour jusqu'au dernier, ils ont combattu le ministère actuel, d'abord dans sa composition et ensuite dans ses actes principaux. Pour juger ces actes et les condamner, ils se sont placés constamment au même point de vue, celui de la liberté. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit si souvent à ce sujet. Tout le monde sait, pour en avoir souffert plus ou moins directement et durement, que les principales libertés qui ont été atteintes sont, dans l'ordre moral, la liberté de l'enseignement, et, dans l'ordre matériel, la liberté du travail. Les consciences d'une part, le travail et la propriété de l'autre, ont été sérieusement inquiétés et menacés. Et cela devait résulter de l'alliance qui s'est faite entre les radicaux et les socialistes sous l'égide gouvernementale.

Les radicaux sont les adversaires-nés de la liberté de l'enseignement ; mais, jusqu'ici, ils n'osaient pas l'attaquer. M. Poincaré a rappelé qu'aux élections de 1898, il n'en a même pas été question. Les uns l'acceptaient, les autres la subissaient, nul ne songeait à la contester. On chercherait en vain dans les programmes politiques de cette époque la source des événemens qui se sont déroulés plus tard, et qui ont fait passer la question de l'enseignement au premier rang de nos préoccupations. Cette question semblait résolue : la solution en avait été donnée, il y a plus d'un demi-siècle, et, au bout d'un aussi long temps, la prescription politique semblait acquise. Mais les instincts violens, assoupis en apparence, n'étaient pas définitivement apaisés : il ne fallait qu'une occasion pour leur faire reprendre leur énergie agressive. Cependant l'explosion ne s'est pas produite d'un seul coup. Dans la grande commission de la réforme de l'enseignement, présidée par M. Ribot, des hommes de tous les partis ont été entendus : aucun, à notre connaissance, n'a demandé qu'on supprimât la liberté d'enseigner, et quelques-uns des plus distingués, comme M. Léon Bourgeois, s'en sont déclarés partisans. Mais, peu à peu, un travail en sens inverse s'est fait dans les esprits. La discussion de la loi sur les associations, qui restera l'œuvre maîtresse du ministère actuel, devait inévitablement remuer jusqu'au fond des âmes les fermens de haine et de discorde dont nous avons parlé. Des débats de ce genre laissent toujours des traces. Le parti radical n'a d'ailleurs pas tardé à sentir qu'on avait soulevé en lui plus de passions que la loi n'en avait satisfait. Beaucoup de ses espérances se trouvaient déçues. Le gouvernement s'était imaginé peut-être qu'on s'en tiendrait là; ses amis exigeaient davantage. Eh quoi ! pas un seul des établissemens scolaires libres n'était fermé! Était-ce tolérable ? A quoi bon la loi contre les congrégations si elle ne produisait pas plus d'effet? Les groupes radicaux sont devenus de plus en plus nerveux et impatiens à la Chambre, et, au Sénat, M. Béraud a déposé sa proposition, qui a mis le feu aux poudres. Si le temps matériel n'avait pas manqué avant les élections, il est probable que les lois les plus draconiennes auraient été votées, et qu'il ne serait plus rien resté de la liberté de l'enseignement. Mais le temps a fait défaut. La Chambre n'a pu voter que des motions vaines, et la question est aujourd'hui posée, à peu près intacte, devant le pays. MM. Ribot et Poincaré devaient donc, dans leurs discours, donner la place principale à la liberté de l'enseignement, et ils n'y ont pas manqué. On les a accusés de faire des concessions à la droite : quelle puérilité! Ce n'est pas faire une concession que de rester fidèle aux croyances de toute sa vie. Il y a quatre ans, on pouvait être très bon républicain, et on était considéré comme tel, tout en étant partisan de la liberté de l'enseignement : pourquoi n'en serait-il plus de même aujourd'hui? Suffit-il qu'une bande de sectaires se soit abattue sur le gouvernement pour rendre blanc ce qui était noir, et noir ce qui était blanc ? Un homme d'esprit a dit autrefois qu'il fallait changer souvent d'opinion pour être toujours de son parti mais ce n'est là qu'une boutade, et il y a des gens qui prétendent ne changer ni d'opinion, ni de parti. Les excommunications glissent sur eux et les laissent indifférens. Si les républicains progressistes avaient hésité une minute dans la défense de la liberté, ils se seraient suicidés. Sous prétexte de ne pas faire de concessions à la droite, ils auraient fait à la gauche radicale des avances qui auraient été leur propre abdication. Ils sont restés sur leur terrain : d'autres viendront les y joindre, car il est ouvert à tout le monde.

On a vu par la campagne poursuivie contre l'enseignement libre le progrès que leur alliance avec les socialistes a fait faire aux radicaux: les socialistes n'en ont pas moins profité. Leur entrée au ministère, dans la personne de M. Millerand, a été pour eux un coup de partie non pas imprévu, mais inespéré. Non pas imprévu, car M. Millerand a déclaré à Firminy que ce dénouement avait été le résultat d'un long effort vers un but défini. C'était l'aboutissement logique d'une méthode qui consistait à abandonner ou à ajourner les moyens révolutionnaires pour s'emparer peu à peu de tous les pouvoirs publics, de la majorité dans tous les corps élus, et, en fin de compte, du gouvernement lui-même. Toutefois, il s'en fallait de beaucoup qu'on espérât un succès aussi prompt, car on était très loin d'avoir la majorité dans les Chambres, et le portefeuille ministériel entre les mains d'un socialiste apparaissait encore dans un mirage qui tenait du rêve. Mais M. Waldeck-Rousseau a été chargé de former un ministère et, à la stupéfaction générale, il y a fait entrer M. Millerand. MM. Ribot et Poincaré ont affirmé que de là venait tout le mal.

La présence de M. Millerand au pouvoir a donné une accélération d'autant plus grande au socialisme qu'il n'y est pas resté inactif. Aucun autre ministre n'a fait plus que lui, ni même autant. S'il n'a pas fait voter de loi importante, - ce qui était sans doute trop long pour son impatience, - il a fait des décrets. C'est par décrets, par exemple, qu'il a organisé ces conseils du travail qui ont causé une émotion si vive dans le monde industriel, et n'ont pas d'ailleurs été moins discutés et combattus par les ouvriers que par les patrons. En rappelant ce fait, M. Poincaré a dit qu'il pourrait en citer beaucoup d'autres du même genre : mais c'est surtout par une infiltration lente, constante et sûre que M. Millerand a fait pénétrer le virus collectiviste dans toute l'administration qui dépend de lui. Quant aux ouvriers, il leur a permis de tout espérer. Malheureusement les réalisations n'ont pas été aussi étendues, ni surtout aussi promptes que les espérances, et de là sont venues les grèves qui, dans le cours de l'année dernière, ont causé tant de maux, sans faire aucun bien. La grève générale a été suspendue, elle l'est toujours sur toutes nos industries. Hier encore on la votait, puis on l'ajournait; l'heure viendra où on en fera l'essai, et nous aurons sans doute alors le triste pendant des scènes de Barcelone. Enfin, et c'est là pour nous le symptôme le plus grave, les ouvriers, dans leur impatience, se sont aperçus qu'il était plus court et plus efficace d'adresser désormais leurs menaces, non plus à leurs patrons, car les patrons résistent, mais aux pouvoirs publics, car ceux-ci résistent moins, ou même ne résistent pas du tout. On a fait dépendre la proclamation de la grève générale du plus ou du moins de complaisance et de rapidité que le gouvernement et les Chambres mettraient à obéir aux injonctions qui leur sont adressées. Il y a des faits dont les conséquences se déroulent en quelque sorte mécaniquement, et, quand même M. Millerand aurait été aussi inerte au ministère qu’il y a été actif, il suffisait qu’il y fût pour qu’une partie du mal que nous signalons, et que MM. Ribot et Poincaré ont rappelé, se produisît immanquablement. Nous avons vu des choses si invraisemblables que, dans quelques années, nos successeurs auront de la peine à y croire. La grève, par exemple, prend à Chalon la forme d’une émeute. Le gouvernement envoie des gendarmes pour réprimer une tentative révolutionnaire, et c’est fort bien. Mais qu’arrive-t-il ensuite ? Les gendarmes font leur devoir, les socialistes se plaignent, et ce sont les gendarmes qui sont traduits en conseil de guerre 1 On ne trouverait rien de pareil dans aucun pays du monde, ni dans aucune histoire : mais aussi, où trouverait-on ailleurs que chez nous un ministère ayant parmi ses membres le chef parlementaire du parti collectiviste ? Et nous ne parlons pas des lois que M. Millerand a présentées en vue d’organiser la grève et l’arbitrage obligatoires. Il n’en a pas demandé la mise à l’ordre du jour ; mais c’est comme une hypothèque qu’il a prise sur l’avenir, et comme un nouveau ferment de discorde qu’il a jeté dans les esprits. Voilà, dans ses traits principaux, l’œuvre du ministère actuel. Ajoutons le déficit dans le budget, le désordre moral dans l’armée, des projets de réformes militaires qui mettent, comme l’a dit M. Poincaré, la défense nationale au rabais des sous-enchères électorales, et nous aurons à peu près complété le tableau qui s’offre aujourd’hui au pays. Il n’en a jamais contemplé de plus démoralisant.

M. Poincaré, qui est encore jeune, a raconté à Rouen, avec quelles impressions la génération à laquelle il appartient est entrée dans la vie politique, il y a quelque vingt ans. Hélas ! toutes les générations, aussi bien que la sienne, ont apporté dans la vie de belles espérances dont quelques-unes se sont converties en désillusions, et il en sera probablement toujours ainsi. Mais enfin quelle idée, il y a vingt ans, les hommes de son âge se faisaient-ils de la République, « au moment, dit-il, où victorieuse, elle se dressait dans la gloire de la première jeunesse, sur les débris des anciens partis abattus ? » Ils voyaient « surtout en elle la tutrice légale des grandes libertés humaines. » Et c’est là, en effet, le rôle qu’elle devrait jouer. Mais que voyons-nous aujourd’hui ? Que nous montre M. Poincaré dans l’énumération, remplie de tristesse, qu’il a, faite de ses déconvenues ? La liberté parlementaire existe encore, « mais l’exercice en a été tellement faussé qu’on peut parfois entendre gronder au loin contre le Parlement le mécontentement populaire. » La liberté de la presse a produit des abus qui en ont fait le plus souvent oublier ses avantages. La loi sur la liberté d'association est devenue une arme contre les congrégations religieuses, contre la liberté de l'enseignement, contre la paix des consciences? Quel pénible désenchantement ! Beaucoup de mal a été fait : comment le guérir, ou du moins le combattre ? En luttant contre lui avec un ministère libéral, progressiste, et par-dessus tout homogène, à l'exclusion des socialistes. « Nous n'avons jamais pu accepter comme méthode normale de gouvernement, dit M. Poincaré, la participation des socialistes aux affaires publiques... Nous ne pourrons donner notre appui dans la Chambre prochaine qu'à un gouvernement qui refuse de pactiser avec cette opposition future. » Et nous ne disons pas que cela suffira pour remonter le courant que nous avons descendu : mais c'est la première condition pour essayer de le faire avec quelque chance de succès.

M. Ribot l'avait déjà affirmé en d'autres termes, mais avec la même précision. Parlant des collectivistes : « Ils ont, avait-il dit,la prétention, à cette heure, qu'on ne puisse plus faire sans eux un ministère républicain. Que leur tactique ait été habile ; qu'ils aient, aujourd'hui qu'ils se croient sûrs du succès, le mérite de la franchise, je ne le conteste pas. Mais ce qui me révolte, ce qui révolte tous les honnêtes gens, c'est leur prétention, après un tel aveu, de faire considérer comme de mauvais républicains tous ceux qui, ayant vu clair dans leur entreprise, ont refusé de s'y associer. » Sur ce point, comme sur tous les autres, il y a parfait accord entre les orateurs de Marseille et de Rouen. Le but qu'ils proposent à leurs amis est la défense et la restauration de toutes les libertés qui ont été compromises. Le moyen pour l'atteindre, ou du moins l'un des moyens principaux, est l'élimination des socialistes du gouvernement, car le socialisme est, en toutes choses, le contre-pied de la liberté. Le programme des républicains progressistes ne se réduit pas à ces deux points MM. Ribot et Poincaré ont donné leur opinion sur toutes les questions qui sont aujourd'hui posées et discutées. Mais, quand on a dit qu'ils étaient pour la liberté, on a presque tout dit. Cela suffit pour définir un parti. Autrefois, en effet, tout le monde se vantait d'être libéral; il n'en est plus de même aujourd'hui. L'épithète est même devenue très suspecte: les radicaux et les socialistes se sont efforcés de jeter sur elle du discrédit. - Quoi !disent-ils, vous êtes libéral? Vous voulez donc la liberté pour vos adversaires ? - Eh! oui : où serait le mérite à la vouloir seulement pour soi? - Alors, vous êtes les alliés de la réaction!

Ce dialogue révèle l’état de nos mœurs politiques, Le parti progressiste veut l’apaisement, qui ne peut se faire que par la liberté : il vient de le dire avec éclat. Nous entendrons beaucoup d’autres discours d’ici à peu de temps : ceux de MM.  Ribot et Poincaré auront une influence durable sur la direction de la campagne électorale. Ils ont d’ailleurs le mérite de ne prononcer d’exclusion ni d’interdiction contre personne. Dans l’épreuve qu’il subit, et pour en sortir victorieusement, le pays a besoin du concours de toutes les bonnes volontés.


L’opinion publique, dans le monde entier, a suivi avec intérêt le détail des fêtes qui ont été données en Amérique au prince Henri de Prusse. Le prince Henri est, à travers les continens et les mers, le messager habituel de la politique de son frère, l’empereur Guillaume, et il s’acquitte toujours bien de sa tâche. En Amérique, elle consistait à se montrer aimable et à plaire : la lecture des journaux américains donne à croire qu’il l’a, cette fois, encore, heureusement remplie. Sans diminuer en rien son mérite, on nous permettra de croire que cela était facile, car ses hôtes étaient tout disposés à se laisser charmer. Comment la jeune Amérique n’éprouverait-elle pas une satisfaction très vive à voir l’empressement avec lequel toutes les vieilles nations européennes l’entourent de leurs coquetteries ? Sans doute, elle juge que cela lui est bien dû ; mais enfin on est heureux d’être traité suivant ses mérites, et c’est ce qui lui arrive. Elle est jeune, elle est forte, elle est riche. Sa croissance prodigieusement rapide s’opère sans crise grave. Tout enfin lui réussit, et il faut bien, pour cela, qu’elle ait les qualités les plus sérieuses. Elle les a toujours eues, mais il semble que ces qualités soient devenues plus séduisantes qu’on ne les jugeait autrefois. D’où cela vient-il ? Peut-être de ce que l’Amérique a été victorieuse, et, quoi qu’en pensent les ennemis systématiques de la guerre, c’est toujours par des victoires militaires qu’un peuple acquiert toute sa grandeur et la consacre aux yeux du monde. Il y a eu des guerres encore plus glorieuses que celle de l’Amérique contre la malheureuse Espagne ; il n’y en a pas eu beaucoup de plus fructueuses. Dès le lendemain, l’Amérique, consciente de sa force et même un peu éblouie par elle, a pris tout son essor. Sa puissance industrielle et économique est apparue comme dans une apothéose. Et ce n’est pas elle seule qui porte sur son compte un jugement aussi flatteur ; on se trompe souvent en se jugeant soi-même ; mais le consentement général paraît ratifier la bonne opinion qu’elle a d’elle-même et cela est fait pour la rassurer. Qui est-ce qui ne lui fait pas plus ou moins la cour, et ne se dispute pas ses bonnes grâces? Dans ce flirt universel, l'empereur Guillaume n'a pas voulu rester le dernier; il a même voulu être le premier; et il a procédé sans beaucoup de raffinemens, mais avec une franchise et une résolution qui, en somme, étaient faites pour réussir.

Le voyage du prince Henri a été précédé d'une campagne de presse dont il faut dire un mot : elle montre, en effet, que l'empressement germanique n'a pas été sans provoquer ailleurs quelque jalousie. L'Angleterre s'en est émue. Elle a fait déjà bien des sacrifices pour conserver les faveurs de l'Amérique, ne fût-ce que des sacrifiées d'amour-propre, et tout le monde a le sentiment qu'elle en fera encore bien d'autres, si c'est nécessaire- Ce pays, qui s'entend si bien à rudoyer les autres, se laisse rudoyer lui-même par l'Amérique, sans paraître même s'en apercevoir. Ses complaisances sont inlassables. On ne voit pas, jusqu'à présent, qu'il en ait tiré grand profit, mais il faut croire qu'une autre conduite aurait eu pour lui de sérieux inconvéniens, car ce n'est pas par simple bonté d'âme, ni par faiblesse de caractère, qu'elle se comporte ainsi.

Pour en venir au fait, quelques semaines avant le voyage du prince Henri, les journaux anglais, et le Times en tête, ont jugé à propos de ressusciter la légende d'un grand et ténébreux complot que les puissances européennes auraient tramé contre les États-Unis à la veille de leur guerre contre l'Espagne. Le croirait-on? On voulait les empêcher de se battre : n'était-ce pas à leur égard le comble de la malveillance? Le correspondant du Times en Amérique a envoyé à son journal tous les détails de l'affaire : grâce à lui, on a finalement connu un incident diplomatique, qui était resté, jusqu'à ces derniers jours, le secret des chancelleries. Mais, en vérité, ce secret ne valait pas tout le bruit qu'on en a fait. Il paraît donc que, le 10 avril 1898, les ambassadeurs des puissances à Washington ont appris que leur collègue d'Espagne avait remis au secrétaire d'État aux Affaires étrangères une note dans laquelle le cabinet de Madrid cédait sur tous les points, moins un. Ils se sont réunis, et se sont demandé s'il n'y avait pas lieu de télégraphier à leurs gouvernemens respectifs pour leur suggérer une démarche à faire auprès du gouvernement américain, en vue de le détourner d'une guerre désormais sans objet. Heureusement, l'Angleterre veillait; elle a su dénoncer et déjouer le complot, et c'est à son amitié active et dévouée que les États-Unis ont dû de pouvoir se couvrir de gloire. Pendant plusieurs jours, le Times a donné le récit de cette conspiration dont on sent bien tout l'odieux. Les journaux du continent européen ne disaient rien, sans doute parce qu'ils ne savaient rien, leurs gouvernemens dédaignant de se défendre : et de ce silence général le Times tirait un argument nouveau, en l'interprétant comme un aveu. Ils se taisent, disait-il, donc ils se reconnaissent coupables ! Subitement, l'empereur Guillaume a perdu patience. Son frère était sur le point de partir pour l'Amérique, et il importait que rien ne vînt gêner à son égard les démonstrations de l'enthousiasme populaire. Un beau jour, le Moniteur de l'Empire a publié la dépêche que l'ambassadeur d'Allemagne à Washington, M. de Holleben, avait adressée à son gouvernement sur l'incident du mois d'avril 1898. A la surprise générale, on y a appris que les ambassadeurs des puissances s'étaient en effet réunis, mais qu'ils l'avaient fait chez l'ambassadeur d'Angleterre, sur sa convocation directe, et que c'était lui-même, lord Pauncefote, qui avait présenté le projet de note que ses collègues et lui devaient envoyer à leurs gouvernemens. M. de Holleben ajoutait que, pour son compte, il n'avait pas approuvé cette démarche et qu'il déconseillait à son gouvernement d'y donner suite, - en quoi on l'avait approuvé à Berlin. Cette révélation a changé complètement l'état des choses. Le Times a été obligé de se défendre. Il a expliqué que l'initiative prise par lord Pauncefote ne prouvait rien, parce que l'ambassadeur anglais, étant le doyen, du corps diplomatique, devait naturellement réunir ses collègues lorsqu'il y avait lieu de causer sur un objet d'intérêt commun. Il a ajouté, ou insinué, que le projet de note était de l'ambassadeur d'Autriche, et qu'il avait été corrigé par l'ambassadeur de France. Mais, toujours implacable, le Moniteur de l'Empire l'a publié tel qu'il était sorti des propres mains de lord Pauncefote. Une question a été posée à ce sujet à la Chambre des communes. Lord Cranborne a quelque peu désavoué lord Pauncefote, en disant qu'il avait agi sans instructions et d'après son sentiment personnel. Quant à nous, nous ne trouvons pas ce diplomate si coupable. La démarche qu'il avait suggérée était très amicale envers le gouvernement américain. Elle avait bien pour objet d'éviter la guerre, si cela était possible, mais sans exercer aucune pression désobligeante; elle pouvait être peu discrète, mais n'avait rien de comminatoire. En tout cas, la proposition en avait bien été faite par lui; le fait était indéniable et n'était pas nié. Que devenait la thèse du Times? Le journal de la Cité n'a eu qu'une ressource, qui a été de protester contre la méchanceté humaine : il était évident pour lui qu'on voulait brouiller l'Amérique et l'Angleterre. Il a ajouté que, si lord Pauncefote avait rédigé le projet de note, c'était pour empêcher quelque malintentionné de se charger de ce travail. L'effet produit par cet incident n'a nui en aucune façon, on peut le croire, à la manière dont a été reçu le prince Henri.

Il l'a été admirablement, et s'est conduit avec la meilleure grâce possible, prodiguant ses attentions à tout le monde, surtout à la presse; - ou plutôt, nous nous trompons, il les a prodiguées surtout aux enfans du président Roosevelt, qui, étant bon père de famille, ne pouvait qu'en être touché. On reconnaît dans ce procédé la manière de l'empereur Guillaume : pan autre ne s'en serait pas avisé. Le président Roosevelt a un fils et une fille. Son fils a été gravement malade, ce qui a éveillé autour de lui la sympathie universelle, profonde et sincère : mais la maladie de ce jeune homme a été pour l'Allemagne une affaire d'État. Dieu sait combien de fois on a demandé de ses nouvelles à Berlin ! Le prince Henri a été retardé dans son voyage par le mauvais temps; il aurait voulu arriver pour la fête de Washington, et il n'a pu atterrir à New-York que le lendemain. Étant en pleine mer, il a envoyé un télégramme pour en dire ses regrets, mais avant tout, et dès la première ligne, pour exprimer l'espoir que le fils du président allait de mieux en mieux. Le président a une fille, miss Alice Roosevelt : l'empereur Guillaume a voulu qu'elle fût la marraine du yacht impérial le Meteor, construit en Amérique, et au lancement duquel le prince Henri devait procéder. Pendant quelques jours, miss Roosevelt a été un personnage important dans l'État. Elle éclipsait un peu son père, mais l'empereur Guillaume connaît l'âme des pères; il a jugé que M. Roosevelt ne lui en saurait pas mauvais gré. Tout le monde a admiré la parfaite élégance avec laquelle miss Alice Roosevelt a brisé une bouteille de vin de Champagne pour baptiser le Meteor, et la dextérité avec laquelle, d'un seul coup d'une hachette d'argent, elle a coupé le câble qui retenait le yacht attaché à la terre. Enfin, tout s'est admirablement passé, et miss Roosevelt a pu en donner l'assurance à l'empereur Guillaume par un télégramme qu'elle lui a envoyé directement. Il n'y a pas de gloire sans revers. On dit maintenant que miss Roosevelt devait assister au couronnement du roi Édouard VII, mais que son père trouve qu'on a fait tout de même un peu trop de publicité autour d'elle : le voyage serait décommandé. C'est dommage, car, à en juger par la quantité de portraits et de photographies que les journaux et les magasins anglais ont répandus de cette jeune personne, on lui aurait certainement fait en Angleterre un accueil comparable à celui que le prince Henri a reçu lui-même à New-York et à Washington. Mais, comme on le voit, M. Roosevelt a le sentiment de la mesure : il s'est arrêté à temps.

Aujourd'hui que tout ce feu d'artifice est éteint, on peut se demander s'il en restera bientôt autre chose qu'un heureux souvenir. Il y a certainement beaucoup de sympathie pour l'Allemagne en Amérique, et rien n'est plus naturel si l'on songe au très grand nombre d'Amériscains qui sont d'origine et de race germaniques. Ils continuent de penser à leur ancienne patrie, et de l'aimer même à travers plusieurs générations. Mais les affaires sont les affaires, et ce n'est pas aux États-Unis qu'on risque de l'oublier. Les sentimens ont une place dans l'imagination de l'Amérique : ils n'en ont pas beaucoup dans son esprit pratique, ni dans sa conduite. Elle jouit vivement, comme il est naturel, de son succès auprès de l'Europe ; il n'y a pas de danger qu'elle perde la notion de ses intérêts personnels, et ces intérêts la mettent, non pas en conflit sans doute, mais en concurrence avec l'Allemagne sur plusieurs points du monde. Les belles fêtes qui viennent d'avoir lieu ne sont pas négligeables pour entretenir entre deux peuples des sentimens de bienveillance, aussi longtemps que rien n'y fait opposition ; elles ne sont pas un facteur bien important de leur politique. Miss Roosevelt en gardera un joli bracelet, avec le portrait de l'empereur Guillaume ; mais qui sait si, dans quelques années, il en restera autre chose ? Ces démonstrations n'ont d'ailleurs rien qui puisse nous déplaire, et c'est en toute cordialité que nous nous associons à ce qui arrive d'heureux à la grande République à laquelle nous rattachent tant de glorieux souvenirs.


La place nous manque pour parler de la crise politique que l'Italie traverse : au reste, elle n'en est pas encore tout à fait sortie. Le jour même de la rentrée du Parlement, le ministère a éprouvé un échec sensible, à propos de l'élection du président de la Chambre. Les conditions dans lesquelles son candidat, M. Villa, a été élu, ne lui permettaient pas d'accepter un mandat qu'il n'aurait pas rempli avec autorité. Les socialistes avaient présenté contre lui un candidat qui n'a eu qu'un petit nombre de voix ; mais cela suffisait pour marquer une rupture ; et les bulletins blancs ont été si nombreux qu'il a bien fallu tenir compte de cette manifestation. Le ministère a donné sa démission. Le roi Fa prié de la reprendre et il a bien fait, car il lui était impossible de trouver dans le vote de la Chambre une indication quelconque de sa politique. Ce vote à bulletins blancs n'exprimait que sa mauvaise humeur. Quelle en était l'origine ? Il faut bien avouer que le discours du roi n'avait pas plu. Cela ne prouve rien au sujet du roi lui-même, ces discours officiels étant d'ordinaire rédigés par les ministres, qui en ont seuls la responsabilité. On a dit pourtant que Victor-Emmanuel avait obéi à un sentiment personnel en parlant d'un projet de loi sur le divorce, institution très impopulaire en Italie, surtout dans les provinces méridionales. Mais ce n'est pas seulement la question du divorce qui avait produit un mauvais effet. En présence de la crise économique et sociale qui sévit en ce moment, le discours du trône avait paru optimiste à l'excès en ce qui concerne les réformes ouvrières qu'il promettait. Au fond, on n'était pas sans inquiétudes, et le discours n'a pas rassuré. Ce qui n'a pas rassuré davantage, ce sont les grèves qui ont éclaté aussitôt après, ou menacé d'éclater : celle des ouvriers du gaz à Turin et celle des employés et des ouvriers de chemins de fer un peu partout. Le gouvernement, bien que démissionnaire, a pris des mesures énergiques. A Turin, il a fait faire le service du gaz par les soldats, et il a, dans toute l'Italie, militarisé par décrets le personnel des chemins de fer. Cela, bien entendu, a achevé de le brouiller avec les socialistes. On n'a pas manqué de rappeler à M. Zanardelli qu'il avait autrefois vivement combattu des mesures de ce genre, lorsqu'elles étaient prises par un ministère conservateur : mais les points de vue changent avec les situations et les responsabilités. Le ministère a pourvu au plus pressé. Il s'est présenté devant la Chambre. En portant M. Biancheri à la présidence, on a supprimé toute difficulté, chacun s'inclinant devant l'autorité de son âge et de ses services. Mais la question politique n'est pas vidée, et le ministère sort ébranlé de la secousse qu'il a subie. Nous y reviendrons, lorsque la situation parlementaire sera éclaircie.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,