Chronique de la quinzaine - 28 février 1877

Chronique n° 1077
28 février 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1877.

Qu’en sera-t-il de toutes les histoires qui courent le monde soir et matin, de tous ces bruits qui se succèdent comme pour occuper les esprits impatiens dans cette phase nouvelle des affaires d’Orient ? Un jour c’est la Russie qui va passer le Pruth sans plus tarder, ou qui se dispose à envahir l’empire ottoman par la frontière d’Asie : on compte les corps d’armée, les bataillons, les sotnias de cosaques et les canons ; on connaît les plans de campagne, on sait le moment où l’exécution commencera. Un autre jour c’est la Porte qui doit envoyer un ultimatum à la Russie pour lui demander de désarmer. Tantôt la rupture va être poussée jusqu’au bout ; tantôt les ambassadeurs vont revenir à Constantinople, tout est sur le point de s’arranger au moyen de quelque combinaison proposée par l’Angleterre, à moins qu’une maladie du sultan Abd-ul-Hamid et une révolution nouvelle en Turquie n’embrouillent encore cet inextricable écheveau oriental. Ainsi en quelques heures, au gré du télégraphe, ce grand agitateur du monde, on passe de la guerre à la paix ou de la paix à la guerre, et en définitive ce n’est ni la guerre ni la paix ; c’est l’attente dans une situation où rien ne peut se décider si vite et où les imaginations inventives suppléent à la réalité.

Tout ce qu’il y a de vrai et de précis se réduit à quelques faits. D’un côté, la négociation directe engagée par la Turquie avec la Serbie et le Monténégro semble toucher à un dénoûment favorable, et si même au prix d’une prolongation d’armistice cette négociation réussit en effet, c’est déjà un commencement de solution, un premier gage d’apaisement. D’un autre côté, il y a toujours sans doute la difficulté la plus redoutable, celle des réformes, des garanties, qui Ont été l’objet des récentes délibérations de l’Europe à Constantinople, qui résument dans sa gravité le problème oriental. Ce que la Russie en pense, elle l’a dit, elle l’a du moins laissé entendre par la circulaire du prince Gortchakof. L’Angleterre, elle aussi, n’a point tardé à exprimer son opinion dans les débats de son parlement ; elle l’a développée avec ampleur, sans subterfuge, par les explications nouvelles de lord Derby répondant au duc d’Argyll aussi bien que par un habile discours du ministre de la guerre, M. Gathorne Hardy. A son tour, l’empereur Guillaume, en ouvrant ces jours derniers le Reichstag à Berlin, s’est étudié tout à la fois à réserver la politique de l’Allemagne et à témoigner une certaine confiance dans le maintien de la paix continentale, « alors même que ne se réaliserait pas l’espérance de voir la Porte exécuter de sa propre initiative les réformes que la conférence a reconnu être un besoin européen… » Au fond, ce qui résulte de toutes ces manifestations récentes, également sérieuses, quelles que soient les nuances de langage, c’est que l’accord formé à Constantinople survit à la conférence comme la garantie la plus précieuse ; jusqu’ici, il resté intact. La question est maintenant de savoir comment on l’interprète, comment on veut en poursuivre l’application, quelles conséquences les diverses politiques prétendent dégager de cette rassurante communauté de vues, et c’est là évidemment l’objet nouveau du travail de négociation engagé aujourd’hui entre les puissances dans l’intérêt de la paix européenne, pendant que la Porte négocie sa paix particulière avec la Serbie et le Monténégro. Ces deux ordres de faits se déroulent parallèlement ; ils se lient, selon l’expression de l’empereur Guillaume. Résumons cette situation au point où elle est arrivée. La paix avec la Serbie et le Monténégro, si elle est définitivement conclue, c’est le premier pas ; le second pas, c’est l’entente maintenue, organisée, fortifiée entre les puissances dans l’intérêt de ce programme de réformes et de garanties représenté comme une condition de la paix européenne par une amélioration sérieuse de l’état de l’Orient.

Le double but est précisé et reconnu ; il se dégage de cette laborieuse histoire qui va de péripétie en péripétie depuis plus d’une année. Quels seront les meilleurs moyens pour l’atteindre ? En d’autres termes quelle est la forme la plus efficace sous laquelle se manifestera et s’exercera cet accord européen auquel les grands gouvernemens attachent un juste prix, qu’ils se préoccupent de maintenir après l’avoir créé ? voilà toute la question, et puisqu’on s’est entendu sur le principe de cet accord, pourquoi ne continuerait-on pas à s’entendre sur les moyens d’exécution ? Qu’on le remarque bien, dans une affaire dont le péril est dans ce qu’elle a d’immense et de vague, tout est à combiner, à mesurer, si l’on veut tenir compte des intérêts divers qui sont en jeu, que la diplomatie. a réunis dans ses programmes. On veut assurer aux populations orientales les bienfaits de la civilisation, la sécurité de leur foi, de leur vie, de leurs intérêts ; mais en même temps on veut maintenir la paix européenne. Évidemment, pour rester dans le programme, la première condition est de ne pas se méprendre, de savoir ce qu’on veut et ce qu’on doit éviter, jusqu’où l’on peut aller ensemble.

En réalité, il n’y a pas mille moyens, il n’y en a que deux, coercition matérielle à l’égard de l’empire ottoman on une intervention morale fortement organisée, incessamment active, pesant sur la Turquie de tout le poids de l’Europe. La coercition, c’est la guerre. Il y a longtemps que, dans des circonstances analogues, toujours à propos de l’empire ottoman, le prince de Metternich écrivait : « tout ce qu’à Saint-Pétersbourg, on s’est plu dans ces derniers temps à désigner sous le nom illusoire de mesures coercitives à employer contre les turcs n’est, au jugement de notre cour, que la guerre. » Et cette coercition qui est la guerre, comment s’exercera-t-elle ? Si elle prend la forme d’une intervention collective de l’Europe, il n’y a pas à s’y tromper, c’est la question d’Orient dans toute sa gravité ; c’est le commencement du partage, c’est l’impossibilité de s’entendre à un moment donné, c’est la confusion inévitable, et, par la fatalité d’une fausse politique, on aurait compromis pour longtemps la paix européenne sans avoir amélioré le sort des populations chrétiennes. Alors éclaterait au milieu de tous les conflits la vérité de ces paroles de lord Wellington, dont les politiques anglais ont si souvent reproduit le sens, que M. Gatborne Hardy citait dans la chambre des communes en les empruntant aux dépêches du vieux duc récemment publiées : « L’empire ottoman existe, non pour le bénéfice des tares, mais de l’Europe, non pour conserver les mahométans au pouvoir, mais pour sauver les chrétiens d’une guerre dont ni l’objet ne pourrait être défini, ni l’étendue prévue, ni la durée calculée… » L’intervention commencerait par la bonne intelligence, par la paix entre les puissances, c’est possible, quoique difficile à admettre ; elle finirait fatalement par placer en présence tous les intérêts, même, si l’on veut, toutes les ambitions, sur un terrain contesté, dans des provinces dont il y aurait à disposer, autour d’une question qui resterait plus que jamais livrée à tous les hasards, qui réveillerait bien d’autres questions.

Est-ce par l’intervention de la Russie seule, avec la délégation ou le consentement tacite de l’Europe, que la coercition pourrait s’exercer utilement ? La Russie n’a point encore visiblement renoncé à cette politique ; elle garde cette pensée et elle s’est mise en mesure de l’exécuter. Depuis quelques mois, elle a fait un effort considérable, coûteux, onéreux à ses finances, à son industrie et à son commerce, pour rassembler une armée nombreuse en Asie et sur les frontières du Pruth. Si cette armée n’a pas reçu le signal du départ à jour et à heure fixes, comme on le dit légèrement, elle peut entrer en campagne. Si elle rencontre des difficultés, elle les surmontera. Les résistances que les turcs lui opposeront, elle les vaincra par les armes : soit, nous admettons tout ; mais qui ne voit que la Russie n’aura ni délégation ni consentement de l’Europe pour une intervention, que le danger n’est que déplacé ou localisé, qu’il reste toujours menaçant sous une autre forme ? C’est l’imprévu qui commence pour l’Orient comme pour l’Occident. La Russie est-elle maîtresse des événemens dont son entrée en campagne pourra devenir le signal ? Si elle cède à la fascination de la victoire, si elle s’avance au-delà de ce qu’elle prévoit elle-même, nécessairement tout est ébranlé, toutes les politiques sont dans l’inquiétude si ce n’est sous les armes, la paix est à la merci d’un incident. Si la Russie s’arrête spontanément après ses premiers succès, si elle se borne à quelque traité imposé par la victoire, à des réformes et des garanties souscrites par des vaincus, elle aura risqué beaucoup, elle aura sacrifié des vies humaines et de l’argent pour ne recueillir que des fruits médiocres, tout au moins disproportionnés avec l’effort qu’elle aura fait. Elle aura exposé la paix européenne : en quoi une campagne heureuse couronnée par une victoire d’orgueil militaire, payée de quelques avantages personnels, aura-t-elle réformé l’administration ottomane et assuré d’une manière efficace la condition des chrétiens ? La Russie se trouvera dans l’alternative de laisser une œuvre inachevée en se retirant après ses succès ou d’être conduite à des occupations indéfinies qui raviveront tous les périls. Ici encore le double but qu’on se propose n’est point certainement atteint. Ce n’est pas une solution. La Russie elle-même en y réfléchissant comprendra qu’une coercition exercée par elle seule sous l’œil d’une Europe inquiète et défiante ne peut la conduire qu’à un résultat douteux ou périlleux.

Il n’y a donc, à l’heure sans doute décisive où nous sommes, qu’une combinaison possible, rassurante, faite pour concilier tous les intérêts, le maintien de l’accord établi à Constantinople, l’intervention ou, si l’on veut, la coercition morale persévérante, poursuivie avec toute l’autorité d’une action collective. C’est uniquement cette action morale que la diplomatie travaille maintenant à organiser dans ses négociations avec Saint-Pétersbourg, car c’est à Saint-Pétersbourg que tout doit visiblement se décider, et, avant de répondre officiellement à la circulaire du prince Gortchakof, les cabinets ont voulu, selon toute apparence, préparer la solution qui sera adoptée en commun. La Russie est heureusement dans des conditions où elle peut prendre un parti en toute liberté. Malgré une imposante démonstration de puissance militaire, elle n’est point engagée, elle n’a point à craindre de paraître reculer, elle n’a essuyé aucun échec personnel ; elle a confondu sa politique avec celle des autres puissances, et eût-elle à tempérer ou à diminuer ses armemens dans une situation nouvelle, elle ne le ferait que de son propre mouvement, dans le sentiment de sa force, pour rester dans les limites d’un système d’action concerté par l’Europe. S’il y a quelque satisfaction à donner à ses vœux, à ses idées, les cabinets n’hésiteront certainement pas. On prétend que quelqu’un disait récemment à lord Beaconsfield qu’il fallait faire à la Russie un pont doré, et lord Beaconsfield aurait répondu aussitôt qu’il fallait lui faire un pont d’or, puis il aurait ajouté, en souriant, qu’il fallait lui faire un pont de diamant. Le pont de diamant qu’on peut ménager à la Russie, sans calcul et sans arrière-pensée, c’est de concourir avec elle à une œuvre sérieuse en Orient sans compromettre la paix de l’Occident.

Ce que la Russie désire, après tout, les autres gouvernemens le désirent comme elle. En déclarant en commun, dans une conférence, la nécessité d’améliorations réelles et de garanties en faveur de ces améliorations, on a gardé le choix des moyens, de l’heure ; on ne s’est pas prononcé sur ce point, et il est clair que si la Porte, usant de cette « initiative propre, » dont parlait récemment l’empereur d’Allemagne, se décidait à mettre sérieusement la main aux réformes qu’on lui a demandées, il n’y aurait aucune raison pour les lui imposer par la force, pour substituer à son action indépendante une coercition matérielle exercée soit au nom de l’Europe, soit au nom d’une seule puissance. C’est là toute la question, c’est ce qui laisse une certaine latitude aux résolutions de l’Europe. Ce qu’on lui demande en effet, la Turquie témoigne la volonté de l’accomplir. Elle est engagée dans un vaste travail de réorganisation, de réforme intérieure s’étendant à tout l’empire et dépassant ce que réclame la diplomatie. La chute du dernier grand-vizir, Midhat-Pacha, bien que préparée par des intrigues de sérail, ne paraît pas se lier à quelque réaction préméditée contre l’œuvre réformatrice. La constitution qui a été proclamée subsiste, et on parle toujours de la réunion prochaine d’un parlement à Constantinople. Le mal profond de l’empire est avoué, il y a un désir évident, quoique peut-être assez vague, de chercher le salut dans une politique nouvelle ; qu’on laisse du moins à la Porte le temps de démontrer sa bonne volonté ou son irrémédiable impuissance.

Certes la Turquie a trop mérité les défiances, les sévérités dont elle est l’objet ; mais enfin il ne faudrait pas lui créer des conditions impossibles, lui demander des réformes et en même temps la placer dans une situation violente, sous le coup d’une exécution militaire, toujours menaçante. — On peut laisser à la Turquie des mois et des années, dira-t-on, elle ne fera rien de plus que ce qu’elle a toujours fait ; ce sera : du temps perdu, c’est une illusion de se fier aux promesses turques mille fois renouvelées, mille fois démenties. C’est possible ; il y a malheureusement une autre illusion, une double illusion, c’est de croire que ce qui est déjà difficile par la paix deviendrait facile par la guerre, qu’on peut aller conquérir dés améliorations pour les chrétiens les armes à la main, — ou bien encore de supposer que ces améliorations nécessaires, désirables, destinées à réparer des maux séculaires, peuvent être accomplies en un jour par la magie d’une décision de conférence ou d’une coercition matérielle. Elles ne peuvent au contraire se réaliser efficacement que dans le calme, avec un peu de temps, et c’est là que l’influence active, pressante de l’Europe peut avoir ses effets salutaires en aidant la Turquie, sinon pour la Turquie elle-même, du moins dans un intérêt universel, dont l’intégrité de l’empire ottoman reste la garantie. La guerre précipiterait la dissolution, cela n’est point douteux ; l’action morale, diplomatique, n’est point infaillible assurément ; elle peut, dans tous les cas, adoucir le mal, tempérer ou ajourner indéfiniment les crises, et ce résultat vaut bien que les gouvernemens de l’Europe y mettent toute leur prudence, même de la longanimité, qu’ils ne se hâtent pas d’ouvrir ce grand vide où peuvent disparaître pour longtemps la paix et la sécurité du monde !

Tandis que ces questions agitent l’Europe et tiennent tout en suspens, la vie intérieure de la France, il faut l’avouer, n’a point l’éclat qu’elle a eu dans d’autre temps ; elle est même réellement assez peu active, et l’activité qui se déploie par instans dans notre monde politique ressemble à de la confusion. Nos chambres, sagement réservées sur les affaires extérieures, prennent leur revanche dans nos affaires législatives, par toute sorte de petites choses ; elles multiplient les abrogations de lois, les propositions souvent aussi intempestives que mal calculées ; c’est ce qu’on appelle toujours faire les réformes que la France attend, et le plus curieux est que, lorsqu’il arrive au sénat d’arrêter au passage un de ces projets improvisés par la seconde chambre, on se hâte de crier contre le sénat, qui décidément empêche tout, qui repousse systématiquement toutes les innovations qu’on lui soumet ! Quelle est aujourd’hui, nous le demandons, l’opportunité d’une proposition ayant pour objet de réformer une des dispositions essentielles de nos lois militaires, de substituer le service de trois ans au service de cinq ans, établi par la législation de 1872 ? Cette proposition, présentée déjà dans la session dernière il y a six mois et repoussée par la chambre, a été récemment reproduite comme s’il y avait une urgence extrême, et cette fois elle a été prise en considération, malgré l’opposition de quelques députés plus prudens, plus avisés que les autres. Que dans tout ce travail confus et décousu que poursuit une commission passablement inexpérimentée sur les affaires de la presse on se laisse aller à des fantaisies, c’est un désordre sans doute, ce n’est pas d’une gravité démesurée. Il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit de notre reconstitution militaire, de ce qui est, à vrai dire, le fondement de cette reconstitution. Ici tout est grave parce que tout peut avoir des conséquences désastreuses.

Ainsi voilà une loi de la première importance qui ne date que de cinq ans. Elle entraîne nécessairement toute une organisation engagée pour ainsi dire sur le principe du service de cinq ans. Elle est en pleine exécution, elle n’a point eu encore le temps d’avoir tous ses effets. Sans doute elle peut avoir des parties défectueuses par elles-mêmes ou par l’épreuve qui en a été faite. Il est certain notamment que le volontariat d’un an n’a pas été appliqué avec une intelligence complète de l’institution. C’est une fausse application à rectifier. D’autres dispositions peuvent demander aussi une exécution mieux entendue ; mais enfin cette loi de 1872 longuement étudiée, mûrement votée, reste le principal ressort de notre organisation militaire. Avant même qu’elle soit suffisamment éprouvée cependant, on propose de la changer ! On ne réfléchit pas que, cette loi laissât-elle à désirer sous quelques rapports, elle vaudrait mieux qu’une perpétuelle mobilité, que, si la proposition récente était adoptée, il faudrait nécessairement tout recommencer dans d’autres conditions. Ce n’est sans doute encore qu’une prise en considération qui n’implique en aucune façon heureusement une adoption définitive. Il n’est pas moins vrai qu’une commission va être nommée, que toutes les discussions vont se renouveler, et pendant quelque temps notre organisation militaire se trouvera mise en doute dans un de ses principes essentiels. Voilà le danger, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que, si le gouvernement ne s’est pas prêté a cette prise en considération, il ne s’y est point opposé, sous le singulier prétexte de témoigner sa déférence à la chambre. On nous permettra de le dire, la vraie déférence qu’un gouvernement doit à une assemblée inexpérimentée, c’est de ne pas la laisser sans direction et de l’arrêter quand elle va se livrer à une imprudente fantaisie.

La politique est un champ de bataille : c’est peut-être, sans parler de l’occasion, ce qui avait tenté, à une époque déjà ancienne, un homme que la mort vient d’enlever au monde parlementaire et qui avait passé une partie de sa vie dans des luttes d’un autre genre, qui s’était recommandé au pays par ses services dans une autre carrière. Le général Changarnier s’est éteint tout récemment plein de jours à sa quatre-vingt-quatrième année. Malgré le poids de l’âge et bien des circonstances contraires, c’était encore une figure. Avec sa tenue soignée, ses manières qui se ressentaient du commandement, son allure ferme et droite, ce vieillard, qui se raidissait contre les ans, représentait tout un passé voyageant chaque jour sur le chemin de Versailles.

Le général Changarnier était à la fois un des aînés et un des derniers survivans de cette génération d’africains qui se formait autrefois sous l’illustre maréchal Bugeaud, qui a compté les Lamoricière, les Cavaignac, les Bedeau, les Duvivier. Comme ceux-ci, il avait grandi dans cette guerre d’Afrique, il avait eu son jour légendaire à la retraite de Constantine, il avait conquis sa renommée par tous les dons supérieurs de l’action et du commandement. Comme ses brillans émules, il avait été aussi fatalement attiré dans la politique en 1848, et un moment même, durant cette période agitée, sous la présidence napoléonienne, il avait été presque l’espoir du parlement contre le futur empereur. Il s’était fait dans son poste de gouverneur militaire de Paris un rôle assez considérable pour que sa destitution fût une crise des plus graves et devînt comme un signe des événemens prochains. Ni Changarnier, ni Cavaignac, ni bien d’autres ne pouvaient arrêter le torrent des choses. L’honneur de ces vaillans soldats engagés dans des camps politiques différens avait été de disparaître ensemble avec les libertés du pays et de supporter avec dignité la mauvaise fortune. Exilé par le coup d’état de décembre 1851, rentré en France vers 1859, le général Changarnier n’avait rien fait pour adoucir les rigueurs et moins encore pour retrouver les faveurs de l’empire. Un jour seulement, aux approches de la guerre de 1870, il avait senti se réveiller son ardeur militaire ; il avait tout oublié et il était accouru à Paris pour redemander une place dans cette armée qui allait combattre. Il avait été poliment évincé ; aux premiers désastres, malgré les refus officiels, il n’avait point hésité à partir pour Metz, et, sans y être obligé, à soixante-dix-huit ans, il avait tenu à partager jusqu’au bout les épreuves, le malheur de cette armée victime de l’incapacité et des intrigues d’une coupable ambition.

Lorsqu’à la fin de la guerre il avait été envoyé par quatre départemens à cette assemblée souveraine de Bordeaux et de Versailles chargée d’arracher la France au gouffre où elle menaçait de disparaître, il s’était flatté peut-être de reprendre un rôle politique comme en 1849. Il avait ses illusions et une certaine confiance en lui-même que l’âge ne décourageait pas. Il s’est mépris sans doute sur ce qu’il pouvait et sur ce que les circonstances permettaient. C’était sa faiblesse : il n’est pas moins resté pour tous, dans le nouveau sénat comme dans la dernière assemblée, l’homme illustré par d’anciens services, dévoué avant tout au pays, préoccupé, au milieu des luttes politiques, de la réorganisation militaire de la France, et portant dans l’étude de ces questions le sentiment du devoir inviolable du soldat. Il représentait la vieille armée devant notre jeune armée, et il a eu en toute justice ses obsèques de vétéran aux Invalides avant d’aller reposer dans sa terre natale d’Autun. Par ces funérailles exceptionnelles, auxquelles ont assisté M. le maréchal de Mac-Mahon et les principaux ministres, on a voulu honorer le vieux capitaine devenu par surcroît un sénateur inamovible de la république ; on a eu raison. Et maintenant c’est au sénat, puisque le sénat est le grand électeur des inamovibles, de donner au général Changarnier on successeur qui soit un allié de plus pour la bonne politique, pour la politique modérée et prudente dont la France a besoin plus que jamais.

Ce serait sans doute s’exposer à des confusions ou prendre des mirages pour des réalités que de chercher trop d’analogie entre ce qui se passe à Versailles et ce qui se passe à Rome. Toujours est-il cependant que le ministère italien, avec son parlement aux couleurs ardentes, avec sa majorité de gauche, se trouve dans une situation qui n’est point sans quelque ressemblance avec celle de notre ministère. En Italie comme en France, ce n’est pas tout de gagner des victoires de scrutin, d’arriver au pouvoir ; il s’agit le lendemain de réaliser les programmes de réformes, de contenir les impatiens sans trop les décourager, de satisfaire les ambitions et de donner des places sans tout désorganiser, de maintenir une certaine cohésion dans cet amalgame de partis ou de fractions de partis dont se compose une majorité qui la veille était une opposition. Ce n’est pas plus facile de l’autre côté des Alpes que de ce côté ; le président du conseil italien, M. Depretis, en fait aujourd’hui l’expérience, et le ministre de l’intérieur lui-même, M. Nicotera, n’est point sans avoir ses embarras dans son propre camp.

Le chef du cabinet, Piémontais de caractère et de tempérament, garde son calme, il ne se hâte pas ; il développera dans quelques jours ses plans financiers impatiemment attendus sur les modifications d’impôts, sur les chemins de fer, sur le cours forcé. Pour le moment, il temporise, il convie les députés de la gauche à des conférences, il négocie avec eux, il les raisonne et il n’est pas sûr de les retenir jusqu’au bout dans la discipline. M. Nicotera, le Napolitain, le mazzinien d’autrefois, serré de plus près par ses anciens adversaires de la droite aussi bien que par ses anciens amis de la gauche, qui commencent à le trouver trop modéré, s’emporte par instans contre les accusations et les railleries qui le poursuivent. Au demeurant, c’est une situation indécise, tout au moins mal garantie, et la question est de savoir si un jour ou l’autre, sur un incident imprévu, sur un de ces projets financiers qui sont en perspective, cette majorité, en apparence si forte, ne se dissoudra pas. On n’en est point là, il est vrai ; le cabinet Depretis, avec un peu de résolution ou d’habileté, peut détourner le danger, et les anciens modérés libéraux si gravement éprouvés dans les élections dernières ne semblent pas avoir regagné encore assez de terrain pour être en position de profiter immédiatement des divisions ou des fautes de leurs adversaires. L’expérience du gouvernement de la gauche continue au-delà des Alpes ; mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit : l’intérêt du moment en Italie est moins dans ces affaires de parlement et de majorité, quelque sérieuses qu’elles soient, que dans ce livré nouveau, d’un accent si vif, récemment publié par le général de La Marmora, sous ce titre : I segreti di stato nel governo constituzionale. Cette publication a déjà retenti en Europe : elle est d’autant plus curieuse, d’autant plus instructive qu’elle n’est qu’un incident d’une lutte assez grave, et que par son caractère, par les positions qu’il a occupées, le général de La Marmora donne une autorité particulière à tout ce qu’il fait.

A vrai dire, ce livre lui-même a son histoire, il n’est que la suite de cet autre ouvrage, Un po’ piu di luce, que le général de La Marmora publiait il y a quelques années, en 1873, et où, lui l’ancien président du conseil de 1866, il dévoilait hardiment le mystère des événemens de cette année décisive. Ces révélations saisissantes ont eu le don de provoquer de la part de M. de Bismarck des déchaînemens de colère, et par contre-coup elles ont pu créer des embarras au cabinet italien, qui s’est trouvé exposé aux récriminations, aux réclamations impérieuses du chancelier allemand. Comment se tirer de là ? Le cabinet italien de 1873, cela va sans dire, a désavoué et désapprouvé le grand coupable, le livre révélateur ; mais il ne s’en est pas tenu à cette désapprobation toute naturelle, il a fait inscrire dans un nouveau code pénal soumis encore à la chambre des députés de Rome un article qui punit d’une façon spéciale les divulgations de papiers d’état et qui ressemble à une satisfaction promise au tout-puissant ministre de l’Allemagne. Voilà justement l’origine de ce livre nouveau où le général de La Marmora relève le défi et accepte la lutte sur tous les points, sur les accusations dont il a été l’objet en Allemagne, sur le désaveu qui lui a été infligé par le cabinet de Rome, sur l’article du code pénal nouveau dont ses révélations ont été l’occasion. Contre les restrictions nouvelles offertes aux ressentimens allemands, l’illustre vétéran de l’indépendance italienne s’arme de toutes les garanties constitutionnelles, du principe de la responsabilité ministérielle, qui implique pour les ministres le droit de se défendre, de la dignité nationale offensée par un article du code pénal qui ne serait qu’une concession à une influence étrangère, et chemin faisant il a encore plus d’une anecdote piquante.

Assurément, par l’extension qu’il donne au droit de divulguer les mystères de la diplomatie, le général de La Marmora soulève des questions délicates que nous voudrions réserver. Ce droit, dans sa pensée, a sans doute des limites, et ne peut s’exercer que sur des faits accomplis ; mais à quel moment ces faits sont-ils accomplis ? Jusqu’à quel point les divulgations trop promptes ou trop complètes sont-elles ou ne sont-elles pas de nature à réagir sur les relations entre les gouvernemens, sur les événemens qui se succèdent et s’enchevêtrent ? Évidemment il y a une mesure qui peut se resserrer ou s’élargir selon les circonstances, surtout selon la situation d’un pays. Cela dit, il y a dans ces pages un tel accent d’honnêteté et de libéralisme, une si généreuse confiance dans la vertu de la publicité, qu’on ne peut avoir que du respect pour cet ancien président du conseil qui, après tout, dans son dernier livre comme dans le premier, n’a fait que se défendre contre les diffamations allemandes en disant : voilà la vérité ! voilà ce qui s’est passé à Berlin, à Florence, à Paris.

Chose curieuse cependant, le général de La Marmora a eu longtemps la fortune d’être attaqué ou raillé dans son pays pour ses préférences prussiennes ; on l’appelait prussomane comme on appelait Cavour anglomane. C’est lui qui a noué l’alliance de l’Italie et de la Prusse en 1866, et qui, à un moment donné, même pour la cession de la Vénétie, a refusé de se dégager vis-à-vis de Berlin, sous prétexte que c’était « une question d’honneur et de loyauté. » A peine les victoires prussiennes ont-elles été assurées, c’est La Marmora qui est signalé à Berlin, sur un mot d’ordre mystérieux, comme ayant trahi l’alliance de 1866, comme le grand ennemi ! C’est lui qui est devenu la bête noire des Allemands et de M. de Bismarck ; c’est contre lui qu’on propose à Rome des lois répressives destinées à apaiser l’Allemagne ! Et, d’un autre côté, dans les partis italiens, quel est celui qui s’est montré le plus acerbe contre le général de La Marmora, le plus favorable aux prohibitions, aux restrictions de publicité :? C’est la gauche aujourd’hui régnante. Le livre des Segreli di stato aura-t-il assez d’influence pour suspendre le vote de l’article nouveau du code pénal italien dans la chambre des députés de Rome ? Il y a dans tous les cas un phénomène contemporain qui donne singulièrement raison au général de La Marmora. Pendant qu’on discute sur les « secrets d’état » et sur les manières de réprimer les divulgations, ces secrets s’échappent sans cesse. Depuis trente ans, les révélations se sont succédé tantôt en Angleterre, tantôt en France, tantôt en Italie, et M. de Bismarck n’a pas été le dernier à se les permettre quand il s’y est cru intéressé. En ce moment même, tandis que paraît le nouveau livre du général de La Marmora, on met au jour en Italie un rapport secret que M. Nigra adressait en 1866 au prince de Carignan exerçant la régence pendant que le roi était à la tête de l’armée, et ce rapport, assurément remarquable, dévoile une fois de plus les confusions, les défaillances de la politique napoléonienne à cette époque.

On a beau faire, la lumière éclate un jour ou l’autre. Ces révélations sont souvent un abus sans doute, elles créent des embarras aux gouvernemens, et la difficulté est de les prévenir ou de les réprimer. La seule compensation, le général de La Marmora l’indique avec une confiance digne d’être partagée : c’est que désormais, au temps où nous vivons, la crainte d’une publicité toujours possible reste une garantie d’honneur dans les relations des peuples et le frein salutaire des ministres qui seraient tentés de mettre la main à des combinaisons inavouables, à de mauvaises actions diplomatiques. Ce n’est pas en s’inspirant de ces sentimens que l’Italie nouvelle risque de s’égarer.

Les États-Unis touchent donc au moment où la question présidentielle va être réglée, où toutes les difficultés de cette élection laborieuse, obscure et si violemment disputée, vont être résolues. La principale de ces difficultés, on le sait, était dans l’appréciation des votes émis dans quatre états, la Floride, la Louisiane, la Caroline du sud et l’Orégon. A qui appartiendraient ces votes ? Chaque parti les revendiquait pour son candidat une commission d’arbitrage, composée de cinq sénateurs, cinq représentans et cinq membres de la cour suprême, a été nommée pour trancher le différend, et cette commission est arrivée, non sans peine, au bout de son œuvre. C’est le candidat démocrate, M. Tilden, qui a eu la mauvaise chance ; s’il n’a pas perdu de terrain, il n’en a pas gagné, il lui manquait une voix ! tous ces suffrages contestés ont été attribués au candidat républicain, M. Hayes, qui arrive ainsi, au chiffre voulu ; mais à quel prix ce résultat est-il acquis ? M. Hayes atteint bien strictement le chiffre légal, 185 voix, et, bien que la décision des arbitres ne soit pas probablement mise en doute, il est impossible d’oublier que la plupart de ces suffrages, dont profite le candidat républicain, ont été arrachés par la violence dans des états où de prétendus gouvernemens républicains ne se soutiennent que par la force. Cela est si vrai qu’on commence à voir le danger ; et que le cabinet de Washington a menacé de ne plus mettre les armes fédérales au service de ces déplorables gouvernemens. C’est donc dans des conditions passablement précaires et difficiles que M. Hayes va arriver au pouvoir, et si, comme on le dit, il a témoigné l’intention de suivre une politique conciliante, il ne peut certes mieux faire en présence du parti démocrate redevenu depuis quelques années assez puissant pour balancer, à une voix près, l’ascendant du parti républicain. 185 contre 184 ! Encore, si on comptait les suffrages émis au premier degré, la victoire resterait-elle au candidat démocrate. Les États-Unis vont avoir un président élu à une voix de majorité, comme la France a eu sa constitution présente à la majorité d’une voix. C’est peut-être assez pour commencer, ce ne serait pas suffisant si l’habileté et la prudence ne venaient achever une victoire si modeste et si difficilement obtenue.


CE. DE MAZADE.



Histoire de la Floride française, par M. Paul Gaffarel, Paris, Didot.


L’histoire de la géographie est une branche intéressante de la science : suivre le progrès des connaissances humaines concernant, cette planète que nous habitons, depuis les frayeurs légendaires des antiques voyages, depuis les premières audaces des hommes à la triple ceinture d’airain, jusqu’aux dévoûmens éclairés de nos modernes explorateurs dans le centre de l’Afrique, c’est se donner le beau et fortifiant spectacle de ce que peut l’intelligence contre les obstacles de la nature aveugle. Suivre en particulier l’histoire des colonisations modernes, s’attacher plus spécialement encore à celle de la colonisation française, redire ce que nous avons autrefois, dans cette noble carrière, dépensé de mâle énergie, d’intrépide bravoure, d’intelligens efforts, mais aussi de fautes diverses, c’est faire en même temps une étude politique et morale, c’est surtout donner à notre pays un utile conseil et le rappeler vers de grands desseins dont jadis l’ont éloigné des passions et des erreurs qui ne sont plus de notre temps. Dans l’une et l’autre de ces deux voies scientifiques, M. Paul Gaffarel a pris une bonne position en publiant d’abord, il y a peu d’années, une curieuse Étude sur les rapports de l’Amérique et de l’ancien continent avant Christophe Colomb, en donnant ensuite une complète histoire de nos établissemens floridiens pendant le XVIe siècle. Au moment où commence la triste période de nos guerres religieuses, quand la marine française a perdu son éclat du temps de François Ier, quand nos mœurs plient sous le poids de la corruption italienne, quand la prépondérance espagnole nous étouffe de toutes parts, un grand patriote, Gaspard de Coligny, ouvre à la France le secret d’une grandeur nouvelle : nos manet Oceanus ; arva, beata petamus arva. Les noms de Jean Ribaut, de René de Laudonnière, du sieur de Forquevaulx, du charpentier dieppois Nicolas Le Challeux, de l’héroïque De Gourgues, figurent très honorablement auprès du sien. M. Paul Gaffarel a raconté leurs diverses expéditions simplement, avec précision et clarté, en mettant sous les yeux de son lecteur les cartes nécessaires. Il a fait quelque chose de plus : dans une seconde partie de son volume, il a réimprimé soigneusement certaines relations originales devenues très rares. Il y a même ajouté des narrations et des lettres inédites d’un réel intérêt. Nous citerons particulièrement les Lettres et papiers d’état du sieur de Forquevaulx, que lui a offerts un manuscrit de la Bibliothèque nationale, à Paris. Là sont réunies près de cinq cents pièces adressées par Charles IX et Catherine de Médicis à leur ambassadeur en Espagne, Raymond de Pavie, sieur de Forquevaulx, avec les réponses. Cinquante-quatre de ces lettrés se rapportent aux affaires floridiennes ; trente-cinq étaient entièrement inédites : M. Gaffarel nous les fait connaître. On devine de quel puissant intérêt peuvent être de tels documens, dont le style énergique et naïf respire encore toute l’ardeur de ces hommes du XVIe siècle. Chacune de ces pages témoigne de l’esprit d’aventure, de l’ardent patriotisme, de l’esprit d’indépendance politique et religieuse, qui faisaient la forte vie de ces générations. Les fautes commises apparaissent en même temps, l’inconstance, la témérité, l’imprévoyance ; mais beaucoup de ces défauts venaient sans doute de l’inexpérience politique. On ne croit plus aujourd’hui, comme le pensait encore Montesquieu, que « les princes ne doivent point songer à peupler de grands pays par des colonies ; » on n’estime plus que « l’effet ordinaire des colonies soit d’affaiblir le pays d’où on les tire, sans peupler ceux où on les envoie. » Voltaire ne presserait plus M. de Chauvelin de débarrasser la France du Canada ; nous n’aurions plus d’éloges pour Bonaparte vendant la Louisiane aux États-Unis. A la parole fatale qui nous a coûté si cher : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » l’auteur de l’Histoire de la Floride souhaite à bon droit de voir notre temps substituer la ferme et saine résolution qui sacrifierait aux colonies bien des utopies mauvaises et beaucoup de prétendus principes.


A. GEFFROY.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.