Chronique de la quinzaine - 14 mars 1877

Chronique n° 1078
14 mars 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1877.

Quelles que soient les préoccupations extérieures du moment, il y a une autre question qui n’a pas moins de gravité pour nous que les complications de l’Orient, qui n’est même pas au fond sans rapport avec le rôle que notre pays peut avoir encore à jouer dans le monde. C’est la question qui depuis quelque temps revient sans cesse et sous toutes les formes, qui se dégage de tout un ensemble de choses. Quelle direction prennent décidément les affaires intérieures de la France ? que font les chambres, le gouvernement pour créer la confiance, la sécurité sans laquelle les institutions, fussent-elles proclamées définitives, restent livrées au hasard ? où en est le baromètre politique ? va-t-il tourner au beau fixe ou au variable, aux giboulées, aux bourrasques et à la tempête ?

Rien n’est plus facile sans doute que de se payer d’illusions et d’apparences. Sous tous les régimes, il y a les optimistes, les satisfaits, les aveugles qui ne voient rien ou qui croient que tout est pour le mieux. Puisque les événemens ont répondu aux vœux des optimistes d’aujourd’hui et ont donné raison à leurs opinions, puisque la république existe désormais et a sa constitution, son parlement, sa majorité, son ministère, en attendant d’avoir ses fonctionnaires, préfets ou magistrats, qu’on lui promet, que faut-il de plus ? Eh bien ! l oui, la république et la constitution existent, elles sont reconnues comme loi de l’état, la paix intérieure n’est sûrement ni troublée, ni menacée, et cependant, on en dira ce qu’on voudra, il y a partout un invincible, un indéfinissable malaise ; la confusion éclate à chaque instant, l’incohérence est dans les pouvoirs, l’incertitude est dans les affaires. La vérité est que la direction n’est nulle part, que les chambres ne fonctionnent que pour se contrarier ou se défier, que le gouvernement, toujours perplexe, semble se proposer de gouverner le moins possible pour éviter les crises, et que le crédit des institutions n’est point en progrès. Voilà la question qui a son importance à côté des questions diplomatiques. Voilà le mal, et il est de toute évidence que, si on ne s’arrête pas dans cette voie, si on ne se décide pas à redresser la vie parlementaire, à remettre en action le gouvernement, on arrivera par degrés à une situation affaiblie, diminuée, plus que jamais livrée aux compétitions ardentes des partis, qui ne désarment pas précisément parce que l’incertitude leur laisse la chance de l’imprévu.

On oublie un peu trop qu’un système d’institutions ne vit pas par lui-même, parce qu’il a eu un jour la bonne fortune de quelque circonstance exceptionnelle ou d’un vote heureux. Il vit par le caractère qu’il prend dans la pratique des choses, par les garanties qu’il offre à tous les intérêts, par la sagesse prévoyante et active de ceux qui le soutiennent et qui se proposent de le faire durer. Ce qui peut être une menace pour la république aujourd’hui, ce n’est point en vérité que M. le comte de Chambord publie un nouveau manifeste où il déclare une fois de plus qu’il est prêt, que le moment va venir ; ce n’est pas même que, par une de ces coalitions de partis où les plus habiles sont quelquefois dupes, l’impérialisme réussisse à introduire dans le sénat un représentant de plus, qui est d’ailleurs un ingénieur éminent, M. Dupuy de Lôme. Ces incidens récens sont un symptôme encore plus qu’une menace, ils ont leur place dans cette éternelle histoire d’une couronne pour deux prétendans. Les prétentions de L’un neutralisent les prétentions de l’autre, et le conflit de revendications serait plutôt rassurant pour le régime actuel. Ce qui est bien plus sérieux pour la république, c’est cette situation fausse où elle se traîne, où, maîtresse du terrain, elle ne réussit cependant ni à s’affermir d’une manière sensible, ni à désarmer les défiances, ni à inspirer l’idée d’un gouvernement offrant toutes les garanties de pondération et de protection à un pays affamé de repos. Lorsqu’au début de toutes les complications et de toutes les confusions de partis d’où est sortie la constitution nouvelle, M. Thiers disait que la république serait conservatrice ou qu’elle ne serait pas, il ne prononçait pas une vaine parole. Il résumait dans un mot tout un programme, la condition essentielle de la seule république durable, et il savait bien aussi que, pour faire vivre ce régime qu’il proposait, qu’il croyait le seul possible, il fallait rallier l’opinion, tranquilliser les intérêts, avoir dans le parlement une majorité modérée, éclairée, sachant éviter de toucher à tout, de soulever tes questions périlleuses sous prétexte de politique républicaine. C’est précisément ce qui a manqué, ce qui manque toujours dans cette chambre des députés issue d’une élection qui a été la victoire de l’ardeur républicaine et d’une inexpérience agitatrice telle qu’elle n’a jamais été peut-être égalée dans une assemblée délibérante. Il fallait une majorité sensée, animée d’un certain esprit politique, arrivant à Versailles avec la résolution d’acclimater les institutions nouvelles par la modération : il y a eu une majorité incohérente, agitée d’assez médiocres passions de parti, absolument novice et remuant tout pour ne rien faire. De cette chambre des députés élue au 20 février 1876, ayant déjà plus d’une année d’existence, il n’a pu se dégager jusqu’ici une force véritable d’opinion, quelque chose qui ressemble à une politique. Ce qu’on nomme même la majorité n’est qu’un amalgame déguisé sous ce complaisant euphémisme de l’union des gauches. En réalité, cette union des gauches, qui peut avoir sa raison d’être toutes les fois qu’on se trouve en présence de quelque manifestation bonapartiste, n’a plus ni sens ni valeur dès qu’il s’agit de suivre un plan de conduite, de former un parti de gouvernement. Ce n’est le plus souvent qu’un mot trompeur, un expédient de diplomatie parlementaire destiné à couvrir la confusion des idées. Que veut-on faire ? quelle est la limite de l’action commune ? quel est le symbole de tous ces fragmens de partis ayant l’air de marcher ensemble ? C’est là toujours la question. — Il faut un peu prendre les choses comme elles sont et tenir compte des circonstances sans rien exagérer, dira-t-on. Dans cette masse qui en certains jours forme la majorité républicaine, les passions extrêmes ne dominent pas, les idées de modération finissent par avoir le dernier mot. Nous le voulons bien ; sans doute, lorsque le radicalisme se présente bannières déployées, avouant tout haut ses programmes de destruction, il est obligé de reculer ; il est poliment évincé. Lorsqu’on veut faire triompher l’amnistie tantôt par voie directe et générale, tantôt d’une manière subreptice, l’amnistie est arrêtée au passage. Quand M. Naquet et M. Madier de Montjau ont des inventions révolutionnaires à produire, ils n’ont pas toujours un succès complet. Ceux qui en sont encore aux réhabilitations de la commune, des journées de juin 1848, du droit d’insurrection, de la politique des barricades, ceux-là se trouvent un peu gênés à Versailles, et ils sont obligés d’aller porter leurs déclamations ailleurs. Soit, la chambre n’est pas d’un tempérament à tout entendre ou du moins à tout sanctionner ; elle n’est violente que par étourderie et quelquefois par entraînement de parti. Il y a des points sur lesquels elle se sent retenue par une sorte d’instinct de modération. En dehors de ces points, par exemple, toutes les fantaisies sont permises, et, ce qu’il y a de plus curieux, c’est que cette malheureuse chambre semble ne pas se douter qu’elle fait du désordre législatif et parlementaire une politique.

C’est ce qu’on pourrait appeler un peu vulgairement une assemblée de touche-à-tout. La chambre du 20 février 1876 a porté à Versailles, elle garde visiblement encore la conviction naïve qu’elle est appelée à tout réformer, et que cette réforme universelle est la chose la plus simple du monde. Elle est arrivée avec une provision inépuisable de motions en portefeuille. Organisation militaire, administration, magistrature, cultes, enseignement, chemins de fer, régime de la presse, elle a des projets sur tout. Il n’y a pas de jour où M. le président Grévy, homme plein de patience, n’ait à enregistrer à son rang quelque production nouvelle de l’initiative parlementaire, et on a imaginé un moyen commode de tout concilier, de désintéresser l’amour-propre des auteurs de propositions sans rien engager : c’est la prise en considération ! Il y a en ce moment plus de quatre-vingts commissions occupées à examiner une multitude de motions ou de projets qui ont eu la faveur d’une complaisante prise en considération.

A quoi tout cela peut-il aboutir sérieusement ? A peu près à rien, si ce n’est cependant à un travail le plus souvent inutile, à une sorte de suspicion jetée sur toutes les parties de l’organisation française, à la déconsidération du régime parlementaire par les spectacles de confusion et d’impuissance qu’offrent assez généralement les commissions. C’est la stérilité dans l’agitation, et cet inconvénient aurait été au moins pallié si, au lieu de cette union des gauches qui ne sert à rien, il s’était formé une vraie et sérieuse majorité, maltresse de ses résolutions, sachant intervenir à propos pour arrêter ce torrent de propositions individuelles. Malheureusement il n’y a point une majorité suivant une direction, observant une discipline, et le gouvernement de son côté ne s’en occupe guère ; il semble se prêter à tout. M. le président du conseil est trop absorbé ou trop prudent pour gêner l’effervescence d’initiative de ses amis de la gauche, pour aller s’exposer dans des escarmouches. M. le ministre de la guerre est plein de mansuétude pour tout ce qui touche à son administration. Il n’admet pas, il est vrai, certaines propositions : il déclare qu’il les combattra — plus tard ; en attendant, il ne voit aucun inconvénient à laisser la chambre s’engager et les questions grossir. En un de compte tout passe, et c’est ainsi que marchent les choses dans l’intérêt de la république, du régime parlementaire et du gouvernement ! Pour faire patienter la gauche sur d’autres points, on paie rançon à quelques-unes de ses fantaisies, et parmi les plus récentes de ces fantaisies, la plus grave, la plus dangereuse à coup sûr, est cette motion sur la réduction des années de service militaire, cette proposition Laisant, qui, elle aussi, toujours avec l’agrément du ministère, a reçu l’inévitable passeport de la prise en considération.

Puisque cette discussion sur nos affaires militaires s’est réveillée un peu par un entraînement de la chambre, un peu par la faute du ministère, qui a craint probablement un échec, elle était faite pour tenter un homme comme M. Thiers ; elle était digne de son patriotisme, de son expérience, de son dévoûment invariable aux intérêts de la France et de l’armée. Il y a deux points sur lesquels M. Thiers s’est depuis longtemps prononcé. Hors du pouvoir comme au pouvoir, il s’est toujours promis de ne pas laisser toucher à la constitution militaire, à l’organisation financière du pays, sans combattre jusqu’au bout : cette parole qu’il s’est donnée à lui-même pour le bien public, il la tient aujourd’hui avec son ardeur entraînante et son autorité. Dès que la prise en considération, à laquelle consentait le ministère, a été décidée par un vote, M. Thiers n’a pas hésité à réclamer sa place dans la commission nommée pour examiner la proposition Laisant, et dans cette commission la présidence lui revenait assurément de toute façon. C’est donc sous la garde de la raison patriotique de M. Thiers que la question se trouve désormais placée, et on peut dire que c’est M. Thiers qui fait les affaires du gouvernement, ou, pour mieux parler, les affaires du pays. On peut être tranquille : l’ancien président de la république n’est point homme à déguiser ses opinions, à suivre un prétendu courant populaire, à laisser passer les chimères, les fantaisies et les déclamations. C’est l’homme du pays, non d’un système plus ou moins nouveau, plus ou moins hasardeux. A ses yeux, il n’y a ni armée de la république, ni armée de la monarchie, il n’y a que l’armée de la France, faite pour tous les rôles, pour l’action offensive comme pour la défense. Il est, quant à lui, pour tout ce qui peut faire cette armée solide, notamment pour la durée du service. Sans dédaigner précisément le nombre, dont on parle beaucoup aujourd’hui, M. Thiers veut avant tout la qualité, qui ne s’acquiert que par une présence suffisamment prolongée sous le drapeau. Si on voulait lui rendre le service de sept ans de la loi de 1832, il ne le refuserait certainement pas, il l’avoue sans aucune hésitation ; mais c’est fini, il n’y a plus à revenir au passé. La loi de 1872 a consacré les cinq ans, c’est cette loi qu’il faut maintenir, et M. Thiers ne cache pas du reste que cette proposition Laisant, qui vient tout remettre en doute d’une manière si complètement inopportune, n’aurait pas dû être prise en considération.

A quoi répond-elle, en effet, cette proposition qui ne tend à rien moins qu’à modifier encore une fois toutes les conditions de notre état militaire ? Puisque la question s’était élevée, dit-on, elle méritait d’être étudiée. C’est en vérité une étrange manière de traiter ces grands problèmes d’organisation nationale qui ne sont pas faits apparemment pour être agités tous les jours à titre de sujets d’étude. Quoi donc ! il y a moins de cinq ans, cette question a été soumise pendant de longs mois à une commission de quarante-cinq membres choisis parmi les hommes les plus éminens et les plus compétens de la dernière assemblée. Elle était l’objet de l’examen le plus scrupuleux, le plus réfléchi dans cette commission, dont le rapporteur, un représentant mort depuis, M. de Chasseloup-Laubat, a laissé un travail des plus complets et des plus instructifs. Le général Trochu n’était resté dans l’assemblée que pour défendre par la parole ses idées sur la réorganisation de l’armée, particulièrement -sur le service de trois ans, qui était sa combinaison favorite, et certes, ai la cause avait pu être gagnée, elle l’aurait été par l’éloquence de ce soldat si chaleureusement convaincu, si séduisant d’esprit. M. Keller, encore aujourd’hui député, soutenait avec talent la même cause, les mêmes idées. Dans cette grande discussion se succédaient le général Ducrot, le général Chanzy, le général Changarnier, qui défendaient avec une égale autorité une opinion différente, le président de la république, M. Thiers, qui combattait pour les cinq ans jusqu’à menacer de se retirer si on ne les lui accordait pas. Histoire militaire, causes des désastres de la France, conditions du service, tout était passé en revue, et c’est après le débat le plus approfondi que le service de cinq ans était adopté par l’assemblée à la majorité, non pas d’une voix, mais de plus de 200 voix ! Assurément il n’y avait ni surprise ni équivoque. Entre les deux systèmes, le choix était fait avec maturité, de façon à défier tous les commentaires et toutes les contestations. Que s’est-il donc passé depuis cinq ans qui ait pu infirmer une solution si solennellement consacrée ? Quelle circonstance inconnue nécessiterait un supplément d’étude et créerait une opportunité, que M. Keller lui-même d’ailleurs, bien qu’ancien partisan du service de trois ans, était l’autre jour le premier à contester ? Où donc est la raison de cette insistance à reproduire une proposition déjà repoussée il y a six mois ? Est-ce uniquement ce besoin de tout changer, de tout remuer, qui est si malheureusement en honneur dans la chambre de Versailles ? Il se peut que M. Laisant, qui est un ancien officier et de plus quelque peu radical, tienne à se procurer une occasion d’exposer ses idées militaires ; franchement ce n’est pas un motif pour soumettre périodiquement à de semblables épreuves l’organisation de l’armée française, d’introduire la mobilité dans ce qui exige le plus de suite, le plus de temps et le plus de soins.

Que dans un certain nombre d’années, après une expérience suffisante, on soit conduit à examiner de nouveau ces modifications, qui ne seraient aujourd’hui qu’une imprudence et une irréflexion, ce n’est point impossible. M. Thiers lui-même, si opiniâtre quand il s’agit du pays et de sa puissance militaire, M. Thiers lui-même, il y a cinq ans, n’écartait pas absolument ces perspectives. « Si les idées de paix se répandent, disait-il, vous pourrez par le budget réduire ces cinq ans à quatre, et nous-mêmes, — je ne parle pas de moi, c’est un avenir trop loin de moi, mais de ceux qui nous succéderont, — quand nos successeurs, voyant par exemple le corps des sous-officiers reformé, auront le sentiment que l’armée est parfaitement constituée, qu’on n’a pas précisément besoin de garder les hommes cinq ans, ils trouveront peut-être bon de ne vous demander qu’un sacrifice de quatre ans au lieu de cinq. » Que veulent dire ces paroles, où M. Thiers mettait un art familier relevé par le patriotisme ? . Elles signifient que dans la pensée de M. Thiers, comme dans la pensée de tout le monde, aujourd’hui comme il y a cinq ans, la durée du service se rattache à une multitude d’autres mesures de réorganisation qui n’ont pas reçu une application complète, dont quelques-unes attendent même encore la sanction parlementaire. Des projets, il y en a de toute sorte. Il y a une loi sur l’administration de l’armée que le sénat a votée et que la seconde chambre va maintenant examiner à son tour. Il y a une loi sur l’état-major qui vient à peine d’être présentée. Voilà pour les degrés supérieurs de la hiérarchie. Sur l’état des sous-officiers, il y a aussi trois ou quatre projets plus ou moins heureusement conçus, qui tous se proposent de remédier à un mal profond, à l’affaiblissement des cadres, qui tous ont pour objet de retenir les sous-officiers, de les fixer sous le drapeau en leur assurant quelques avantages matériels, en relevant leur situation, en leur créant une sorte de carrière, et pour cela on a le meilleur modèle dans l’organisation de la maistrance de la marine. La pressante importance de ces dernières mesures, personne ne la méconnaît. Pour tout le monde, c’est la condition invariable. La question des trois ou des cinq ans se lie en réalité à la constitution de cadres permanens et solides. Il est évident que plus l’armée sera fortement encadrée, plus il deviendra facile, par un simple jeu budgétaire, comme le disait M. Thiers, de réduire en fait les années de service. C’est le but auquel on peut tendre ; mais on n’en est pas encore là, et parce qu’il y a des propositions sur les sous-officiers, le problème n’est pas beaucoup plus avancé.

L’essentiel est donc de ne pas tout brouiller, de commencer par le commencement, de réaliser d’abord les conditions sans lesquelles on ne peut pas toucher à la durée du service. Quand on aura réalisé ces conditions, on verra, et en attendant qu’on cesse de faire briller ce mirage trompeur des trois ans aux yeux de nos soldats et des populations faciles à tromper ! Qu’on évite de créer une sorte de trouble avec ces propositions à effet et à sensation dont l’unique résultat ne peut être nécessairement que d’affaiblir l’autorité d’une organisation si récente ! Au fond d’ailleurs, quand on y regarde de près, la question n’est point là où on la place. La loi de 1872, telle qu’elle a été faite, suffit à tout, et il n’y a aucune nécessité de brusquer les règlemens parlementaires pour proposer en toute hâte, sans perdre un jour, des réformes qui ne réformeront rien. La vraie question est, non dans les lois, mais dans la manière dont on applique ces lois, dans l’esprit qui anime à tous les degrés ce grand corps de l’armée, dans la direction imprimée à ce vaste travail de réorganisation si peu avancé. Si les sous-officiers ne restent pas dans leur corps, s’ils se hâtent de partir dès que l’heure de la libération est venue, cela peut tenir sans doute à l’insuffisance de la situation qui leur est faite et aussi à cette concurrence de l’industrie dont parlait M. Thiers ; mais en même temps fait-on tout ce qu’il faudrait pour les encourager, pour les soutenir dans leur rude carrière ? Est-on bien sûr d’employer les meilleurs moyens pour raviver, pour entretenir dans la jeunesse française qui se presse sous les drapeaux cet esprit militaire dont l’affaiblissement trop visible est un des symptômes les plus dignes de toutes les sollicitudes patriotiques ? Si le volontariat d’un an n’a pas répondu entièrement aux espérances qu’on avait conçues, s’il prête à tant de critiques, ce n’est pas absolument la faute d’une disposition législative, c’est tout simplement parce que l’application a été mal comprise, mal dirigée et poursuivie de la manière la plus décousue, quelquefois avec un mauvais vouloir à peine déguisé. Le mal est là, dans l’esprit, dans la direction de tous les jours. Il peut dépendre du gouvernement, des chefs militaires, de créer par leur impulsion, par leur incessante activité, une vie nouvelle dans l’armée, et, pour le moment, à coup sûr, ce n’est pas en substituant le service de trois ans au service de cinq ans qu’on hâtera ce rajeunissement, cette grande réforme morale autant que militaire. Ébranler par un vote irréfléchi, par un caprice radical, une loi à peine éprouvée, ce serait tout bonnement troubler une expérience, ajouter un désordre à une situation déjà assez compliquée et donner un exemple de plus de cette impatience agitatrice que la chambre des députés porte malheureusement dans toutes les sphères politiques ou administratives.

Que se propose-t-on, à quoi espère-t-on arriver en appliquant à tout cette activité fébrile ? voilà la question de l’armée livrée de nouveau à tous les débats et à toutes les polémiques ! Aujourd’hui c’est sur les chemins de fer, à propos d’une convention négociée entre M. le ministre des travaux publics et la compagnie d’Orléans, qu’on discute à perte de vue, reproduisant toutes les théories de rachat par l’état, toutes les récriminations contre le monopole des grandes compagnies, et tout cela, bien entendu, pour n’arriver à aucune conclusion précise. Il y a une commission occupée à revoir les lois sur les réunions publiques, et certainement elle est en train d’enfanter des réformes qui paraissent devoir être d’un ordre capital. Autrefois les réunions devaient être tenues dans un lieu clos et couvert ; aujourd’hui le lieu devra être clos, mais il n’aura pas besoin d’être couvert ! Par le passé, un représentant de la police devait assister aux réunions avec un caractère officiel ; aujourd’hui, il pourra toujours assister aux réunions, mais il ne sera pas tenu d’avoir ses insignes ! On voit bien par là évidemment la pressante nécessité de la révision des lois sur les réunions publiques ! Le plus curieux est ce qui se passe dans la commission chargée d’entreprendre le code de la presse. Comment se terminera ce grand travail ? La malheureuse commission semble manifestement se perdre dans un dédale de rapports, d’exposés historiques, d’abrogations totales ou partielles, de modifications puériles. Elle s’est donné le champ libre ; elle prétend commencer son code en déclarant que toutes les lois anciennes sont abrogées. Elles seront abrogées à la condition d’être remplacées, et si la commission continue, elle n’est pas près d’arriver à la fin de l’œuvre qu’elle a si glorieusement inaugurée. Elle semble oublier la nature et la limite de sa mission. Elle n’a pas tout à refaire, elle n’a rien à inventer ; sa vraie mission serait de choisir parmi les lois anciennes, dont quelques-unes, celles de 1819, peuvent servir de modèles, les dispositions bonnes à conserver, — de grouper, de réunir ces dispositions éparses de façon à fixer la législation dans un cadre unique, en élaguant tout ce qui n’est que transitoire ou parasite. A ce prix, elle ferait non pas une œuvre nouvelle, qui serait d’ailleurs difficile aujourd’hui, mais une coordination utile qui simplifierait la situation confuse de la presse. La commission ferait bien surtout de réfléchir avant de refuser à M. le ministre de l’intérieur les garanties qu’il paraît avoir réclamées pour la répression des délits contre les souverains étrangers ; elle se rendrait ainsi par prévoyance à des nécessités d’un ordre général qui pourraient un jour ou l’autre lui être rappelées brutalement.

La commission de la presse ne voit pas qu’en agissant comme elle paraît disposée à le faire, en refusant les plus simples garanties, en étendant démesurément son travail, elle risque de tout compromettre ou de n’arriver à rien. Non, elle ne le voit pas, et c’est là justement ce qu’il y a de curieux dans ce monde parlementaire, dans cette masse de propositions qui vont encombrer d’innombrables commissions. Les auteurs de motions ne voient pas qu’ils font une œuvre vaine ou périlleuse, qu’ils ne réussissent qu’à propager le sentiment de l’instabilité et de l’incertitude. Ils croient naïvement travailler pour la république, ils ne s’aperçoivent pas qu’il y a plusieurs manières de perdre un régime, qu’il y a la violence d’abord, mais qu’il y a aussi le gaspillage du temps et du pouvoir. S’ils ne savent plus parfois où ils en sont, s’ils sont embarrassés eux-mêmes au sein de leur agitation stérile, ils ont sans doute une ressource, une façon de tout expliquer : c’est la faute du sénat ! S’il y a des plaintes, elles ne peuvent évidemment venir que de mécontens systématiques, des ennemis de la république. Fort bien ! En attendant, les auteurs de propositions inutiles, le ministère qui les laisse trop souvent passer, ceux qui veulent faire vivre la république et le sénat comme la chambre, devraient méditer ces paroles que M. Thiers aurait, dit-on, prononcées récemment, qu’il était digne de prononcer : « L’esprit modéré dont nous nous réclamons consiste à avoir des idées de gouvernement. Je fais le métier de la vieillesse, je prêche dans le désert ; mais il faut bien défendre le dernier reste de l’esprit de gouvernement… » C’est la moralité de nos affaires intérieures.

M. Thiers, en défendant l’autre jour l’organisation de l’armée et ce qu’il appelait le dernier teste de l’esprit de gouvernement, ne s’est point interdit de parler de cet état général de l’Europe où la seule garantie d’influence et même de conservation est dans la puissance militaire. C’est là l’autre côté, le grand côté de la situation du moment, et l’ancien président de la république, sans cesser de compter sur la paix, en mettant sa confiance dans la sagesse des cabinets, ne méconnaît pas les périls que la question d’Orient a créés, qui ne sont pas certainement conjurés ! Dans ce compte toujours ouvert entre la paix et la guerre, qui aurait été récemment, dit-on, l’objet d’un pari entre l’empereur Alexandre II et le comte Adlerberg, le souverain pariant pour la guerre, le ministre pariant pour la paix, il y a sans doute la part notable des chances pacifiques. La Porte ottomane a signé définitivement sa réconciliation avec la Serbie ; elle négocie encore avec le Monténégro, et s’il y a ici plus de difficultés, elles seront vraisemblablement résolues dans un esprit de modération ; mais en même temps une énigme nouvelle est venue se poser devant l’Europe : c’est le voyage du général Ignatief en Occident. Le général Ignatief est un diplomate homme d’esprit et d’habileté fort expert dans les affaires d’Orient, ayant toute la confiance de son souverain. Il a commencé son voyage par Berlin, où il a passé quelques jours ; puis il est venu à Paris, où il ne pouvait manquer de trouver une hospitalité empressée. Le général Ignatief, en voyageant pour la diplomatie, voyage aussi, à ce qu’il paraît, pour soigner ses yeux, pour une ophthalmie, et d’après un correspondant anglais, il aurait dit dernièrement avec une pointe d’ironie que chacun des oculistes qu’il civait consultés lui avait indiqué un traitement différent. L’ophthalmie du général Ignatief serait alors un peu l’image de la question d’Orient. Quel est le traitement que le représentant du tsar est venu proposer aux cabinets de l’Occident pour la Turquie, pour cet empire que l’empereur Nicolas appelait autrefois « l’homme malade ? »

La première chose, il nous semble, est de se rendre compte des élémens principaux de cette situation assez étrange, assez difficile, où les derniers événemens ont laissé l’Europe. Il y a trois faits essentiels. La conférence de Constantinople s’est réunie, elle est convenue de certaines propositions adoptées en commun par les grandes puissances, et elle s’est séparée sans avoir pu faire accepter par la Turquie ce qu’elle proposait. Le prince Gortchakof, au lendemain de l’échec de la conférence, a adressé à tous les cabinets une circulaire constatant cette déception et demandant à l’Europe ce qu’elle entend faire. Enfin, au milieu de tout cela, la Russie a toujours sur le Pruth une armée nombreuse prête à tout événement. La mission du général Ignatief ressort nécessairement, invinciblement de ces données essentielles. Il s’agit pour la Russie d’obtenir, en réponse à la circulaire du prince Gortchakof, un acte qui assure une sanction à l’œuvre de la conférence, qui précise l’attitude commune de l’Europe vis-à-vis de la Turquie, et qui par cela même permette au gouvernement du tsar de rappeler au moins une partie de son armée ; ou bien, si l’on ne peut s’entendre, il s’agit de constater une situation qui laisse à la Russie la liberté de son action. Tout tourna évidemment autour de ces points principaux. Il y a quelques semaines, lord Derby disait en plein parlement que la paix dépendait d’un seul homme, du tsar, sur qui pesait la responsabilité des événemens ; aujourd’hui on dit à Saint-Pétersbourg que la paix dépend de l’Angleterre, et c’est effectivement à Londres que la question s’agite en ce moment. Nul doute, que le gouvernement anglais ne se prête à tout ce qui sera possible pour désintéresser la Russie sans engager, bien entendu, sa politique dans des complications sans issue. Ce qui est certain, c’est que le désir de la paix est partout plus que jamais, et que de grands gouvernemens décidés à détourner une crise redoutable ne peuvent pas, ne doivent pas, pour leur honneur, échouer dans une si généreuse entreprise.

Au milieu de tous ces bruits de guerre et de paix qui traversent incessamment l’Europe, il y a un incident dont nous ne voudrions parler qu’avec réserve, sous l’inspiration de cette sympathie naturelle qui s’éveille invinciblement toutes les fois qu’il s’agit des populations de l’Alsace-Lorraine. Le gouvernement allemand a cru devoir prononcer des expulsions à peu près systématiques contre les jeunes gens de l’Alsace-Lorraine qui, après avoir opté pour la nationalité française et après avoir rempli leur devoir de soldats dans notre armée, sont revenus dans leurs familles. Le gouvernement allemand exerce ses droits, nous ne les discutons pas. D’autres, plus heureux en Angleterre jugent l’usage de ces droits, et pour ce qui est de l’humanité, la société de protection des Alsaciens-Lorrains de Paris s’est empressée de remplir tous ses devoirs. Le gouvernement allemand est-il donc lui-même si intéressé à infliger des épreuves nouvelles aux familles de ces généreuses provinces ?


CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.

UN DRAME MODERNE EN GRÈCE.
Les Nuits attiques. — I. — Galatée, de M. S. N. Basiliadis. Athènes.


Un drame composé de ces deux élémens dissemblables, la fable antique et le conte populaire moderne, écrit en Grèce, dans la langue des Sophocle et des Euripide, par un homme qui avait lu Shakspeare, Goethe et la plupart de nos auteurs dramatiques contemporains, n’y a-t-il pas là de quoi attirer notre attention ? Au moment où la Galatée de M. Basiliadis, déjà représentée à Athènes, va paraître traduite en français par nos soins, nous voudrions en donner aux lecteurs de la Revue une rapide analyse, ou tout au moins présenter les sources intéressantes auxquelles l’auteur s’est inspiré.

M. Basiliadis est mort voici peu de temps ; quoique fort jeune, il a cependant laissé après lui un nombre considérable d’ouvrages dont quelques-uns sont dignes d’être remarqués. Son drame, sans être exempt de faiblesses, a pour nous le puissant attrait de faire revivre sur la scène des personnages directement empruntés à la fable, mais animés du caractère et des sentimens qu’une ballade populaire prête à des héros modernes. La tâche était délicate ; comment d’un pareil alliage composer une œuvre solide, rendre au sujet l’unité qui lui manque au moins en apparence, rajeunir des types vieillis au souffle d’une inspiration toute récente et conserver en même temps à l’action du mouvement, de la vraisemblance ? M. Basiliadis en est venu à bout, grâce à un réel talent.

Son procédé est simple : réservant pour l’intrigue et le dénoûment l’émotion du conte populaire, il a consacré le premier acte tout entier au développement de la légende ancienne. Pygmalion, ici roi de Chypre, implore encore les dieux, et, malgré les exhortations d’Eumèle, prêtre d’Apollon, les conjure d’animer sa statue. Les dieux se vengent de ses vœux sacrilèges : Galatée naît. En même temps, et c’est ici que la ballade moderne vient compléter la tradition, Rennos, le frère maudit de Pygmalion, reparaît après un long exil. Nous le voyons, au deuxième acte, la mine farouche, le teint hâlé ; il raconte ses exploits ; il a pris part à l’expédition des Argonautes, et, comme Desdémone, Galatée l’aime « pour les périls qu’il a traversés. » En vain Rennos lutte, s’enfuit, résiste ; il revient à elle, et la mort de Pygmalion est arrêtée entre eux.

Dès lors nous ne saurions trouver un résumé plus complet et plus exact de toute la suite de cette pièce que dans le sauvage récit qui va suivre : l’auteur le cite lui-même dans sa préface et reconnaît qu’il est peu de plus beaux chants et qui soient mieux capables d’inspirer.


LA FEMME INFIDÈLE[1].

«… Il y avait deux frères pleins de cœur et de tendresse ; — la tentation s’éleva pour les désunir : — le plus jeune aimait la femme du premier. — Et un jour de fête, un dimanche, un jour de Pâques, — la jeune femme sortit du bain et le jeune homme de sa maison, — et ils s’en allèrent ensemble au loin, tout seuls. « Ma fiancée, combien je t’aime et combien je te voudrais…

« Que dis-tu là, mon beau-frère, ô pauvre maître ? — Si tu m’aimes comme je t’aime, et si tu me veux comme je te veux, — tue ton frère pour m’épouser.

« Hélas ! quelle raison trouverai-je pour le tuer ?

« Dieu vous a donné des vignes et des champs, — mettez-vous à partager vos champs de vignes ; — donne-lui ceux du haut, et les plus épuisés, — et mets dans ton lot ceux qui sont bien situés et fertiles. »

« Alors il monte son cheval noir et arrive dans le champ.

« Eh, Constantin, il est temps, il est temps que nous partagions, — viens pour que nous divisions nos vignes. — Prends celles du haut et les plus épuisées ; — je mettrai dans mon lot celles qui sont bien situées et fertiles.

« Pourquoi, pourquoi, mon petit frère, pourquoi prendrais-je celles du haut ? — Si tu le veux, partageons ; mais partageons comme tout le monde.

« Prends celles du haut, Constantin, sinon, nous nous tuerons !

« A ta volonté, mon frère, et que tout soit à toi ! — Plutôt que de nous désunir, je te donne ma part.

« Alors la tristesse l’a pris, il a vu son injustice ; il se retire à l’écart et s’assied en pleurant… — Il monte son cheval noir et retourne au village. — Il a appelé sa fiancée, il appelle sa fiancée :

« Fiancée, holà, apporte-moi de l’eau que je lave mon épée — toute souillée de sang, du sang de mon frère.

« Et celle-ci dans son empressement, dans sa grande joie, — saisit vite la tasse qui était pleine de vin, — et elle descend l’escalier pour lui verser de l’eau.

« Oh ! il la prend par les cheveux et il la déchire !… »

C’est de cet inimitable cri du dernier vers que l’auteur a tiré son dénoûment, et, depuis le troisième acte, toute cette dernière partie est traitée de main de maître. Pleine de naturel et de passion, l’action ne se ralentit pas un instant ; les deux héros ne peuvent pas reporter sur la scène cette énergique concision du chant populaire, mais la situation ne perd pas à être développée. Galatée transformée convainc Rennos : elle use de toutes les forces de son amour pour le décider à tuer son frère ; elle lui montre à l’avance toutes les péripéties du drame et son plaidoyer rapide est brûlant, ses argumens sont puissants, irrésistibles : elle prévoit tout, elle excuse tout. Rennos hésite encore : « Oui, pardon, tu as raison, reprend-elle, renonce à mon amour, il est bien plus élevé que toi. Ne tourne pas tes regards vers moi, intrépide guerrier, mais tiens-toi blotti, dans une pose convenable ; le maître pourrait entrer. Comment, stigmatisé, tu as eu le courage d’approcher de ma robe traînante ! tremble alors, compagnon de Thésée ; pâlis de crainte, le maître monte l’escalier ! .. Fuis, disparais, ô général couvert de lauriers, le tyran de Chypre t’a entendu… Tiens !… le voilà !… » Galatée aussi triomphe ; sa beauté revêt un caractère surnaturel et le public, transporté, l’applaudit victorieuse dans le crime.

Plus loin, Rennos revient ; « il a vu son injustice, la tristesse l’a pris ;… » il fait à Galatée le récit menteur du meurtre, et devant sa douleur elle n’a pas un regret ; elle le console, elle l’embrasse : « Laisse. Toute pensée lugubre ensevelie avec Pygmalion dans la nuit d’hier, dit-elle, voici qu’un nouveau matin se lève pour nous. » Et plus bas, tandis qu’elle aussi apporte de l’eau pour laver le glaive sanglant : « Ah ! si j’avais su qu’un instant seulement tu te serais ainsi affligé, c’est la main seule de Galatée qui se serait plongée dans le sang… » Alors Rennos tire son épée ; il la frappe : « Ah ! jamais, tu ne m’as jamais aimée ! » Elle dit ces seuls mots en tombant : « Mais ne t’en va pas, viens près de moi, Rennos ! » Et elle meurt en apercevant Pygmalion qui l’a entendue et qui se précipite éperdu : « Tout, je comprends tout, s’écrie-t-il ; dieux, pourquoi m’avez-vous trompé ? Et toi, Rennos, pourquoi ? .. » Est-elle morte adultère ? reprend-il après un instant de douloureux silence. — Non ! — Et il s’agenouille, il étreint Galatée ; il l’appelle, il pardonne, il pleure, et la toile tombe pendant qu’Eumèle, le prêtre d’Apollon, paraît au fond de la scène, étendant les mains pour rappeler la vengeance des dieux.

L’émotion que laisse la lecture de ces dernières scènes est profonde, et dès lors l’auteur n’a pas manqué son but. L’action, qui pourrait perdre à n’être pas aussi condensée que dans le chant populaire, est néanmoins d’une seule pièce, rapide, poignante. Plus d’une situation difficile à traiter se dénoue avec bonheur ; certains élans de passion chez Galatée sont admirablement saisis et ne sauraient être rendus d’une façon plus dramatique, l’expression est heureuse, émue, souvent d’une très grande poésie. Sans doute, jugé dans son ensemble, le drame pressente plus d’une imperfection : on y relève quelques répétitions, des longueurs surtout qui suspendent l’intérêt ; mais en somme l’œuvre existe, elle est faite, et en raison même de la difficulté, la critique saura gré à M. Basiliadis d’avoir appliqué les ressources de son talent à une tentative qui sera quelque jour renouvelée.


PAUL D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.


Le Chemin des bois, poésies pu M. André Theuriet, 2e édit. Paris 1977. Lemerre.


Le Chemin des bois date d’il y a une dizaine d’années, et la plupart des pièces ont paru pour la première fois ici même ; mais le livre n’a rien perdu de sa fraîcheur. M. Theuriet est un de ces poètes qui, ayant dès l’abord pris possession de leur domaine, en sont bien maîtres. Ses vers, d’une grâce agreste et d’un sentiment vrai, nous ramènent au charme bienfaisant des humbles horizons et de la vie simple cachée en la nature. Il n’a guère fréquenté les alentours du Parnasse contemporain, il n’est pas de ceux qui peuvent dire : « Mon cœur saigne pour la rime. » Mais il est bien de son pays, de ce versant occidental des Vosges, où l’on voit « les lignes sombres des futaies épaisses bleuir au-dessus des vignes. » Il dirait volontiers avec Horace : Ille mihi præter omnes terrarum angulus ridet. Ces forêts sont la patrie de sa muse, et il leur dédie ses vers :

Aux bois émus, aux bois baignés
De rosée et de lumière
J’offre ces vers tout imprégnés
De la senteur forestière.

Vivant dès l’enfance dans l’intimité de cette nature, M. Theuriet y a puisé sa saine inspiration. De là cette langue précise et ferme, cette saveur rustique rehaussée par des expressions locales que l’auteur glisse çà et là dans ses vers d’une main heureuse, de là l’arôme vivifiant des bois qui court entre ces pages. La mélancolie de la jeunesse fuyante et des amours perdus s’y mêle comme le parfum pénétrant d’une fleur mystérieuse et cachée. Toutefois la note triste qui traverse ces poésies est toujours adoucie par les joyeux murmures de la forêt et dominée par la voix de la nature renaissante. M. Theuriet aime la forêt dans tous ses détails ; s’il la sent en poète, il en connaît les secrets non moins qu’un chasseur ou qu’un garde forestier. Aussi trouvons-nous en lui un paysagiste consommé dont les descriptions sobres et nettes nous font voir la jeune et la haute futaie, le chêne et la graminée, les boutons d’or qui flottent dans l’onde des ruisseaux et les nids blottis dans la grande herbe.

Par ses qualités d’observateur ému, M. Theuriet est également un charmant peintre d’intérieur ; mais son talent sympathique se montre, selon nous, dans toute son originalité là où, s’inspirant de la chanson proprement dite, l’agrandissant par un souffle personnel, il donne une voix au peuple lui-même. Cet accent, assez rare dans la poésie française, est bien marqué dans la Chanson du vannier, dans le Charbonnier et dans le chant des bûcherons du poème de Sylvine. Il y a dans ces vers toute l’énergie des « francs coupeurs de chênes, aux cœurs trempés comme des cognées, » la joie saine et la mâle poésie qui se dégagent du travail. C’est dans cette voie que nous voudrions voir persévérer M. Theuriet, puisque le roman lui-même, où il obtient un si légitime succès, le ramène quelquefois a la poésie. Il pourrait nous donner tout un cycle de chansons graves, gaies ou touchantes sur les travaux des campagnes et des villes. Son talent rhythmique, sa sensibilité fine, son observation vive et juste, feraient merveille dans ce genre, où Pierre Dupont n’a réussi que rarement. En ce cas, nous demanderions seulement au poète d’emprunter au romancier quelques-unes de ces qualités, c’est-à-dire d’élargir son cadre, de donner plus de relief à ses types et de dramatiser davantage ses récits.

Un mot encore du poème de Sylvine, qui clôt le volume. Engilbert de Paulmy est un jeune noble que son père laisse en mourant dans un dénûment voisin de la misère. Il aime Sylvine, la fille d’un tisserand ; mais le père Roch, avec tout l’orgueil d’un plébéien travailleur, refuse sa fille au fils du noble, qui d’ailleurs est plus pauvre que lui-même. Alors le jeune homme, sautant à pieds joints par-dessus plusieurs couches sociales, se fait bûcheron pour gagner sa vie et obtient Sylvine du père réconcilié. La métamorphose. d’Engilbert de Paulmy en Lazare, le franc coupeur de chênes, est sans doute un peu brusque, et le saut qu’il fait de son château seigneurial dans un chantier de bois un peu hardi, mais le sentiment généreux, l’aspiration sincère, qui animent ce récit poétique n’en sont pas moins vrais. C’est le besoin qu’éprouve notre société vieillie de se retremper dans la vie simple et de reprendre des forces au cœur de la nature. Les plus beaux vers de ce poème sont encore consacrés à la forêt. On y trouve une description des métamorphosés de la forêt dans le cercle des quatre saisons, page d’une saveur et d’une ampleur virgilienne, que traverse un souffle des Géorgiques. La forêt est la véritable héroïne, la grande inspiratrice de M. Theuriet, et nous ne saurions l’en blâmer. Il a dit dans un de ses plus aimables récits, l’Automne dans les bois, si je ne me trompe : « Les forêts sont le cœur de la France. Un peuple qui n’aurait plus de forêts serait un peuple perdu. » Cette parole est matériellement et moralement vraie. La forêt n’est pas seulement le réservoir des eaux, le modérateur du climat, l’orgueil de la terre et le luxe du continent, elle représente bien autre chose encore ; elle est pour les hommes un réservoir de vigueur et de santé, une source de jeunesse et de vie, l’asile de la légende et du chant. Les forêts et les traditions qui couvraient notre vieille France n’ont plus laissé sur notre sol que de maigres massifs et dans la mémoire du peuple que des souvenirs confus, mais il en reste encore assez pour la reboiser et la rajeunir. Personne ne serait plus digne de commencer cette œuvre : que les poètes et particulièrement ceux qui, comme M. Theuriet, sont remplis de la sève du sol natal.

E. S.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Extrait de Passow, Carmina popularia Graciœ recentioris, etc.