Chronique de la quinzaine - 28 février 1873

Chronique n° 981
28 février 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1873.

Ainsi donc voilà le grand travail d’enfantement accompli ! Il en sera ce qu’il pourra, c’est maintenant l’assemblée qui est le souverain juge, qui se charge en ce moment même de dire le dernier mot de cette œuvre laborieusement étudiée, savamment préparée par la commission des trente, et destinée à devenir la charte temporaire de notre vie provisoire. C’est à l’assemblée de se prononcer définitivement, de sanctionner ce statut nouveau qu’on lui propose comme un moyen d’en finir avec tous ces conflits obscurs qui depuis quelque temps étonnent et fatiguent le pays.

Assurément si on avait mis une certaine simplicité, et on pourrait presque dire une certaine naïveté d’esprit, dans cette étude des conditions les plus essentielles d’une existence à peu près régulière, si on s’était moins préoccupé de chercher des nuances et des faux-fuyans, on serait arrivé plus vite, et on n’aurait pas travaillé moins utilement. Le patriotisme et la raison pratique, se prêtant appui, pouvaient triompher rapidement de bien des difficultés en assurant à la France, non pas ce régime définitif qui est la pierre philosophale de tous les partis, mais une organisation suffisamment protectrice, adaptée aux premières nécessités d’une situation que personne ne peut changer. Il s’agissait de rester dans la réalité, de s’en tenir à ce qui était possible, sans compromettre l’avenir, si l’on veut, et aussi sans se perdre dans toute sorte de complications inutiles qui ne servent qu’à obscurcir les choses. Ce n’est pas tout à fait ainsi que la question a été prise dès l’origine, et c’était peut-être inévitable, puisque le jour où la commission des trente surgissait tout à coup du sein d’une assemblée singulièrement émue, profondément divisée, on ne savait, à vrai dire, d’aucun côté ce qu’on avait l’intention de faire. Le gouvernement lui-même savait-il au juste ce qu’il voulait, ou le disait-il de façon à lever tous les doutes, à rallier les esprits ? La commission était-elle mieux fixée dans ses desseins ? Avait-elle une idée précise de ce qu’on lui demandait ? On avait voulu éviter une crise aiguë et soudaine, on avait réussi jusqu’à un certain point ; pour le reste, on s’engageait ensemble dans une voie assez indéfinie, où chacun portait ses vues, ses calculs, ses préférences, ses arrière-pensées.

On a perdu ainsi bien du temps à se reconnaître, à chercher ce qu’on voulait ou ce qu’on pouvait faire, à tourner autour de toutes ces questions, le droit constituant, la responsabilité ministérielle, les rapports de M. Thiers avec l’assemblée, la seconde chambre, la réforme électorale, le régime définitif ou le régime provisoire. Ces trois mois qui viennent de s’écouler, on les a passés dans ce labeur ingrat, opposant des combinaisons à des combinaisons, poursuivant d’incessantes transactions, se demandant chaque matin si on s’entendait ou si on ne s’entendait pas, si on allait à la guerre ou à la paix des pouvoirs publics, et jusqu’au dernier moment la vie de cette commission des trente aura été une succession de curieuses péripéties. La veille encore effectivement, tout semblait perdu, on ne s’entendait pas le moins du monde. Un projet de M. Dufaure portant que l’assemblée devrait s’occuper « à bref délai » d’un certain nombre de questions, parmi lesquelles se trouvait l’organisation des pouvoirs publics dans l’interrègne entre l’assemblée actuelle et ce qui lui succéderait, ce projet avait été solennellement repoussé par la commission. Le conflit allait éclater lorsque bien heureusement tout changeait encore une fois du soir au matin. On avait trouvé une rédaction bénigne et calmante qui ne parlait plus ni de « bref délai » ni d’interrègne, qui se bornait à dire que l’assemblée ne se séparerait pas sans avoir statué sur la seconde chambre, sur la loi électorale, sur « l’organisation et le mode de transmission des pouvoirs législatif et exécutif. » Il y a mieux, c’est au pouvoir exécutif lui-même qu’on laisse maintenant l’initiative des lois qui devront être présentées sur toutes ces questions. Un membre du centre gauche qui compte parmi les trente, M. Ricard, a proposé cet amendement, dont il s’exagère peut-être un peu l’importance ; la majorité n’a point hésité à se l’approprier, et c’est ainsi qu’à la dernière heure commission et gouvernement se sont retrouvés d’accord pour se présenter devant l’assemblée avec une œuvre laborieusement combinée, conquise au prix de bien des négociations, définitivement acceptée de part et d’autre comme un symbole de concorde et de paix.

Au fond, que dit-elle, cette œuvre de trois mois d’efforts, de discussions et de pourparlers ? Elle se résume en ces trois choses : un préambule qui réserve et affirme une fois de plus le droit constituant de l’assemblée, c’est-à-dire un droit que personne ne conteste, qui n’a d’autre limite que les circonstances et la puissance morale de l’assemblée elle-même, — un code de l’étiquette parlementaire à l’usage de M. Thiers dans ses rapports avec la chambre, et un programme de ce qu’on se propose ou de ce qu’on ne refuse pas d’examiner. Il restera toujours vrai qu’on y a mis le temps, qu’on s’est aventuré dans bien des complications pour en venir à déclarer qu’on peut tout, mais qu’on veut tout réserver, que M. Thiers est un bien dangereux orateur qu’il faut s’appliquer à dégoûter des discussions parlementaires, et qu’il y aura peut-être lieu de s’occuper d’une révision de la loi électorale, d’une seconde chambre, qui bien entendu ne devra entrer en fonction que lorsque l’assemblée actuelle aura cessé d’exister. Évidemment on aurait pu procéder d’une façon plus simple, et on a fini par donner quelque peu raison à ce député, M. de Ventavon, qui a proposé ces jours derniers de dire tout bonnement que rien n’est changé à la situation, que M. Thiers paraît à l’assemblée quand il veut, et que les ministres sont responsables ; mais on n’en est plus là. Ce qu’il y a de vrai du moins, c’est que, si le dénoûment de cette longue délibération de la commission des trente s’est fait attendre, il vaut mieux que les préliminaires. Les préliminaires ont été obscurs et agités, trois mois durant ils ont laissé le pays en face de cette perspective d’une crise devant laquelle tous les patriotismes, toutes les prévoyances devaient reculer. Le dénoûment, c’est la paix, c’est une sorte de concordat dont le rapporteur de la commission, M. le duc de Broglie, s’est chargé de résumer le caractère avec une habileté et un esprit de modération faits pour en préparer le succès.

La meilleure fortune que la commission des trente ait eue jusqu’ici en effet, c’est d’avoir trouvé un rapporteur assez expert pour couvrir ses retraites ou ses évolutions compliquées, pour atténuer jusqu’à ces incohérences d’une délibération confuse, ou du moins pour les expliquer, pour mettre en relief ce caractère de conciliation qui a prévalu à la dernière heure. M. le duc de Broglie a le mérite de tout dire ou de laisser tout comprendre sans trop insister sur les points faibles, et même il réussit presque à justifier toutes ces combinaisons formalistes par lesquelles on s’efforce de limiter le rôle parlementaire de M. Thiers sous prétexte de régler les attributions des pouvoirs publics. Ces combinaisons sont assez subtiles, assez méticuleuses, et en réalité peut-être assez puériles ou assez inefficaces, on est fort enclin à le trouver ainsi dans le public ; mais, s’il faut en croire l’habile rapporteur de la commission des trente, c’est aussi un peu la faute du problème qu’on avait à résoudre dans une situation qui n’est point par elle-même des plus simples. Tout est facile dans une monarchie constitutionnelle où l’on est en face d’un souverain renfermé dans son rôle d’irresponsabilité royale ; tout devient plus compliqué dans une république où le droit parlementaire se trouve en présence d’un chef de gouvernement responsable, et entraîné par cela même à une action personnelle plus décidée. On ne peut se tirer de là que par l’équité, par un sentiment juste des choses, et au fond ces précautions qu’on semble multiplier, au lieu d’être une humiliation infligée à M. Thiers, sont encore un hommage rendu à sa position, à son caractère et à son talent. On ne veut pas lui enlever ses meilleures armes, ce qui fait sa puissance et son ascendant ; on veut qu’il ne descende pas du rang où ses services l’ont placé, où il représente la France malheureuse devant le monde, pour se jeter dans ces mêlées où la vivacité des contradictions personnelles aigrit si vite les dissentimens politiques. On veut qu’il ne soit point incessamment exposé, lui chef de l’état, à ces conflits de parole où une explosion imprévue peut substituer tout à coup une question de gouvernement à une lutte de partis. On veut enfin, par certaines formalités, laisser le temps et la réflexion agir dans les discussions mêmes où le chef du pouvoir exécutif intervient, s’assurer les moyens d’atténuer l’effet des dissidences soudaines, et, s’il en résulte pour M. Thiers des privations auxquelles on lui sait gré de se résigner de bonne grâce, on songe si peu à le diminuer qu’on s’étudie à compenser ce sacrifice par d’autres droits inhérens à un pouvoir exécutif régulier. L’œuvre de la commission des trente est ainsi pavée de bonnes intentions. Aura-t-on réussi ? C’est peut-être assez douteux. Dans ces termes du moins, ce n’est plus qu’une question politique dégagée de tout ce qu’elle a de personnel ou de blessant, et, en la ramenant sur ce terrain, le rapporteur la rend plus facile à résoudre. Il ôte les épines de cette partie du problème pour ne laisser que les fleurs, dont il couvre le chef du gouvernement.

Que M. le duc de Broglie, chargé de parler pour la commission des trente, laisse entrevoir ses idées sur le gouvernement définitif de la France, qu’il ne néglige pas de montrer d’une façon piquante comment la république conduit à un redoublement de pouvoir personnel, même quelquefois à la dictature, au détriment des libertés parlementaires, on ne peut guère s’en étonner ; on ne peut pas sérieusement demander à l’habile rapporteur d’abdiquer ses opinions. Dans tous les cas, il n’est point de ceux qui, sous prétexte de ne point engager l’avenir, de tout subordonner à une forme préférée de gouvernement, se refusent à l’examen de toutes ces questions qui ont été présentées à la commission, la création d’une seconde chambre, la révision de la loi électorale, l’organisation et le mode de transmission des pouvoirs. Le programme qui avait été d’abord proposé par M. le garde des sceaux pour être introduit dans le projet des trente, M. le duc de Broglie l’adopte et le soutient au nom de la commission dans la forme nouvelle qui lui a été donnée, sans trop se bercer d’illusions cependant, sans méconnaître ce qu’il y a d’assez vain ou de superflu à se faire une façon de canevas politique qui reste toujours à remplir, où l’on peut dessiner tout ce qu’on voudra. Ainsi se trouve complétée cette œuvre de la commission des trente soumise en ce moment à l’assemblée, destinée à remplacer la constitution Rivet, en réunissant dans un même projet ce qui a trait à la situation personnelle de M. Thiers et ce qui touche à un certain nombre de questions politiques : œuvre passablement décousue, nous en convenons, assez incohérente, assez subtile, qui commence par une réserve théorique du droit constituant et qui finit par un programme d’une constitution qu’on fera, si on le peut, si on a le temps et si on n’en fait pas une autre. Telle qu’elle est, il faut toujours en revenir là, elle ne fait guère avancer les choses ; mais ce qu’il y a de plus caractéristique, c’est moins l’œuvre elle-même que la situation d’où elle est sortie, qu’elle reflète jusque dans sa confusion. Par une bizarre fortune, ce travail des trente, raconté ou exposé par M. le duc de Broglie, se trouve aujourd’hui l’objet des attaques les plus diverses. L’extrême gauche accuse le gouvernement d’avoir fait trop de concessions en ce qui touche les prérogatives personnelles de M. Thiers. Elle n’admet pas cette prétention qu’aurait l’assemblée de faire une seconde chambre, de réformer la loi électorale, de régler l’organisation et la transmission des pouvoirs. Elle n’admet rien, et voilà maintenant que d’un autre côté une partie de la droite, qui se croyait maîtresse dans la commission des trente, accuse violemment M. le duc de Broglie et ses amis d’avoir fait défection, d’avoir accordé au gouvernement tout ce qu’il voulait, tout ce qu’il exigeait : preuve évidente que ce projet représente encore une pensée de transaction qui lui assure sans doute aujourd’hui un certain crédit auprès de toutes les opinions modérées de l’assemblée, de telle sorte que cette ébauche de statut organique, assez informe par elle-même, semble devenir l’expression ou le signal d’une assez singulière évolution des partis.

Qu’en est-il réellement ? S’il est vrai qu’à la dernière heure il y ait eu une certaine scission entre la droite pure, maintenant plus que jamais ses prétentions, et le centre droit préférant une transaction, à quoi cela tient-il ? C’est peut-être le secret de quelque circonstance extérieure survenue tout à coup. On s’était sans doute flatté jusque-là de tenir en réserve cette combinaison merveilleuse qui s’appelle la fusion, à l’aide de laquelle on croyait pouvoir faire face à tous les périls ; on a été réduit subitement à ne plus y croire, et le fait est que, s’il y avait encore quelque illusion, elle ne pouvait survivre à la divulgation récente d’une correspondance échangée entre M. l’évêque d’Orléans et M. le comte de Chambord. Une tentative suprême avait été faite pour amener le prince à donner quelque satisfaction aux idées, aux vœux de la France moderne, à désintéresser au moins les esprits libéraux par ses déclarations. Le prince a répondu de façon à décourager tous les négociateurs qui se chargeraient de lui porter des conditions ou des conseils. Il n’écoute pas les conseils et il ne reçoit pas de conditions. Avec lui du moins, on sait à quoi s’en tenir, c’est la légitimité dans ce qu’elle a de plus inflexible, et, chemin faisant, M. le comte de Chambord ne dédaigne pas de faire un peu la leçon à tout le monde, même à l’éminent personnage ecclésiastique qui s’est adressé à lui. Certes cette lettre ne manque ni d’élévation, ni de fierté, ni d’esprit. M. le comte de Chambord, après quarante-trois ans d’exil, n’est point pressé, il reste invariable et immobile dans sa solitude. Il porte en lui non l’esprit de Louis XVIII, mais l’inspiration de son aïeul Charles X à la veille de la catastrophe qui allait emporter sa couronne et sa maison. Pour M. le comte de Chambord, la royauté est un dogme qui ne peut se plier à rien, et son modèle est celui qu’il appelle le captif du Vatican. On ne peut méconnaître ce qu’il y a de dignité dans cette attitude ; c’est la noblesse mélancolique de ceux qui s’en vont et qui appartiennent déjà au passé. Le prince ressemble assez à un capitaine qui plante son pavillon au grand mât du navire avant de disparaître ; il sombre avec honneur, mais il sombre. M. le comte de Chambord ne se doute sûrement pas de l’impression indéfinissable que laissent ses manifestations ; elles ressemblent à une abdication déguisée, à l’acte d’un homme qui n’a ni le goût ni l’ambition du règne.

Chose étrange cependant, voilà un curieux dialogue de plus dans notre temps. C’est un évêque qui s’efforce d’incliner l’esprit d’un prince aux idées de conciliation, aux accommodemens avec son siècle et avec son pays ; c’est le prince qui se montre immuable dans ses idées de royauté sacerdotale, qui offre à la France d’être un lieutenant de Pie IX sur le trône ! C’est le prêtre qui s’est fait politique pour la circonstance, c’est le prince qui s’est fait évêque et qui parle en évêque ! L’incident est passé, il n’est peut-être pas sans avoir une certaine conséquence politique immédiate aujourd’hui. Évidemment cette lettre de M. le comte de Chambord à M. l’évêque d’Orléans est le dernier mot de toutes les tentatives de fusion. Que les légitimistes après cela restent légitimistes, il n’y a rien à dire, ils s’attachent à une cause qui proclame elle-même son impuissance. Il est bien clair que ceux qui n’admettent qu’une monarchie constitutionnelle, libérale, compatible avec tous les instincts de leur pays, ne peuvent s’asservir à l’immutabilité d’un dogme, et leur pensée ne peut se détacher de la France telle qu’elle existe, quelle que soit sa condition politique présente. Le manifeste de M. le comte de Chambord a déjà produit un premier effet ; il a fait sentir aux esprits éclairés de la commission des trente la nécessité d’écarter toute crise nouvelle par une transaction avec le gouvernement. C’est là peut-être le commencement de cette union.des centres de l’assemblée, de cette alliance des forces conservatrices et libérales qui est, à vrai dire, la plus sûre garantie pour la France contre les périls de demain aussi bien que contre les crises parlementaires d’aujourd’hui.

La république existe donc en Espagne, elle a déjà une durée de quinze jours, et, quoiqu’elle puisse compter parmi les phénomènes assez extraordinaires d’un temps où l’imprévu éclate sous toutes les formes, elle a eu du moins le mérite de naître simplement, sans convulsion, d’une sorte de nécessité soudaine des choses. Seule elle s’est trouvée là pour recueillir l’héritage de la royauté éphémère de ce jeune prince de Savoie, qui, après deux ans de patience et de bonne volonté inutile, en a eu assez de cette couronne qu’on lui avait donnée, et à laquelle on mettait vraiment trop d’épines. Entre le souverain démissionnaire et les cortès représentant l’Espagne, le divorce s’est fait du reste avec une gravité courtoise, sans froissemens vulgaires et sans récriminations. Le roi Amédée s’est tiré d’affaire avec honneur, il est parti pour Lisbonne sans paraître regretter le sceptre de roseau qu’on lui avait mis dans la main et qu’il a rendu aux trois cents députés ou sénateurs réunis pour cette solennité singulière. C’est alors que les difficultés ont commencé et devaient commencer à Madrid pour cette république improvisée, que n’attendaient peut-être pas si tôt ceux qui semblaient la désirer le plus.

Les premiers jours se sont encore bien passés sans doute. Un certain sentiment du danger mêlé d’une certaine surprise a contenu d’abord tous les partis, toutes les impatiences, toutes les espérances, dans cette éclipse d’une royauté. On s’est empressé de faire un gouvernement délégué des cortès, composé des partisans les plus connus de la république et de quelques-uns des ministres du roi Amédée qui jouaient là un rôle assez étrange. M. Figueras, un des chefs du parti démocratique, s’est trouvé être le président élu de ce gouvernement, et, il faut leur rendre cette justice, les républicains qui se sont vus si subitement jetés au pouvoir ont montré de la tenue, de la modération. Ils ont compris aussitôt que tout allait être perdu dès la première heure, s’ils ne s’efforçaient pas de rassurer tous les intérêts conservateurs en Espagne, de dissiper les inquiétudes, les défiances qui pouvaient se produire au dehors. Le nouveau ministre de l’intérieur, M. Pi y Margall, homme sérieux et honnête, s’est hâté d’adresser aux gouverneurs des provinces des circulaires où il recommande le maintien de l’ordre comme une nécessité suprême. Le ministre des affaires étrangères, M. Emilio Castelar, homme d’éloquence et d’esprit aimable, a fait ce qu’il a pu pour accréditer le régime dont il est un des parrains, en le montrant dans son origine toute légale, dans son caractère tout pacifique. On a déclaré devant les cortès qu’on respecterait toutes les obligations de crédit, tous les engagemens de l’état. En un mot, la république était sans doute tout ce qu’on pouvait faire dans la situation de l’Espagne, et ceux qui la représentent n’ont rien négligé pour lui donner une bonne figure à son début ; mais, on ne peut s’y méprendre, c’est une crise qui commence à peine. Cette république espagnole à sa naissance se trouve en face de toutes les impossibilités ou de toutes les difficultés : soulèvement d’indépendance à Cuba, insurrection carliste dans les provinces du nord de la péninsule, déchaînemens révolutionnaires à Barcelone ou dans les provinces du midi, division des républicains eux-mêmes, décomposition de l’armée, commencée par le dernier ministère de la monarchie, activée par une révolution, — désorganisation des finances, dévorées de déficits, épuisées par les expédiens ruineux. Que peut-il sortir de tout cela ? Un des dangers les plus immédiats, les plus apparens, c’est sans doute cette insurrection carliste qui levait le drapeau l’an dernier en Navarre, qu’on a cru en certains momens avoir vaincue ou dispersée, et qui depuis quelques mois s’est remise en campagne d’une manière assez redoutable. Sans être entièrement maîtresse de ces contrées du nord, elle est du moins assez sérieusement organisée pour tenir en échec les forces qu’on envoie contre elle. Assez récemment, à la veille de l’abdication du roi Amédée, un des généraux appelés aujourd’hui à commander dans le nord, le général Nouvilas, déclarait devant le congrès de Madrid que la Catalogne était presque complètement au pouvoir de tous les chefs carlistes, Saballs, Castells, Tristany, qui tiennent la campagne presque jusqu’aux portes des plus grandes villes, levant des contributions, ayant leurs douaniers, leurs agens de toute sorte, accordant même quelquefois à des intérêts privés la protection que le gouvernement ne peut leur assurer. Au nord, dans la Navarre, dans les provinces basques, ce sont d’autres chefs parmi lesquels compte ce curé de Santa-Cruz, héritier du curé Merino, qui s’est déjà signalé en mainte rencontre avec les troupes régulières, dont on a mis la tête à prix, mais qui n’est pas précisément de facile capture. Ici les carlistes coupent les télégraphes et les chemins de fer, brûlent les gares, menacent les employés, s’ils continuent leur service, et recommandent-aux « sujets de S. M. Charles VII » d’être surtout « bons catholiques. » Ces jours derniers encore entrait en Espagne, par la frontière de Navarre, un nouveau chef, Dorregaray, ancien officier de l’armée régulière qui semble avoir le commandement supérieur des opérations carlistes dans le nord. Don Carlos est-il lui-même en Espagne ? On le dit, quoiqu’il ne se montre guère ; il paraîtrait bientôt sans doute, si ses partisans réussissaient à prendre quelque place d’une certaine importance, Bilbao ou Pampelune, et le fait est qu’ils serrent de près les villes du nord, de même que dans l’Aragon ils tourbillonnent autour de Saragosse et se répandent un peu partout. La cause carliste peut être une menace, un péril de guerre civile, elle n’est point sans doute destinée à triompher ; elle a contre elle toute la classe éclairée, intelligente, commerçante de la population, tous les intérêts nouveaux créés depuis trente ans, et même la plus grande partie de la noblesse, qui n’a jamais reconnu la légitimité de don Carlos, qui, après avoir été fidèle à la royauté d’Isabelle, se rallierait plutôt au fils de la reine. Aujourd’hui cependant le carlisme pourrait bien avoir une certaine phase de recrudescence, retrouver quelques chances apparentes et momentanées, si dans une crise d’anarchie il restait en quelque sorte la seule force organisée, si l’on n’avait à lui opposer qu’une armée à moitié débandée, ou, comme on le dit, des volontaires, des milices indisciplinées, et un gouvernement réduit lui-même à se débattre dans l’immense mêlée des passions révolutionnaires.

Là est justement la question. Un gouvernement régulier, constitué, ralliant sous sa main toutes les forces libérales et modérées de l’Espagne, aurait bientôt raison des carlistes de la Navarre et de la Catalogne. La république n’en est pas là ; elle est menacée par ses propres divisions, par les excès de ses partisans ou de ses sectaires autant que par les carlistes. Elle ne sait pas encore ce qu’elle veut être, si elle prendra la forme fédéraliste ou la forme unitaire. Le gouvernement lui-même flotte entre le sentiment de toutes les nécessités de la situation où il se trouve et les opinions de quelques-uns de ses membres qui se sont prononcés depuis longtemps pour la république fédérale. Or la république fédérale en ce moment, c’est une menace de dissolution pour la péninsule, c’est presque une question de vie ou de mort. On le sent bien, et dès le premier instant l’ambassadeur d’Espagne à Paris, M. Olozaga, n’a point hésité à déclarer qu’il ne resterait pas un quart d’heure le représentant d’un gouvernement qui arborerait la bannière du fédéralisme, qu’il ne prêterait jamais son nom à une œuvre qui serait à ses yeux la destruction de l’unité nationale conquise par sept siècles d’efforts. M. Emilio Castelar, à ce qu’il paraît, n’a répondu qu’à moitié, tout juste ce qu’il fallait pour retenir à son poste M. Olozaga ; c’est un point réservé, dit-on.

Pendant ce temps, l’incertitude et l’agitation gagnent le pays tout entier. Ce que les politiques ont la prétention de réserver, les passions déchaînées le tranchent bruyamment. À Barcelone, on proclame la république fédérale, et on s’arme pour elle. Dans quelques grandes villes, on agit comme s’il n’y avait plus de pouvoir central. Dans cette république, dont on se fait d’étranges idées, les soldats voient leur licenciement, et ils se mutinent pour avoir leur congé définitif ; les paysans de l’Andalousie voient le partage des terres, et ils se jettent sur les propriétés en égorgeant les propriétaires, chose qui, à la vérité, n’est point absolument nouvelle, qui s’est reproduite plus d’une fois dans les révolutions espagnoles. C’est un socialisme tout pratique à l’usage des paysans andaloux dans toutes les grandes crises. À Madrid même, où il reste toujours plus de moyens d’action régulière, la situation tend visiblement à s’aggraver ; il y a une fermentation croissante qui se traduit tantôt par des manifestations des officiers de la milice nationale allant pérorer en pleines cortès, tantôt par des oscillations du gouvernement aboutissant à une modification ministérielle, comme si quelques inconnus de plus ou de moins dans le cabinet de la république espagnole changeaient la condition générale des choses. On voulait, à ce qu’il semble, un cabinet républicain plus homogène, on l’a obtenu à peu près. Ce qu’il faut remarquer toutefois, c’est que les nouveaux ministres n’ont été nommés qu’à un assez petit nombre de voix, car c’est l’assemblée qui nomme les ministres au scrutin. En réalité, ce gouvernement, représenté par ses chefs principaux, M. Figueras, M. Pi y Margall, M. Castelar, vit dans d’étranges perplexités, placé qu’il est entre ses partisans, qui tendent à le déborder de tous les côtés, qu’il sera peut-être obligé de réprimer un de ces jours, s’il dispose de quelque force, et les conservateurs, qui, après s’être abstenus d’abord de toute hostilité, commencent à se demander où l’on va. En un mot, c’est une confusion assez caractérisée qui se dessine et s’aggrave de jour en jour. Le gouvernement, dit-on, veut faire des élections générales à la fin de mars, et réunir une assemblée constituante au mois d’avril. Il faut qu’il vive jusque-là, il sera bien heureux si avant ce moment la crise décisive n’a point éclaté, et cette crise peut être déterminée à toute heure par des circonstances ou des incidens qui n’ont rien d’improbable, un succès des carlistes, une insurrection de démagogie, une sédition militaire, un tumulte de rue allant troubler ces cortès, qui représentent à Madrid tout ce qui reste de légalité en Espagne. Ce sont là de menaçantes éventualités contre lesquelles les bonnes intentions de quelques hommes risquent d’être bien peu efficaces.

La république espagnole triomphera-t-elle de ces difficultés intérieures qui la menacent dès sa naissance ? C’est la première condition d’existence pour elle. La seconde condition, c’est qu’elle ne mette pas en péril la sûreté de ses voisins par des agitations dangereuses ou par des propagandes irréfléchies. Malgré les protestations pacifiques de M. Castelar, déjà d’imprudentes paroles ont été prononcées au sujet du Portugal. Assurément le peuple portugais est peu enclin à se laisser gagner par les exemples de l’Espagne ; il y a plutôt une défiance invétérée, et les derniers événemens n’ont fait que provoquer dans les chambres de Lisbonne des manifestations d’attachement à la monarchie constitutionnelle, à la dynastie. On s’est empressé d’offrir tous les moyens de défense au gouvernement, qui d’ailleurs semble assez tranquille. Il peut y avoir cependant des malaises, des froissemens. Que les choses s’aggravent en Espagne, des tentatives de république ibérique peuvent se produire sous la forme de désordres stériles, mais toujours inquiétans pour l’indépendance du Portugal. C’est assez pour tenir en éveil les défiances de l’Angleterre, et peut-être aussi de quelques autres puissances de l’Europe, qui ne se hâtent pas de reconnaître la république espagnole. Quant à la France telle qu’elle existe aujourd’hui, la difficulté pour elle n’est pas d’ajourner ou de hâter une reconnaissance officielle à peu près acquise déjà de fait ; le problème, assez sérieux pour les intérêts français, est de savoir ce que va devenir cette république, qui peut mettre à nos portes le double péril d’une explosion d’anarchie ou d’une recrudescence du carlisme.

Il y a un pays où la dernière révolution de l’Espagne a eu et devait avoir un retentissement particulier, c’est l’Italie. La retraite du roi Amédée a été accueillie à Rome et dans toutes les villes italiennes par les manifestations de la plus vive sympathie pour le jeune prince découronné. Les Italiens, en vérité, ne semblent pas en vouloir beaucoup aux Espagnols ; ils ont plutôt l’air de voir dans cette loyale abdication une sorte d’attestation nouvelle et parlante du caractère essentiellement libéral, constitutionnel de leur maison royale. Si ces événemens au surplus ont un intérêt politique pour l’Italie, ce n’est pas tant parce qu’ils lui rendent un prince toujours assuré de retrouver sa place dans sa patrie native, c’est parce que tout ce qui serait de nature à favoriser une réaction absolutiste, un succès du carlisme au-delà des Pyrénées, doit être nécessairement un sujet de préoccupation au-delà des Alpes, et en définitive c’est un lien de plus entre l’Italie et la France. Les partis légitimistes, français ou espagnol, ne consultent pas toujours le pape, ils se servent du moins de son nom, et dans tous leurs programmes ils font invariablement de la restauration temporelle du saint-siège le couronnement de leur propre restauration. Sur ce point aussi bien que sur tant d’autres, la France et l’Italie n’ont après tout qu’un intérêt commun, le maintien de ce qui existe dans des conditions d’équité, de respect mutuel pour toutes les convenances de situation. Le gouvernement de Versailles le sent lorsqu’il écarte les interpellations aussi bruyantes qu’inutiles des cléricaux trop zélés de l’assemblée ; le gouvernement de Rome ne le sent pas moins vivement de son côté, et la meilleure politique pour lui est toujours celle qui s’inspire de cette solidarité d’intérêts qui unit les deux pays dans les questions les plus essentielles.

Le ministère italien a sans doute, lui aussi, ses difficultés en pratiquant cette politique. On a voulu récemment lui faire une querelle parlementaire à propos de quelques cérémonies de deuil célébrées à Milan, à Florence, à Rome, pour la mort de l’empereur Napoléon III, et même une interpellation, lancée à l’improviste dans un moment où la majorité de la chambre était un peu dispersée, a failli mettre le cabinet en péril. Peu s’en est fallu qu’on n’accusât le gouvernement d’avoir toléré des manifestations malveillantes pour la république française. Puisque l’interpellation avait été acceptée, malgré l’opposition des ministres, par un vote de surprise, il a fallu la subir. Le président du conseil, M. Lanza, n’a pas eu de peine à dissiper toute cette fantasmagorie en réduisant à leur expression la plus simple ces prétendues manifestations qui n’avaient rien d’officiel ni de politique. Le syndic de Florence, M. Peruzzi, mis en cause pour avoir assisté à une de ces cérémonies funèbres, à l’église de Santa-Croce, a répondu avec le plus spirituel bon sens, et les interpellateurs découragés ont battu prudemment en retraite ; mais voici ce qu’il y a de plus curieux. D’où partaient ces accusations ? Elles venaient des membres de la gauche, qui se font un système d’entretenir chez leurs compatriotes les plus étroits préjugés, les plus aveugles sentimens d’hostilité contre la France. Les accusés au contraire, c’étaient les ministres, M. Peruzzi, des hommes qui ne cachent pas leurs sympathies pour l’alliance française. Évidemment la France n’a guère à s’inquiéter de quelques messes dites pour un empereur défunt, surtout lorsque ceux qui assistent à ces messes sont des amis de notre pays, qui, en respectant jusque dans la mort un souverain déchu, n’oublient pas que c’est l’armée française qui a été l’instrument de leur délivrance.

Tout ce que notre gouvernement peut demander de mieux au cabinet de Rome, c’est de ne pas lui créer trop d’embarras avec les terribles interpellateurs qu’il a lui aussi, à Versailles, et qui seraient fort disposés à lui reprocher ses ménagemens envers l’Italie. Le ministère italien a aujourd’hui une occasion de montrer sa prudence avec cette loi sur les corporations religieuses de Rome, qu’une commission du parlement est occupée à étudier et à préparer. Le ministère, en proposant la suppression des ordres religieux, maintenait ce qu’on appelle les maisons généralices comme les « organes vitaux » du gouvernement spirituel du saint-siège. La commission semble devoir proposer la suppression complète des maisons généralices aussi bien que des ordres. Il s’agit de savoir si en procédant ainsi on reste fidèle à la « loi des garanties, » qui est une sorte de charte des rapports du gouvernement italien avec le saint-siège. Les Italiens eux-mêmes sont évidemment intéressés à ne pas paraître s’écarter d’une loi qu’ils ont représentée aux yeux des puissances catholiques comme la compensation du pouvoir temporel. Ils s’épargneraient bien des difficultés, et ils en épargneraient à tout le monde, même au pape, qui, en continuant à se plaindre de sa captivité, n’aurait point à invoquer ce nouveau grief.

Les questions religieuses, du reste, se mêlent partout à la politique aujourd’hui. Elles règnent en Suisse, provoquant une certaine agitation qui s’est manifestée plus vivement depuis quelques jours à Bâle, à Soleure, et surtout à Genève, où elle vient d’aboutir à l’expulsion d’un personnage ecclésiastique fort en faveur à la cour de Rome, M. Mermillod. Rien n’est plus assurément compliqué que ces luttes du pouvoir civil et du pouvoir religieux où l’on finit par ne plus s’entendre, et d’où l’on croit sortir par quelque acte sommaire qui ne fait qu’augmenter la confusion. En réalité, il y a deux questions dans ces affaires de Genève, l’une qui a pris un caractère fédéral, l’autre qui est restée jusqu’à un certain point toute locale. M. Mermillod, qui s’est accoutumé un peu trop à régner en maître dans un canton où il a été curé d’une des paroisses importantes, puis adjoint comme vicaire-général à l’évêché de Lausanne, dont Genève fait partie, M. Mermillod, connu depuis longtemps sous le nom de l’évêque d’Hebron, a été récemment élevé par un bref du pape à la dignité de vicaire apostolique du pays genevois. La cour de Rome avait-elle le droit de procéder ainsi ? Le conseil fédéral le conteste en s’appuyant sur une série de faits, d’actes diplomatiques, de brefs pontificaux remontant à 1815, à 1819, et réglant l’organisation ecclésiastique de la Suisse. La cour de Rome n’a voulu rien entendre, elle a passé outre, le conseil fédéral a protesté, il a sommé M. Mermillod de déclarer s’il entendait se soumettre aux lois de son pays, et sur le refus du nouveau vicaire apostolique un ordre d’exil a été lancé et exécuté. Ici évidemment le conseil fédéral a dépassé la mesure, il a été obligé d’invoquer la raison d’état et il s’est donné une apparence de persécuteur ; mais ce n’est là encore qu’un des côtés de ces terribles questions. La vérité est que le gouvernement de Genève s’est engagé depuis quelque temps dans une lutte opiniâtre contre les catholiques, allant même jusqu’à soumettre, par une loi récente, les curés à l’élection populaire, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ce sont des radicaux, partisans de la séparation de l’église et de l’état, qui s’érigent en réformateurs de toute une hiérarchie ecclésiastique. Quand la confusion sera bien complète, il n’y aura pour en finir que ce principe de la liberté, si étrangement compris, mais le seul bienfaisant, le seul qui puisse rétablir la paix en dégageant tous les pouvoirs de ces conflits sans issue.

CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES.

Abraham Duquesne et la marine de son temps, par M. A. Jal, Paris 1873 ; 8 vol. in-8o, Plon.

L’an 56 avant Jésus-Christ, les Venètes, peuplade gauloise de l’Armorique, livraient à la flotte de César une grande bataille et lui disputaient vaillamment la victoire. C’est là dans les annales du passé la plus lointaine mention de notre marine de guerre. Sous les premiers rois, une flotte mérovingienne détruit une flotte danoise. Charles Martel dirige contre la Frise une expédition maritime, et Charlemagne organise de nombreuses croisières dans l’Océan et la Méditerranée pour s’opposer aux invasions normandes ou sarrasines ; mais le démembrement de l’empire et l’établissement de la féodalité font disparaître pendant près de deux siècles les arméniens maritimes, car les derniers Carlovingiens ne pouvaient songer à construire des flottes quand il ne leur restait pas même, comme le disait Louis V à la diète d’Ingelheim, un coin de terre pour abriter leur famille. Les seigneurs n’y songeaient pas davantage et ceux qui vivaient au bord de la mer se bornaient à prélever de lourds tributs sur les bateaux de pêche, à s’approprier, en vertu du droit de lagan, les navires étrangers que la tempête poussait sur les rivages de leurs fiefs, et à rançonner les naufragés, qui étaient assimilés aux prisonniers de guerre.

L’Italie, qui faisait le transit du commerce de l’Orient, et qui apportait en Europe les denrées que les caravanes venaient entreposer sur les côtes de la Syrie, avait seule aux Xe, XIe et XIIe siècles, des matelots et des flottes. C’est de Gênes, de Venise et des ports de l’Adriatique que partirent les premiers convois qui transportèrent les croisés en Orient-mais, lorsque les Capétiens, en reculant par des annexions successives les limites du duché de France, eurent étendu le royaume jusqu’aux deux mers, ils reconnurent la nécessité de prendre possession de l’élément qui ouvrait à leur puissance une nouvelle carrière. En 1213 Philippe-Auguste réunit 1,700 voiles sur les côtes de Flandre pour menacer l’Angleterre d’un débarquement. Saint Louis fit creuser le port d’Aigues-Mortes, et c’est de là qu’il appareilla lors de sa première expédition en terre-sainte, avec des navires génois et français. En 1304, les Flamands furent battus à Ziriksée. Philippe de Valois et Charles V livrèrent aux Anglais plusieurs batailles navales, mais à cette date, la marine militaire n’était point encore organisée comme une institution permanente. Lorsque les rois de France voulaient entreprendre une expédition, ils réquisitionnaient les navires marchands du royaume, ou prenaient à leur solde des navires étrangers. L’expédition terminée, ils les congédiaient, comme ils congédiaient les routiers, les lansquenets et les suisses de l’armée de terre, pour éviter de les payer, et il faut attendre jusqu’au règne de François Ier pour trouver les élémens d’une marine royale dans l’acception moderne du mot. Cette marine commençait à se développer et semblait appelée à rendre de grands services au moment même où les guerres de religion vinrent en interrompre les progrès et laisser la domination des mers à la Hollande, à l’Espagne et à l’Angleterre. Henri IV, dont la prévoyance s’étendait sur toutes les branches du gouvernement, s’occupait de la reconstituer, lorsque le couteau de Ravaillac mit à néant les grands desseins qu’il avait formés pour assurer la prépondérance française en Europe et dans le Nouveau-Monde. Sully, qui était resté ministre et grand-maître de l’artillerie, voulut en poursuivre l’accomplissement, du moins pour tout ce qui touchait à l’accroissement des forces du royaume, au commerce et à l’agriculture, mais il dut se retirer devant les intrigues des courtisans et l’hostilité de la reine-mère, à laquelle il avait refusé d’ouvrir un crédit de 900,000 livres. Deux ans après la mort de Henri IV, il ne restait plus rien des 45 millions que ce grand prince avait mis à l’épargne. Concini, pour sa part, en avait volé cinq ; de Luynes et les courtisans à défaut des maîtresses avaient dévoré le reste. L’argent manquait pour la solde des troupes ; la reine-mère ruinée par de folles prodigalités en était réduite à diminuer le nombre des plats servis sur sa table, et ce fut seulement vers 1624, au moment de l’entrée de Richelieu aux affaires, que notre établissement maritime fut mis sur un pied respectable ; mais chaque changement de règne, souvent même chaque changement de ministère amenait de brusques réactions. L’œuvre de Richelieu fut interrompue par Mazarin, qui eût grand’peine au moment de la fronde à mettre en mer cinq ou six petits navires pour fermer aux Espagnols l’entrée de la Gironde, et de 1646 à 1660, la marine française n’exista guère que de nom. L’arrivée de Colbert au contrôle des finances la tirade son abaissement, et ce grand ministre eut la gloire de l’élever à un degré de puissance qu’elle n’a jamais atteint après lui. La première difficulté était de trouver de l’argent pour créer le matériel ; il sut la résoudre. En 1662, il dépensa 2,201,481 livres pour la flotte à voiles et 552,917 livres pour les galères. En 1669, il dépensa pour les deux services plus de 9 millions ; il établit des fonderies, des corderies, des arsenaux, organisa les équipages de ligne, promulgua la célèbre ordonnance dite de la marine et fit en un mot pour l’armée navale ce que Louvois faisait pour l’armée de terre. A la fin de son ministère, la France n’avait pas moins de 650 navires, vaisseaux à deux et trois ponts, frégates, flûtes, galiotes, bombardes, flibots, brûlots, espies, galères, pataches, garde-côtes, chaloupes armées en guerre, et, comme c’était le privilège du XVIIe siècle de produire des hommes éminens dans tous les genres, la France eut à côté de grands généraux d’habiles et d’illustres marins, Château-Regnault, Cassard, Forbin, d’Estrées, de Preuilly, de Valbelle, d’Infreville, le chevalier de Certaines, Pointis, Jean Bart, Duguay-Trouin, Tourville, Duquesne, sans compter dans les grades inférieurs un grand nombre d’excellens officiers, qui unissaient à une bravoure à toute épreuve une grande pratique de la mer, et des connaissances tactiques beaucoup plus étendues qu’on ne le suppose aujourd’hui.

M. Jal, l’auteur de l’Archéologie navale, du Virgilius nauticus, de la Flotte de César, ne pouvait faire un meilleur choix que la biographie de Duquesne pour présenter au public le type accompli de l’homme de mer sous Louis XIV, et faire connaître en même temps l’organisation de nos flottes. Né à Dieppe en 1610, mort à Paris en 1688, Duquesne débuta dans la carrière qui devait lui faire une si juste renommée à l’heure même où Richelieu allait régner sous le nom de Louis XIII. De 1627 à 1686, il prit part à toutes les grandes expéditions, et l’histoire de sa vie résume la plus brillante période de nos annales maritimes. A peine âgé de seize ans, il monte une patache armée par son père, qui appartenait à cette forte et vaillante race d’armateurs normands, dont les courses aventureuses rappelaient celles des Scandinaves, leurs aïeux, et prend à l’abordage un navire hollandais. Il navigue ensuite sur les vaisseaux du roi, se distingue à l’attaque des îles de Lérins, tombées au pouvoir des Espagnols, et reçoit le grade de capitaine en récompense de ses actions d’éclat, de l’assistance qu’il avait prêtée dans ses croisières au commerce français et des nombreuses prises qu’il avait faites, car alors les capitaines, tout en se battant pour le roi, faisaient pour leur propre compte la chasse aux navires marchands. A la mort de Richelieu, la plus grande partie de la flotte est désarmée, et Duquesne, ne trouvant plus en France d’élémens pour son activité, s’embarque pour la Suède au moment où la reine Christine venait de déclarer la guerre au roi de Danemark, Christian IV. Il assiste aux combats de Ripen et de Lalandt, et Christine lui confère le grade d’amiral-major. La conclusion de la paix le ramène en France ; il se signale à la bataille de Telamone, livrée aux Espagnols par le duc de Brézé, qui fut tué sur son banc d’amiral, et le brevet de chef d’escadre lui est accordé par Louis XIV malgré les nombreux ennemis qu’il avait à la cour et qui ne cherchaient qu’à le desservir. Plus sage que Turenne et Condé, qui compromirent leur gloire pendant les troubles de la fronde, Duquesne resta fidèle à la cause nationale. Il commanda l’expédition envoyée dans la Gironde au moment de la révolte de Bordeaux, et soutint, en se rendant au poste qui lui était assigné, une lutte sanglante contre les Anglais, qui ne réussirent pas à lui barrer le chemin, malgré la supériorité de leurs forces. Après la paix des Pyrénées, il suivit le prince de Beaufort dans ses campagnes contre les corsaires barbaresques, fit de nombreuses prises, et fut nommé lieutenant-général en 1667. Il avait alors cinquante-sept ans : ce fut pour lui l’âge de la gloire et des grandes actions. Son nouveau titre lui donnait enfin le droit de commander en chef, et il ne tarda pas à montrer tout ce qu’il pouvait faire. En 1676, il remporta la grande victoire de Stromboli, et celle du mont Gibel, où Ruyter fut blessé mortellement, et qui fut suivie de l’incendie de la flotte ennemie dans le port de Païenne. Une expédition contre les corsaires de Tripoli, le bombardement d’Alger et de Gênes, la bataille de Sainte-Héline marquèrent les dernières années de cette longue et glorieuse existence.

Duquesne était protestant ; Louis XIV ne voulut jamais lui confier le grade d’amiral, dont il était certes beaucoup plus digne que le comte de Vermandois ou le comte de Toulouse, car le serment du sacre plaçait au premier rang des devoirs de la couronne l’extirpation de l’hérésie ; admettre un réformé parmi les grands dignitaires du royaume pouvait passer aux yeux des confesseurs du roi ou de Mme de Maintenon pour un cas réservé, et Louis, pour se mettre tout à la fois en règle avec Dieu et ses devoirs de chef d’état, qui l’obligeaient à récompenser d’éclatans services, fit de Duquesne un marquis, et lui donna en 1681 200,000 livres, — juste le prix d’un des colliers de Fontanges, — pour payer la terre du Bouchet, qu’il venait d’acheter, mais à la condition expresse que ni lui ni ses enfans « ne pourraient, sous quelque prétexte que ce soit, faire dans cette terre aucun exercice de la religion prétendue réformée. » Malgré l’ardeur de son protestantisme, l’illustre marin accepta le don royal avec reconnaissance ; il en respecta les clauses, et ce fut au Bouchet qu’il passa ses derniers jours.

Le 1er février 1688, Duquesne se trouvait à Paris dans sa maison de la rue de Bourbon qu’il avait conservée après l’acquisition de son domaine. Il donnait à ses domestiques des ordres pour le lendemain lorsqu’il fut frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante, dont il mourut dans la nuit. L’Angleterre aurait ouvert à sa dépouille mortelle les caveaux royaux de Westminster ; mais en France il ne fallait pas songer à lui faire des funérailles solennelles ; le roi n’aurait point voulu, après la révocation de l’édit de Nantes, autoriser des obsèques qu’il eût regardées comme un scandale public. Le cercueil, placé dans un carrosse de deuil, fut transporté de nuit au Bouchet, et l’inhumation eut lieu en présence des seuls membres de la famille, dans un coin du jardin attenant au château. Une plaque de marbre, ornée d’une inscription latine, indique encore aujourd’hui la place où repose le vainqueur de Stromboli, du mont Gibel et de Sainte-Héline.

Ici nous rencontrons un fait qui montre à quel point l’aveugle ardeur du prosélytisme avait étouffé chez Louis XIV tout sentiment de justice et de convenance. Après avoir rendu, « sans aucun exercice de la religion prétendue réformée, » les derniers devoirs à son mari, Mme Duquesne s’était empressée de revenir dans la maison de la rue de Bourbon pour procéder aux inventaires et régler les intérêts de ses enfans mineurs. Elle y était à peine depuis trois jours que le lieutenant de police, de La Reynie, se présentait chez elle et lui demandait, au nom du roi, « si elle voulait se faire instruire en la religion catholique, sa majesté étant résolue, si elle ne prenait point ce parti, de la faire sortir du royaume. » Sa majesté en avait fait sortir tant d’autres qu’on pouvait s’attendre à un ordre d’expulsion. Cependant Mme Duquesne, par respect pour la mémoire de son mari, opposa aux menaces de La Reynie un refus formel. Aussitôt le ministre de la marine, de Seignelay, écrivit à l’intendant de Paris, M. de Menars : « Le roi ayant résolu d’en user à présent à l’égard de la famille Duquesne ainsi qu’il a fait à l’égard de tous les autres religionnaires opiniâtres, sa majesté m’a ordonné de vous dire que son intention est que vous fassiez incessamment saisir tous les biens qui sont dans l’étendue de votre département qui se trouveront avoir appartenu à M. Duquesne. » La saisie fut exécutée ; des garnisaires occupèrent la maison et s’y conduisirent avec la brutalité qui était l’un des attributs officiels de leurs fonctions. Menacée de l’exil et de la ruine, la malheureuse veuve dut céder ; après un mois de résistance, elle abjura, parce qu’elle savait que le roi voulait, comme le disait un de ses ministres, « qu’on usât des dernières rigueurs contre ceux qui n’étaient point de sa religion. » M. de Seignelay, tout fier de cette victoire, adressa une nouvelle lettre à M. de Menars pour le prévenir « de donner sur-le-champ mainlevée des saisies qu’il avait fait faire sur les biens de Mme Duquesne, et de lui témoigner en cette circonstance toute l’honnêteté possible, » car la politesse, dans le siècle des dragonnades et des précieuses, se mêlait toujours à la violence. Quand les archers du guet expulsèrent les religieuses du Port-Royal, dont la plus jeune avait cinquante ans, et les firent monter de force dans de mauvais carrosses attelés de mauvais chevaux, ils apportèrent encore toute l’honnêteté possible dans leur brutale mission. Il en était de même pour les duels ; on s’égorgeait avec urbanité.

La biographie de Duquesne, telle que l’a reconstituée M. Jal, est aussi exacte, aussi complète qu’on pouvait l’attendre d’un chercheur infatigable qui, après avoir fouillé toutes nos archives, a fait un voyage en Hollande pour vérifier quelques dates et recueillir l’opinion des compatriotes de Ruyter sur son illustre rival. Ce n’est cependant point la partie biographique qui fait le plus grand intérêt du livre, ce sont les détails historiques dans lesquels on l’a encadrée. Il y a là beaucoup à apprendre, car les renseignemens et les rectifications abondent, et l’on y trouve, un peu confusément disséminés parfois à travers la trame du récit, des indications nouvelles sur le matériel, le personnel, la discipline et les faits de guerre. Au XVIIe siècle, ce matériel comprenait trois types : les galères, les vaisseaux ronds et les vaisseaux longs. Les galères étaient de cinq à sept fois plus longues que larges ; elles avaient des voiles, mais seulement comme moteurs auxiliaires, et marchaient à la rame. Le nombre des rames était de 50 à 52, maniées par 5 et plus souvent 6 rameurs, esclaves turcs, forçats ou volontaires[1], ce qui exigeait, en dehors des combattans, un personnel de 300 hommes. Elles portaient à l’avant quelques canons placés sur le pont, mais leur importance, comme machines de guerre, était très secondaire. On les employait dans les débarquemens, le blocus des ports et des côtes, qu’elles pouvaient approcher de près à cause de leur faible tirant d’eau, et surtout comme remorqueurs. Les vaisseaux ronds étaient de trois fois seulement plus longs que larges, et servaient principalement aux transports. Les vaisseaux longs se rapprochaient des galères pour les proportions et formaient la flotte de combat. Ils étaient massifs, hauts de bordage et chargés à l’avant et à l’arrière de constructions en saillie qui s’élevaient sur leurs gaillards et qu’on appelait des châteaux. Les amiraux, les chefs d’escadre, les capitaines eux-mêmes, pouvaient modifier les types à leur fantaisie, et il résultait de là de grandes différences dans les qualités nautiques des vaisseaux. Les constructeurs, qu’on désignait sous le simple nom de charpentiers, étaient d’ailleurs fort habiles et ils en donnèrent la preuve à Toulon en 1679, lorsqu’ils arrivèrent en sept heures à bâtir la coque d’un vaisseau de quarante canons et à la mettre en état d’être lancée.

L’artillerie se composait de pièces de fonte, de pierriers et de mortiers de calibres très divers, mais il ne paraît pas qu’elle ait reçu au XVIIe siècle des perfectionnemens notables. En 1666, un sieur Émeric, de Lyon, inventa un nouveau modèle se chargeant par la culasse ; il proposa son système, mais ne put réussir à le faire adopter, quoiqu’il en eût démontré les avantages ; il en fut de son invention comme du traité de Salomon de Caus, les liaisons des forces mouvantes, comme du mémoire de Papin, la Nouvelle manière d’élever l’eau par la force du feu. C’est qu’en effet il n’y a chez nous que les inventeurs d’absurdités politiques ou sociales qui aient le privilège de se faire adopter d’emblée ; le phalanstère de Fourier, la Ville nouvelle et la femme libre des saint-simoniens, l’Icarie des communistes cabetistes, ont rallié des disciples enthousiastes ; mais ceux qui ont travaillé à centupler les forces de l’homme, à doubler la richesse industrielle, n’ont trouvé pour la plupart que le silence, le dédain ou l’hostilité ; on les a regardés comme des rêveurs contre lesquels il fallait se mettre en défiance. Salomon de Caus ne fut pas enfermé comme fou par ordre de Richelieu, ainsi qu’on l’a souvent répété ; mais, ne trouvant pas à vivre dans son propre pays, il offrit ses talens d’ingénieur à l’Angleterre et à l’Allemagne, où il fut successivement attaché au prince de Galles et à l’électeur palatin. Denis Papin, chassé du royaume comme protestant, alla professer les mathématiques à l’université de Marbourg ; il fit dans cette ville les applications de ses découvertes, et ce fut sur une rivière allemande, sur la Fulde, que navigua le premier bateau à vapeur construit par un Français. Le sieur Émeric vit ses canons repoussés par Colbert lui-même, et son invention toute française, comme les découvertes des forces motrices de la vapeur, ne profita qu’aux ennemis de la France.

Si notre marine eut tant de peine à se développer sous l’ancienne monarchie, la question d’argent y est entrée pour la plus grande part. En 1662, il fallait 318,000 livres pour réparer les vaisseaux qui se trouvaient dans les ports, et pour achever ceux qui étaient sur les chantiers ; mais, suivant le mot d’un écrivain du temps, « il n’y avait pas un sou, » et le gouvernement, pour faire les réparations les plus urgentes, ne trouva d’autre moyen que de louer à des négocians les quelques navires qui pouvaient encore tenir la mer, à la charge qu’ils en feraient radouber un certain nombre à leurs frais. Les matelots restaient parfois toute une campagne sans recevoir de solde ; quelques capitaines ne se faisaient point scrupule de garder l’argent pendant huit ou dix mois, comme le constate une lettre par laquelle M. d’Infreville demande à Colbert de faire payer manuellement et régulièrement les équipages, ce qui causera, dit-il, mille bénédictions de leur part pour la prospérité de sa majesté. Le patriotisme venait heureusement suppléer à l’insuffisance du budget. Les villes du littoral armaient à leur compte, et, comme la plupart des officiers supérieurs étaient nobles et très souvent riches, beaucoup d’entre eux équipaient des navires et les mettaient à la disposition du roi. Il faut rendre cette justice à l’ancienne noblesse, que, chaque fois qu’il s’agissait de l’honneur et de la défense du pays, elle ne marchandait ni son argent ni son sang ; par malheur elle portait trop souvent dans l’armée navale le même esprit d’indiscipline que dans l’armée de terre. Les gardes marines, recrutées en grande partie de jeunes gentilshommes, provoquaient leurs officiers ; les capitaines dépensaient, sans l’aveu de leurs chefs d’escadre, 10,000 livres pour faire une tente à leur grand canot. On mettait les gardes marines aux fers dans la cale avec de simples matelots, on révoquait les capitaines, mais les exemples les plus sévères ne corrigeaient pas cette noblesse aussi brave qu’entêtée de ses privilèges. Elle se croyait au-dessus des punitions que pouvaient lui infliger des chefs dont quelques-uns étaient ses inférieurs par l’ancienneté de la race, seule distinction qu’elle ait admise parmi ses membres, et plus d’un vaillant marin, déchu de son grade pour cause de désobéissance, se faisait gloire de dire comme le brave colonel de Coëtquen, qui fut cassé à la tête de son régiment, en présence de Louis XIV, pour avoir refusé de porter l’uniforme : « Sire, me voilà cassé, heureusement que les morceaux m’en restent. »

Après les officiers, c’étaient les rameurs qu’il était le plus difficile de plier à la discipline, ce qui s’explique par la composition du personnel, composé en grande partie de la fleur des malfaiteurs et des vagabonds. L’intendant Arnoul, dans une lettre à Colbert, se plaint que les forçats « vendent leurs chemises et leurs habits pour ivrogner… J’en ai fait châtier, dit-il, quatre ou cinq en ma présence ; mais, comme les coups de gourdin et de latte ne sont que des châtouillemens pour eux, je leur ai promis de leur faire couper le nez aux chrétiens et les oreilles aux Turcs. Il faut nécessairement cette sévérité et quelque chose au-delà, et forcer son naturel. »

Dans un pays où les érudits d’occasion envahissent la science sérieuse, où l’on fait des livres avec des livres, du neuf avec du vieux, sans se donner la peine de remonter aux sources, les traditions fautives ont altéré notre histoire. Nous citerons comme exemple la bataille de La Hogue. Ouvrez les manuels à l’usage des classes, ouvrez même de volumineux ouvrages, vous y lirez que la marine de Louis XIV a été anéantie dans cette malheureuse journée ; M. Jal montre par des faits incontestables ce qu’il faut penser de cette affirmation si souvent répétée. Au commencement de l’année 1692, la France possédait 120 vaisseaux de combat du 1er au 5e rang parfaitement armés, et 190 brûlots, flûtes et petits navires de différentes sortes, sans compter une bonne escadre de galères. La bataille, livrée le 29 mai, nous coûta 14 navires, dont 2 pris, et 12 échoués à la côte et brûlés par les Français eux-mêmes pour les empêcher de tomber au pouvoir de l’ennemi, après que l’on eut retiré l’artillerie, les munitions et les agrès. Or, demande M. Jal, peut-on dire raisonnablement qu’une marine est anéantie quand elle perd 14 bâtimens sur 310 ? elle était même si loin de l’être qu’en 1693, à la brillante affaire de Lagos, Tourville se trouvait à la tête de 71 vaisseaux et de 29 brûlots, chiffre beaucoup plus élevé que celui de la flotte de La Hogue, où il n’avait que 44 vaisseaux et 11 brûlots contre les 88 vaisseaux et les 18 brûlots des Anglo-Hollandais. La même année, le comte d’Estrées croisait dans la Méditerranée avec 30 voiles. Il y avait encore un assez grand nombre de bons navires dans les ports, et le personnel était excellent et nombreux. Voilà l’exacte vérité. Ce n’est donc pas dans une glorieuse défaite provoquée par les ordres intempestifs de Louis XIV[2], qui avait la vaniteuse prétention de diriger de Versailles les opérations maritimes et militaires, comme nous avons vu dans nos récens désastres des licenciés en droit les diriger de Tours ou de Bordeaux ; ce n’est pas dans une perte de 14 bâtimens qu’il faut chercher les causes de la ruine de notre marine si forte jusque-là, c’est dans la guerre continentale que la France eut à soutenir contre la grande alliance. Il ne s’agissait plus à cette époque de faire de nouvelles conquêtes ; il fallait sauver celles qui avaient été faites depuis 1670, défendre les vieilles enclaves de la monarchie, et protéger contre l’invasion la capitale elle-même. Toutes les ressources en hommes et en argent furent reportées sur l’armée de terre, — comme nous l’avons encore vu en 1870, — et ce n’était pas quand on avait grand’peine à la nourrir, à l’équiper, et plus de peine encore à la payer, ce n’était pas au moment où le grand roi en était réduit à mettre en vente des offices de contrôleurs de perruques, d’inspecteurs de veaux, de gardes-bateaux metteurs à port sur les quais de Paris, de visiteurs des empilemens de bois, qu’on pouvait trouver dans un trésor épuisé les ressources nécessaires aux constructions navales et au dispendieux entretien du matériel. On ne renouvelait rien, on ne réparait rien ; l’escadre de Duguay-Trouin soutenait seule l’honneur de nos armes, et, comme des soldats mutilés, le Royal Louis, la Friponne, le Cheval marin, le Pigeon blanc, le Saint-Esprit, l’Hirondelle', le Fendant, le Soleil d’Afrique, l’Orgueilleux, tous les vieux compagnons de gloire de Tourville, de Jean Bart et de Duquesne, attendaient, ensablés dans les ports, désarmés, dégréés, taraudés par les vers, la hache du charpentier, qui devait envoyer leurs débris aux visiteurs des empilemens de bois.

Tout en félicitant M. Jal de son travail, nous avons à lui adresser quelques critiques au sujet de la composition de son livre. A force de vouloir éclaircir et préciser tous les faits, il s’est laissé entraîner plus d’une fois à des détails par trop minutieux ; il n’a pas toujours mis suffisamment en relief des documens très intéressans, qu’il a le premier fait connaître, et qui concernent soit l’organisation générale, soit les diverses branches du service, soit des actions de guerre. Ces réserves faites, nous ne pouvons que louer une étude qui se distingue par de vastes recherches, une parfaite connaissance des questions spéciales, et qui jette un jour nouveau sur l’un des côtés les plus glorieux et les moins connus du règne de Louis XIV. Les amis de notre histoire nationale ainsi que nos officiers y trouveront, les uns un vif intérêt de curiosité, les autres plus d’un enseignement pour leur noble profession, et dans l’hommage rendu par M. Jal au héros dieppois, dans le récit des hauts faits de ces intrépides marins du XVIIe siècle, qui ont tenu si haut et porté si loin notre pavillon, nous trouverons tous, après les malheurs sans précédens qui nous ont frappés, les consolations de notre ancienne gloire, des exemples et des espérances.


CHARLES LODANDRE.



Dictionnaire général des forêts, par M. Antonin Rousset, 2 vol. in-8o Nice.


Le Dictionnaire général des forêts de M. Rousset, dont la première partie vient de paraître, n’est pas un ouvrage de théorie et de discussion ; c’est l’exposé de toutes les lois, arrêts judiciaires et règlemens forestiers, résumés suivant l’ordre alphabétique des matières auxquelles ils s’appliquent. Depuis la publication faite par Baudrillart en 1827 du Recueil chronologique des règlemens forestiers, qui n’a plus aujourd’hui qu’une valeur archéologique, plusieurs tentatives ont été faites par l’administration forestière pour rédiger une instruction générale qui pût guider sûrement ses agens dans tous les détails de leur service. Elle a toujours reculé devant la difficulté de la tâche. On ne se figure pas en effet combien il faut d’instructions spéciales et de circulaires pour faire marcher un service aussi important et aussi compliqué que l’administration forestière. Les lois et les décrets ne statuent que sur les questions générales ; mais, quand il s’agit de l’exécution, il faut pénétrer dans les détails et prescrire aux agens ce qu’ils ont à faire dans chaque cas particulier, afin d’établir l’uniformité dans l’administration et d’éviter des solutions différentes pour des cas identiques. Ces instructions, qui ne peuvent avoir la fixité des lois et qui doivent se modifier suivant les circonstances, deviennent si nombreuses qu’on finit par ne plus distinguer entre celles qui sont en vigueur et celles qui ne le sont plus.

Si l’on veut connaître par exemple la législation en matière de contribution foncière pour les forêts, on n’a qu’à ouvrir le dictionnaire, on y trouvera résumés en quelques mots tous les règlemens et arrêts qui concernent cette importante matière, c’est-à-dire la base qui sert à établir les contributions, les centimes additionnels, les impositions spéciales pour chemins vicinaux, les cas d’exemption, les formalités pour obtenir des réductions ou décharges. A l’article exploitation, vous trouvez tout ce qui concerne les divers modes d’exploitation des bois et les conditions aux quelles ils sont soumis dans les forêts domaniales ou communales, etc. Ces deux volumes, comprenant la législation et l’administration forestière, ne forment que la première partie du Dictionnaire général des forêts. Celui-ci sera complété par la publication de tout ce qui est relatif à la botanique, à la sylviculture, à l’aménagement, à la statistique, et l’on pourra dire alors que la bibliographie forestière de France s’est enrichie d’un véritable monument.


J. CLAVE.


Artikel V, von Edgar Bauer. — Nachwort von A. Billo. Altona 1873.


Dans la guerre de trente ans, dit la légende, un officier impérial ayant remarqué sur une table d’auberge un livre de piété, le Jardin du Paradis de Jean Arndt, le lança dans le poêle, où flambait un bon feu, — deux heures plus tard, l’hôtesse le retrouva intact au milieu des cendres ; mais l’officier périt peu après de mort violente. C’est ainsi que l’article 5 du traité de Prague a traversé, comme par miracle, l’épreuve du feu, car l’espoir de ceux qui se flattaient qu’il serait consumé dans les flammes du grand incendie de 1870 a été trompé. Il n’a pas non plus péri dans les flots des discours et des dissertations où ses adversaires ont tenté de le noyer ; il subsiste, il surnage, il attend depuis sept ans si on osera s’en débarrasser, s’il aura le sort des stipulations du traité de Paris.

« L’article 5 ! Qui s’avise d’en parler ? Personne dans l’empire allemand, du moins sans y être forcé. Qui y songe encore ? Tous ceux qui suivent avec intérêt les destinées changeantes du droit des traités. » C’est ainsi que débute un petit livre signé par un publiciste allemand qui s’est fait connaître depuis longtemps comme un des plus ardens champions de la cause danoise. L’article 5 du traité de Prague, cette promesse jamais reniée, jamais tenue, n’est-ce pas en effet comme la pierre de touche de la conscience moderne ? Cette porte, qui depuis sept ans n’est ni ouverte ni fermée, — qui n’est pas ouverte, puisqu’on n’y peut passer, et qui n’est pas fermée, puisque les habitans du Slesvig conservent toujours l’espoir d’être rendus au Danemark, — n’est-ce pas une preuve que la force ne prime pas toujours et partout le droit ? On se rappelle la teneur de l’article 5 de la paix qui fut conclue à Prague sous les auspices et grâce à l’intervention de la France. « L’empereur d’Autriche cède au roi de Prusse tous ses droits sur les duchés de Holstein et du Slesvig, avec cette réserve, que les populations du Slesvig septentrional seront laissées au Danemark, si par un vote libre elles expriment le vœu de lui rester unies. » Dans les premiers temps, on avait l’air à Berlin de prendre cette stipulation au sérieux. « Nous sommes, disait M. de Bismarck au mois de décembre 1866, nous sommes engagés, il est vrai : ni le vote du comité ni les résolutions de la chambre ne peuvent nous délier de nos promesses ; mais du moins la condition qui nous est imposée sera par nous exécutée de telle sorte qu’il n’y ait aucun doute sur l’indépendance et la loyauté du vote ainsi que sur la volonté populaire dont il devra être l’expression. » A force de retourner ce désagréable article 5, M. de Bismarck ne devait pas tarder à y découvrir quelque chose que le traité « ne prévoit pas expressément, mais qu’il n’exclut pas non plus ; » c’était le droit pour la Prusse d’exiger des garanties en faveur des Allemands qui continueraient de résider sur les territoires rétrocédés, car « les minorités ont droit également à notre protection. » On avait trouvé l’échappatoire qui permettait d’ajourner l’exécution complète du traité et, pendant les négociations engagées sous ces heureux auspices, de préparer par tous les moyens « un vote indépendant et loyal. » On avait gagné du temps pour germaniser les duchés ; on se mit à l’œuvre bravement, avec conviction. Les procédés employés par la Prusse sont connus : les échos qui nous arrivent de ces pays opprimés en font une étrange peinture.

Cependant les populations du Slesvig s’obstinent dans leur résistance ; loin d’être éblouies par la brillante fortune de la grande patrie, elles se sentent plus que jamais solidaires avec l’honnête petit pays dont on les a violemment détachées. L’infatigable protestation de leurs députés, l’attitude ferme et résignée de MM. Kryger et Ahlmann en face des rires ironiques par lesquels la chambre prussienne a pris l’habitude d’accueillir leurs déclarations, prouve que le dernier mot n’est pas dit dans cette affaire. Les protestations semblent même s’accentuer de jour en jour, à en juger par les résultats des élections. Celles qui eurent lieu en 1867 pour le parlement de la confédération allemande du nord avaient démontré qu’au nord d’une ligne Adelby-Hanvede-Ladelund-Burkal-Hostrup-Daler-Emmerlev, la majorité danoise comprenait les quatre cinquièmes de la population, ses députés ayant réuni 80 pour 100 des votes ; au mois de mars 1870, le nombre des votes dépassa 81 pour 100. Ce résultat est d’autant plus significatif que beaucoup de Slesvigeois ont émigré pour échapper au service militaire et qu’ils ont été remplacés par des Allemands qui prennent part au vote. Pour les chambres prussiennes, les élections ont été renouvelées huit fois en six ans, et chaque fois MM. Kryger et Ahlmann ont obtenu 87 1/2 pour 100 des voix, leurs concurrens n’ayant pu réunir que 12 1/2 pour 100. Enfin les pétitions pour la réunion du Slesvig septentrional au Danemark se succèdent sans relâche ; encore au mois de décembre dernier, une pétition signée par 406 électeurs au second degré (dont 183 du cercle d’Haderslev) a été adressée à la chambre des députés de Berlin, auxquels on a distribué en même temps le pamphlet de M. Edgar Bauer, éloquente et incisive plaidoirie en faveur de ces populations qui ne réclament que leur droit. On se rappelle également l’adresse signée par 27,400 habitans qui fut envoyée à Berlin en 1869. Ces imposantes manifestations ne justifient guère le reproche d’indolence que la Gazette nationale faisait, récemment aux Slesvigeois, qui, disait-elle, « ne fournissaient pas à la presse allemande une base sérieuse pour appuyer leurs réclamations. »

M. Edgar Bauer, dans un vigoureux réquisitoire, dénonce les obscures menées de la politique prussienne qui avaient préparé de longue main les conquêtes de 1866. La Prusse a trouvé dans l’idée allemande un talisman et une arme de combat. L’idée allemande justifie tout, elle est au-dessus du droit. Quel obstacle s’oppose encore à l’exécution de l’article 5 ? Un obstacle tout sentimental : le non possumus des Allemands. Un traité qui gêne le cœur allemand cesse d’être valable. La parole allemande est irresponsable et souveraine. Pareil à Samson, fils de Manué, que l’esprit possède dans le camp de Dan, le Germain demande des cordes neuves qui n’aient point encore servi ; « qu’on l’attache avec ces liens, et il sera faible comme un autre homme. » Mais à peine l’a-t-on lié, que les sept liens neufs tombent à ses pieds. Qu’il prenne garde pourtant que personne ne devine le secret de sa force !


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Comme il était souvent assez difficile d’avoir des rameurs, on autorisait les forçats de qualité à se faire remplacer par des Turcs. Les forçats, quand ils pouvaient par leur famille ou leurs amis se procurer de l’argent, faisaient acheter des esclaves sur les marchés de l’Orient, et, comme on en avait au prix moyen de 150 livres par tête, ils en fournissaient quelquefois en paiement de leur liberté une ou plusieurs douzaines. Cet étrange moyen de garnir les bancs des rameurs fut à diverses reprises mis en pratique sous Louis XIV. On avait en même temps le soin de recommander aux juges criminels de faire de leur mieux pour appliquer la peine des galères.
  2. Louis XIV avait donné l’ordre à Tourville de livrer bataille quelle que fût la supériorité de l’ennemi. Tourville connaissait trop bien son métier pour ne pas faire quelques observations. Louis XIV répondit par un nouvel ordre, qui fut exécuté cette fois. La bataille, héroïquement soutenue contre des forces doubles, fut perdue ; et les vaisseaux échoués sur la plage brûlaient encore lorsque arriva un troisième ordre celui d’éviter tout engagement avant d’avoir rallié des renforts. Ce n’est donc pas Tourville qu’il faut accuser de la défaite, car il l’avait prévue ; il avait fait pendant l’action tout ce qu’on pouvait attendre de son courage et de son habileté, et la responsabilité du désastre ne doit peser que sur Louis XIV. Nous ajouterons à ces détails un fait encore inédit et qui n’a été révélé que dans ces derniers temps par la découverte d’un rapport confidentiel et secret sur la bataille de La Hogue. L’un des principaux chefs de la flotte française avait un neveu qui commandait un vaisseau. Celui-ci échoua par suite d’une fausse manœuvre, et aussitôt l’oncle, pour ne point laisser peser sur son neveu le soupçon d’incapacité, donna ordre aux navires placés sous ses ordres de se jeter à la cote.