Chronique de la quinzaine - 14 février 1873

Chronique n° 980
14 février 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1873.

La politique est décidément une singulière chose, et on fait à notre malheureux pays une étrange condition. Depuis deux ans bien comptés maintenant, la France en est là, se relevant sans doute d’elle-même, par un effort de vitalité intime et invincible, mais réduite aussi trop souvent à rester la spectatrice fatiguée et désabusée de ces prétentions, de ces combinaisons inutiles qui se déroulent devant elle, qui ne lui représentent que du temps perdu et des déceptions toujours nouvelles. Elle ne songe qu’à vivre, cette France éprouvée et convalescente, elle n’aspire qu’à se raffermir, à retrouver cette sécurité suffisante et durable à laquelle a bien droit une grande nation qui ne veut pas rester livrée au hasard, et on ne néglige rien pour lui promettre ou lui préparer des crises inévitables, pour lui faire sentir qu’elle n’a pas de lendemain. On s’ingénie à la tenir en suspens entre un définitif qu’on ne peut pas lui donner, pour lequel il est difficile qu’elle ait un goût prononcé, puisqu’on ne peut pas même le lui définir, et un provisoire qu’on s’efforce de déconsidérer, de ruiner en le prolongeant. Elle demande aux partis une certaine pitié pour ses souffrances, un peu de raison, le sacrifice momentané de leurs fantaisies à l’intérêt public, et les partis n’ont à lui donner que des préjugés, des divisions, des haines égoïstes, une impuissance égale à leurs vaines passions. Elle demande au moins à ceux qui ont ses destinées entre leurs mains de s’occuper de ses affaires, d’avoir une idée simple et nette, de savoir dire ce qu’ils veulent, et ceux qui la gouvernent ou qui ont la prétention de la gouverner n’ont à lui offrir que cette situation où tout reste à la merci d’un conflit obscur, d’une délibération imprévue. Que se passe-t-il entre la commission des trente et le gouvernement ? Quelles subtilités nouvelles de rédaction est-on arrivé à découvrir ? À quels amendemens ou sous-amendemens s’est-on enfin arrêté ? Tout est là. Tantôt c’est la paix, tantôt c’est la guerre. Un jour, on est tout près de s’entendre, on s’est déjà entendu ; un autre jour, on est sur le point de rompre, on touche à un éclat dans la confusion universelle. C’est la grande politique, à ce qu’il paraît !

Croit-on par hasard que ce soit là pour un pays un régime des plus sains et des plus réparateurs ? Ne voit-on pas qu’on arrive ainsi sans le vouloir à creuser une sorte d’abîme entre ce qu’on appelle la politique des régions officielles et la France elle-même ? On s’agite dans une atmosphère factice, on s’observe ou l’on se neutralise, on déploie toutes les ressources de la tactique ou de l’escrime parlementaire, et la France, qui n’est pas toujours au courant de ces savantes combinaisons, qui est comme un patient entre des médecins plus préoccupés de se contredire que de la guérir, la France finit par se demander définitivement où tendent toutes ces expériences, ces habiletés, ces antagonismes, dont elle n’a pas le secret. Pendant qu’on fait de la stratégie sans avantage pour personne, le public, le vrai public, qui est en dehors du tourbillon, en vient peut-être tout simplement à être assez sceptique, à laisser passer les conflits dont il n’attend rien, à juger les choses et les hommes pour ce qu’ils sont. À travers cette vie laborieuse, et incertaine à laquelle on le soumet, il peut se faire une sorte d’éducation en voyant les partis à l’œuvre au moment présent comme dans le passé. Ce que la commission des trente se propose de lui offrir comme le fruit de sa prévoyance politique, il le saura bientôt. En attendant, une circonstance récente lui a permis du moins de voir dans quelles mains ont été ses affaires pendant quelque temps, et de comprendre jusqu’à un certain point comment toutes les forces, toutes les ressources mises en mouvement pendant la guerre n’ont eu d’autre résultat que d’aggraver les désastres dont le gouvernement impérial reste le premier auteur devant la France et devant le monde.

Lorsque la commission d’enquête, créée par l’assemblée dès ses premières séances, entreprenait cette grande révision de toutes les opérations et de tous les marchés de la guerre, elle commençait naturellement par l’empire, et les radicaux trouvaient alors qu’elle accomplissait une œuvre de justice patriotique, salutaire. La commission devait tout aussi naturellement rencontrer devant elle le radicalisme tout-puissant à Lyon, à Marseille, à Toulouse, pendant les cinq mois douloureux qui suivaient le 4 septembre. C’est là le nouveau procès instruit par la commission et porté récemment devant l’assemblée, où s’est déroulée pendant trois jours la discussion la plus ardente et la plus tumultueuse à l’occasion des marchés de Lyon. Au demeurant, de quoi s’agit-il ? Ce que la patriotique population de Lyon a pu faire ou tenter pour la défense n’est point en question. Malheureusement ces efforts mêmes d’une population toujours courageuse ne pouvaient qu’être paralysés par une domination démagogique dont la commission a nécessairement retracé l’histoire avec une sévère et impartiale fermeté. Cette dictature, née du 4 septembre, établie à Lyon, à côté du préfet, fonctionnant le plus souvent contre lui ou au-dessus de lui, ne s’est pas contentée d’arborer un drapeau qui n’était pas le drapeau français, qui n’avait qu’une signification révolutionnaire ; elle s’est livrée à toute sorte de dépenses fantastiques. Il s’agit aujourd’hui de savoir par qui ces dépenses seront supportées, si l’état paiera les frais de la démagogie lyonnaise. La commission a fait équitablement deux parts en distinguant les dépenses qui pouvaient être justifiées de celles qui ne pouvaient être admises, et en proposant de renvoyer la question ainsi posée au gouvernement chargé de l’examiner, de soutenir au besoin les droits de l’état. C’était au début une affaire de marchés ; bientôt, on le comprend, la politique s’en est mêlée, les passions se sont animées, les récriminations, les apostrophes, ont jailli comme des éclairs de la droite et de la gauche. L’ancien préfet, qu’on n’avait pourtant pas traité trop sévèrement parce qu’il avait été lui-même le prisonnier des démagogues lyonnais, M. Challemel-Lacour, a cru devoir se défendre, et il a fini par rester exposé à l’accusation la plus grave, celle d’avoir donné l’ordre sommaire de fusiller des mobiles de la Gironde commandés par M. de Carayon-Latour. Un ancien membre du conseil de Lyon, M. Ferrouillat, s’est défendu, lui aussi, longuement, compendieusement. Le rapporteur de la commission, M. L. de Ségur, a maintenu avec une habile modération tout ce qu’il avait dit. M. le duc d’Audiffret-Pasquier lui-même s’est porté au feu, reprenant une offensive hardie. Bref, sur toute la ligne, la politique l’a emporté, et une discussion de finances s’est terminée par le vote d’un ordre du jour dont le premier mot est la réprobation du drapeau rouge arboré à Lyon pendant la guerre. Ce vote, il faut le dire, a réuni plus de 500 voix. Le drapeau rouge a été abattu d’un coup de scrutin tout comme s’il flottait encore sur l’hôtel de ville de Lyon.

Rien de mieux, l’assemblée a voulu, puisqu’elle en trouvait l’occasion, frapper une fois de plus le sinistre emblème de la guerre civile. L’intérêt politique a été satisfait ; mais, si la politique a joué le plus grand rôle dans cette discussion passionnée, ce n’est point en vérité le côté le plus curieux de ces affaires de Lyon. Ce qu’il y a de caractéristique, de profondément, instructif, c’est cette gestion administrative et financière dont la commission a raconté la prodigieuse histoire. Ainsi on remet de l’argent à un aventurier qui en garde la moitié après être allé se mettre en sûreté à Genève, et à cet émissaire de confiance on fait souscrire une obligation de remboursement à l’état, qui est censé lui avoir prêté la somme simplement dérobée ! On a besoin de fusils, on expédie en Italie, à Turin, un menuisier, membre du conseil municipal. Ce menuisier, envoyé en mission par la commune lyonnaise, se garde bien naturellement de recourir au consul de France, c’eût été trop compliqué ! Il s’adresse directement à un officier italien pour la vérification des armes. Or cet officier vérificateur d’armes, c’est tout simplement le vendeur lui-même qui a négocié l’opération sous un prête-nom, et qui fait payer plus de 30 francs à la ville de Lyon ce que le gouvernement français a déjà refusé au prix de 18 francs. Les armes arrivent enfin, elles ont subi des avaries, il faut les réparer : cette fois on choisit dans le conseil municipal un tulliste pour présider à la réparation ! Il y a dans cette histoire des marchés un personnage suédois qui traite avec la ville, avec le préfet, pour une fabrication de cartouches. On lui avance 200,000 francs, il fournit en deux mois ce qu’il aurait dû fournir en un seul jour ; on ne lui témoigne pas moins la plus grande confiance, au point de renouveler les marchés qui ne sont pas exécutés, et les traités sont si bien passés que la ville de Lyon vient d’être condamnée récemment par les tribunaux à payer près de 500,000 francs au fabricant de cartouches, qui n’a rien fourni, mais qui a pu prouver que c’était la faute du comité lyonnais.

Ainsi on procède, dépensant l’argent sous toutes les formes, encourageant et payant toute sorte d’inventions bizarres, les « camps roulans, » les « sacs-boucliers, » les a cuirasses, » etc. Les plus sincères ou les plus naïfs de cette administration avouent qu’ils manquaient d’expérience, qu’on vivait dans un temps où il fallait à tout prix des armes, des munitions, et où ceux qui venaient en réclamer parlaient de fusiller aussi facilement qu’ils auraient dit : « Comment vous portez-vous ? » C’était en effet un temps étrange. Il n’y a point eu de malversations, dit-on. Il se peut, la commission n’est point allée jusqu’à élever une semblable accusation. C’est simplement, si l’on veut, le règne de l’arbitraire dans le domaine financier, de l’incapacité dans l’administration d’une ville qui porte aujourd’hui la responsabilité de ce qu’elle n’a pas pu empêcher ; mais ce qu’il y a de grave et de peu rassurant, c’est que les intérêts de Lyon sont restés dans les mêmes mains et courent les mêmes dangers, si bien que cette discussion récente des marchés, en révélant un si triste passé, a fait renaître plus que jamais la question de l’organisation municipale de la grande cité du Rhône. L’assemblée s’en est émue, M. le ministre de l’intérieur n’a point caché ses préoccupations, il a nettement déclaré qu’on ne pouvait pas laisser se prolonger cette situation, que le moment était venu d’aviser. C’est le résultat le plus clair de ce procès des marchés de Lyon, où le radicalisme s’est montré dans le faste de son incapacité, et où le pays, lui aussi, a pu voir ce que deviendraient ses affaires le jour où, sous prétexte de consacrer le triomphe de ce qu’on a bien voulu appeler les « nouvelles couches sociales, » l’esprit de désorganisation révolutionnaire entrerait en maître dans l’administration des intérêts locaux.

On gagnerait beaucoup plus à s’occuper de toutes ces affaires sérieuses de l’ordre administratif, moral, politique, financier, dût l’esprit de parti s’y mêler parfois, qu’à se jeter dans les conflits de pouvoirs et dans toutes ces questions insolubles d’organisation définitive ou provisoire qui ne font que tenir les passions en éveil et créer une incertitude universelle. La commission des trente est aujourd’hui le grand tribunal devant lequel s’agitent ces questions insolubles, en attendant qu’elles aillent se dérouler devant l’assemblée elle-même. Or, depuis deux mois et plus qu’elle est réunie, cette commission, à quoi est-on arrivé ? Le vote du 29 novembre qui lui a donné naissance disait qu’elle devrait chercher les conditions de la responsabilité ministérielle et régler les attributions des pouvoirs publics. C’était un moyen de concilier la politique dont la commission Kerdrel avait été l’expression trop accentuée et la politique du gouvernement, qui croyait nécessaire de ne pas se borner à une question unique, de donner à la situation actuelle la garantie d’une organisation plus complète, mieux définie. Malheureusement la difficulté consistait à découvrir le point de jonction de ces deux politiques, à résoudre un problème déjà fort épineux et aggravé par toutes les arrière-pensées, par tous les sous-entendus qui se cachaient sous le vague même des expressions. A-t-on réussi par le fait à trouver les conditions vraies de cette responsabilité ministérielle qu’on veut fonder ? A-t-on songé sérieusement à délimiter la sphère respective et les attributions des pouvoirs publics ? Est-on parvenu enfin à opérer une transaction entre la majorité et le gouvernement ?

Certes cette œuvre de la commission, des trente est une des choses les plus curieuses qui existent. On a commencé d’abord par s’observer, la commission paraissant attendre ce que M. le président de la république pourrait proposer, le gouvernement de son côté attendant que la commission dévoilât ses intentions. On s’est mis peu à peu à discuter ; on a cheminé péniblement, laborieusement, à travers les complications qu’on se créait le plus souvent à soi-même. La commission a cédé un peu, résisté beaucoup et dissimulé ses réserves sous un appareil de dispositions et d’amendemens, conçus de façon à rendre à peu près impossible ou illusoire ce qu’on a l’air de faire. M. le président de la république est allé exposer ses idées, ses préoccupations ; il a parlé avec sa familière et spirituelle habileté, en homme qui sonde le terrain, qui sait mêler la franchise à la finesse, l’esprit de conciliation à une certaine ténacité, et en fin de compte on est peut-être moins avancé que le premier jour. On a trouvé le moyen de faire l’œuvre la plus étrange du monde, une œuvre incohérente, puérile et inefficace, parce qu’elle se ressent d’une méfiance mutuelle, parce qu’elle s’est accomplie au milieu des préventions, des susceptibilités, des excitations de l’esprit de parti, représenté dans la commission sans nul doute, et toujours aux aguets autour de cette réunion des trente pour envenimer les choses les plus simples par les interprétations passionnées et excitantes. C’est là en effet un des côtés curieux et un des dangers de cette situation où l’on semble passer le temps à compliquer les difficultés en paraissant les éluder. La conciliation, elle est toujours sans doute une sorte de nécessité supérieure qui s’impose, qui fait sentir sa puissance aux plus récalcitrans ; au fond, on la désire, on doit la désirer. Ce qui la compromet, c’est l’intervention incessante de l’esprit de parti dénaturant tout, ravivant de son mieux les divisions et les mésintelligences, mettant aux prises les amours-propres et les susceptibilités.

Depuis qu’on est à la poursuite de cette conciliation nécessaire, l’esprit de parti est occupé à défaire chaque matin par les commentaires et les excitations ce qu’on avait cru fait la veille. Que M. Thiers accepte les conditions auxquelles on veut le soumettre, qu’il se fasse un devoir de dissiper tous les ombrages, d’aplanir toutes les difficultés, aussitôt les partisans de la majorité de la commission ne dissimulent plus leur orgueil, ils triomphent de ce qu’ils appellent la défaite du pouvoir exécutif ! Ils ont réussi à réduire, à humilier le président de la république ! ils ont raturé le message et contraint M. Thiers à se désavouer, à faire amende honorable ! Que les concessions viennent de la commission, aussitôt on triomphe d’un autre côté en représentant ces concessions comme une marque de faiblesse, comme une retraite intéressée devant l’animadversion du pays. On raille les trente sur leurs prétentions qu’ils n’osent pas pousser jusqu’au bout ; on encourage M. Thiers à tenir ferme, à ne rien céder, à braver le conflit, s’il doit y avoir conflit, et on irait presque jusqu’à lui suggérer des pensées de dictature contre L’assemblée. Ces excitations en sens contraire ne produisent pas tout leur effet sans doute » elles dénaturent tout et obscurcissent tout en faisant renaître les défiances et les malaises. Ce qu’on avait accepté pour le bien de la paix, on ne l’accepte qu’à demi, on ne l’accepte plus même quelquefois sous la pression des partis, sous le coup des interprétations injurieuses, et c’est ainsi qu’on arrive à ne plus même savoir si on s’entend ou si on ne s’entend pas. M. le duc de Broglie, qui vient d’être nommé rapporteur de la commission des trente, aura certes rendu un service éminent, s’il porte la lumière dans ces confusions, s’il apaise toutes ces dissensions par l’habileté modérée de son langage, et surtout s’il ramène à des termes simples et équitables la transaction qui se négocie si péniblement depuis deux mois.

Cette transaction est toujours nécessaire. Le meilleur moyen de la réaliser, c’est de rester dans la simple vérité d’une situation qui n’est point facile assurément, mais qu’on n’améliore pas en méconnaissant ou en essayant de violenter la nature des choses. Que la commission des trente réserve dans un préambule à l’assemblée un droit constituant que personne ne lui dispute sérieusement, soit ; puisqu’on ne se sent pas en mesure d’user de ce droit, encore faut-il savoir se prêter à cette nécessité des choses dont on subit l’inexorable loi. Que veut-on faire ? Il y a dans l’œuvre de la commission des trente une partie aussi malheureuse que possible, c’est celle à laquelle on attache le plus de prix, dont on s’est le plus occupé, qui reste visiblement le premier et le dernier mot d’un projet si laborieusement combiné, c’est la partie qui touche à ce qu’on appelle le règlement des attributions des pouvoirs publics. Cela signifie tout bonnement la définition, c’est-à-dire la restriction des rapports de M. Thiers avec l’assemblée. M. Thiers, on le sait, ne communiquerait plus avec l’assemblée que par des messages, et même, s’il est autorisé à comparaître par exception, le discours qu’il pourrait prononcer ne serait encore qu’un message oral. Ses interventions sont prévues, réglées, limitées, comme dans un code de l’étiquette. La majorité des trente a cru prendre toutes ses précautions, et elle ne fait en définitive qu’une œuvre assez puérile qui risquerait fort d’exposer les pouvoirs de notre pays à un rôle un peu ridicule, en les assimilant à des Chinois cérémonieux, selon la malicieuse expression de M. le président de la république lui-même. Imagine-t-on en effet l’assemblée s’arrêtant tout à coup dans une discussion parce que le chef du gouvernement manifeste par un message le désir d’être entendu, le président de la république arrivant le lendemain pour prononcer son discours, puis se retirant, laissant l’assemblée à sa délibération, sauf à demander par un second message à se faire entendre de nouveau ? Est-ce bien sérieux ? Tout cela valait-il qu’on discutât avec un chef de gouvernement sur des mots, sur des nuances d’expression ? On parle souvent du caractère tout personnel de la situation et du pouvoir de M. Thiers ; c’est justement la commission qui se plaît à mettre en relief et à consacrer ce caractère tout personnel. Elle fait une ombre de constitution, une organisation politique pour un homme, et cela est si vrai que, si M. Thiers disparaissait, s’il y avait un autre chef de gouvernement, même avec la république plus ou moins provisoire que nous avons, toutes ces combinaisons s’évanouiraient d’elles-mêmes. On laisse trop voir que c’est à la puissance de parole, à l’éloquence de M. Thiers qu’on veut mettre le frein, et quand on dit qu’on espère ainsi éviter les conflits qui peuvent naître des hasards d’une discussion, ce n’est pas encore bien sérieux, puisqu’on n’évite rien, puisque ces conflits peuvent certainement se produire, que M. Thiers assiste ou n’assiste pas à une discussion. M. le président de la république avait donc raison de dire : « Vous ne vous êtes occupés que de moi. » Il parlait dans un esprit de conciliation patriotique lorsqu’il ajoutait : « Je me résigne à ce qui a l’air d’une attaque dirigée contre moi. » Comment veut-on que le pays attache quelque importance à ces combinaisons fragiles, à ces toiles d’araignée tendues autour d’un homme qu’on veut réduire au silence en acceptant ses services, parce qu’on ne croit pas pouvoir faire autrement ?

M. Thiers se résigne cependant, il se soumet à ce qu’on veut lui imposer ; mais à quelle condition ? Il l’a dit à la commission des trente : il accepte tout ou peu s’en faut, à la condition que ce qui a trait à sa situation personnelle soit complété par un programme que M. Dufaure a lu, qui contient l’obligation de s’occuper « à bref délai » de la création d’une seconde chambre, d’une loi électorale, de l’organisation du pouvoir exécutif dans l’interrègne entre la dissolution de l’assemblée actuelle et la réunion de deux chambres nouvelles. Ici le gouvernement à son tour n’a-t-il pas donné un prétexte à toutes les interprétations ? Cette expression « à bref délai, » qui a été mal comprise, qui a sonné aux oreilles de certains membres de la commission « comme le glas funèbre de l’assemblée actuelle, » cette expression n’est-elle pas au moins inutile ? De toute façon, que l’expression soit dans la loi ou qu’elle n’y soit pas, il faudra toujours un certain temps pour élaborer toute cette organisation dont on parle, et ce n’est pas la peine de se placer sous le coup de ce « bref délai ; » mais ce qu’il y a de plus grave, c’est cette prévision d’un interrègne pendant lequel le pouvoir exécutif resterait seul chargé de la direction des affaires du pays. Il y a ici évidemment une méprise de langage. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’interrègne. L’assemblée actuelle n’a point à se dissoudre avant la réunion de l’assemblée qui lui succédera, ou des deux chambres qui partageront après elle le pouvoir législatif. C’est ce qui arrivait en 1849 lorsque l’assemblée constituante faisait place à l’assemblée législative sous un régime déjà constitué. Qu’on ait la pensée de lier à un certain ensemble d’institutions organiques la prolongation des pouvoirs de M. Thiers, c’est une autre question ; mais alors mieux vaut aller droit au but et formuler nettement une proposition qui s’explique d’elle-même par les éminens services de M. le président de la république. La commission des trente a bien facilement saisi ce prétexte pour écarter au moins une partie du programme lu par M. le garde des sceaux. Le gouvernement, de son côté, maintiendra-t-il ce programme dans son intégrité ? En d’autres termes, arrivera-t-on d’accord devant l’assemblée, ou bien commission et gouvernement porteront-ils de nouveau leur différend devant la chambre comme au 29 novembre ? Voilà la question. Il restera toujours vrai que tout ce travail plein d’arrière-pensées, de réticences et de sous-entendus, semble bien peu en rapport avec la situation réelle du pays, qu’au lieu de se perdre dans toutes les subtilités de l’esprit de parti depuis deux mois, le mieux eût été de voir simplement les choses, d’accepter ce qu’on ne peut éviter, d’opposer l’accord permanent, nécessaire, de l’assemblée et du gouvernement à toutes les difficultés extérieures ou intérieures dont la France est réduite à triompher chaque jour laborieusement.

Les affaires du monde vont comme elles peuvent pour les plus heureux aussi bien que pour les plus éprouvés. Les favorisés, les victorieux, n’ont-ils pas eux-mêmes leurs embarras, qui naissent parfois de leurs succès ! Tant qu’il ne s’agit que de se partager des lauriers et des milliards, tout va bien en Allemagne, et pendant que nous en sommes à savoir ce qui sortira de la commission des trente, la Prusse s’occupe de consacrer une partie de la rançon que nous lui payons, — sur laquelle on vient encore de lui compter 200 millions, — au développement de ses forces. Le conseil fédéral vient de voter une somme de 255 millions de francs pour la transformation et l’agrandissement des places fortes de l’empire. D’autres sommes considérables ont été affectées à ces malheureuses places de l’Alsace et de la Lorraine qu’on peut fortifier aujourd’hui contre nous. Est-ce à dire cependant que tout soit facile dans la situation intérieure de la Prusse, que M. de Bismarck lui-même, le premier personnage de l’empire après l’empereur, soit aussi assuré qu’on le croirait dans ce pouvoir qu’il s’est fait ? Tout indique au contraire qu’il y a des difficultés intimes dont la dernière crise ministérielle de Berlin a été le symptôme, et qui survivent à cette crise. M. de Bismarck a récemment prononcé devant la chambre prussienne deux discours où il s’efforce de tout expliquer, de tout pallier, et où il ne laisse pas moins entrevoir, à travers les habiletés de son langage, qu’il a des luttes à soutenir, des embarras à surmonter. Depuis qu’il a cessé d’être président du conseil de Prusse, sa position n’a pas diminué, puisqu’il est toujours chancelier de l’empire ; il est assez sensible toutefois qu’il n’est pas entièrement satisfait, que son ambition est mal à l’aise, qu’il n’a peut-être pas obtenu l’omnipotence qu’il rêvait, et il ne laisse pas d’avoir quelquefois d’assez singulières libertés de langage à l’égard du maître qu’il a fait empereur. Il est vrai que, par une compensation naturelle, dans l’entourage de l’empereur, dans le parti militaire, on ne se gêne guère à l’égard du chancelier, dont on ne conteste pas les services, mais qu’on accuse volontiers de se faire la part du lion dans des succès dont il n’a été que l’auxiliaire, qu’on aurait obtenus sans lui. Il n’y a pas bien longtemps, un membre de la famille royale disait de lui : « Il ne croit pas avoir été assez récompensé, il nous considère comme des ingrats, et, si les circonstances s’y prêtaient, il serait un nouveau Wallenstein. »

C’est beaucoup dire ; mais enfin cela prouve qu’il y a des gens qui se détestent à Berlin, et d’un autre côté on en vient à s’apercevoir que dans cette vertueuse Allemagne, où l’on parle si souvent des corruptions de la France, il y a des fonctionnaires qui vendent des concessions de chemins de fer, comme vient de le prouver une discussion curieuse qui a eu lieu dans les chambres prussiennes. On finit par reconnaître que tout ce qu’il y a d’immoralité dans le monde n’est pas à Paris, que la dépravation se déploie à Berlin dans des proportions croissantes, au point de devenir un sujet de préoccupation et une menace. L’excès de la population dans la capitale amène une altération des mœurs et des troubles qui ne sont pas toujours sans danger, tant il est vrai que la victoire elle-même ne préserve pas de ces accidens intérieurs qui à un moment donné peuvent devenir pour un pays une véritable faiblesse !

Voilà donc une révolution nouvelle en Espagne, mais celle-ci est en vérité d’une espèce particulière. Elle n’est pas sortie d’une sédition populaire ou militaire, elle s’est accomplie sans effort, comme la conséquence naturelle ! de toute une situation. Le roi Amédée Ier vient tout simplement d’abdiquer la couronne qu’il a portée deux ans. Tout ce qu’on peut dire, c’est que pendant ces deux années il a joué son rôle en prince modeste et honnête. Roi constitutionnel, soutenu au pouvoir par les radicaux, il a vu passer les chambres et les ministères, et ne s’est jamais refusé à rien dès qu’il distinguait une apparence de majorité. Il a essayé de tout ; le moment est venu où il s’est aperçu qu’il ne pouvait plus rien, que, par sa qualité d’étranger, il aurait de la peine à trouver la popularité dans le pays le plus susceptible et le plus jaloux de sa nationalité, que, par son bon sens, par sa fidélité aux lois, il ne pouvait rendre la paix, l’ordre à cette nation toujours agitée ; se laisser entraîner d’un autre côté vers les coups d’état, il ne le voulait pas. Alors il a préféré se retirer comme un fonctionnaire dégoûté d’une position ingrate ; tout cela, il l’a fait aussi régulièrement que possible, il a notifié sa résolution aux cortès par un dernier message, et il a pris le chemin de fer, laissant l’Espagne libre de disposer d’elle-même comme elle le voudrait, mais fort embarrassée à coup sûr de cette liberté qu’elle retrouve dans les conditions les plus difficiles, les plus périlleuses où elle se soit trouvée placée depuis longtemps.

Que bien des causes diverses aient contribué à inspirer cette résolution suprême au roi Amédée, ce n’est pas douteux. Il y a ce qu’on pourrait appeler la cause générale, la situation même faite à la péninsule par le règne prolongé du radicalisme, cette situation où en quelques années l’Espagne s’est vue avec sa grande colonie de Cuba à peu près perdue, avec sa dette doublée, avec son crédit menacé et sa tranquillité intérieure toujours en péril. Il y a aussi les causes plus immédiates, celles qui ont déterminé la dernière crise. La plus apparente de celles-ci est ce qui est arrivé au sujet d’un général d’artillerie qui avait été compromis autrefois dans une insurrection, et dont la promotion récente à un commandement supérieur en Catalogne a provoqué la démission de tout le corps d’officiers de l’artillerie espagnole. C’est sur ce dernier point, à ce qu’il paraît, que le roi et son ministère se sont trouvés en conflit. Le roi tenait à respecter les susceptibilités de tout un corps d’officiers, et il ne voulait pas laisser au général Hidalgo le commandement qu’on lui avait donné. Le ministère a essayé de peser sur la volonté du souverain en se faisant décerner un vote de confiance dans les chambres justement au sujet de cette nomination du général Hidalgo ; il voulait accepter la démission de tous les officiers de l’artillerie, au risque de désorganiser cette partie de l’armée. Le roi s’est senti blessé dans sa dignité, il a compris le danger qu’il pouvait y avoir à jeter dans l’armée ce ferment de désordre, et il a préféré partir. Le premier usage que les chambres ont fait de leur pouvoir a été la proclamation de la république et l’organisation d’un gouvernement où figurent les républicains les plus connus de l’Espagne, M. Figueras, M. Pi y Margall, M. Emilio Castelar.

Voilà donc une république nouvelle naissant à l’improviste au-delà des Pyrénées. On ne pouvait peut-être pas faire autrement dans l’état de profonde désorganisation où sont tous les partis monarchiques ; mais, il ne faut pas se le dissimuler, cette république se trouve en face de singulières difficultés dès sa naissance, et la première de toutes, c’est l’insurrection carliste qui a depuis un an envahi les provinces du nord, qui dans ces derniers temps a pris un caractère menaçant en Catalogne, en Navarre, dans les provinces basques. La république proclamée à Madrid risque bien de donner des forces nouvelles à cette insurrection, et pour combattre les carlistes on va se trouver avec un régime inspirant peu de confiance, avec des partis prompts à saisir l’occasion de reparaître sur la scène, avec une armée désorganisée et des finances compromises. Que la république ne soit pas le premier acte d’une guerre civile universelle au-delà des Pyrénées, c’est pour le moment tout ce qu’on peut souhaiter de mieux à l’Espagne.

Il y a des problèmes d’équilibre entre les peuples qui s’agitent un peu partout et sous toutes les formes. La reine d’Angleterre, en ouvrant ces jours derniers le parlement, faisait une allusion discrète, mais suffisamment significative, à une question de ce genre, dont la presse anglaise s’est vivement émue, dont la diplomatie elle-même s’est occupée et s’occupe encore, puisque c’est pour cela qu’un envoyé spécial du tsar, le comte Schouvalof, est allé récemment à Londres. Il est vrai qu’il ne s’agit point ici de l’Europe, il s’agit de l’Asie centrale, où la puissance anglaise et la puissance russe, toujours en conflit d’influence, s’observent depuis longtemps avec l’arrière-pensée qu’elles pourront se voir de plus près et se heurter à un moment donné.

Évidemment, c’est une grosse affaire, quoiqu’on puisse dire que c’est l’affaire de l’avenir bien plus que du présent. La question de l’avenir est de savoir quelle est l’influence ou la domination qui finira par prévaloir dans ces contrées à peine explorées, toujours agitées du centre de l’Asie, qui sont entre la Chine et la mer Caspienne, entre le Syr-Daria et la Perse, qui se débattent sous la surveillance de ces terribles voisins, les Anglais et les Russes. Depuis un siècle, l’Angleterre a sans cesse accru son empire de l’Inde ; depuis quarante ans surtout, elle a étendu ses possessions vers le nord et l’ouest, tantôt par la conquête et l’annexion directe, tantôt par une protection imposée à des états vassaux et subordonnés. Elle est arrivée ainsi à fonder sa prépondérance dans l’Afghanistan, dont elle a fait son poste avancé vers la Perse et la Tartarie indépendante. La Russie, de son côté, a marché à pas de géant ; elle s’est établie sur la mer d’Aral. Il y a quelques années déjà, elle allait jusqu’à Taschkend, Khojend et Samarkand. Il est bien clair que dans ce double mouvement des Anglais vers le nord, des Russes vers le sud, on doit finir par se rencontrer ; mais on n’en est pas là. Entre la Russie et l’Angleterre, il y a cette région du Turkestan, cette fourmilière de peuplades barbares, ces espaces immenses aussi difficiles à franchir pour une armée régulière que pour le commerce. Ce n’est pas de sitôt qu’on pénétrera définitivement dans ce monde rebelle à la civilisation. Dès ce moment cependant, cette question, que l’avenir seul résoudra, apparaît par intervalles comme une menace. Le Turkestan est un ensemble de principautés, de khanats, dont les plus importans sont ceux de Khiva, de Bokhara. Il y a là mille difficultés obscures, insaisissables, de souveraineté ou de protectorat, qui intéressent la Russie et l’Angleterre aussi bien que la Perse et la Chine. Ces khans, dont quelques-uns sont tributaires des Russes ou des Anglais, qui sont souvent occupés à se faire la guerre entre eux, s’entendent du moins sur un point : ils rançonnent, ils pillent les voyageurs, ils retiennent les étrangers prisonniers, et ils les réduisent quelquefois en esclavage. C’est la grande raison, ou, si l’on veut, le prétexte des interventions et en définitive des progrès de la Russie ; c’est encore pour cela que se prépare une expédition nouvelle contre Khiva. La Russie veut aller délivrer des prisonniers que retient le khan de Khiva ; elle veut imposer le respect de ses nationaux et des étrangers, s’assurer des garanties qu’elle se chargera de rendre efficaces.

C’est là justement que la question se précise et s’aggrave. L’expédition russe projetée pour le printemps aura-t-elle pour résultat l’occupation de Khiva ? Si la Russie, en se rapprochant, parvient à exercer sa prépotence sur la Perse soit par la pression de la force, soit par des traités, si elle s’avance vers Bokhara, n’est-elle pas en position de menacer sérieusement Hérat, la clé de l’Afghanistan, Caboul, Péshawer, les possessions britanniques de l’Inde ? L’espace qui sépare les deux puissances n’est-il pas dangereusement diminué ? De là les vives préoccupations qui se sont manifestées à Londres. Les Anglais voudraient que la campagne qui se prépare n’aboutît pas à une occupation permanente, qu’entre la Russie et l’Inde britannique il restât toujours une certaine zone neutralisée. L’expédition de Khiva a ravivé ces inquiétudes ; en réalité, il y a entre les deux gouvernemens une négociation à peu près permanente à ce sujet depuis plusieurs années. Lord Clarendon s’en était déjà occupé lorsqu’il était ministre des affaires étrangères. Au mois d’août dernier, lord Grandville adressait à l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, une dépêche par laquelle il proposait un arrangement fixant une limite que la Russie ne pourrait franchir, et le prince Gortchakof acceptait volontiers le principe de la délimitation en modifiant quelque peu la limite elle-même. Le comte Schouvalof n’est allé récemment à Londres, comme envoyé confidentiel du tsar, que pour rassurer les Anglais, pour prodiguer les explications au sujet de cette expédition de Khiva qui a réveillé tous les ombrages. On en est là maintenant.

L’Angleterre a-t-elle obtenu toutes les garanties qu’elle désire ? Est-elle arrivée à une solution diplomatique précise ? Aucun acte ne l’indique. La Russie sera modérée, elle n’imposera pas au khan de Khiva des conditions de nature à justifier une occupation, elle ne s’avancera pas plus qu’il ne faut. Pour le moment on est rassuré, puisqu’on veut l’être ; mais il est évident que dans l’esprit des Anglais il reste un certain doute, comme une vague méfiance de l’avenir. Ils sentent que cette question n’est qu’ajournée, qu’elle renaîtra, que cet antagonisme qui s’agite dans l’Asie centrale n’est point apaisé parce qu’il ne peut pas l’être. Dans toutes les affaires qu’ils ont eues depuis quelque temps, et qui ont été pour eux la source d’assez cuisantes déceptions, c’est de leur puissance qu’il s’agit, quelquefois de leur orgueil, et ce qu’il y a de caractéristique, c’est que les mécomptes de l’Angleterre commencent avec les désastres de la France : tant il est vrai qu’il y a une intime solidarité entre les peuples faits pour représenter la civilisation libérale, qu’il ne suffit pas d’abandonner un allié, de se retrancher dans une indifférence égoïste pour garder le monopole du succès et du bonheur dans ses propres affaires !

CH. DE MAZADE.

REVUE DRAMATIQUE.

THEATRE-FRANÇAIS. — Reprise de MARION DELORME, par M. Victor Hugo.

« C’est quelque chose, c’est beaucoup, c’est tout pour les hommes d’art, dans ce moment de préoccupations politiques, qu’une affaire littéraire soit prise littérairement. » Ainsi parlait M. Victor Hugo, lorsqu’il publiait au mois d’août 1831 ce drame de Marion Delorme, qui venait d’être représenté à la Porte-Saint-Martin. On devine le plaisir que nous éprouvons à retrouver ces paroles dans la préface du drame, au moment où la Comédie-Française le remet sous nos yeux. Oui, prenons littérairement les choses littéraires, ne mêlons pas la politique à l’art, n’appelons pas des manifestations de parti au secours d’un poète qui est de taille à se défendre lui-même. Quiconque tient une plume est intéressé au respect de ce principe : il s’agit à la fois et de la dignité de la poésie et de la liberté de la critique.

Nous sommes donc libres d’apprécier Marion Delorme et ses nouveaux interprètes, nous pouvons louer sans embarras et blâmer sans scrupule, bien assuré qu’on ne nous accusera ni de passion ni de parti-pris. Blâme ou éloge d’ailleurs, est-ce bien de cela qu’il est question aujourd’hui ? Est-ce que tout n’a pas été dit depuis longtemps sur la valeur et les défauts de cette œuvre juvénile ? En reprenant le plus ancien et, selon de très bons juges, le meilleur des drames que M. Victor Hugo ait écrits la Comédie-Française nous fournit l’occasion d’une étude très particulière. Il s’agit moins de juger un ouvrage que de comparer les impressions d’autrefois avec celles de l’heure présente, de chercher ce qui a vieilli et ce qui est resté jeune, d’examiner si telle partie qui nous paraît longue et froide était mieux reçue de nos aînés, si la critique d’il y a quarante ans avait négligé ses devoirs, enfin si les modifications du goût public attestent un progrès ou une décadence.

En 1873 comme en 1831, la première impression, comment le nier ? c’est celle d’une œuvre pleine de poésie, non pas de cette poésie qui vient de l’âme, qui jaillit des élans du cœur, qui atteste la connaissance ou l’instinct de la vie morale, mais de celle qui relève surtout de l’imagination et qui se manifeste par la richesse du style. L’auteur de Marion Delorme n’est pas un génie dramatique, c’est un poète en quête de poésie. Il lui faut des occasions de faire sonner ses rimes et de déployer ses images. Il cherche des situations où le virtuose puisse se donner carrière. Il y a en lui une force lyrique impatiente, rugissante qui va grandir et se déchaîner pendant près d’un demi-siècle ; voyez-la s’agiter déjà dans le personnage de Didier, mais ne demandez pas à ce chantre puissant la science et l’art d’un Shakspeare. Si le poète eût vu dans son drame autre chose qu’une symphonie, s’il eût été plus attentif au sujet qu’à la forme, il eût pris soin de nous intéresser à Didier et à Marion. En vérité, on ne s’intéresse à personne. On écoute avec curiosité avec plaisir très souvent, avec le plaisir littéraire que donne une langue vigoureuse et hardie ; on ne s’enflamme ni pour Didier ni pour Marion C’est que rien n’est préparé, rien n’est justifié ; comment est venu l’amour de Didier pour Marion ? Comment ce capitaine a-t-il pu prendre la courtisane tapageuse pour un lis de pureté caché à tous les yeux ? Quoi » pas un mot, pas un signe, aucun indice ne l’a averti de son erreur ! Il l’a vue un soir au détour d’une rue, il l’a rencontrée plusieurs fois depuis ce premier soir, il a pu lui parler, il l’a retrouvée à Blois par hasard, et, comme ses yeux sont doux, comme ses discours sont tendres le voilà persuadé que cette belle inconnue, qui lui donne rendez-vous à minuit dans sa chambre, est un ange d’innocence, une madone mystique qu’il faut adorer à genoux ! Notez bien que Didier n’est pas un de ces êtres naïfs qui ne se défient jamais du mal et sont dupes de tous les mensonges ; c’est un misanthrope, il a voyagé, il a vu les hommes, il en a pris

En haine quelques-uns et le reste en mépris.


Comme tout cela est logique ! Je ne parle pas de l’anachronisme qui place au temps de Corneille et de Richelieu, dans ces jours de sève où toutes les forces se déploient, un personnage à la Werther, un frère de René et d’Obermann, un ténébreux rêveur fatigué des hommes et de la vie. L’histoire fût-elle plus étrangement défigurée, on passerait condamnation, si la vérité des sentimens était respectée par l’auteur. Mais non, il n’a voulu qu’une chose : un thème de poésie, un motif de chants ou de clameurs, une occasion de faire gémir l’amour et crier la colère.

En cela du moins, il réussit à souhait. Didier est ridicule quand il agit ; quand il parle, il nous enchante. Pourquoi ce misanthrope défiant donne-t-il son âme à la première venue, et comment cette fille aux allures suspectes lui apparaît-elle avec une auréole de pureté ? Encore une fois, cela est inexplicable ; mais écoutez-le exprimer son amour, la mélodie de son langage vous ravira. Pourquoi se bat-il avec le marquis de Saverny, qu’il a sauvé d’un guet-apens ? Parce que Saverny a regardé Marion en la saluant. L’incident est brusque et l’invention est gauche, mais écoutez Didier dans la prison, voyez comme il se console en pensant à la mort et à la vie future. Quel mépris du corps ! quel spiritualisme confiant ! Ici du moins Didier est de son temps, non par le langage, mais par les idées ; il a pu lire le Discours de la méthode. Saverny a raison de dire à son compagnon de captivité : « Vous êtes philosophe, » et Didier justifie ce compliment quand il répond :

Que le bec du vautour déchire mon étoffe
Ou que le ver la ronge ainsi qu’il fait d’un roi,
C’est l’affaire du corps ; mais que m’importe, à moi !
Lorsque la lourde tombe a clos notre paupière,
L’âme lève du doigt le couvercle de pierre
Et s’envole…


Conduite absurde et langage excellent, pauvre tête et bouche d’or, voilà Didier. On peut dire la même chose de Marion Delorme et du marquis de Nangis. Leur action est presque toujours à côté du vrai, leur parole est le plus souvent expressive et touchante. Le marquis de Nangis, baron breton de quatre baronnies, baron du mont et de la plaine, capitaine de cent lances, a conservé certains privilèges féodaux, entre autres celui de marcher toujours accompagné d’une escorte armée. Quand ce digne homme croit que son neveu Saverny a été tué en duel, n’est-ce pas une idée puérile de nous le montrer en grand deuil, silencieux, accablé, errant au milieu des charmilles de son parc, et toujours suivi de ses neuf gens d’armes ? Gardez-vous d’en faire reproche à l’organisateur de la scène, ne croyez pas qu’il y ait là quelque souvenir de l’Opéra, le texte du livret, — pardon, — le texte du poème le veut ainsi : « — Passe au fond du théâtre le vieux marquis de Nangis : cheveux blancs, visage pâle, les bras croisés sur la poitrine ; habit à la mode de Henri IV ; grand deuil. La plaque et le cordon du Saint-Esprit. Il marche lentement et traverse le théâtre. Neuf gardes, vêtus de deuil, la hallebarde sur l’épaule droite et le mousquet sur l’épaule gauche, le suivent sur trois rangs à quelque distance, s’arrêtant quand il s’arrête et marchant quand il marche. » On ne croyait pas qu’une douleur si profonde pût être si cérémonieuse, et l’on a été étonné de la quantité de gens d’armes exigée par la promenade d’un baron solitaire. On n’a pas été moins surpris de voir ces mêmes soldats accompagner le vieux gentilhomme jusqu’au seuil du cabinet du roi, quand le marquis de Nangis vient demander à Louis XIII la grâce de son neveu Gaspard. Eh bien ! oubliez ces bizarreries de l’action, ces enfantillages de la mise en scène, écoutez le marquis, et dites s’il n’y a pas dans ses plaintes une admirable éloquence. Aussi longtemps que durera la langue française, on se souviendra de ces beaux vers :

Je dis qu’il est bien temps que vous y songiez, sire,
Que le cardinal-duc a de sombres projets
Et qu’il boit le meilleur du sang de vos sujets.
Votre père Henri, de mémoire royale,
N’eût pas ainsi livré sa noblesse loyale.
Il ne la frappait point sans y fort regarder,
Et, bien gardé par elle, il la savait garder.
Il savait qu’on peut faire avec des gens d’épées
Quelque chose de mieux que des têtes coupées,
Qu’ils sont bons à la guerre. Il ne l’ignorait point,
Lui dont plus d’une balle a troué le pourpoint.
Ce temps était le bon. J’en fus, et je l’honore.
Un peu de seigneurie y palpitait encore.
Jamais à des seigneurs un prêtre n’eût touché.
On n’avait point alors de tête à bon marché.
Sire ! en des jours mauvais comme ceux où nous sommes,
Croyez un vieux, gardez un peu de gentilshommes.
Vous en aurez besoin peut-être à votre tour.
Hélas ! vous gémirez peut-être quelque jour
Que la place de Grève ait été si fêtée,
Et que tant de seigneurs de bravoure indomptée,
Vers qui se tourneront vos regrets envieux,
Soient morts depuis longtemps qui ne seraient pas vieux !

De tels vers font penser à don Diègue, au vieil Horace, au Géronte du Menteur ; c’est la même force, la même autorité. Il est beau d’avoir dérobé à Corneille ces accens de la vieillesse auguste et souveraine. Si jamais M. Hugo a été créateur au théâtre, ce fut assurément dans cette virile émulation. Et ce n’est pas une inspiration de hasard ; ce grand type une fois retrouvé, le poète l’a reproduit sans tomber dans les redites. Le marquis de Nangis, le premier en date, annonce le Ruy Gome d’Hernani et le Saint-Vallier du Roi s’amuse[1]. Seulement, pour ne pas faire tort à Richelieu, pour ne pas sacrifier les grandes choses de notre histoire à l’imprudente invective du poète, il faut relire, après le discours du vieux Nangis, une scène très belle de la Diane de M. Emile Augier, une scène tout à fait historique, la scène du quatrième acte entre Louis XIII et Richelieu. Voilà le vrai Richelieu et le vrai Louis XIII ; je dis vrais selon les convenances combinées de l’histoire et de la poésie. Tous les deux, le roi et le ministre, ils ont servi la France, le ministre en dominant le roi, le roi en se résignant au joug du ministre.

On pourrait suivre l’idée que j’indiquais tout à l’heure et montrer que tous les personnages de Marion Delorme, maladroits ou ridicules quand ils agissent, se relèvent dès qu’ils parlent. Est-ce que la conduite de Marion n’est pas un défi au sens commun ? Elle a quitté brusquement Paris, elle s’est réfugiée à Blois, pourquoi cela ? Sans doute pour rompre des liens qui désormais lui sont odieux, pour aimer d’amour vrai ce fier jeune homme qui croit à sa vertu, pour se refaire une âme par cette affection pure, enfin pour se cacher à tous les regards et commencer une vie nouvelle. Rien de mieux ; seulement, dès la première scène, l’auteur oublie son programme. Dans cette paisible cité provinciale, nous avons déjà vu ce que Marion imagine ; elle fait venir Didier chez elle à l’heure où tout repose, où le moindre bruit est un indice accusateur, où sonnent les douze coups de minuit, et c’est en escaladant la fenêtre que Didier doit pénétrer chez la vestale. Bien plus, quelques minutes avant l’arrivée de Didier, un autre gentilhomme était sorti par le même chemin. Voilà comment Marion, la convertie, comprend la solitude et la vie cachée ! Marion n’est pas moins étrange au troisième acte lorsque, pour échapper à la police de Richelieu, elle s’engage avec Didier dans une troupe de comédiens. Plaisante façon de se dérober ! Ces comédiens courent la campagne dans le pays même où on cherche les deux fugitifs. Il ne se passera pas un jour avant que le secret soit connu. Oubliez toutes ces contradictions, pardonnez toutes ces maladresses, et voyez aux derniers actes le rachat de la créature dégradée, le rachat de Marion Delorme par l’amour et le sacrifice. Quels accens de passion ! quel sentiment de sa honte ! quel dévoûment à celui qu’elle aime !

Frappe-moi, laisse-moi dans l’opprobre où je suis,
Repousse-moi du pied, marche sur moi, mais fuis !


Un seul personnage, soit qu’il parle, soit qu’il agisse, est fidèle à la logique de son rôle, c’est le marquis Gaspard de Saverny, jeune fou, tête et cœur à l’évent.

Avec des caractères ainsi conçus, est-il besoin de dire ce que peut être l’action ? L’action est nulle. Il y avait certes un sujet de drame touchant et vrai dans cette idée de la purification par l’amour et la souffrance, mais le sujet n’est pas traité, la pensée première s’éparpille, et d’inutiles épisodes où s’amuse l’imagination du poète prennent la place qu’eût exigée le développement de la passion. A quoi bon ces dissertations sur Corneille ? L’auteur veut faire montre d’érudition littéraire, il veut persuader au public ; que son œuvre est une peinture exacte de la réalité, qu’on est bien là en plein Louis XIII, qu’on assiste aux conversations de l’année 1638, et pour avoir le plaisir de citer tous les poètes contemporains de l’auteur du Cid, il oublie la peinture de la vérité qui appartient à tous les temps. Cette scène, comme celle des comédiens à l’acte suivant, est d’une froideur insupportable. Le poète croit-il du moins nous faire illusion sur la valeur de cette érudition inopportune ? il faudrait beaucoup de bonne volonté pour s’y laisser prendre. Si l’on y regarde de près, c’en est fait des prétentions du savant. Jamais on n’a pu dire en 1638 :

Mais, pasque dieu ! c’est de la bergerie
Que ces amitiés-là ! c’est du Segrais tout pur.


Segrais, en 1638, était un écolier de quatorze ans absolument inconnu du marquis de Saverny. M. Victor Hugo a confondu Segrais avec Racan ; la pièce pastorale que Racan a intitulée les Bergeries est de l’année 1625, et M. de Saverny pouvait bien l’avoir lue. Partout ailleurs ceci ne serait qu’une vétille ; on ne chicane pas Shakspeare sur ses erreurs d’histoire, mais Shakspeare est Shakspeare, et il n’y a pas dans ses œuvres la moindre trace de pédanterie.

Ces impressions que nous avons ressenties l’autre soir sont tout à fait conformes à celles de nos devanciers ; Lorsque Marion Delorme fut reprise en 1839, et passa de la Porte-Saint-Martin à la Comédie-Française, Gustave Planche disait ici même : « A notre avis, Marion Delorme est de tous les drames de M. Hugo le seul qui renferme quelques-uns des élémens de la poésie dramatique. Marion et Didier, qui occupent le premier plan, expriment leurs pensées sous une forme exclusivement lyrique, mais la nature même de leurs pensées, de leur caractère, pouvait donner lieu à des développemens dramatiques. » Il y avait donc là le sujet d’une étude qui eût pu révéler nn maître ; l’étude a fait défaut, et le maître n’est pas venu, Gustave Planche ajoute : « Le malheur de Marion se comprend à peine, tant elle paraît avoir oublié ses premiers désordres. Pour que ce personnage fût humainement réel, sinon historiquement, il eût fallu que le spectateur assistât aux premiers développemens de l’amour de Marion pour Didier et vît la passion effacer peu à peu les souillures de la débauche, rajeunir et purifier l’âme de la courtisane. » C’est la vérité même, et toutes les reprises qu’on serait tenté de faire de Marion Delorme confirmeront le jugement du critique. On aura beau apporter à l’exécution les soins les plus scrupuleux, confier tous les rôles aux acteurs les plus habiles, charmer les yeux par la beauté des décors et le luxe des costumes, on ne fera qu’accuser davantage la froideur de l’œuvre.

Quand eut lieu cette reprise, de 1839, le public venait de voir reparaître nos chefs-d’œuvre du XVIIe siècle, et, grâce à une tragédienne inspirée. Il avait senti l’immortelle jeunesse des maîtres. On n’avait pas éprouvé chose pareille depuis Talma. C’était le moment où Alfred de Musset, signalant les débuts de Mlle Garcia aux Italiens et de Mlle Rachel aux Français, les saluait de ses vers charmans :

O jeunes cœurs, remplis d’antique poésie !

Nous n’avons pas vu, comme en ce temps-là, de jeunes cœurs révéler l’antique poésie aux générations nouvelles, mais nous avons vu Andromaque, le Cid, Britannicus, représentés avec les plus louables efforts, et ce même public, si froid hier pour Marion Delorme, en recevait une impression profonde. Que les formes eussent vieilli, que le cadre ne fût plus de mode, il s’agissait bien de cela ! l’énergie du fond défie tous les caprices du goût. Les vieilles querelles sont donc à jamais finies ; il n’est pas question de comparer un système à un autre système, d’opposer Racine à Shakspeare ou Shakspeare à Racine. La grande règle de toutes les règles, dit excellemment Molière, c’est de plaire, d’intéresser, d’attacher, et au théâtre on attache surtout par l’action, par le naturel et la rapidité de l’action. Voilà précisément ce que M. Victor Hugo perd de vue au milieu de ses effusions lyriques. Il confond le mouvement tumultueux de la scène avec cette action intérieure et intense dont le poème dramatique ne peut se passer. A l’aide de quatre ou cinq personnages, le poète d’Andromaque ne laisse pas l’action languir un seul instant ; malgré le nombre des figures qui passent et repassent sur le théâtre, l’action est sans cesse interrompue dans Marion Delorme.

La Comédie-Française n’avait rien négligé pour assurer le succès de cette reprise, et le poète n’aura aucun reproche à lui faire ; la mise en scène est splendide, les décors sont des tableaux de maître. Quant aux acteurs, elle a donné certainement ce qu’elle avait de mieux. S’ils n’ont pas tous réussi, ce n’est pas le zèle qui leur a manqué. Peut-être après tout y a-t-il des difficultés insurmontables dans une œuvre comme Marion Delorme. Quand Mlle Favart, si accoutumée à produire des émotions poignantes, s’efforce de vaincre la froideur du public, quand elle veut absolument l’intéresser au sort de Marion, elle a recours çà et là aux plus fâcheux procédés, à des éclats de voix, à des contrastes subits, à je ne sais quel débit inintelligible tant il est précipité. Est-ce toujours la faute de l’actrice ? Ces efforts désespérés ne sont-ils pas la critique de la pièce ? M. Mounet-Sully a complètement échoué dans le rôle de Didier. Sa voix est toujours harmonieuse et vibrante, mais on dirait qu’il a renoncé à la conduire. Elle lui échappe en quelque sorte, et, soit qu’elle gronde, soit qu’elle chante, il semble que le hasard l’ait voulu ainsi. Il y a pourtant une chose qui lui appartient en propre, car il la reproduit si constamment que ce doit être un parti-pris : c’est l’étrange procédé qui consiste à enfler, à prolonger démesurément les dernières syllabes des mots sur lesquels s’arrête la phrase. De là d’incroyables fautes de prononciation. Il dénature la langue, il estropie les vers, il crée des termes qui n’ont ni sens ni figuré. M. Mounet-Sully, très inégal sans doute, mais si original parfois dans les rôles d’Oreste, de Rodrigue et de Néron, n’a eu qu’un seul accent de passion vraie dans le personnage de Didier, c’est lorsque, Saverny le félicitant d’être le préféré de Marion Delorme, il jette ce cri, moitié riant, moitié sanglotant : « Est-ce pas que je suis bien heureux ! » Le jeune comédien a grand besoin de se surveiller sévèrement, s’il ne veut pas s’exposer au dédain des vrais juges. La manière peut faire illusion quelque temps, elle ne tarde pas à devenir intolérable. M. Maubant a dit avec gravité les éloquentes remontrances, du marquis de Nangis. M. Got, dans le rôle du bouffon L’Angély, a seulement quelques vers à prononcer ; cela lui suffit pour graver un dessin à l’eau-forte. M. Bressant, avec sa parole de plus en plus traînante et ennuyée, a tout ce qu’il faut pour représenter le Louis XIII de M. Victor Hugo ; ce n’est pas sa faute si le quatrième acte a paru si long. M. Febvre rend avec précision la physionomie sinistre du lieutenant-criminel. Nous finissons par M. Delaunay, qui a eu les honneurs de la soirée ; il est impossible d’exprimer avec plus de jeunesse, d’étourderie et de bonne grâce le caractère du marquis de Saverny.


S. R.



LES TRAITÉS DE PAIX AVEC L’ALLEMAGNE
APRÈS LA GUERRE DE 1870-71

Recueil des traités, convention, lois, décrets et autres actes relatifs à la paix avec l’Allemagne, 2 vol gr. in-8o ; Imprimerie nationale.


Plus de quatre-vingts ans se sont écoulés depuis qu’à la tribune de la première assemblée nationale Mirabeau annonçait une ère de liberté, de fraternité des peuples et de paix universelle ; les temps qui ont suivi ont montré si la réalisation de ces théories généreuses était proche ou même possible. À peine le grand orateur avait-il fermé les yeux, que, la révolution déchaînant ses tempêtes, l’Europe entière était livrée à la guerre pendant plus de vingt ans ; puis suivit une longue accalmie, durant laquelle on put croire que la paix serait sinon éternelle, du moins assurée pour de longs jours. Tout sembla refleurir sous l’influence de cette illusion ; les arts, là littérature, la science, les doctrines libérales, prirent dans tous les sens un développement prodigieux. Le droit des gens ne pouvait échapper aux influences cosmopolites, qui précipitaient ce mouvement. On reprit, on scruta les anciens auteurs, on soumit leurs doctrines à l’esprit critique du siècle ; on écrivit la philosophie du droit comme celle de toutes choses, pour montrer le chemin parcouru depuis Grotius et ceux qui l’avaient précédé ; les modernes docteurs se mirent à tracer les règles qui devaient désormais prévaloir dans les rapports des peuples et des armées le jour où le malheur des temps jetterait de nouveau l’Europe dans les convulsions de la guerre. Cependant, si l’Europe jouissait des bienfaits de la paix, il se passait bien quelque part, en dehors d’elle, des luttes qui pouvaient déjà faire douter les esprits attentifs du sort réservé aux élucubrations humanitaires. On avait vu dans les guerres d’Afrique et dans celles de l’Asie, dans l’Inde, en Chine, les armées régulières aux prises avec les hordes et les tribus indisciplinées ; on savait comment s’y prennent les peuples civilisés pour avoir raison des peuples barbares.

Mais on pouvait se dire que les exécutions en masse ou à la gueule du canon, les razzias, les confiscations, la destruction systématiques, n’étaient imposées qu’à ceux qui les accomplissaient lorsque la soumission ne pouvait être obtenue qu’au prix de ces mesures terribles. On était bien sûr que, si la guerre venait à éclater entre les peuples de cette vieille Europe, si supérieure par ses lumières et la politesse de ses mœurs aux autres parties du monde, on n’assisterait plus aux mêmes scènes, que la guerre serait réduite à une sorte de duel à armes courtoises où celui qui désarmerait l’autre lui tendrait aussitôt une main généreuse et lui dirait, comme Auguste à Cinna : « Soyons amis. » La France avait pu faire croire à ce rêve par sa conduite après les guerres de Crimée et d’Italie ; aujourd’hui ces illusions n’existent plus. On a vu pendant six mois deux grandes nations épuiser l’une contre l’autre tous les moyens de la force, et celle-là même que la victoire aurait dû rendre clémente remettre en vigueur toutes les anciennes lois de la guerre sans en excepter aucune, la prise d’otages, ce procédé si cher aux nations barbares, le massacre des prisonniers, le pillage organisé, et, comme résultat final, la conquête telle qu’on l’entendait au XVe siècle, il faudrait peut-être dire dans l’antiquité, sauf l’esclavage. En effet, si les individus ont pu se soustraire par la fuite à un ordre de choses détesté, les territoires ont été démembrés et les populations annexées sans qu’il ait été tenu compte ni de cette loi de liberté qui défend de violenter les consciences, ni de cette loi de solidarité qui veut dans la société moderne que celui qui profite de l’actif assume son contingent de charges.

On sait de reste ce que devient chaque jour dans la pratique ce prétendu droit d’option reconnu aux Alsaciens-Lorrains par le traité de Francfort pour conserver la nationalité française. Ceux que cette faculté intéresse le plus, les mineurs, ne peuvent en profiter, alors même que l’option a été autorisée par leurs parens ; ceux qui, après avoir opté, retournent en Alsace pour y revoir leur famille ou leurs amis, sont incorporés dans l’armée allemande ; en ce qui concerne les personnes majeures, on répute leur option nulle alors même qu’elles ont eu soin de se pourvoir d’un passeport visé par les agens allemands ; ceux qui, sans être originaires de l’Alsace-Lorraine, y étaient seulement domiciliés au moment de l’annexion, ont dû transporter leur domicile en France, faute de quoi ils sont considérés comme Allemands. On pourrait croire à l’inverse que les personnes originaires de l’Alsace-Lorraine, mais qui ne l’habitaient point à la paix, qui l’avaient quittée depuis longtemps, depuis des années, pour résider soit en France, soit même à l’étranger, dans une autre hémisphère, échappaient aux rapacités de la conquête : il n’en est rien. Tout individu né dans l’Alsace-Lorraine à quelque époque que ce soit, habitât-il la Chine ou la terre des Patagons depuis son enfance, est tenu de faire option, s’il veut rester Français. On chercherait vainement de pareils effets de la conquête dans les anciens traités. Quant à l’incorporation des territoires, on ne sait pas assez qu’elle a eu lieu sans que l’Allemagne ait pris à sa charge aucune part de la dette générale de l’état français. Ainsi les départemens annexés apportent à l’Allemagne un contingent d’impôts, de valeurs actives, qui n’ont point de passif corrélatif, de telle sorte que, contrairement à tous les principes du droit des gens et à tous les précédens modernes, la conquête a été, comme jadis, un moyen de s’enrichir. Le même reproche du reste peut être adressé à l’indemnité de 5 milliards, qui, dépassant de beaucoup les dépenses ou les pertes du vainqueur, n’a été que l’application du système de la guerre comme moyen de lucre condamné par les publicistes de l’Allemagne elle-même.

Le droit des gens ne serait-il donc qu’une vaine formule, une sorte de desideratum, une chimère poursuivie par des esprits généreux, et qui vient constamment expirer devant la réalité ? Non, sans doute ; ce serait trop dire. Cependant un homme qui joignait à un esprit élevé un grand sens pratique, Rossi, reprochait au droit des gens d’en être encore aux misères de l’empirisme. « Cette science, disait-il, manque de principes, de déductions qui satisfassent l’intelligence et qui commandent la conviction, de règles qui ne soient étouffées par de nombreuses exceptions, de doctrines qui ne transigent souvent et à de dures conditions avec des doctrines contraires. »

La sévérité de ce jugement peut être contestée pour les temps de paix. La civilisation a de nos jours fait pénétrer dans le droit des gens un certain nombre de règles qui tendent à uniformiser les rapports sociaux des états modernes. C’est ainsi que le droit commercial, l’extradition, la propriété littéraire, celle des œuvres d’art, la poste, les télégraphes, sont chaque jour l’objet de nouvelles conventions qui effacent les vieux antagonismes. En un mot, le code international de la paix se fait peu à peu et par la force même des choses ; mais, il faut bien l’avouer, si le droit des gens pacifique présente ces brillans côtés et peut être invoqué à plus d’un titre par les amis de l’humanité et les apôtres du progrès, on n’en saurait dire autant du droit de la guerre, ou plutôt du droit de la force. Une simple observation suffit pour démontrer combien le principe théorique qui voudrait atténuer les effets de la guerre est fragile en lui-même et offre peu de garantie. On admet généralement que, lorsqu’une nation en guerre se livre contre son adversaire à des actes plus ou moins répudiés par l’état de nos mœurs et le degré de civilisation où nous sommes parvenus, les représailles employées par l’autre nation constituent un droit incontestable. Voilà donc un droit engendré par un fait, et, comme il est assez difficile de déterminer exactement à quel moment ou dans quelle limite les. actes de guerre d’où sont nées les représailles sont sortis de la catégorie des actes légitimes pour devenir répréhensibles, on peut se trouver tout d’un coup en présence d’une succession de faits atroces qui se légitiment les uns par les autres, bien que les uns et les autres soient en dehors des principes. Ainsi l’esprit sceptique et bienveillant de Montaigne justifiait l’usage de la guerre permettant de punir de mort ceux qui s’obstinent à défendre une place qui, d’après les règles militaires, ne peut plus être défendue. Autrement, dit-il, sous l’espérance de l’impunité, « il n’y aurait poulailler qui n’arrestât une armée. »

il sera toujours difficile de préciser les droits et les devoirs des belligérans, parce que dès le point de départ on tombe de la théorie dans les faits, et que, quoi qu’on prétende, la guerre n’étant qu’un fait et un fait atroce, les conséquences suivent et s’aggravent dans le même sens à mesure que la lutte, en se prolongeant, excite les passions furieuses des deux parties, et entre dans l’inévitable voie des excès, au bout de laquelle le droit de représailles légitime tout. C’est donc bâtir sur le sable, c’est caresser une illusion que de croire qu’on peut tracer à l’avance des règles destinées à dompter ces passions qui sont communes à l’homme et à la brute. Toute guerre qui dure est fatalement destinée à donner au monde le spectacle de tous les abus de la force. D’ailleurs tous les élémens de la nature ne sont qu’un perpétuel combat : l’homme, en se jetant dans cette extrémité de la guerre, que la raison condamne et qualifie de démence, ne ferait-il qu’accomplir cette loi mystérieuse, éternelle, de la création qui tire le bien du mal et fait sortir le mouvement et la vie de la destruction et de la mort ?

Ces réflexions et bien d’autres se pressaient dans notre esprit en parcourant les deux volumes publiés par l’imprimerie nationale et qui comprennent l’ensemble de tous les actes relatifs à la paix avec l’Allemagne. Ce triste et intéressant recueil, qui pourrait s’appeler le livre de nos douleurs et qui est comme le bilan de nos désastres, a été conçu à un point de vue plus complet que les publications de ce genre faites jusqu’à ce jour en France ou en Allemagne. On se borne en général à reproduire les traités ou les arrangemens diplomatiques comme si l’œuvre de la paix y était contenue tout entière. On n’a ainsi qu’un côté du tableau. Les actes diplomatiques ne sont guère destinés qu’à régler les conséquences de la lutte qui a pris fin, les effets de la conquête dans les rapports internationaux ; mais il est tout un ordre de faits relevant de la législation intérieure qui viennent parachever les travaux des diplomates. Il ne s’agit pas seulement de réparer des désastres matériels ; la bombe et la mitraille n’ont pas seulement broyé des membres humains, détruit des édifices, ravagé des villes. Autrefois les effets de la guerre se révélaient surtout par l’aspect des ruines, par la destruction des hommes et des choses visibles à l’œil ; de nos jours, où le commerce a pris un si grand développement de peuple à peuple, où les intérêts publics et privés sont si intimement liés qu’on ne peut toucher aux uns sans compromettre les autres, la guerre, lorsqu’elle éclate entre deux grandes nations, fait sentir son influence sur toutes les transactions, et affecte indistinctement toutes les classes de la société. Il n’est pas un contrat peut-être sur lequel l’état de guerre n’ait exercé des effets désastreux. La vie commerciale a été atteinte non pas seulement à Paris et dans les territoires envahis, mais dans toute la France. La délégation de Tours a dû, comme le gouvernement central à Paris, rendre une série de décrets pour proroger les échéances des effets de commerce, et cet état de choses n’a pas cessé avec la guerre : il a continué postérieurement pendant un certain temps. L’exécution des lois sur les saisies de biens, le cours des prescriptions, ont été arrêtés. A Paris, les décrets sur les loyers ont, par une exception unique peut-être, troublé pendant près d’un an les rapports entre propriétaires et locataires. Lorsque la paix survient, il faut redonner la vie et le mouvement à ces existences suspendues, ranimer ces forces expirantes, guérir toutes ces plaies à peine fermées. C’est à quoi l’assemblée nationale et le gouvernement, chacun dans sa sphère, se sont efforcés de pourvoir par une foule de lois et d’actes destinés à la reconstitution morale et matérielle du pays. Cet ensemble se retrouve dans le Recueil, et l’on a ainsi le tableau complet de l’œuvre de la paix.

Les traités relatifs à la paix se composent surtout de quatre grands actes, la convention d’armistice du 28 janvier 1871, les préliminaires de paix du 26 février, le traité de Francfort du 10 mai et la convention additionnelle du 11 décembre ; mais une foule d’arrangemens accessoires viennent se joindre à ces principaux actes : du mois de janvier au mois de décembre 1871, on en compte vingt-huit. La plupart de ces conventions étaient inédites ; placées dans l’ordre chronologique, elles font assister jour par jour à la réorganisation du pays, à la remise en place de tous ces élémens bouleversés par la guerre, la poste, les télégraphes, le ravitaillement de Paris, les démarcations entre les armées, l’évacuation successive du territoire, la remise des prisonniers, l’administration des départemens occupés, l’entretien des troupes allemandes, etc.

Un des points les plus intéressans pour les hommes d’affaires, parmi ceux qui ont été résolus par les arrangemens de Francfort, a été la remise en vigueur des traités passés antérieurement avec les gouvernemens allemands, et qui avaient été rompus par la guerre. Avant que M. de Bismarck n’eût fondé d’abord dans la confédération du nord après Sadowa, puis dans l’unité de l’empire après Sedan, les divers états qui composaient l’ancienne confédération germanique, ceux-ci avaient conservé, outre leur autonomie intérieure, leur représentation diplomatique à l’étranger et le droit de conclure, sinon des traités concernant la politique générale de l’union fédérale, du moins des conventions relatives aux divers intérêts d’économie sociale particulières à chacun de ces états. Il en existait avant la guerre sur toute sorte de matières, le commerce, la navigation, les chemins de fer, la poste, l’extradition, la propriété des œuvres d’art et de littérature, etc. L’article 18 de la convention additionnelle de Francfort, du 11 décembre 1871, a stipulé la remise en vigueur d’une soixantaine de ces actes diplomatiques et contient une disposition particulière dont les effets sont fort importans pour l’Alsace-Lorraine. Ces deux provinces, formant une partie nouvelle de l’Allemagne, ayant une sorte d’existence propre et n’ayant été rattachées spécialement à aucun des états germaniques, se trouvaient dès lors sans attache extérieure avec la France sur plusieurs points fort intéressans. Le régime douanier avait été réglé par des conventions spéciales (celle dite de Berlin du 12 octobre 1871) ; mais l’extradition, la propriété littéraire, l’exécution des jugemens n’étaient point garanties. Le dernier point se recommandait d’autant plus à l’attention que la législation française, en ce qui concerne le droit civil proprement dit, a été conservée en Alsace-Lorraine. Il était du plus grand intérêt pour les justiciables d’assurer l’exécution en France ou dans l’Alsace-Lorraine des jugemens rendus par les tribunaux respectifs ; mais quels traités convenait-il de prendre comme type, pour atteindre ce but ?

Pour l’exécution des jugemens, le choix n’était pas difficile à faire. Les traités sur cette matière sont fort rares, et avec les états allemands la France n’en avait conclu qu’un seul, celui avec le grand-duché de Bade du 16 avril 1846. Il a été décidé que cet acte deviendrait applicable à l’Alsace-Lorraine. Pour l’extradition et la propriété littéraire, on n’avait que l’embarras du choix, de nombreux traités sur ces matières existant avant la guerre. La convention d’extradition du 21 juin 1845 avec la Prusse a été désignée. C’est un choix qui n’est pas heureux. La convention franco-prussienne de 1845 n’est plus en rapport avec les progrès qu’a faits l’extradition dans les relations internationales. Le traité conclu avec la Bavière le 29 novembre 1869, qui est un des types les plus complets des arrangemens de ce genre, aurait pu être adopté avec avantage. Ce choix aurait été d’autant mieux compris que la Bavière est limitrophe des territoires annexés, et que, pour ce qui regarde la propriété littéraire, on a pris avec raison, comme devant assurer à l’Alsace-Lorraine les garanties les plus larges et les plus libérales, la convention du 24 mars 1865 avec ce même pays. — Peu de semaines avant la guerre de 1870, des arrangemens sur l’assistance judiciaire pour les indigens des deux pays avaient été conclus avec la Bavière et le Wurtemberg. Il est à regretter que les conventions de Francfort aient passé sous silence ces arrangemens, et n’aient pas étendu cette institution bienfaisante à l’Alsace-Lorraine en prenant pour type le traité bavarois ou wurtembergeois. Le Recueil nous apprend du reste que cette dernière convention n’a pas été promulguée. Par une espèce de dérision du sort, les ratifications de cet acte émané d’une pensée éminemment charitable étaient échangées le 19 juillet, le jour même ou la tribune retentissait du cri de guerre qui devait le rendre stérile.

Sauf ce qui a été fait spécialement pour l’Alsace-Lorraine, l’état de choses antérieur est rétabli en ce qui concerne les traités. Chaque état allemand reprend ceux qu’il avait conclus, et c’est d’après leurs stipulations particulières que doivent être résolues les questions internationales qui surgissent entre eux et la France. Il résulte de là une situation assez bizarre : bien que, comme nous le disions, les traités subsistent et soient applicables séparément, les rapports officiels ont lieu non pas avec chacun des états, mais avec la chancellerie de l’empire. C’est là évidemment une situation transitoire qui se régularisera sans doute à mesure que l’unité allemande se consolidera, s’il doit en être ainsi.

L’éditeur du Recueil des traités avec l’Allemagne a su, par la combinaison des textes, rassembler dans un étroit espace, — moins de cent pages, — la teneur de tous les actes remis en vigueur, qui, à eux seuls, exigeraient un gros volume, si on voulait les reproduire en entier. Deux tables, l’une par ordre de matières, l’autre par ordre des états contractans, permettent de se retrouver rapidement dans ce dédale de textes, de sorte que le lecteur peut embrasser d’un coup d’œil l’ensemble et le détail de toutes les conventions franco-allemandes actuellement applicables.

Les protocoles inédits de la conférence de Francfort donnent l’explication d’un grand nombre de clauses des traités portant sur des questions dont on s’était borné à donner la solution de principe sans en organiser l’application. Du reste, ces protocoles ne s’appliquent qu’à la convention du 11 décembre 1871, qui n’est qu’une annexe du traité de paix. Il n’existe point de procès-verbaux de la convention d’armistice du 28 janvier, ni du traité de paix proprement dit. Le premier de ces actes a été conclu par M. Jules Favre, d’après ses entretiens avec M. de Bismarck, et en vertu des pleins pouvoirs, du blanc-seing, qui lui avait été donné par le gouvernement de Paris, et dont on trouve le texte en tête du premier volume du Recueil. Quant au traité de paix du 10 mai 1871, la date explique suffisamment sous l’empire de quelles impressions et en vertu de quelles nécessités il a été souscrit. Alors la commune était maîtresse de Paris ; ce n’était guère le moment de dresser des protocoles et de faire de la diplomatie. Le vainqueur était là, imposant sa dure loi, et il fallait la subir sans qu’il fût même permis de la discuter. On signa en réservant à un arrangement complémentaire le soin de résoudre les points laissés en suspens et particulièrement les questions d’affaires qui ne concernaient pas la politique. Tel a été l’objet de la convention additionnelle de Francfort du 11 décembre 1871, qui, à la différence de ses aînées, a pu être débattue dans des discussions dont il est resté une trace officielle. Les procès-verbaux qui en ont été dressés sous le nom de protocoles, comme on dit en langage diplomatique, sont fort intéressans à consulter, ils le sont surtout sur un des points les plus douloureux de ces tristes négociations, et qui seront un des épisodes les plus marquans de la conquête violente de l’Alsace-Lorraine. L’article 2 du traité de paix avait posé le principe de l’option pour les personnes originaires des territoires cédés, qui voudraient conserver la nationalité française ; cela semblait être un nouvel hommage rendu au principe moderne de la libre volonté des populations pour se choisir un gouvernement, un progrès sur l’ancienne théorie du droit de conquête. On sait en effet, sans qu’il soit besoin de remonter plus haut que les traités de 1815, que les annexions de territoires obtenues à la suite d’une guerre avaient pour résultat de faire passer sous la nouvelle souveraineté tout ce qui se trouve sur ces territoires, hommes et choses. D’après ce principe, tous les individus qui résidaient dans les pays réunis (moins les étrangers, bien entendu), épousaient de jure la nationalité de l’état vainqueur. C’est sur cette base qu’ont été rédigés les traités de 1815, qui, sans examiner l’origine des individus, se sont bornés à décider que les habitans des pays alors détachés de la France et réunis à d’autres états auraient la faculté, pendant un délai de six ans, de réaliser leurs biens et de se retirer. Les traités de Francfort paraissaient avoir été conçus dans un esprit plus libéral. Il ne suffisait pas d’être habitant ou domicilié seulement dans les territoires annexés pour être astreint à l’option, il fallait de plus être originaire de ces territoires, c’est-à-dire y être né, d’après une définition donnée par l’autorité allemande elle-même. Cette solution résultait du texte du traité ; elle était formellement expliquée et confirmée dans les protocoles. Le procès-verbal de la première séance constate en effet que sur la question faite par les plénipotentiaires français, à savoir si les individus domiciliés, mais non originaires des territoires cédés, seraient tenus de faire option, les plénipotentiaires allemands avaient répondu que ces individus seraient considérés comme Français sans être tenus de faire une déclaration d’option[2]. On sait que, nonobstant ces engagemens solennels, les Français domiciliés au moment de l’annexion dans l’Alsace-Lorraine, bien qu’ils n’y fussent pas nés, ont été mis en demeure, s’ils voulaient conserver la qualité de Français, de se retirer, ce qui pour beaucoup était la ruine, faute de quoi ils seraient considérés comme Allemands. Il est vrai qu’en procédant ainsi le gouvernement allemand a prétendu ne pas se mettre en contradiction avec les engagemens pris à Francfort. Il ne s’agit pas d’option pour les domiciliés ; a-t-il été répondu à ceux qui se plaignaient, il s’agit d’une catégorie d’étrangers à l’égard desquels des précautions particulières doivent être prises. Le raisonnement vaut la peine d’être reproduit ; l’ancienne sophistique n’eût pas mieux dit.

La question des mineurs est un autre exemple des déceptions qui étaient réservées à nos compatriotes. On a aussi examiné dans les conférences de Francfort le point de savoir si et comment les mineurs auraient la faculté d’option. Également sur la demande des commissaires français, les commissaires allemands avaient expliqué que les mineurs auraient la faculté d’option, sans qu’il y eût à distinguer entre ceux qui seraient émancipés et ceux qui ne le seraient pas, que la seule obligation imposée aux uns et aux autres était l’assistance de leurs représentans légaux, pères ou tuteurs[3]. Ces engagemens n’ont pas été respectés davantage. Les mineurs n’ont été admis à faire choix pour la nationalité française qu’autant que leurs pères optaient pour elle. Les enfans n’ont pu, malgré toutes leurs réclamations appuyées de celles de leurs représentans légaux, jouir de la faculté d’option qui leur avait été reconnue en principe et qui, pour exister réellement, impliquait dans l’application la liberté de leur choix personnel. Ceux dont les pères, par des nécessités d’existence ou de position, sont restés Allemands, ont dû suivre cette nationalité. C’est ainsi que les clauses, libérales en apparence, du traité de Francfort sont en fait au-dessous des dispositions des traités de 1815. Ceux-ci du moins donnaient un délai de six ans pour faire l’option et se choisir un autre domicile. Aucun obstacle n’était apporté à l’émigration des membres d’une même famille, quel que fût leur âge, et par suite à leur changement de nationalité. On comprend du reste combien la longueur de ce délai de six ans procurait aux intéressés de facilités pour prendre un parti et éviter le désastre d’une liquidation anticipée. Les Alsaciens-Lorrains n’ont eu qu’un délai d’un an. L’arbitraire le plus complet a présidé à la vérification des options : le Courrier du Bas-Rhin annonçait récemment que, sur 4,950 déclarations d’option faites dans l’arrondissement de Ribeauvillé, 4,135 avaient été annulées. Ainsi l’homme, comme aux époques féodales, reste attaché à la glèbe. Nous sommes loin du XVIIIe siècle, où Montesquieu définissait le droit de conquête « un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine. »

Tous les traités de paix contiennent une clause d’amnistie, consécration de cette loi d’oubli destinée à ne rien laisser survivre, autant que possible, des vengeances et des rancunes du passé. Les protocoles de Francfort attestent les vains efforts tentés par nos plénipotentiaires pour donner à cette clause l’extension qu’elle comportait naturellement. Le traité de paix du 10 mai avait stipulé seulement qu’aucun habitant des territoires cédés ne pourrait être inquiété à raison de ses actes pendant la guerre. Le gouvernement français voulait étendre, comme cela se fait d’ordinaire, le bénéfice de cette clause à toutes les condamnations prononcées antérieurement à la paix pour des faits autres que des crimes communs. Cette proposition avait d’abord été acceptée par les Allemands, mais avec ce sous-entendu, qu’elle aurait pour effet d’étendre l’amnistie aux Français compromis pendant la guerre pour des actes de connivence avec les autorités allemandes. Les débats qui se sont déroulés depuis deux ans devant les cours d’assises de plusieurs de nos départemens ont malheureusement démontré qu’un nombre, hélas ! trop grand, de nos compatriotes, qui n’avaient pas eu honte de se mettre au service de l’ennemi, auraient été appelés à bénéficier de cette clause. Nos plénipotentiaires, nous les en louons, ont cru devoir repousser cet article, et les plénipotentiaires allemands se sont alors renfermés dans le cercle étroit de l’article 2 du traité de paix. Ainsi s’explique pourquoi nos prisonniers de guerre et nos otages internés en Allemagne y sont restés détenus bien après la conclusion définitive de la paix. Il aurait fallu acheter leur liberté, cette liberté que la paix leur donnait de plein droit, au prix de la tolérance et du pardon pour les crimes des misérables qui pendant la guerre avaient pu oublier qu’ils étaient Français. On n’a pas été plus heureux pour les contributions forcées et les atteintes à la propriété autres que celles provenant des nécessités de guerre qui ont été prélevées ou commises pendant la guerre et même après la signature des préliminaires de la paix. Ces réclamations, plusieurs fois reprises dans le cours des conférences, ont été constamment repoussées par les commissaires allemands.

Passons rapidement sur cette triste partie du Recueil qui contient le texte des capitulations militaires et des avis du conseil d’enquête. Voici les lois, et actes relatifs à l’Alsace-Lorraine et à la reconstitution de ses membres épars, la suppression de la cour de Metz, les concessions de terres en Algérie aux émigrans des territoires cédés, la formation du nouveau département de Meurthe-et-Moselle, la réfection des circonscriptions administratives, toute la série des lois qui ont suspendu ou modifié les effets des contrats et des obligations, les échéances, les concordats amiables, les loyers, les procédures de saisie, les prescriptions, les discussions de l’assemblée nationale sur les préliminaires et sur le traité de paix, puis les lois de finances, les emprunts, la reconstitution des actes de l’état civil, la liste funèbre des 1,694 communes et des 1,597,000 âmes que la guerre nous a enlevées.

Une des parties du Recueil les plus dignes d’attention est celle qui a rapport aux lois d’indemnité. Lors de l’importante discussion qui a eu lieu à l’assemblée nationale sur la loi des 100 millions accordés aux victimes de la guerre, les thèses les plus contradictoires se sont fait jour. La question de savoir si l’état doit réparer les maux de la guerre en indemnisant les particuliers des pertes qu’ils ont subies est fort débattue dans le droit des gens, et on en comprendra l’importance au point de vue international, si l’on réfléchit que dans beaucoup de pays les étrangers résidans peuvent s’y trouver intéressés. Là, comme on l’a vu chez nous pendant la commune, les préjudices peuvent résulter aussi bien de la guerre intérieure que de la guerre étrangère. Y a-t-il lieu de faire une distinction entre ces deux causes, de telle sorte qu’il y ait obligation de réparer dans un cas et non dans l’autre ? ou bien y a-t-il identité dans les espèces, et, ce point résolu, faut-il admettre ou repousser l’obligation d’indemniser les victimes de ces luttes ? Suivant qu’on se décide pour ou contre ces doctrines différentes, il est clair que le droit de l’étranger de réclamer une indemnité doit être affirmé ou rejeté. Le rapport de la commission de l’assemblée sur la loi du 6 septembre 1871, qui accorde un subside de 106 millions aux victimes de la guerre et de l’insurrection de Paris (100 millions d’une part et 6 de l’autre), s’était prononcée catégoriquement pour l’obligation de réparer. Il ne s’agissait dès lors de rien moins que de faire dresser l’état des pertes et d’indemniser intégralement les victimes ; mais dans le travail de la commission il n’était question que des dommages de la guerre étrangère. Ce projet a subi une transformation complète dans le cours des débats de l’assemblée. Les orateurs du gouvernement, M. Victor Lefranc, alors ministre du commerce, et le président de la république notamment, se sont attachés à réfuter la thèse de la commission, et, tout en admettant que l’humanité et les inspirations d’une bonne politique conseillaient de diminuer autant que possible les maux de la guerre en indemnisant ceux qui en avaient le plus souffert ou qui étaient les plus malheureux, ils ont nettement refusé d’accepter ce devoir comme l’acquittement d’une véritable dette i dans le sens propre du mot. La chambre paraît avoir penché vers cet ordre d’idées, puisqu’elle a, au moins provisoirement, limité l’allocation à 100 millions. Chacun sait que la question va revenir sur le tapis, plusieurs députés ayant repris la proposition antérieure et se promettant d’en développer de nouveau les motifs devant l’assemblée.

Le Recueil donne dans un appendice spécial une série de documens allemands fort curieux. La loi allemande du 8 juillet 1872, avec l’exposé des motifs, nous fait connaître l’emploi présumé de l’indemnité de 5 milliards. Les premières rentrées doivent être consacrées jusqu’à concurrence de 160 millions à la réfection et à l’armement des places fortes de l’Alsace-Lorraine. On impute ensuite les dépenses dites communes aux divers états de l’empire, et qui sont principalement représentées par les prestations militaires et autres frais de guerre, puis 1 milliard 1/2 sont partagés entre ces états dans une proportion basée sur les prestations militaires et sur la population. Un mémoire présenté au parlement allemand évalue à 378,700,000 thalers environ (1 milliard 420 millions de francs) le montant des dépenses de guerre de la confédération du nord jusqu’à la fin de l’année 1871.

Veut-on savoir ce que nous a coûté la guerre en sommes versées ou à verser à l’Allemagne et comme indemnités ou dommages à réparer ? En voici le compte approximatif :


Indemnité de guerre. 5,000,000,000 fr.
Intérêts de 3 milliards (deux ans) 300,000,000 fr.
Entretien des troupes allemandes jusqu’au 1er juillet 1872 273,637,000 fr.
Contributions de guerre payées par les départemens autres que la Seine. 39,053,000 fr.
Impôts perçus par l’autorité allemande dans les départemens autres que la Seine 49,149,000 fr.
Valeur des réquisitions faites dans les départemens autres que la Seine 327,581,000 fr.
Estimation des dégâts et pertes dans les départemens autres que la Seine 141,130,000 fr.
Valeur des titres et objets mobiliers enlevés sans réquisition. 264,172,000 fr.
Contribution de guerre de Paris 200,000,000 fr.
Évaluation des pertes dans le département de la Seine 70,000,000 fr.
Reliquat a la charge de la France du compte des impôts en retard 6,089,000 fr.
Indemnités à la gendarmerie et autres 3,000,000 fr.
Total 6,673,811,000 fr.

Dans ce mémoire ne sont pas compris les pensions nationales, le montant des réquisitions faites par les autorités françaises et dont le remboursement a été ordonné par la loi du 15 juin 1871, les réparations faites ou à faire dans les propriétés de l’état, les dépenses de guerre de l’armée française, effectif, réorganisation et réfection du matériel, etc. On peut être sûr que le chiffre de 10 milliards au total est au-dessous de la réalité.

Telle est la charge accablante sous laquelle la France a paru un moment devoir être écrasée. On a pu le croire en effet tant que, livrée d’un côté à l’invasion étrangère, et de l’autre à la guerre intérieure, sa vie semblait suspendue et ses mouvemens paralysés ; mais à peine était-elle débarrassée en partie de ces oppressions, qu’elle renaissait, et que sa vitalité reprenait le dessus. Il lui a suffi de frapper la terre du pied pour en faire sortir non-seulement des millions, mais des milliards. Aujourd’hui elle a presque effectivement réuni la somme qui doit amener son entière délivrance, et, si les traités ne nous imposaient pas le paiement en numéraire ou en valeurs étrangères, dont la recherche, en créant un nouvel obstacle, retarde encore l’acquittement de notre dette, le territoire pourrait être considéré comme à la veille d’être libéré. La France est donc encore toute-puissante sous le rapport matériel ; mais cela ne suffit pas pour lui rendre le rang qu’elle a perdu au point de vue politique, et qu’il lui faut recouvrer dans l’intérêt général de la civilisation autant que dans le sien propre. Cette richesse, qui est une partie de notre force, est en même temps une partie de notre faiblesse. Si la satisfaction des besoins matériels, les jouissances du luxe, les prospérités du commerce et de l’industrie adoucissent les mœurs et rapprochent les hommes, elles portent en même temps les germes corrupteurs des sociétés. Le gouvernement qui donnera l’ordre rendra certainement à la France sa splendeur matérielle ; mais ce que l’ordre et la richesse ne donnent pas par eux-mêmes, ce sont les sentimens qui font la grandeur morale des nations, le patriotisme, l’esprit de renoncement et de sacrifice, le dévoûment au devoir, le sentiment du juste et d’un certain idéal qui fait la patience dans l’infortune et écarte le découragement. Au point de vue politique, qui nous délivrera de l’esprit de faction et de révolte ? Au point de vue social, qui nous débarrassera des utopistes et des faiseurs d’expériences ? Ce n’est pas la loi toute seule. La vertu ne se décrète point, et il ne suffit pas de sept cent cinquante législateurs, réunis à Paris ou à Versailles, pour nous donner ce qui nous manque ou nous rendre ce que nous avons perdu. Le remède est dans l’âme de chacun de nous. C’est à chaque citoyen de scruter sa conscience, de profiter des fautes commises et des leçons du passé pour refaire l’éducation nationale, éloigner l’esprit du mal, restituer lui-même par l’exemple au principe d’autorité ce qui lui revient légitimement sans étouffer la liberté, et imprégner de ces sentimens la génération actuelle, qui les léguera à la génération suivante.



O. Glagau, Die russische Literatur und Iwan Turgeniew, Berlin 1872.


La littérature russe, telle qu’on l’a vue se développer depuis un siècle, peut se comparer à une plante exotique qui fait d’incessans efforts pour prendre racine dans le sol national. A l’exception d’un très petit nombre, les écrivains de quelque mérite étaient des hommes du monde qui transportaient dans leurs œuvres des goûts et des tendances qu’ils puisaient dans une éducation cosmopolite. Il en est résulté dès le principe une certaine sobriété de bon ton, une réserve élégante, qui caractérisent la plupart des bons auteurs russes ; mais la sève populaire leur fait généralement défaut. « Celui qui chercherait les Russes dans leur littérature, disait il y a trente ans le prince Viésemski, en arriverait à croire qu’ils ne méritent pas encore le nom de peuple, et que ce qu’on appelle la nation russe n’est qu’une colonie étrangère établie au milieu des tribus slaves. » Encore aujourd’hui, le nombre des auteurs vraiment populaires est très restreint ; on ne peut guère citer comme de véritables produits autochthones que les poésies de Krylof, de Lermontof, d’Alexeî Koltzof, et certaines œuvres de Pouchkine, de Gogol, d’Ivan Tourguénef.

Ce dernier, qui est sans contredit à cette heure le plus connu et le plus lu des romanciers russes, et celui dont les ouvrages ont été le plus souvent traduits, avait débuté par une série de fines esquisses où il étudiait la vie des serfs sous ses divers aspects gais ou tristes, et qui furent plus tard réunies sous ce titre : Mémoires d’un chasseur. Aucune de ses productions postérieures ne nous a fait retrouver la limpidité, la chaude couleur, le charme poétique de ces historiettes qui nous introduisent au cœur de l’existence du paysan et du gentilhomme campagnard. Peu à peu M. Tourguénef a délaissé ses héros rustiques pour s’appliquer à la peinture des mœurs d’une société corrompue, blasée, plus raffinée que civilisée ; il se laisse aller aux dissertations, à la polémique, il soutient des thèses. C’est avec raison qu’un critique allemand qui vient de lui consacrer une étude assez étendue lui reproche des tendances pessimistes. « Ses œuvres, dit M. Glagau, nous représentent la Russie malade qui s’en va, et non celle qui refleurit pleine d’espérances. Ses héros sont des êtres faibles, maladifs, grands seulement dans leurs erreurs ou leurs fautes, égoïstes et misanthropes ; ils n’ont ni la volonté ni la force de se subordonner à la chose commune, de se rendre utiles au monde et à leurs semblables. » Si malgré ces défauts M. Tourguénef a conservé une sorte de popularité européenne, c’est grâce à la vérité réaliste et surtout à la sincérité de ses peintures, qui reproduisent fidèlement dans tous ses détails un monde peu connu, en évitant toutefois avec soin la trivialité dont sont entachés les romans de Pisemski et de quelques autres écrivains de fraîche date. L’intérêt principal de l’étude de M. Glagau réside dans les comparaisons qu’il établit entre M. Tourguénef et d’autres romanciers russes qui l’ont précédé ou qui sont ses contemporains ; mais il faut ajouter que les jugemens du critique ne sont pas exempts de partialité et témoignent parfois d’une certaine étroitesse de vues ; il est notamment plus qu’injuste pour M. Sacher-Masoch.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. On sait que le drame de Marion Delorme, représenté en 1831, avait été terminé en juin 1829, quelques mois avant Hernani.
  2. Tome Ier du Recueil, p. 133.
  3. Pages 133 et 143 du Recueil.