Chronique de la quinzaine - 14 mars 1873

Chronique n° 982
14 mars 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1873.

Constituer, ne pas constituer, organiser, ne pas organiser, que résoudre ? que faire ? Il faut vivre pourtant. Vivre, et comment ? Sera-ce le définitif ? sera-ce le provisoire ? la république, la monarchie peut-être, voilà la question ! Ainsi, nouveau Hamlet, notre parlement de France, qui réside à Versailles, est occupé à raisonner et à délibérer avec lui-même depuis des semaines et des mois. Il a quelque peine, convenons-en, à mettre un peu d’ordre dans sa conscience, parce qu’à dire vrai il a plusieurs consciences qui ne vivent pas en parfait accord. Il a la conscience qui parle par la voix de M. de Belcastel ou de M. Dahirel, et il a la conscience représentée par M. Gambetta ou M. Louis Blanc, sans compter une multitude d’autres consciences plus calmes, plus modestes, qui heureusement finissent par avoir le dernier mot au scrutin. Depuis quinze jours particulièrement, toutes ces consciences bruyantes, discordantes, ont été acharnées à commenter, à interroger, à peser cette œuvre mystérieuse et terrible de la commission des trente, qui contenait, à ce qu’il paraît, le grand secret, quoiqu’on se soit si bien appliqué à la faire inoffensive et acceptable pour tout le monde. Inoffensive, elle l’était par elle-même à coup sûr, elle ne contenait ni piège ni secret ; mais c’est le malheur du moment où nous vivons, on ne peut se contenter de voir les choses dans leur simple réalité, de les prendre pour ce qu’elles sont et de rester dans les limites de ce qui est possible ; on éprouve le besoin de se jeter, à propos de tout, dans l’absolu, dans l’insoluble, et de venir réciter à tour de rôle devant le sphinx redoutable de la destinée l’éternel monologue des consciences qui ne peuvent arriver à rien : être ou n’être pas, constituer ou ne pas constituer !

Elle est enfin terminée, cette discussion assez dramatique d’abord, infiniment trop prolongée ensuite, et où la contradiction a porté encore plus sans doute sur ce qu’on a réservé que sur ce qu’on a dit. Les explications ont succédé aux explications, les manifestes ont répondu aux manifestes, les défis eux-mêmes n’ont pas manqué, les amendemens sont tombés sur les amendemens, et somme toute l’œuvre primitive, telle qu’elle avait été préparée et convenue, est sortie à peu près intacte de ce tumultueux conflit. Commission et gouvernement ont donné jusqu’au bout le salutaire exemple d’une complète intelligence, et en restant d’accord ils n’ont point eu de peine à trouver au terme une suffisante, une large majorité, pour sanctionner un acte un peu subtil en certains points, si l’on veut, un peu vague sur d’autres points, nous en convenons, mais en définitive un acte de haute transaction politique, qui marque une étape de plus dans la laborieuse carrière que nous parcourons depuis deux ans. Non certes, ce n’est point une solution définitive, personne ne se fait de ces illusions puériles ; c’est une halte sur cette longue route semée de tant de malheurs et de tant d’épreuves, c’est une manière de fortifier un peu notre campement, de planter notre tente à l’abri des plus violens et des plus imminens orages. À cette œuvre des trente, qui devient désormais une loi de l’état, il ne faut pas demander en effet si elle a tout réglé, l’avenir et le présent, si elle a résolu des problèmes que chaque parti a la prétention de résoudre à son profit sans en avoir la puissance ; il faut lui demander si elle suffit à une nécessité du moment, si elle crée des conditions où tous les hommes de bonne volonté puissent travailler au bien du pays simplement et pratiquement. Hélas ! l’œuvre des trente ne résout rien, cela est bien clair ; du moins elle ne compromet rien sérieusement. C’est là l’essentiel pour le moment. La loi des trente a le mérite de ne réserver que ce qui pouvait déchaîner la guerre immédiate des opinions et des passions en permettant tout ce qui peut être fait utilement, et ce qu’elle avait de vague, d’indécis, les partis lui ont rendu le service de l’éclaircir, de le préciser par l’excès même de leurs prétentions, par la confusion de leurs querelles et de leurs représailles, par l’indigence arrogante de leurs revendications et de leurs récriminations.

Les partis se sont donné rendez-vous autour de cette pauvre œuvre des trente, qui n’était pas trop bien venue au premier abord, et ils ont fini par lui donner une certaine valeur au moins momentanée, la valeur d’un traité de paix qui a maintenant la sanction d’une majorité de plus de quatre cents voix contre la coalition des opinions extrêmes les plus opposées, de tous ceux qui étaient décidés à chercher dans la voie nouvelle ce qu’ils ne pouvaient y trouver. Ce qu’il y a de plus étrange, ce qui est un des phénomènes curieux de cette discussion qui vient de finir, c’est que tout le monde paraissait altéré de vérité, de clarté ; tout le monde appelait les explications décisives, et à chaque explication c’était à recommencer. Ce qui contentait ceux-ci ne pouvait contenter ceux-là ; ce qui semblait clair pour les uns n’était plus pour les autres que la continuation de l’équivoque. A-t-on assez répété cette éternelle et bruyante sommation : le pays a besoin de voir clair, il veut savoir où il va, où on le conduit ; il faut que la commission dise sa pensée sur ce statut nouveau qu’elle propose, il faut que le gouvernement s’explique ! Eh bien ! soit ; le gouvernement s’est expliqué. Une première fois, c’est M. Dufaure qui est monté à la tribune, et il a parlé avec ce nerf et cette sobriété vigoureuse qui donnent une si forte saveur à son éloquence. Il a interprété de la façon la plus simple, la plus judicieuse et la plus pratique l’œuvre qu’on avait à discuter, sans contester naturellement le droit souverain de l’assemblée, sans exagérer son pouvoir, sans dissimuler les nécessités de prudence conservatrice qui s’imposaient à tout le monde. La droite a été à demi satisfaite, la gauche a grondé sourdement, et puis, comme M. Dufaure n’avait parlé que de ce qui était en question, on s’est dit que cela ne pouvait suffire, qu’il fallait des explications nouvelles. Cette fois, c’est M. le président de la république qui s’est vu obligé d’intervenir, et qui n’en a pas été sans doute trop contrarié, quoiqu’il y ait gagné une indisposition, heureusement passagère. Pour les habiles tacticiens de la gauche, l’essentiel était d’agacer M. Thiers, de l’amener peut-être à désavouer indirectement M. Dufaure. C’était assez puéril de croire que, trois jours après des déclarations délibérées en conseil, le chef du gouvernement viendrait désavouer M. le garde des sceaux. M. Thiers n’a pas tout à fait exécuté le programme si discrètement insinué à sa sagesse. Il a parlé avec cette séduisante familiarité de bon sens et d’esprit qui ne manque jamais son effet, disant leurs vérités aux uns et aux autres, rudoyant d’une façon piquante et paternelle les prétentions ou les illusions des partis, effleurant les points les plus délicats avec une dextérité infinie, restant toujours néanmoins, comme M. Dufaure, sur le terrain de transaction défini et adopté en commun avec la commission des trente. M. le président de la république a résumé sa pensée sur la loi nouvelle en disant que c’était toujours le pacte de Bordeaux continué et un peu étendu dans la mesure des circonstances. Pour le coup, ni la droite ni la gauche n’ont été entièrement satisfaites. Oui sans doute, s’est-on dit, M. Thiers est un habile homme, qui sait ce qu’il veut et qui nous éblouit en nous racontant des anecdotes ; il trompe tout le monde, ce n’est pas là ce qu’on attendait. Voilà à quoi servent les explications !

Décidément la clarté ne semblait guère venir, on feignait du moins de le croire ainsi dans les camps de tous les radicaux de gauche ou de droite, tandis qu’au contraire elle se faisait peu à peu et à demi pour tous les hommes sensés et modérés. Et pourquoi cette clarté n’apparaissait-elle pas aux esprits extrêmes ? À quoi tenait ce malentendu obstiné entre le gouvernement marchant d’accord avec la commission d’un côté, et les interpellateurs, les provocateurs d’explications d’un autre côté ? La raison est bien simple, c’est parce que dans cette œuvre des trente, torturée dans tous les sens et par tous les bouts, on cherchait ce qu’on ne pouvait trouver, ce qui n’y était pas. Ce qu’on cherchait, c’était ce qui pouvait flatter la droite ou la gauche, ce qui répondait à l’arrière-pensée qu’on portait dans le débat, la monarchie ou la république. Ce qu’on demandait au gouvernement, c’était un gage qu’il n’avait pas le droit de donner, c’était une affirmation dont on pût se servir dans l’intérêt d’une restauration monarchique ou au profit de l’affermissement définitif du régime républicain. Tout est là, c’est la clé de notre histoire parlementaire depuis deux ans, depuis quatre mois surtout. On oublie ce qui fait les affaires du pays, il s’agit d’abord de savoir ce qui peut conduire à la monarchie restaurée ou à la république définitivement fondée. On suit le vent et les circonstances pour tirer parti de tout ; tantôt on a l’air de se rapprocher d’une possibilité monarchique, tantôt on paraît s’établir plus que jamais dans la république. Seulement, dès que l’un des partis semble prendre l’avance et toucher à la terre promise du définitif qu’il rêve à son profit, il se sent aussitôt impuissant, il se voit de nouveau rejeté en arrière, soit par sa propre faute, soit par le veto de tous les autres partis, et de toutes ces luttes, de ces oscillations, que reste-t-il périodiquement ? On revient tout simplement à ce provisoire que la loi nouvelle cherche à organiser, à cette trêve des opinions dont on se moque lorsqu’on croit n’en avoir plus besoin, qu’on invoque de nouveau lorsqu’on s’aperçoit qu’on ne peut pas faire ce qu’on voudrait.

C’est la ruine de la France, s’écrient à l’envi les grands docteurs de la légitimité et du radicalisme, le pays ne peut supporter ces incertitudes, il aspire à être fixé sur ses destinées. Ce qui est admirable, c’est l’assurance avec laquelle les esprits absolus se jettent à la poursuite de ce mystérieux définitif dans un temps et dans un pays où depuis quatre-vingts ans tous les régimes se sont succédé, où ils ont tous été plus définitifs les uns que les autres, et où le sol est couvert des ruines qu’ils ont laissées derrière eux. M. Thiers a donné finement cette leçon à tous les partis en leur racontant leur propre histoire et en leur conseillant la modestie. Ils n’en peuvent croire l’histoire, et ils ne sont guère disposés à être modestes. Ils ne s’aperçoivent pas que leur ignorance et leur présomption ne changent rien. À l’heure où nous sommes en fait de définitif ou de provisoire, il n’y a qu’une chose vraie, la souveraineté nationale, qui domine tout, et une bonne, une prévoyante politique donnant à la France des institutions de première nécessité faites pour la soutenir dans les crises qu’elle peut avoir encore à traverser. C’est là en définitive, à part la puérilité de certains détails le sens tout simple et tout pratique de cette loi des trente : elle met hors de cause la souveraineté nationale représentée par l’assemblée, et elle offre à tous les esprits sérieux ce programme où elle a inscrit, d’accord avec le gouvernement, la création d’une seconde chambre, la réforme de la loi électorale, la transmission des pouvoirs publics.

Voilà justement toujours la question. Les monarchistes admettent bien cette réserve faite par la loi des trente en faveur du droit constituant de l’assemblée, parce qu’ils gardent la secrète espérance de pouvoir s’en servir. Ce qu’ils n’admettent plus du tout, c’est ce programme d’institutions politiques à créer, parce qu’ils craignent que, si on donne une apparence d’organisation régulière au régime actuel, la république ne finisse par s’établir insensiblement, de façon à être acceptée sans avoir même besoin d’être proclamée !… Ce n’est point impossible. Il faut bien s’entendre cependant : si les monarchistes se croient en mesure de se servir de ce pouvoir constituant qu’ils revendiquent avec une sorte d’âpre jalousie, que le vigilant M. de Belcastel a voulu même, par un amendement, soustraire au terrible et menaçant droit de veto conféré à M. le président de la république, si les monarchistes, usant de ce pouvoir constituant qu’ils ont réservé dans toute son intégrité, croient pouvoir rétablir la royauté, pourquoi ne la rétablissent-ils pas ? S’ils se sentent impuissans, à qui la faute, si ce n’est à eux-mêmes ? Si la monarchie n’a pas été restaurée depuis deux ans, ce n’est à coup sûr ni par la faute du gouvernement, ni même par la faute des républicains, qui ne leur ont certes pas opposé des prodiges de génie et d’habileté. Ils n’ont rien fait, parce qu’ils ne pouvaient rien faire, et même aujourd’hui ils ne trouvent rien de mieux que de se succéder à la tribune pour réciter des litanies plus ou moins bien cadencées en l’honneur d’un droit royal tout platonique. C’est tout ce qu’ils peuvent, surtout au lendemain du nouveau mécompte qu’ils ont trouvé dans cette fusion tant de fois essayée et tant de fois avortée. Les monarchistes ont vraiment tort de faire trop de bruit, ils devraient suivre les conseils de modestie que M. Thiers a donnés à tout le monde, parce qu’en fin de compte on pourrait prouver que, si la monarchie n’existe pas depuis deux ans, c’est qu’ils ont été absolument au-dessous du rôle que les circonstances semblaient leur avoir un moment attribué. C’est là le fait brutal ; mais si les royalistes de l’extrême droite ne peuvent rien pour leur principe, de quel droit refuseraient-ils à la France les institutions organiques dont elle a besoin ? Pourquoi ces récriminations si vives et si amères contre la commission, qui n’a eu d’autre tort que de se prêter à l’étude de ces institutions nécessaires ? La vérité est que les royalistes de l’extrême droite se sont fait un instant l’illusion qu’ils allaient trouver dans la commission des trente un instrument de leurs desseins ou de leurs passions. Ils ont été déçus en voyant la transaction qui s’est produite, et alors irrités contre les membres de la commission, qu’ils ont traités de défectionnaires, ils sont tombés dans cette opposition acrimonieuse dont le dernier mot est de tout refuser, de tout empêcher, puisqu’ils ne pouvaient arriver à leur but. Les légitimistes à outrance reviennent à cette politique toute négative qu’ils ont si longtemps pratiquée et qui leur a si bien réussi !

À quel mobile ont obéi de leur côté les républicains de l’extrême gauche, les radicaux, en combattant l’œuvre de la commission des trente, en se rencontrant dans la plupart des votes et dans le scrutin définitif avec les royalistes de l’extrême droite ? Que les radicaux contestent à l’assemblée le droit constituant, on le comprend encore ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est qu’ils n’admettent pas même ce programme d’institutions organiques qui est une partie de la loi nouvelle, c’est qu’ils semblent considérer l’idée de revoir la loi électorale, de créer une seconde chambre, comme une sorte d’attentat à la république, dont ils sont naturellement les seuls interprètes jurés. En quoi donc une réforme de la loi électorale conçue de façon à garantir la sincérité et l’honnêteté du vote en respectant le suffrage universel est-elle incompatible avec la république ? En quoi le régime républicain exclut-il forcément l’institution d’une seconde chambre ? M. Gambetta, qui commence à parler un français assez baroque dans ses discours, assure qu’une seconde chambre ne cadre pas avec la république, M. Louis Blanc l’a répété ; mais ni l’un ni l’autre n’ont prouvé absolument rien. Une seule chose reste vraie, il y a dans le monde deux républiques sérieuses, les États-Unis et la Suisse, et en Suisse comme aux États-Unis il y a deux chambres.

Quand on réfléchit un peu, une seconde chambre, institution de résistance, de contrôle ou de pondération, comme on voudra l’appeler, est un des ressorts essentiels de tout régime régulier, république ou monarchie, de même qu’une loi électorale assurant la sincérité du suffrage populaire est une nécessité de toutes les organisations politiques qui aspirent à durer. Voilà pourquoi la commission et le gouvernement, sans mettre en question le régime définitif de la France, ont pu proposer ces grands objets d’étude, ces réformes ou ces créations nécessaires qui dans toutes les circonstances et dans toutes les conditions peuvent être une garantie ou une force. Les partis extrêmes, en combattant jusqu’au bout la loi nouvelle, ont achevé de lui donner le caractère politique qui lui manquait peut-être à l’origine, ou qui disparaissait sous des minuties d’étiquette parlementaire. Assurément c’est une coalition édifiante et instructive que celle qui peut réunir dans un même vote M. de Belcastel et M. Naquet, M. le duc de La Rochefoucauld et M. Ordinaire, les confidens de M. le comte de Chambord, les compagnons de M. Gambetta et les survivans de l’empire. La loi des trente n’y perd pas, elle y gagne au contraire de mieux apparaître comme une œuvre acceptée par tous les esprits sensés et modérés de la monarchie constitutionnelle et de la république. Ce n’est pas une majorité invariable sans doute, c’est du moins le large et solide point d’appui d’une politique qui peut se consacrer désormais à préparer la libération du territoire d’abord, à garantir ensuite la sécurité et la paix intérieure de la France.

La saison parlementaire est ouverte à peu près dans tous les pays. Elle s’est inaugurée assez vivement en Angleterre ; elle est ouverte en Allemagne, à Berlin, où à côté des chambres prussiennes le parlement fédéral se réunit en ce moment ; elle se déroule en Espagne au milieu des péripéties d’une révolution, et en Portugal au milieu des craintes qu’excite cette révolution d’où est sortie la république espagnole.

Reprenons un instant. Il est certain qu’en Angleterre tout d’abord, dans ce pays des fortes institutions et de la liberté pratique, le parlement s’est ouvert sous les plus favorables auspices. Le ministère Gladstone, ce ministère qui a vécu cinq ans, ne semblait point très menacé, quoiqu’il ait traversé de formidables crises extérieures, quoique dans ces crises et dans la plupart des affaires qu’il a conduites il n’ait pas assuré à l’orgueil britannique les plus victorieuses satisfactions. Sa force, c’était d’avoir donné la paix à l’Angleterre au milieu de tous les conflits et d’être un ministère libéral. C’est à peine si lord Derby dans la chambre des pairs et M. Disraeli dans la chambre des communes l’avaient effleuré au début de la session de quelques critiques sommaires et générales, qui ne l’avaient guère ébranlé, qui ne révélaient même pas un plan de campagne sérieusement organisé contre lui. Les vraies difficultés sont survenues lorsque le ministère a présenté un bill sur la réorganisation de l’université d’Irlande. Ces questions irlandaises ont assez souvent le privilège de soulever les passions, de devenir des occasions de conflits, et elles ont coûté la vie à plus d’un cabinet anglais. Le nouveau bill a eu dès son apparition le tort de toutes les œuvres de transaction : il n’a contenté personne, ni les catholiques qui se sont irrités de voir l’instruction sécularisée, ni les protestans qui se sont révoltés contre les concessions faites aux catholiques, ni les libéraux qui ont trouvé que, par un esprit de ménagement excessif pour les influences religieuses, on mettait trop de restrictions dans les programmes d’enseignement. Il en est résulté aussitôt une situation parlementaire assez laborieuse, que M. Gladstone caractérisait suffisamment l’autre jour dans un banquet en disant que le gouvernement n’était pas sur un lit de roses. Il était menacé en effet de se voir abandonné de nombre de ses amis, tandis que le parti conservateur saisissait naturellement l’occasion de lui livrer bataille en aggravant les dissidences et les conflits.

Malgré tout cependant, le ministère, disposé comme il l’était à tous les accommodemens possibles, pourvu que le principe du bill fût maintenu, le ministère se croyait encore maître du terrain. Il se fiait peut-être à sa fortune, et il s’est trompé. Au moment décisif, dans une des dernières nuits, la lutte s’est resserrée et animée entre M. Gladstone et M. Disraeli. Le ministère est resté en minorité de deux ou trois voix ; il a perdu la bataille ! M. Gladstone a dû demander sur-le-champ à la chambre des communes de s’ajourner pendant quarante-huit heures pour laisser au gouvernement le temps de prendre une résolution. Une question naissait effectivement de ce vote presque imprévu. La reine appellerait-elle le chef de l’opposition victorieuse, M. Disraeli, pour lui remettre le pouvoir ? Laisserait-elle au contraire à M. Gladstone le soin de rétablir la position momentanément ébranlée ? C’est là ce qu’on s’est demandé tout d’abord. La majorité qui s’est prononcée contre le cabinet était, à la vérité, fort peu significative, elle se composait d’élémens très incohérens, elle était le produit instantané et fortuit de circonstances où la politique générale du gouvernement n’était point en jeu. D’un autre côté, la dissolution du parlement, cette dissolution qui semble peu en faveur dans l’opinion, apparaissait désormais comme une nécessité, soit pour raffermir le ministère actuel, soit pour donner à un ministère nouveau les moyens de gouverner. Ainsi se présentaient subitement les choses dans cette récente nuit de combat parlementaire où M. Gladstone a essuyé une défaite à laquelle il ne s’attendait peut-être pas. Quel sera le dénoûment de cette crise ? Jusqu’ici il n’y a que deux faits certains. M. Gladstone a décidément offert sa démission et M. Disraeli a été appelé par la reine ; mais c’est là moins une solution que le préliminaire d’une solution. Évidemment M. Disraeli ne pourrait exercer le pouvoir avec quelque chance de succès dans les conditions où il se trouve placé. Il n’a point de majorité dans la chambre des communes. La majorité qui a renversé le ministère ne lui appartient pas. Il ne reste donc que trois issues : ou une dissolution immédiate du parlement suivie d’élections auxquelles présiderait M. Disraeli, ou la rentrée de M. Gladstone au pouvoir avec la même faculté de dissoudre au besoin le parlement, ou un ministère de transition conduisant la session jusqu’à la fin de l’été, de façon à ne rien précipiter. Dans tous les cas, la politique anglaise n’en sera pas sans doute sérieusement affectée.

Le parlement fédéral de l’empire d’Allemagne vient de s’ouvrir à Berlin. Que l’empereur Guillaume parle dans son discours de la réorganisation du système de fortification, de la répartition de l’indemnité de guerre, des projets pour la création de la flotte, d’une loi militaire générale, ce sont là des questions qui regardent surtout l’Allemagne. Il y a du moins dans le discours d’inauguration une parole faite pour avoir un certain retentissement en France. L’empereur Guillaume ne méconnaît pas la fidélité scrupuleuse de la France à ses obligations, ni même l’empressement qu’elle met à devancer les termes du paiement de l’indemnité qui lui a été infligée. Il laisse entrevoir la possibilité de règlemens financiers dont la conséquence doit être l’évacuation complète des territoires occupés à une époque plus rapprochée qu’on ne l’avait cru. C’est une sanction indirecte et souveraine des négociations qu’on prétend être déjà engagées, quoiqu’elles ne puissent conduire à un résultat définitif qu’après l’acquittement complet, et maintenant assez prochain d’ailleurs, du quatrième milliard de notre lourde rançon. Nous en sommes là, l’empereur Guillaume lui-même ne refuse pas cet hommage à la vérité. Après deux années qu’on dit quelquefois si mal employées, nous aurons payé quatre milliards ! L’Allemagne peut se les partager. Le parlement de l’empire va sans doute s’occuper de ces questions, et en attendant le parlement prussien, qui est depuis quelque temps en session à Berlin, est tout entier aux affaires particulières de la Prusse, si la Prusse a aujourd’hui des affaires particulières. La chambre des seigneurs vient de voter une modification des articles de la constitution qui règlent les rapports de l’état et de l’église. M. de Bismarck a cru devoir intervenir lui-même dans le débat, et il a fait le plus singulier discours pour démontrer au parti conservateur que c’est lui qui, par ses divisions, par ses résistances aux volontés du gouvernement, contribue le plus aux progrès indubitables du libéralisme. La seconde chambre de son côté a été surtout occupée dans ces derniers temps d’une question soulevée par un député libéral, M. Lasker, qui a fait les plus graves, les plus étranges révélations sur les abus des concessions et des administrations de chemins de fer. Il s’est même trouvé qu’un haut fonctionnaire, très favorisé du gouvernement, ancien directeur de la Gazette de la croix, M. Wagener, a été fort compromis dans tous ces tripotages de finance et d’industrie. On s’est hâté de nommer une commission d’enquête pour désarmer M. Lasker, et M. de Bismarck a même fait décider que désormais tout ce qui avait trait aux chemins de fer serait soumis non pas au seul ministre des travaux publics, mais au conseil des ministres tout entier. Il est donc vrai, la vertu allemande n’est pas à l’abri des faiblesses, et les moralistes germaniques qui sont toujours occupés à chercher la corruption en France feraient bien de regarder un peu dans les affaires de leur propre pays, de surveiller de près l’agiotage effréné qui est devenu depuis quelque temps une des plaies de la société berlinoise.

La république a pu naître assez facilement à Madrid dans le vide laissé tout à coup par l’abdication imprévue du roi Amédée ; elle a plus de peine à vivre, à s’établir d’une façon respectable ou même saisissable, à se dégager à demi victorieuse des difficultés qui l’ont assaillie dès sa naissance. Le ministre des affaires étrangères de la république nouvelle, M. Emilio Castelar, fidèle aux usages diplomatiques, n’a point négligé sans doute de parler à l’Europe sous la forme d’une circulaire adressée aux représentans de l’Espagne à l’étranger. Il s’est efforcé de décrire le déclin moral de la monarchie au-delà des Pyrénées, l’origine légale et régulière de la république. Sa circulaire est assurément l’œuvre d’un homme de talent et même d’un esprit sagace et habile, qui sent par-dessus tout la nécessité de dissiper les défiances, de rassurer les gouvernemens sur les caractères du régime qui vient de s’inaugurer un peu brusquement à Madrid. M. Castelar n’hésite point à demander le concours moral de l’Europe en retour de l’énergie que l’Europe a le droit de demander au gouvernement dont il fait partie. Malheureusement la brillante diplomatie de M. Emilio Castelar, un peu modelée sur la diplomatie de Lamartine en 1848, n’a point eu jusqu’ici un succès décisif. La république espagnole n’a point encore conquis son rang parmi les puissances régulières, et, sauf les États-Unis et la Suisse, les cabinets semblent mettre une prudente lenteur à la reconnaître. Il s’est même produit ces jours derniers dans le parlement de Londres un incident qui témoignerait assez du peu d’empressement de l’Angleterre à s’engager au-delà de simples relations de fait avec la république de Madrid. Les autorités judiciaires anglaises se sont précisément fondées sur l’absence de toute reconnaissance officielle pour se refuser à des mesures de répression contre un comité carliste fonctionnant publiquement et organisant des souscriptions à Londres. En un mot, tout semble indiquer jusqu’ici que l’Europe n’est pas pressée de répondre aux éloquentes, aux pathétiques avances de M. Castelar et de sortir d’une certaine attitude de circonspection. La vraie question d’ailleurs n’est point dans les chancelleries, elle est en Espagne même, dans ce malheureux pays livré à toutes les agitations, à toutes les anxiétés de l’avenir le plus obscur.

La question de l’existence de la république espagnole est à Barcelone, à Malaga, aux camps des carlistes en Navarre et en Catalogne, dans les faubourgs de Madrid. Si la politique se faisait avec de bonnes intentions, les hommes qui sont au pouvoir ont certes montré de la modération et de la prudence. Ils n’ont rien fait pour exciter les passions, ils ont fait ce qu’ils ont pu pour les contenir, pour empêcher qu’une guerre civile de démagogie vînt se joindre à la guerre civile engagée par les carlistes ; ils ne peuvent cependant pas changer les conditions d’incohérence où ils vivent, d’où peut sortir à tout moment la crise qu’ils redoutent, qui a failli déjà éclater à plusieurs reprises et qu’on n’a pu conjurer qu’en subissant des pressions extérieures menaçantes. C’est en effet une situation pleine de sourdes complications. La république est née de l’alliance des anciens républicains et des radicaux qui avaient soutenu jusque-là la monarchie du roi Amédée, qui sont restés en majorité dans les cortès réunies à Madrid. Le premier ministère formé après le départ du roi était le résultat de ce rapprochement des deux partis dans la périlleuse vacance du pouvoir. Sous les dehors d’une alliance, c’était en réalité un antagonisme organisé qui devait inévitablement aboutir à la défaite d’un des deux élémens coalisés. Tout est là depuis un mois.

Une première fois il s’agissait, dans l’intérêt de l’unité du gouvernement, de créer un ministère républicain homogène, c’est-à-dire d’exclure les ministres radicaux qui étaient passés sans façon du dernier cabinet du roi Amédée dans le cabinet de la république naissante. Les radicaux résistaient naturellement et ils étaient appuyés par leurs amis de la majorité des cortès. Alors les républicains de Madrid, formant ce qu’on pourrait appeler le parti d’action, commençaient à s’agiter, prenaient leurs positions de combat, faisaient des barricades, menaçaient l’assemblée, et la bataille était sur le point de s’engager dans les rues, quand les radicaux finissaient par céder. Première victoire de la pression extérieure ! Le ministère républicain homogène était conquis, il ne restait pas moins en présence d’une majorité assez hostile retranchée dans les cortès et irritée de sa défaite. Ces jours derniers la lutte s’est ravivée plus dangereuse encore peut-être. Cette fois il s’agissait de décréter l’élection d’une assemblée constituante, et en attendant le ministère voulait obtenir la suspension des cortès actuelles. Les radicaux se sont montrés aussitôt fort récalcitrans ; ils ont nommé une commission opposée au projet du gouvernement ; le rapport était déjà prêt. Le ministère de son côté déclarait qu’il se retirerait s’il voyait ses propositions repoussées. Jusqu’à la dernière heure un conflit a paru inévitable. Qu’est-il arrivé au moment décisif ? Toute cette opposition s’est évanouie. Le président même des cortès, M. Martos, qu’on disait le promoteur de cette résistance, a rendu les armes devant le ministère. Le projet du gouvernement repoussé par la commission a été voté. Le secret de cette soumission de la majorité, c’est que, tandis qu’on délibérait, la multitude ameutée se répandait dans Madrid et autour de l’assemblée, prête à courir aux armes s’il y avait un vote hostile. Il y a mieux, à Barcelone déjà on faisait mine de proclamer la république fédérale, « l’état autonome catalan ; » on se disposait à secouer l’autorité de Madrid, et plus d’une grande ville allait en faire autant. Il a fallu que le chef du gouvernement, M. Figueras, allât lui-même à Barcelone pour essayer de calmer cette effervescence provoquée par la simple possibilité d’un acte d’indépendance de la majorité des cortès, et une apparence de paix a été rétablie pour le moment. M. Figueras a été reçu avec toutes les pompes usitées, au milieu des « ovations populaires ; » il représentait aux yeux des républicains catalans le triomphe du gouvernement sur une chambre réputée désormais réactionnaire.

Certainement après cela les radicaux de l’assemblée n’ont plus rien à faire à Madrid. Ils sont au bout de leur rôle et, il faut le dire, ce rôle n’a pas été brillant. Depuis deux ans, ils ont servi la monarchie d’Amédée de façon à la perdre, et le jour est venu où ils se sont vus abandonnés par cette royauté même dont ils se faisaient un jouet. Ils se sont faits les parrains de la république, et ils sont aujourd’hui évincés par la république malgré la majorité dont ils disposent dans le parlement. Ils n’ont point eu tort de se résigner, puisque, s’ils avaient résisté jusqu’au bout, c’était la guerre civile dans les vingt-quatre heures, comme on l’a dit, et qu’ils n’avaient aucune autorité morale pour faire face à l’immense anarchie qui allait éclater ; mais enfin c’est ainsi, il n’y a plus désormais de représentation nationale à Madrid. L’assemblée qui existe encore va se séparer après avoir voté pour la forme deux ou trois lois qu’on lui demande, et elle ne laissera derrière elle qu’une commission de permanence qui n’aura qu’un caractère consultatif. Les élections doivent se faire le 10 mai, une assemblée constituante doit se réunir le 1er juin. Que reste-t-il dans cet intervalle de près de trois mois ? Le gouvernement plus ou moins omnipotent, plus ou moins ballotté d’une république qui ne sait pas elle-même ce qu’elle sera. Voilà la vérité des choses !

Le parti républicain reste donc seul maître de la situation après ces dernières crises. C’est là justement pour lui le danger. Que peut-il faire ? S’il se rapproche des classes conservatrices dans un intérêt d’ordre public, il est exposé à provoquer toute sorte de manifestations fédérales, de sécessions anarchiques, de résistances à main armée. S’il donne des gages à ses amis les républicains de toutes les nuances, il risque fort de jeter aussitôt dans une hostilité déclarée et peut-être active toutes les opinions modérées, tous les intérêts conservateurs. S’il ne fait rien, il met tout le monde contre lui. Pendant ce temps, l’insurrection carliste profite de la confusion pour s’étendre et s’organiser. En Catalogne elle gagne chaque jour du terrain, et on en est réduit à ne plus même la combattre pour le moment. En Navarre et dans les provinces basques elle coupe les télégraphes et les chemins de fer, si bien que les relations entre l’Espagne et la France n’ont plus rien de régulier. Les carlistes ont leur quartier-général, leurs postes dont ils sont maîtres. L’autre jour, à Madrid même, il s’est formé une bande qui est allée tenir la campagne, et ce qu’il y a de plus dangereusement significatif, c’est que dans cette bande il y avait d’assez nombreux déserteurs de l’armée régulière. L’armée en est là, elle est démoralisée et ne sait plus sous quel drapeau elle marche. Les bataillons se débandent et refusent de marcher contre les carlistes, on l’a vu sur certains points. Le général qui commande en Catalogne a renvoyé récemment une multitude d’officiers dont il se croyait sans doute peu sûr. Le gouvernement a demandé aux cortès les moyens nécessaires pour lever 45,000 volontaires. Il fera sa levée s’il peut, et il est fort à craindre que ces volontaires, suivant leur nom, ne fassent que ce qu’ils voudront. Jusqu’ici l’impuissance militaire semble complète à Madrid.

On a fait dernièrement un certain bruit de l’adhésion de quelques-uns des anciens chefs de l’armée, du général Serrano, du général Concha, qui auraient offert leur épée. Ce n’est point impossible assurément que des chefs militaires qui ont eu de l’autorité sur les troupes aient fait offre de leurs services dans une telle crise où s’agitent les destinées de leur pays. Le fait est qu’ils ne figurent encore nulle part, à aucun titre, et le gouvernement reste seul avec une armée qui se décompose, avec son projet de lever des volontaires, avec des moyens d’action qui diminuent chaque jour, en face de cette insurrection carliste qui n’aurait aucune chance de succès, qui ne serait même pas sérieusement redoutable, si elle trouvait devant elle toutes les forces libérales et conservatrices de l’Espagne unies sous un même drapeau. Voilà la situation au milieu de laquelle se débat cette nation espagnole qui, avant de rentrer dans les conditions fixes des puissances régulières, a besoin de se défendre de la désorganisation complète dont elle est temporairement menacée.

ch. de mazade.


LES RUSSES DANS L’ASIE CENTRALE.

l’expédition de khiva.

L’attention de la Russie et de l’Angleterre se porte de nouveau du côté de l’Asie centrale. L’Europe ne saurait rester indifférente. Il s’agit là d’une question qui, en d’autres temps, aurait éveillé la sollicitude de toutes les chancelleries, car elle se rattache directement au grand problème de l’équilibre européen. Deux grandes puissances se disputent la prépondérance en Asie. La Russie, fidèle aux traditions de Pierre le Grand, poursuit sa marche vers le sud ; l’Angleterre, maîtresse de l’Inde, s’avance vers le nord. Les deux états doivent se rencontrer, se heurter peut-être, et cette éventualité, qui chaque jour se rapproche, est grosse de complications pour l’avenir de la politique européenne. Depuis plus de trente ans, c’est un petit pays, le khanat de Khiva, oasis fertile plantée au milieu des déserts, qui est le principal théâtre de la lutte d’influence à laquelle se livrent la Grande-Bretagne et l’empire des tsars. Khiva est, pour ainsi dire, le nœud de la question asiatique. La Revue a déjà consacré d’importans travaux à l’étude de ces lointaines régions. Un publiciste qui avait fait un long séjour dans l’Inde, M. de Jancigny, et un homme d’état éminent, M. Thouvenel, ont exposé, dès 1840 et 1841[1], les plans de la politique russe et les manœuvres de la diplomatie anglaise à l’intérieur de l’Asie. Il n’est pas sans intérêt de rappeler aujourd’hui ce court fragment de l’article remarquable publié en 1841 par M. Thouvenel : « Le commerce avec l’Asie centrale serait susceptible d’une grande extension, si la Russie parvenait, sinon à conquérir la province de Khiva, du moins à y faire prédominer son influence. Il serait facile alors d’ouvrir à travers les steppes des Turcomans, qui de la mer Caspienne à Ourghendj couvrent une étendue de 800 verstes, une route protégée par plusieurs forts. On a même songé à lier par un canal l’Oxus à la mer Caspienne… L’un ou l’autre de ces travaux une fois achevé, la mer Caspienne verrait renaître son ancienne activité, et la Russie, mise en contact avec le Turkestan, la Chine et le Caboul, n’aurait plus qu’un pas à faire pour étendre son commerce jusque dans les factoreries de l’Inde anglaise. On comprend donc aisément toute l’importance qu’elle doit attacher à la possession de ce khanat, et tôt ou tard sans doute elle tentera de nouveaux efforts pour se le procurer. »

Ces prévisions étaient fondées. La Russie est à la veille d’entreprendre une expédition contre Khiva. Les notes qui vont suivre nous ont été transmises par M. Arminius Vambéry, professeur à l’université de Pesth, qui a visité, il y a plusieurs années, les contrées de l’Asie centrale. Il serait superflu de faire ressortir l’intérêt que présentent, dans les circonstances actuelles, les renseignemens géographiques et les observations politiques de M. Vambéry.


La population du khanat de Khiva ne saurait être évaluée à plus de 500,000 habitans. La portion sédentaire comprend les Euzbegs, propriétaires du sol, et les Sarts, qui exercent généralement les professions commerciales. La portion nomade se compose de diverses tribus, parmi lesquelles il convient de citer les Yomouths, qui habitent la région du sud-ouest, où ils commencent à se livrer à des travaux, agricoles, les Tchaoudors, qui promènent leurs tentes sur le plateau de Ust-Yort et se considèrent comme les maîtres du désert qui s’étend de la rive gauche de l’Oxus à la mer Caspienne, les Kirghiz et les Karakalpaks, qui errent avec leurs troupeaux sur la rive droite de l’Oxus et dans les environs du lac d’Aral, sur la côte est, où la domination de Khiva n’est que nominale.

Le khanat comptait autrefois plusieurs villes importantes ; ses écoles jouissaient même d’une grande renommée : Zamakhchari, le plus savant lexicographe arabe, et le célèbre médecin Avicenna ont professé dans les universités de Kharezm. Il ne reste plus rien aujourd’hui de ces brillantes traditions. L’invasion mongole a tout emporté ; puis sont venues les hordes turques, qui ont chassé la population iranienne en introduisant dans cette malheureuse contrée la barbarie et le désordre. L’histoire de Khiva ne présente après cette période qu’une série non interrompue de révolutions. Tantôt ce sont les Euzbegs ou les Kirghiz ou même les nomades Karakalpaks qui s’emparent du pouvoir ; tantôt c’est la Boukharie ou la Perse qui domine. La dynastie actuelle, de la branche Kungrat, occupe le trône depuis les premières années de ce siècle ; mais elle n’a pu maintenir son autorité qu’au prix de luttes continuelles. Les villages sont constamment à la merci des tribus nomades, qui les pillent ou les rançonnent impunément. Les ruines s’accumulent, les champs autrefois bien cultivés demeurent en friche, et la steppe gagne.

Dans de telles conditions, Khiva ne peut entretenir de relations amicales ni même régulières avec les états voisins. La cour de Téhéran ne saurait voir avec indifférence les marchés du khanat, où les hordes du Turkestan viennent vendre comme esclaves les prisonniers enlevés dans les villages de la frontière persane. On a compté jusqu’à 20,000 de ces prisonniers qui étaient occupés à labourer les champs des Euzbegs ou à travailler dans les petites fabriques du pays. Il est probable que ce chiffre n’a point diminué, car le marché des esclaves est toujours très actif. Plus d’une fois le gouvernement de Téhéran a menacé de demander compte au khanat des déprédations qu’il protège ou qu’il tolère ; il a projeté des expéditions et commencé quelques armemens. Il n’a jamais eu la force d’aller jusqu’au bout, mais son ressentiment contre Khiva n’en est que plus vif. Quant à la Boukharie, elle a également à se plaindre des incursions auxquelles se livrent sur son territoire les tribus khiviennes ; ses émirs en sont réduits à une guerre d’escarmouches, qui n’a d’autre effet que de perpétuer l’animosité séculaire entre les deux pays sans réprimer le brigandage. Une seule puissance peut agir efficacement contre Khiva, c’est la Russie.

Maîtresse d’une partie de l’Asie centrale, la Russie a toujours considéré que l’indépendance de Khiva, indépendance qui ne se maintient que dans le désordre et par le pillage, est une disgrâce pour elle, un défi, presque un péril. Elle ne peut conserver son influence dans ces régions qu’en y exerçant une sorte de police et en protégeant contre les incursions khiviennes les populations qui lui sont plus ou moins directement soumises. En outre le khanat est devenu le refuge des tribus kasaks qui occupent les environs de la mer Caspienne, et qui se mettent fréquemment en révolte contre le gouvernement russe. Bien que les droits de ce gouvernement, sur les Kasaks et sur la plupart des autres tribus des steppes soient fort contestables, l’hospitalité bienveillante dont jouissent à Khiva les fugitifs et les prétendus rebelles est très mal vue par la Russie. Enfin il n’est pas douteux que le commerce européen, c’est-à-dire le commerce russe, dans une partie de l’Asie centrale est entravé par la détestable administration de Khiva. La Russie veut y mettre ordre. Son intérêt, comme sa dignité, lui conseille de ne point se laisser braver par un état aussi faible. Elle assure d’ailleurs qu’elle prend en main la cause de la civilisation européenne contre l’insolent exclusivisme de la doctrine asiatique, doctrine que les gens de Khiva aiment à répéter : « à nous, le droit d’aller sur vos terres avec nos caravanes, d’y porter nos marchandises, d’en tirer vos produits ; à vous, défense de mettre le pied sur notre sol ; sinon, vous êtes les fils de la mort ! » La Russie, qui a besoin de conserver et d’étendre son influence en Asie, n’est pas d’humeur à subir ces ridicules sommations.

Dans les premiers temps, alors que la Russie n’avait pas encore porté son drapeau dans le Samarkand et dans le Krasnovodsk, les khans de Khiva ne s’inquiétaient guère des menaces du tsar. Ils accueillaient les envoyés russes avec une apparente courtoisie, leur faisaient mille promesses, sauf à n’en tenir aucune, et s’engageaient très facilement à contenir les pillards de la frontière. Au fond de leurs déserts, ils se croyaient suffisamment garantis contre toute attaque. Depuis que la domination russe s’est rapprochée par la conquête et par les entreprises commerciales, le gouvernement khivien a compris le péril, et il s’est appliqué à le conjurer. Il a d’abord envoyé de nombreuses députations dans le Khokand, dans l’Yarkend et au Caboul, pour solliciter des alliances. Des émissaires ont parcouru, durant ces dernières années, toutes les régions du Turkestan, afin d’organiser la guerre sainte contre les infidèles. En même temps, le khan s’adressait à Constantinople ; puis il se rabattit sur Calcutta, implorant l’intervention amicale du vice-roi de l’Inde ou un envoi d’armes et d’argent. Lord Northbrook se contenta de lui transmettre de bons conseils sur la nécessité de vivre en paix avec ses voisins, de respecter le droit des gens et de protéger le commerce. Ces avis charitables, mais peu compromettans, n’étaient point de nature à rassurer le khan de Khiva contre la perspective d’une attaque russe qui lui apparaissait déjà très menaçante. La Russie venait en 1869 d’établir des postes militaires sur la côte orientale de la mer Caspienne ; elle avait construit, à la limite du désert, un fort considérable, d’où étaient déjà sorties, comme avant-gardes sur la route de Khiva, plusieurs explorations scientifiques. Après avoir vainement invoqué l’assistance de ses voisins, prêché la guerre sainte et frappé à toutes les portes, même à celles des infidèles, le khan jugea qu’il ne lui restait plus qu’à fléchir son redoutable adversaire et à se mettre à sa merci.

Vers la fin de 1871, le khan expédia en Russie deux ambassades. L’une, composée de six personnes, sous la direction de Mehemmed-Emin, arriva le 21 février à Alexandrovsk, pour de là se rendre à Tiflis et remettre au grand-duc une dépêche très amicale, par laquelle on s’engageait à rendre à la liberté les sujets russes retenus en esclavage à Khiva. Bien accueillis par le colonel Lamakin, commandant la place d’Alexandrovsk, les envoyés ne purent dépasser Temir-Khan-Choura, dans le Daghestan ; le grand-duc fit dire qu’il n’était pas disposé à les voir, et il leur ordonna de rebrousser chemin. L’autre ambassade ne fut pas plus heureuse. Son chef, Atalik-Irnazar, gouverneur du district des Karakalpaks, devait aller à Saint-Pétersbourg, et il portait au tsar de nombreux cadeaux, parmi lesquels figurait une paire de magnifiques chevaux ; mais, arrivé à Orenbourg, il reçut l’ordre de s’en retourner. L’échec était donc complet, le khan voyait repousser ses diplomates, ses promesses et ses cadeaux ; après ce double affront, il ne lui était plus permis de se faire illusion sur les visées de la politique moscovite, et il ne lui restait qu’à préparer ses moyens de défense.

Khiva peut mettre en campagne près de 25,000 hommes de cavalerie fournis par les Euzbegs, et quelques escadrons auxiliaires provenant des tribus qui parcourent les steppes. Il n’est pas besoin de dire que ces troupes sont mal commandées, indisciplinées et pourvues d’armes très primitives ; elles n’ont pour elles que l’habitude du climat et la connaissance parfaite du terrain ; ces avantages, si précieux qu’ils soient, ne leur suffisent pas pour lutter avec quelque chance de succès contre des troupes européennes. Le meilleur rempart pour Khiva, c’est le désert qui l’entoure. Voilà le seul obstacle qui soit de nature à contrarier la marche de l’expédition russe, mais il est des plus sérieux.

Il ne saurait être question de rechercher sur la carte les routes militaires qui de la frontière russe aboutissent à Khiva ; il n’y a là que des traces de caravanes, dont les lignes indécises sont noyées à chaque saison sous la mer de sables. On peut seulement indiquer les principales directions entre lesquelles l’expédition devra faire son choix pour pénétrer à l’intérieur du pays. — De la rive gauche de l’Oxus aux rivages de la mer Caspienne, une route, ou du moins ce qu’on appelle une route, longue d’environ 100 milles, conduit d’un côté à Tach-Kale (la forteresse de pierre) ou au fort russe Alexandrovsk, et de l’autre, par Mangichlak, au promontoire de Karagan, sur la baie du même nom. Elle était anciennement fréquentée par les caravanes, mais elle paraît impraticable pour une armée. Il faut quelquefois franchir des étapes de trois journées de marche sans rencontrer d’eau potable ; en hiver, le froid est glacial, et la neige tombe abondamment ; pendant l’été, les chaleurs sont accablantes. — Une seconde route part de la station de Saraïtchik sur le cours inférieur de l’Oural. Ce fut celle que suivit au XVIIe siècle Hetman Netschay et dans laquelle s’engagea, en 1817, la malheureuse expédition de Bekovitch Tcherkafsy ; mesurant une longueur de 1,000 verstes environ, d’après les calculs de Venyukoff, elle commence dans les plaines basses de Sagich, se dirige en ligne diagonale vers le plateau d’Ust-Yort, par Barsa-Kilmez, le long de la côte occidentale du lac d’Aral, et aboutit à Kungrat. On ne trouve un peu d’herbe et d’eau salubre que sur un tiers de ce grand parcours. — Il y a une troisième route qui d’Orenbourg conduit également à Kungrat en passant par le fort Embinsk élevé en 1839 contre les invasions des tribus khiviennes et en contournant le lac Ay-Beugur. Elle a une longueur de 1,395 verstes, et, d’après les indications des itinéraires russes, l’eau et le fourrage y sont extrêmement rares. — Il existe enfin une quatrième route, d’Orsk à Kazalinsk (739 verstes) et de Kazalinsk à Khiva (770 verstes) ; la distance totale entre les deux points extrêmes est de 1,509 verstes. La première partie du parcours, fréquentée par. les tribus nomades et par les caravanes de la Boukharie, est relativement assez facile ; mais de Kazalinsk à Geurien, sur la frontière du khanat, ce n’est plus qu’un pays de steppes arides et sablonneuses. — Telles sont les routes dont le savant géographe Venyukoff a étudié les différentes directions.

Dans le cours de ces dernières années, le gouvernement russe a cherché à faire ouvrir une nouvelle voie du fort Perovsky à Khiva ; ce projet n’a pas eu de suite. Les mêmes obstacles se rencontrent sur d’autres points, notamment dans les steppes de Kizil-Koum et de Batkak-Koum qui séparent la Boukharie du Khokand, ainsi que dans les steppes hyrcaniennes. J’ai traversé ces diverses régions qui sont décrites dans la relation de mon voyage, et je n’ai plus à retracer les tribulations et les souffrances réservées au voyageur qui s’aventure au milieu de ces affreuses contrées. Croirait-on cependant que certains politiques russes, de faciles rêveurs qui du fond de leur cabinet à Saint-Pétersbourg entreprennent la conquête de l’Asie centrale pour la plus grande gloire des tsars, avaient imaginé de lancer un chemin de fer à travers les steppes, des monts Balkans aux rives de l’Oxus ! Quand ce beau projet fît son apparition, — il y a environ trois ans, — je crus devoir en dire ma façon de penser et déclarer qu’il était ridicule. Toute la presse moscovite se déchaîna contre moi. J’avais eu l’audace d’exprimer un doute sur la puissance de la sainte Russie ! Fort heureusement la récente expédition scientifique de MM. Stebnitski et Radde a confirmé mon témoignage : ces savans, partis du fort Krasnovodsk, ont pénétré assez loin dans l’intérieur des steppes, et leur rapport non suspect a mis à néant le projet de voie ferrée.

Je viens d’indiquer avec des détails géographiques qui ont peut-être semblé trop arides, mais que mon voyage dans ces régions m’a permis de rendre plus précis, les diverses routes qui aboutissent à Khiva, j’ai décrit en même temps les obstacles de toute nature qui rendent cette région à peine abordable. Il paraît toutefois certain que le gouvernement russe, après avoir successivement avancé ses stations et ses forts jusque sur la frontière, est décidé à pénétrer sur le territoire du khanat et à frapper au cœur ce peuple, ou plutôt cette peuplade, qui, se croyant abritée par ses déserts, l’a si longtemps bravé. Les préparatifs ont été faits avec un soin et une patience qui, en dépit des difficultés, donnent lieu de compter sur le succès de l’expédition. Selon toute apparence, le khanat sera envahi par trois côtés à la fois. L’attaque principale partira du fort n° 1, et suivra la rive orientale du lac d’Aral : c’est la voie la moins pénible ; les deux autres points d’attaque seront à la ligne de fortification sur le cours inférieur de l’Emba et à Krasnovodsk sur la côte orientale de la mer Caspienne. Le printemps est la saison la plus convenable pour la traversée des steppes ; l’herbe nouvelle est assez épaisse pour donner des fourrages suffisans, les fondrières creusées dans le terrain argileux contiennent encore des mares d’eau qui proviennent des pluies de l’hiver ou de la fonte des neiges, enfin les ouragans sont moins à craindre. Quant aux opérations militaires, il n’est pas probable que les Khiviens osent risquer une bataille rangée, leur tactique ne peut consister que dans une guerre d’escarmouches ; ils lanceront dans le désert leurs colonnes mobiles qui tenteront des coups de surprise sur les flancs de l’armée ennemie, sur les détachemens isolés et sur les convois. Le jour où, après avoir franchi les steppes, l’expédition russe aura gagné les régions cultivées et enlevé les premiers villages, Khiva sera complètement sans défense, et le khan n’aura plus qu’à faire sa soumission.

Dans la correspondance diplomatique échangée récemment entre lord Granville et le comte Schouvalof, ce dernier a déclaré que la Russie ne songeait à diriger contre Khiva qu’un détachement de quatre bataillons et demi de troupes régulières. Si lord Granville et la presse anglaise ont bien voulu ajouter foi à cette modeste déclaration, il faut qu’ils se soient bien mal rendu compte des conditions nécessaires de l’expédition ou qu’ils aient le parti-pris d’accepter, de la part du cabinet russe, les assertions les plus invraisemblables. Quatre bataillons et demi pour aller à Khiva ! Quatre bataillons et demi ayant à leur tête un prince impérial, le frère du tsar ! Ajoutons que, d’après les appréciations les plus modérées et en supposant que l’attaque s’effectue seulement sur un ou deux points, l’on devra emmener 5,000 à 6,000 chameaux pour transporter l’artillerie de campagne démontée pièce à pièce, les vivres et les approvisionnemens d’eau potable. Non, ce n’est pas avec d’aussi faibles troupes que la Russie s’engagera dans cette entreprise où elle ne veut certainement pas s’exposer à un échec, et l’Angleterre, qui s’y connaît en fait d’expéditions asiatiques, ne saurait croire un seul instant à cet effectif ridicule de quatre bataillons. Ce qui est vrai, c’est que les deux gouvernemens ont intérêt à donner le change sur l’importance de cette expédition ; ils pensent rapetisser la question, — une question qui engage les susceptibilités internationales, — en réduisant au chiffre le plus minime l’effectif du corps d’armée qui doit porter dans l’Asie centrale le drapeau de la Russie.

Il y a dix ans, au retour de mon voyage dans les contrées asiatiques, j’exprimais toute ma surprise au sujet de l’indifférence, de l’apathie des Anglais devant les progrès incessans de la Russie. Témoin de l’état de barbarie dans lequel se trouvaient le Turkestan et la plupart des régions de l’Asie centrale, je n’hésitais pas à déclarer que l’influence européenne pouvait seule y ramener l’ordre, la civilisation, l’échange fructueux des produits. La domination de toute puissance européenne, de la Russie à défaut d’une autre, était mille fois préférable à l’anarchie qui désolait ces contrées. Tel est mon sentiment fondé sur un principe général et non pas inspiré par une prédilection particulière et systématique en faveur de la puissance russe. D’un autre côté il convient, dans l’intérêt de la paix du monde, d’éviter les conflits, les chocs entre les deux grandes nations, l’Angleterre et la Russie, qui sont destinées par la situation géographique et par la force des choses à s’étendre en Asie, et qui, s’avançant l’une par le nord, l’autre par le sud, finiront par se rencontrer. Pourquoi dès lors ne point tracer à l’avance une zone intermédiaire entre les Indes et le Turkestan russe, zone qui serait neutralisée, respectée par les deux puissances, ouverte par leur double influence aux communications du commerce et creusant pour ainsi dire entre les frontières de chacune d’elles un large fossé qui limiterait leur ambition et conjurerait les périls du contact ? Cette politique prévoyante a été dédaignée par les ministères whigs et par l’école de Manchester ; il est juste de reconnaître qu’elle avait été entrevue par le ministère tory et qu’elle avait même reçu un commencement d’exécution.

Lord Mayo, vice-roi des Indes, nommé par le ministère tory, s’était mis en relations avec le roi des Afghans. Chir-Ali-Khan, fils et successeur de Dost-Mohammed, vint à Umballah, et, dans une entrevue avec le vice-roi, il se plaça sous le protectorat britannique, duquel il obtenait en retour le paiement d’un subside annuel et la garantie de sa couronne. On s’en émut à Saint-Pétersbourg. La presse russe vit dans l’alliance conclue entre Chir-Ali et lord Mayo le prélude d’une ligue offensive ; elle rappela que précédemment l’Angleterre avait accordé son appui moral et son concours matériel à la Boukharie contre la Russie ; allégation inexacte, mais bien faite pour réveiller en Russie la défiance de l’opinion publique. Afin de couper court à de fausses interprétations, le cabinet de Saint-James crut devoir envoyer à Saint-Pétersbourg l’un des fonctionnaires les plus éminens de l’administration anglo-indienne, M. F.-D. Forsyth, avec mission d’exposer la nature et la portée réelle des engagemens contractés avec Chir-Ali, et de proposer un règlement général de la question asiatique par rétablissement d’une zone intermédiaire qui garantirait, en le limitant, le champ d’action et d’influence des deux pays. La chute du ministère tory mit fin à ces négociations, que les whigs ne jugèrent pas à propos de poursuivre. — Pas de discussions ! pas d’embarras ! Laissez faire ! Ce mot d’ordre de l’école de Manchester devait recevoir son application dans les affaires d’Asie comme dans les affaires d’Europe. L’histoire dira si cette politique, uniquement vouée aux intérêts matériels et aux choses du présent, est bien conforme à la dignité et à la prospérité de la Grande-Bretagne. Quoi qu’il en soit, depuis la chute du ministère tory tout examen des questions asiatiques était relégué au dernier plan ; les interpellations faites au parlement n’avaient point d’écho et ne recevaient que d’évasives réponses ; la presse anglaise se détournait de ces questions lointaines et fâcheuses. Le Times lui-même, peu de jours avant l’arrivée du comte Schouvalof à Londres, traitait de rêves, de contes de fées, les préoccupations que certains esprits ressentaient au sujet de l’Asie centrale ; il déclarait même qu’après tout il valait mieux pour l’Angleterre avoir pour voisins dans l’Inde les Russes que les Afghans !

Cette indifférence, plus ou moins feinte, fit place au désappointement le plus vif lorsque l’on apprit à Londres que décidément la Russie allait entreprendre une expédition contre Khiva. Il ne s’agissait plus cette fois de paroles, de projets, de combinaisons à longue échéance ; c’était un acte immédiat, dont l’opinion nationale en Angleterre, si longtemps froide sur ces questions allait maintenant exagérer la portée et les conséquences. Le ministère de M. Gladstone fut donc obligé de sortir de sa réserve et d’inviter le cabinet de Saint-Pétersbourg à faire connaître ses intentions sur l’ensemble de la politique asiatique, ainsi que le but de l’expédition annoncée contre Khiva. En même temps, il offrit de reprendre les négociations engagées par le ministère précédent pour arriver à une délimitation de frontière, et à la création d’une zone neutre qui pourrait, à l’avenir, prévenir les conflits. Si lord Granville, au nom du cabinet anglais, avait voulu préciser les griefs et provoquer une discussion définitive, il aurait dû serrer la question de plus près, notamment exiger que la Russie cessât de donner asile et de payer des subsides aux princes afghans qui n’ont pas accepté le compromis stipulé entre Chir-Ali et lord Mayo, demander quelques explications sur les postes que la Russie a établis à Krasnovodsk et à Tchekrichlar, sur la côte orientale de la mer Caspienne, postes dont la création doit avoir un tout autre objet qu’une simple campagne contre Khiva. Bref, il y avait, dans ce dossier que M. Gladstone avait laissé grossir depuis trois ans, une série de questions à éclaircir et à résoudre. La correspondance échangée entre lord Granville et le comte Schouvalof se garde bien d’y toucher. Il semble même que le diplomate russe ait eu quelque pitié bienveillante pour le ministère anglais, qu’il voyait aux prises avec l’opinion publique ; il a promis, pour rassurer le parlement et les Anglais, que l’expédition contre Khiva ne se composerait que de quatre bataillons et demi, et que cette petite troupe se retirerait de Khiva aussitôt après avoir infligé au khan le châtiment qu’il mérite ; il a offert de laisser à l’Afghanistan, allié et tributaire de l’Angleterre, une province, celle de Bedakhchan, qui n’appartient à personne, ni à la Russie, ni à l’Angleterre, ni aux Afghans, et qui ne contient que des montagnes séparées par d’incultes vallées de sables. Ces assurances, ces engagemens, ces dons n’ont en eux-mêmes aucune valeur ; mais ils sont destinés à fournir à lord Granville de beaux argumens devant le parlement, à tirer le ministère de M. Gladstone d’une situation épineuse et à endormir l’opinion publique. Entre gouvernemens alliés, on se doit de tels services. Le cabinet de Saint-Pétersbourg laisse volontiers au cabinet anglais l’apparence d’une sorte de victoire diplomatique, pourvu qu’il conserve en réalité les coudées franches dans les manœuvres de sa politique asiatique.

Lorsque les Russes seront entrés à Khiva, nous verrons quand et à quelles conditions ils en sortiront. Ce sera le plus sûr commentaire des négociations qui se sont récemment poursuivies entre les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Saint-James.


ARMINIUS VAMBERY.


C. BULOZ

  1. L’Hindoustan, l’expédition de Khiva, par M. A. de Jancigny, livraison du 15 mai 1840 ; — Progrès de la Russie dans l’Asie centrale, par M. Thouvenel, livraison du 15 décembre 1841.