Chronique de la quinzaine - 28 février 1859

Chronique n° 645
28 février 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1859.

La période de l’action est commencée pour la question italienne. Nous voilà déjà loin de ces incertitudes du mois de janvier, de ces dénégations, contradictions et tergiversations étranges, auxquelles fut en proie pendant plusieurs semaines cette partie de la presse qui passe auprès du public pour obéir à de hautes directions et pour jouir du privilège des informations sûres. Nous n’avions pas attendu, quant à nous, l’incident du 1er janvier pour pressentir et donner à entendre qu’une grande évolution se préparait dans les affaires d’Italie ; mais, touchant la façon dont cette évolution se pourrait accomplir, nous partagions le sort commun, et nous étions réduits à la fastidieuse perplexité des conjectures. Le premier débat du parlement anglais sur les affaires d’Italie, promptement suivi du discours prononcé par l’empereur à l’ouverture de la session des assemblées françaises, nous avait sans doute apporté de grandes lumières : l’on avait pu y voir comme l’ouverture et l’exposition du drame qui allait se jouer ; mais ce n’étaient encore que des paroles de prélude, ce n’étaient point des actes. Maintenant les actes se produisent. Le Moniteur nous apprend que, sur la demande du saint-père, les armées française et autrichienne vont dans un bref délai évacuer le territoire pontifical ; l’Angleterre, en envoyant lord Cowley à Vienne, vient de faire une démarche d’une très haute portée. Enfin ne peut-on pas compter, parmi les signes de cette phase de l’action où nous sommes entrés, ce frémissement redoublé de l’opinion européenne à l’approche d’un dénoûment décisif pour la paix ou pour la guerre, ce sentiment général d’attente impatiente dont le parlement anglais vient encore une fois de se faire l’organe ?

Parmi ces actes, sans doute il en est un, la mission de lord Cowley, dont les conséquences sont encore conjecturales. Rapproché pourtant de l’évacuation des états pontificaux par les troupes françaises et autrichiennes, il fournit déjà des données sur lesquelles ropinion publique peut s’appuyer non-seulement pour asseoir ses espérances, mais pour établir, avec plus de précision qu’elle ne l’a pu faire jusqu’à ce jour, ses appréciations, son jugement et ses vœux sur la conduite de la question qui agite l’Europe. Examinons d’abord le caractère de ces deux actes : l’évacuation annoncée des États Romains et la mission de lord Cowley.

Au point de vue de la France, nous ne pouvons nous empêcher de considérer comme une grande satisfaction pour notre politique la cessation de l’occupation de Rome. Cette occupation imposait, suivant nous, à la France une responsabilité trop douloureuse dans les destinées de l’Italie. Si la présence du drapeau français dans les états de l’église avait été le gage et le signe de l’etHcacité de notre influence employée à l’amélioration politique de l’Italie centrale, la France libérale aurait pu prendre son parti de cette anoaialie ; mais il est évident que le concours militaire prêté par nous au souverain pontife n’a pas réussi à donner de l’autorité à nos conseils. Ainsi en notre présence, sous notre protection, le gouvernement pontifical a persévéré dans les fâcheux erremens d’où l’Europe, à tant de reprises, s’est efforcée vainement de le tirer. Dans de telles conditions, continuer à faire à Rome un service de gendarmerie, c’était subir et presque accepter devant l’Italie et devant l’Europe une sorte de complicité dans les erreurs et les fautes du gouvernement du saint-père ; c’était encourager peut-être le gouvernement romain par la sécurité anormale que nous lui procurions à s’obstiner dans sa malheureuse immobilité. L’inconvénient était plus grave encore : à tort ou à raison, les libéraux italiens regardent Rome comme l’obstacle fatal qui s’oppose à l’affranchissement et aux progrès politiques de l’Italie, et c’est aux interventions étrangères qui protègent le souverain temporel dans le chef du catholicisme qu’ils attribuent l’invincible puissance de cet obstacle. L’occupation prolongée de Rome par les troupes françaises donnait lieu ainsi à une regrettable méprise de l’opinion italienne, même en dehors des états pontificaux, sur les tendances réelles et les sympathies véritables de la politique de la France. Il y a longtemps que cette position nous paraissait cruelle pour la bonne renommée de notre pays et intolérable pour les intérêts de sa politique. Nous considérons donc comme un acte très heureux la résolution du saint-père annoncée aux ambassadeurs de France et d’Autriche. La France, dégagée d’une pénible solidarité, pourra reprendre vis-à-vis de l’Italie, nous ne dirons pas sa liberté d’action, qu’elle n’avait point aliénée, mais la franchise de son attitude, dont une fausse position avait trop longtemps altéré l’apparence aux yeux de l’Italie.

Ce n’est point à nous de faire ressortir les avantages de cette solution pour l’Autriche elle-même dans les circonstances actuelles. L’évacuation des états du pape fait disparaître un des plus grands embarras de la politique autrichienne en Italie, car la présence simultanée de ses troupes et des nôtres sur le territoire pontifical mettait nécessairement en relief l’antagonisme des deux puissances dans les affaires de la péninsule, irritait la lutte des influences, et pouvait être pour elles, suivant les circonstances, une occasion prochaine de conflit. Envisagée au point de vue du gouvernement pontifical, la résolution annoncée par le cardinal Antonelli peut être l’objet d’appréciations et de conjectures diverses ; mais, quelles qu’en soient les conséquences, elle fait incontestablement honneur à Pie IX. Le pape n’a pas voulu, dans un moment où les relations de la France et de l’Autriche sont si tendues, que son gouvernement fût la cause ou le prétexte et que ses états fussent le champ de bataille d’une lutte entre deux puissances catholiques. En prenant une telle décision, le pape a non-seulement agi en souverain habile, mais en prince honnête ; il n’a pas fait seulement de la politique sage, il a rempli un devoir en quelque sorte religieux. Nous espérons que cette conduite lui portera bonheur. « Son gouvernement est assez fort, suivant les paroles du cardinal Antonelli, pour suffire à sa propre sécurité et pour maintenir la paix dans ses états. » Nous souhaitons qu’il en soit ainsi, et nous désirons que le pape, délivré de la protection des troupes françaises et autrichiennes, se retrouvant en face de ses sujets affranchi de la tutelle au moins apparente et inévitablement blessante d’une double intervention étrangère, cherche dans les réformes attendues par son peuple les élémens les mieux assurés et les plus durables de sa force. Cependant, si nous avions le malheur de nous tromper dans cette espérance, si après le départ des Autrichiens et des Français des difficultés devaient s’élever de nouveau entre le gouvernement, pontifical et les populations romaines, nous regarderions encore comme salutaire l’expérience qui va s’ouvrir. Après les questions qui ont été aujourd’hui soulevées, l’opinion de l’Europe a besoin d’être édifiée encore une fois sur la vertu, la vitalité et la légitimité du gouvernement temporel du pape. De deux choses l’une : ou les embarras du gouvernement pontifical naîtront de ses défauts mêmes, qu’il s’obstinera à ne point vouloir corriger, ou bien, comme cela est arrivé déjà en 1848, les passions anarchiques déjoueront les généreux desseins du saint-père. Dans le premier cas, il faudra que l’Europe avise définitivement à l’organisation politique des provinces qui forment le patrimoine temporel de saint Pierre ; dans le second cas, les libéraux européens seront bien contraints d’ajourner encore leurs espérances dans la régénération politique de l’Italie. Nous le répétons, quelle que puisse être l’issue de cette expérience, la conscience de l’Europe, autant que l’intérêt de la paix du monde, exige qu’elle soit tentée librement, naturellement, entre le pape et les populations romaines, sans être entravée, dénaturée, compromise.par des interventions étrangères.

Mais ces éventualités, si graves qu’elles puissent être un jour, n’appartiennent point à la phase actuelle de la question italienne. L’on n’a point à les apprécier pour mesurer l’influence que peut avoir l’évacuation des États-Romains sur la question de paix ou de guerre qui se débat aujourd’hui. Cette évacuation est, suivant nous, la solution de la plus grave des difficultés diplomatiques que présentait la situation de l’Italie. Quelques personnes se sont étonnées de l’importance qu’on y attachait dans le parlement anglais. Ce qui nous surprend, nous, c’est cet étonnement même. Nous avons assez de confiance dans nos contemporains pour croire que, dans l’époque où nous vivons, les motifs et les prétextes de guerre ne puissent être puisés dans le caprice ou l’ambition d’aucun gouvernement, pour penser qu’ils ne peuvent être cherchés que dans les irrégularités exceptionnelles qui constituent des infractions aux traités et des déviations au droit public et à la légalité internationale. Or dans la situation de l’Italie, envisagée au point de vue diplomatique, l’irrégularité la plus choquante et la plus périlleuse était jusqu’à ce jour la présence des Autrichiens dans les Légations et des Français à Rome. Il est donc naturel que les hommes d’état anglais aient vu dans ce fait la cause de guerre la plus dangereuse, et que la chambre des communes ait applaudi avec confiance à la nouvelle de l’évacuation, qui enlève à la guerre immédiate un de ses plus graves prétextes. Du reste, l’intervention étrangère à Rome n’a-t-elle pas été considérée depuis plusieurs années par les avocats de l’affranchissement de l’Italie comme leur grief le plus sérieux ? M. de Cavour, qui a eu l’honneur de tracer dès 1856 le programme de ces griefs de l’Italie, que le gouvernement français s’est approprié maintenant, ne dénonçait-il pas surtout dans ses notes, adressées il y a trois ans à lord Clarendon et à M. le comte Walewski, la présence des Autrichiens dans les Légations ? Lorsque l’empereur, dans son récent discours, a voulu définir d’un trait le péril de la question italienne, n’a-t-il pas parlé de la situation anormale de ce pays, où l’ordre ne peut être maintenu que par des troupes étrangères, et n’était-ce pas aux États-Romains que s’appliquait cette énergique et brève allusion ? Il n’est donc pas plus permis aux amis de la guerre, si la guerre pouvait avoir des partisans systématiques, qu’aux amis de la paix de méconnaître que l’évacuation des États-Romains est un vrai soulagement pour la politique française, un grand rassérénement dans les perspectives de l’Europe, et qu’elle supprime dans le présent la chance de guerre la plus redoutable.

Un autre acte d’une extrême importance, que le public a connu avant la résolution arrêtée de mettre un terme prochain à l’occupation militaire de Rome et des Légations, c’est la mission de lord Cowley à Vienne. Il y a deux choses dans cette mission : le fond même de la négociation que lord Cowley porte à Vienne, et l’intention qui a inspiré au gouvernement anglais une démarche si extraordinaire, et l’on pourrait presque dire si insolite.

Sur le fond de la négociation, nous ne pouvons, avoir que des pressentimens plus ou moins plausibles et d’hypothétiques lueurs. Cependant nous appréhenderions peu de nous tromper sur le sens général des conseils que lord Cowley est confidentiellement chargé d’adresser à la cour d’Autriche, en supposant que ces conseils auront trait aux conventions particulières contractées depuis 1815 entre l’Autriche et plusieurs des petits états de l’Italie. Après l’occupation des États-Romains par les troupes étrangères, ces conventions ont été le principal grief des amis de la liberté italienne. M. de Cavour faisait dès 1856 valoir ce grief auprès de la France et de l’Angleterre, en signalant comme contraires à l’esprit et à la lettre des traités de 1815 ces conventions particulières, qui rendent l’Autriche présente partout en Italie, qui étendent sa prépondérance politique et militaire au-delà de ses frontières légitimes, qui enlèvent toute indépendance à la vie intérieure et nationale des populations partagées entre les petits gouvernemens de la péninsule. Ces traités particuliers sont en effet une des plus choquantes anomalies de la situation de l’Italie. Ils consacrent le vicieux principe dont la présence des troupes étrangères dans les États-Romains est depuis dix ans en fait la conséquence la plus apparente, le principe de l’intervention étrangère dans les questions intérieures qui peuvent s’élever entre les populations et les gouvernemens, intervention irrésistible, écrasante, oppressive et toujours exercée au profit des gouvernemens contre les peuples. M. de Cavour vient encore, devant le sénat de Turin, de tirer très habilement parti de ces traités, exagération abusive des avantages que les arrangemens de 1815 ont assurés à l’Autriche. C’est évidemment sur ce point que lord Cowley va demander à la cour de Vienne de conciliantes concessions. Quelle sera la mesure, quelle sera la forme de ces concessions ? Nous n’essaierons pas de le deviner, et cependant lord Palmerston, qui en sait plus long sur la mission de lord Cowley qu’il ne veut en avoir l’air, a, dans la séance de la chambre des communes de vendredi dernier, donné une indication qui peut mettre le public sur la voie de la vérité. « Nous savons tous, a-t-il dit, que l’Autriche a certains traités avec les états de l’Italie. Ces. traités contiennent, je crois, des engagemens de deux natures : les uns stipulent la protection de ces états contre des agressions étrangères ; les autres ont pour objet d’assurer aux gouvernemens l’assistance de l’Autriche dans leurs affaires intérieures. » Personne, suivant lord Palmerston, ne pourrait demander t l’Autriche d’abandonner la partie de ces traités qui se rapporte aux éventualités extérieures.^ Il rappelle les liens de parenté qui unissent la plupart des maisons régnantes d’Italie à la maison d’Autriche, et qui justifient de semblables engagemens ; même en dehors des considérations de famille, il peut convenir à une grande puissance de se lier ainsi à la défense d’un état plus faible contre les attaques étrangères, et c’est, dit lord Palmerston, ce qu’a fait l’Angleterre par ses traités avec le Portugal. « Mais, ajoute-t-il, les engagemens d’autre sorte, ceux qui ont trait à l’intervention dans les aff"aires intérieures des états, sont de telle nature que l’Autriche peut honorablement, et avec un parfait sentiment de sa dignité, y mettre fin. » L’évacuation par laquelle cesserait le fait de l’intervention étrangère à Rome serait pour lord Palmerston une garantie insuffisante, si elle n’était qu’un accident passager, si elle n’était accompagnée de la répudiation même de ce principe d’intervention, origine de tous les maux et cause des perturbations actuelles. Tel est sans doute le sens des concessions que lord Cowley demande en ce moment à la cour de Vienne.

Mais, sans aller plus avant dans les conjectures sur l’objet de la mission de lord Cowley, cette mission révèle chez le gouvernement anglais des intentions favorables à la paix si fortement accusées, qu’elles méritent d’être prises en très sérieuse considération, et par les gouvernemens qui ne pourraient sans injustice et sans imprudence répondre par un mauvais procédé au bon vouloir de l’Angleterre, et par l’opinion publique en Europe, trop heureuse de rencontrer un concours si puissant à ses vœux pour la paix. Nous savions, par la discussion de l’adresse dans le parlement anglais, que l’Angleterre avait recommandé à la France et à l’Autriche une sérieuse négociation sur les affaires d’Italie avant d’en venir à des extrémités irréparables ; mais comment pouvait s’engager cette négociation ? Il ne semblait pas que ni l’une ni l’autre des deux puissances que divise la question italienne en pût prendre l’initiative. L’Angleterre au contraire, qui conseillait la négociation, qui en croyait le succès possible, et qui n’était point compromise par des actes antérieurs, pouvait remplir avec efficacité le rôle d’intermédiaire conciliateur entre la France et l’Autriche. C’est le rôle qu’elle a pris avec éclat, en envoyant à Vienne lord Cowley, Nous disons qu’elle l’a pris avec éclat : l’acte qui distrait un personnage tel que lord Cowley de ses fonctions ordinaires d’ambassadeur à Paris, pour le dépêcher avec tant de promptitude vers la cour qu’il s’agit de mettre d’accord avec la France, est en effet une mesure à laquelle on ne trouverait guère de précédens dans l’histoire diplomatique. Au premier aspect, ne dirait-on pas que l’Angleterre a mis un de ses pairs et un de ses représentans les plus distingués à la disposition de la France ? Quand on voit l’Angleterre prendre une résolution dont l’apparence est si énorme, l’on est fondé à en conclure, et que l’Angleterre apporte à la conservation de la paix une volonté bien ardente, et qu’en même temps elle a de très puissantes raisons de croire au succès de ses efforts et à la conservation de la paix. Il entre sans doute dans ses plans de donner à tout événement à l’Europe un témoignage signalé de son attachement à la paix : mais si elle eût redouté un échec, elle pouvait sans doute convaincre à un moindre prix l’opinion européenne de la sincérité de sa politique pacifique, et ne point s’exposer à compromettre dans une tentative impuissante la situation et la réputation de son ambassadeur à Paris. À la vérité, s’il était permis de pénétrer dans des considérations plus intimes, il suffirait de songer à la position particulière du négociateur choisi par l’Angleterre pour écarter la prévision d’un échec. N’est-il pas probable que c’est lord Cowley lui-même qui a eu la pensée de l’arrangement qu’il va proposer à Vienne ? N’est-il pas probable qu’après l’avoir fait agréer à Paris, où il a dû en discuter les bases, et à Londres, où il est allé l’expliquer, il a sollicité lui-même la mission confidentielle dont il est chargé auprès du cabinet autrichien ? N’est-il pas probable enfin que l’Autriche, de son côté, n’a point absolument ignoré ce qui se débattait à Paris et à Londres, et que l’on a dû savoir, avant d’aller lui proposer les détails d’un arrangement, qu’elle n’en repousserait point les bases principales ? Il nous paraît plus naturel d’admettre ces probabilités que de croire que de grands gouvernemens et des hommes politiques expérimentés se sont exposés témérairement à des déconvenues personnelles qui seraient en même temps pour l’Europe de cruelles déceptions.

Nous avons été pleinement confirmés dans cette façon de voir par la séance de la chambre des communes où lord Palmerston a demandé au gouvernement de la reine des explications sur la situation de l’Europe. Lord Palmerston n’a point parlé en homme de parti, il a parlé en homme d’état, représentant et conseiller du gouvernement d’un grand empire ; il n’a point été seulement l’écho des anxiétés et de suggestions de la raison de son pays, il a été l’organe des inquiétudes et des vœux de l’opinion européenne ; ses paroles, quoique prononcées dans une étroite enceinte, iront retentir dans le monde entier comme une saine diffusion de modération et de bon sens. Cette lucide, sage, spirituelle et sobre discussion des causes et des solutions de la crise actuelle sera l’un des plus solides succès qui puissent honorer la verte vieillesse de ce vétéran vivace des grandes luttes politiques de l’Angleterre et de l’Europe. Nous lui savons un gré particulier d’avoir placé ses interpellations sous l’invocation des intérêts commerciaux que la crise actuelle trouble dans son pays comme dans le reste de l’Europe. C’était agir en véritable homme d’état moderne qui connaît le rôle que ces intérêts jouent dans notre civilisation ; c’était d’un contraste heureux et instructif avec un travers auquel on s’abandonne parmi nous depuis quelque temps, avec le dédain que l’on affiche pour les intérêts que l’on appelle matériels, nous ne savons trop pourquoi, car ils sont essentiellement moraux, puisqu’il se confondent avec les intérêts du travail, et ils sont politiques au premier chef, puisque c’est d’eux que les gouvernemens tirent les élémens de leur puissance financière.

Lord Palmerston a défini avec une précision et une clarté saisissantes, et les positions respectives des puissances de l’Europe, qui semblent sur le point d’en venir aux mains, et la position libre et naturellement arbitrale que, les conflits du continent assignent à l’Angleterre. Entre les grandes puissances qui font de si vastes apprêts militaires, il n’y a point eu de ces collisions d’honneur et de ces chocs subits d’intérêts qui animent les ressentimens des peuples, et ne leur laissent d’autre recours que la guerre. Cela est si vrai que les peuples du continent se sont aperçus des dispositions militaires prises par leurs gouvernemens bien avant d’en connaître ou d’en comprendre les motifs, et cela est si heureux que les peuples ne se sont point passionnés, et ne demandent et n’attendent pas d’autre satisfaction que d’apprendre que leurs gouvernemens se tiennent eux-mêmes pour satisfaits, et que la paix n’est plus en péril. La guerre n’est donc pas nécessaire ; elle ne pourrait éclater que si quelqu’un voulait prendre sans provocation l’initiative et la responsabilité d’une violation gratuite des traités qui forment le droit public de l’Europe. Lord Palmerston n’a pas de peine à écarter cette hypothèse en passant en revue les puissances dont l’attitude, et non les prétentions avouées, fait craindre un conflit européen. Aucune de ces puissances, lord Palraerston le croit, et M. Disraeli, organe du gouvernement, l’affirme, ne veut violer les traités. La difficulté et le péril sont donc dans les choses, et non dans les desseins des gouvernemens. Ces difficultés naissent de la situation de l’Italie centrale, du fait de la double intervention française et autrichienne dans les États-Romains, du principe de l’intervention de l’Autriche dans les affaires intérieures des petits états italiens, principe inscrit dans les traités particuliers de l’Autriche avec ces états. Il faut extirper des choses les périls qu’elles contiennent. Le premier de ces périls, l’occupation des États-Romains, va disparaître : M. Disraeli l’annonce aux applaudissemens prolongés de la chambre des communes ; le second peut être conjuré, si l’Angleterre, qui n’a dans ces questions qu’à donner des conseils amicaux et désintéressés aux deux parties, sait user avec vigilance du bénéfice de sa position impartiale, laquelle lui permet de défendre le grand intérêt européen de la paix sans abdiquer ses sympathies libérales pour le sort des populations italiennes. Cette position, le gouvernement anglais l’a comprise, et il en remplit les devoirs avec confiance en envoyant à Vienne lord Cowley : il le déclare par l’organe de M. Disraeli. Lord John Russell, après avoir félicité la chambre des nouvelles annoncées et des déclarations faites par le ministre, couronne ce grand entretien politique par une exhortation honnête et sensée à l’Italie : il l’adjure d’être patiente et pacifique, et lui promet, avec l’autorité de la raison et de l’histoire, des succès plus sûrs par la paix que ceux qu’elle pourrait obtenir même par une guerre heureuse, entreprise sans assistance étrangère. L’on ne saurait lire cette séance parlementaire sans être frappé du tact généreux qu’y ont montré tour à tour les chefs de l’opposition et l’orateur du ministère, et sans féliciter la chambre des communes de la réserve qu’elle a su garder. La chambre était nombreuse, émue, palpitante. Bien des pensées diverses agitaient toutes ces têtes attentives ; pas une parole n’a jailli qui pût compromettre l’intérêt, nous ne dirons point patriotique, mais humain, de la paix. Nous lisions récemment, et non sans un frémissement de révolte intérieure, dans un journal populaire anglais qu’il n’y a plus en ce moment de liberté dans le monde que pour les races qui parlent la langue de Shakspeare ; mais ni les épreuves de la liberté dans le reste de l’Europe ni l’orgueil anglais ne nous rendront jaloux ni injustes, et nous reconnaîtrons volontiers avec le Times qu’il serait impossible à l’ennemi le plus invétéré des assemblées populaires et des gouvernemens représentatifs de refuser son admiration au spectacle qu’a donné au monde vendredi soir la chambre des communes.

Nous ne doutons point qu’en France comme en Europe l’opinion, éclairée par ces grands débats, ne sanctionne les jugemens qui y ont été portés et les solutions qui y ont été indiquées. Il n’existe point. Dieu merci, en France, pas plus dans les masses que chez les esprits éclairés, de prévention en faveur de la guerre : l’esprit de parti même ne cherche plus parmi nous dans le prestige de la guerre des moyens de tactique ou de propagande. Nous venons d’en faire la consolante épreuve : la majorité de tous les partis a montré hautement dans les circonstances que nous venons de traverser ses préférences pour la paix. Il y a là un grand progrès de la civilisation moderne, fruit des quarante années de liberté et de paix qui ont succédé aux grandes guerres si malheureusement dénouées du commencement de ce siècle. Libéraux, nous avons appris que la plus irrésistible propagande que nous pouvions exercer au profit des peuples moins avancés que nous n’était pas celle des armes, mais celle des idées. Patriotes, nous avons acquis par les preuves les plus décisives, par l’expérience pratique, la conviction que c’est bien plus par les conquêtes intérieures, celles qui sont accomplies à la faveur de la paix par le travail et l’industrie, que par les promenades aventureuses de ses armées au-delà de ses frontières qu’un peuple accroît sa véritable puissance. Comme nation, nous n’avons plus besoin de gloire, nous avons le sentiment de notre force, et la guerre pour la guerre ne saurait plus nous séduire. Du progrès des idées comme du développement des intérêts s’est formé un sentiment général qui est aussi bien une sauvegarde pour nous qu’une garantie pour le repos du monde, — le sentiment que la guerre est un malheur qu’il faut subir énergiquement et bravement s’il nous est imposé par une inévitable nécessité, mais qu’il serait imprudent et coupable de provoquer témérairement, même sous le charme des plus séduisans prétextes. Les éclaircissemens fournis par le parlement anglais nous font espérer que ce sentiment ne sera point mis à l’épreuve. Ainsi que l’avait dit l’empereur dans son discours, la situation de l’Italie n’est point un motif suffisant de croire à la guerre. Si l’Autriche, se rendant aux avis de l’Angleterre, modifie ses traités avec les petits états de l’Italie de telle sorte que le développement politique intérieur de la péninsule ne soit plus entravé par les ingérences étrangères et par une perpétuelle menace d’intervention, la crise actuelle sera conjurée. Alors commencera en Italie une situation nouvelle, dont les débuts ne seront sans doute pas exempts de troubles et de difficultés : peut-être les gouvernemens de l’Italie seront-ils incommodés d’un état de choses si nouveau, où ils auront à régler sans intermédiaire leurs comptes avec leurs sujets ; mais si c’est un malheur pour eux, ce n’est pas nous qui les plaindrons. Nous souhaitons au contraire avec lord Palmerston, quia illustré cette conclusion par une si plaisante anecdote, qu’on les abandonne le plus tôt possible à la calamité si redoutée qui les forcera de transiger avec leurs peuples et de se réformer. Si difficile que soit l’expérience ; nous le répétons, la conscience de l’Europe exige qu’elle soit tentée. Ce serait un grand résultat que de l’avoir rendue possible, et ce résultat, dû à la persévérance de M. de Cavour, et à la France, qui l’a soutenu, terminerait cette première phase de la question italienne par un succès très honorable pour la politique sarde et la politique française.

Les perspectives qu’ouvre la mission de lord Cowley et l’appui que la Prusse donnera certainement aux conseils du négociateur anglais nous permettent, croyons-nous, de ne point faire attention à l’agitation excitée en Allemagne par l’appréhension de la guerre. Que l’esprit teutonique se réveille avec énergie, nous en sommes plus affligés que surpris ; mais si l’Autriche croit trouver quelque force dans ce mouvement dont le Hanovre et la Bavière semblent prendre la direction, nous espérons qu’elle ne s’en servira que pour faire plus honorablement et de meilleure grâce la retraite que l’opinion de l’Europe attend d’elle. Parmi les satisfactions que la certitude de la paix donnerait aux intérêts européens, il en est qui ne doivent point être indifférentes aux intérêts particuliers de l’Autriche. Ne serait-il pas fort périlleux pour elle par exemple d’avoir à soutenir une lutte formidable en Italie en ayant sur sa frontière orientale la conflagration des provinces chrétiennes de la Turquie, que la dernière guerre a conduites si près de l’indépendance absolue ? Ce qui se passe en Servie et dans les principautés roumaines est évidemment le début d’un grand travail de fermentation et de réorganisation parmi les races danubiennes. Quant à noiis, qui portons à ces populations une sympathie désintéressée, nous serions heureux pour elles que ce travail difficile se put accomplir au milieu de la paix générale, et ne courût point le risque d’être compromis par les incertitudes et les vicissitudes inséparables d’une guerre continentale. Nous ne voudrions point réveiller contre la politique russe en Orient des ombrages intempestifs ; mais serait-il prudent d’oublier que le temps n’est pas loin de nous où la Russie exerçait sur les provinces slaves et grecques de religion un protectorat habituel ou un actif patronage ? Déjà l’on peut considérer la révolution qui s’est opérée en Servie comme une revanche partielle, pour l’influence russe, des échecs de la dernière guerre. Le grand grief du peuple serbe contrôle prince Alexandre, grief habilement exploité par le clergé, c’était la résistance qu’il avait opposée pendant la guerre aux sympathies qui attiraient les Serbes vers la cause de leurs coreligionnaires de Russie. Les premiers efforts des populations roumaines pour constituer leur nationalité par l’unité politique méritent jusqu’à présent les applaudissemens de l’Europe libérale. L’habileté avec laquelle les Moldo-Valaques ont réalisé l’unité de Fhospodarat par la double élection du colonel Couza triomphera, nous l’espérons, au sein de la conférence des objections et des résistances de la Porte ; mais cet incident, où se sont manifestées avec un entraînement si généreux les aspirations des Roumains, n’indique-t-il pas les difficultés que peut rencontrer dans la pratique des institutions qui lui ont été données un peuple encore novice dans la vie politique ? Si, au milieu des terribles distractions d’une grande guerre occidentale, des difficultés auxquelles il faut bien s’attendre s’élevaient dans le gouvernement intérieur des principautés, si les Roumains avaient à combattre les prétentions et les empiétemens de la Porte, la France serait bien loin et la Russie bien près, et le tsar reprendrait inévitablement ses vieilles habitudes de protection. Pour que l’établissement roumain s’affermisse et échappe aux tutelles étrangères, il est donc très désirable que la paix générale ne soit point troublée.

L’Angleterre a, comme on sait, elle aussi dans les Iles-Ioniennes sa question des nationalités en miniature. Les Ioniens, excités par leur clergé, vouent à tout prix s’absorber dans le royaume de Grèce, et préfèrent cette incorporation aux institutions les plus libérales dont l’Angleterre, représentée par un de ses hommes d’état les plus illustres, voulait les doter. Vainement M, Gladstone, pour se faire le mentor de ce petit peuple, a-t-il consenti à déroger à sa grande situation politique et a-t-il accepté des fonctions bien modestes pour un homme de sa valeur ; les Ioniens n’ont pas plus tenu compte de l’honneur qu’on leur faisait que des avantages qui leur étaient offerts ; le commentateur passionné d’Homère y a perdu son grec, sinon son éloquence, et n’a point réussi à persuader les rebelles descendans des sujets d’Ulysse. M. Gladstone a fait de grands sacrifices à la cause des Ioniens, car, pour eux, il est allé jusqu’à encourir le ridicule. Arrivé à Corfou en qualité de lord haut-commissaire extraordinaire, pour accomplir sa mission il a consenti à devenir lord haut-commissaire ordinaire après la retraite de sir John Young. Ces fonctions l’obligeaient à se démettre momentanément de son siège au parlement : il les a bientôt quittées pour les remettre à son successeur, sir Henry Storks, et s’est fait réélire par l’université d’Oxford ; mais il tenait à tenter un dernier effort auprès de ses maladroits protégés, il lui fallait encore pour cela, une position officielle dans l’administration des Iles-Ioniennes et une position qui ne l’obligeât point à donner encore une fois sa démission de membre de la chambre des communes et à troubler l’université d’Oxford de l’ennui d’une nouvelle élection. Il n’a pas trouvé d’autre issue, pour échapper à ce double embarras, que de se faire nommer par sir Henry Storks vice-haut-commissaire. Il a donc fini son séjour à Corfou après avoir descendu trois degrés dans les fonctions qu’il était venu y exercer. Telle a été la fin des mésaventures de M. Gladstone, qui n’ôtent rien pourtant au mérite de ses bonnes intentions et de ses patiens efforts, et qui ne rendront pas les Ioniens plus intéressans aux yeux de l’Europe. — Puisque ces petits incidens réussissent encore, par un certain côté plaisant, à se faire remarquer au milieu des graves préoccupations qui agitent le monde politique, nous n’avons pas le droit de passer sous silence la chute de Tempereur Soulouque. La Revue a raconté avec une curiosité trop amusée la fortune du tyran grotesque et féroce de Saint-Domingue pour qu’il lui soit permis de ne pas s’applaudir, au nom de l’humanité, de la fin de cette parodie bouffonne et sanglante dont l’empereur Soulouque a été le héros.

La session du parlement espagnol se prolonge à travers des incidens qui n’ont point une extrême nouveauté, et qui forment une sorte de lutte intermittente dont le dernier mot est loin d’être dit encore. C’est une chose assez étrange vraiment que, même après plusieurs mois de discussions, après des succès qui semblaient décisifs et dans une situation où les partis neutralisés ne brillent nullement par la fécondité et la puissance, on se demande toujours quelle est la force véritable, quelles sont les chances de durée du gouvernement actuel. Le cabinet du général O’Donnell a depuis longtemps proclamé sa politique de fusion et de conciliation, mais il n’en a pas fait une réalité. Il a une majorité qui lui vient en aide dans les circonstances décisives, mais il n’a pas réussi à faire de tous ces soldats épars et bariolés une armée disciplinée et animée d’un même esprit. Il présente des projets qui sont votés, ou discutés, ou ajournés ; mais il n’arrive pas à dissiper les doutes qui pèsent sur une situation confuse, et à tout instant, soit dans le congrès, soit dans le sénat, surgissent des difficultés, nées quelquefois de la force des choses, assez souvent aussi provoquées par le ministère lui-même. Un des symptômes les plus évidens de cette situation, c’est l’indécision universelle de la politique. À vrai dire, on ne sait trop ce que veut le général O’Donnell, si ce n’est qu’il veut vivre et qu’il se défend avec une persistance qui serait sans doute plus efficace, qui aurait des effets plus durables, si le but était plus clair. Si le général O’Donnell tient à pacifier les esprits et à faire prévaloir par cette pacification même la vérité du régime constitutionnel, il se sert quelquefois d’étranges moyens. Il n’y a pas longtemps encore, il frappait subitement de révocation quelques généraux sénateurs qui occupaient des fonctions actives et qui s’étaient laissé aller à l’illusion qu’ils pouvaient voter librement. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que le général O’Donnell, dans un rapport signé de lui en 1854, proposait à la reine la réintégration de plusieurs sénateurs fonctionnaires qui avaient été destitués dans des circonstances analogues par le gouvernement précédent pour ce même délit d’indépendance et de liberté de vote. La contradiction était flagrante. Quelle est l’opinion réelle du chef du cabinet ? Est-ce son opinion de 1854 ? Est-ce l’opinion manifestée par les révocations récentes des généraux sénateurs ? On serait induit à croire que le président du conseil entend la vérité du régime constitutionnel et l’indépendance parlementaire à sa façon, à la condition qu’il n’y ait point d’opposition contre lui.

Ces impatiences du pouvoir ne sont point absolument étrangères à un incident qui vient de surgir, et qui peut devenir la source de difficultés de plus d’un genre. Il existait en Espagne, jusqu’à une époque assez récente, une institution semi-religieuse, semi-administrative, qu’on appelait la commission de la Cruzada. Cette institution avait pour objet la distribution des indulgences pontificales et l’octroi, moyennant rétribution des fidèles, des dispenses du maigre pendant le carême ; elle avait d’habitude à sa tête un ecclésiastique d’un ordre élevé qui dans tous les cas jouissait du rang d’archevêque par le simple effet de la dignité de ses fonctions. Le dernier commissaire apostolique de la Cruzada, avant la suppression de l’institution, était M. Santaella, chanoine du chapitre de Guenca et sénateur du royaume. Ce commissaire ne laissait point d’être un personnage d’importance, car il avait à administrer un budget assez considérable ; l’induit quadragésimal seul produisait 16 millions de réaux. C’était, à vrai dire, un budget secret de 4 à 5 millions de francs, qui en principe devait être consacré à des actes de bienfaisance, à des aumônes. Les fonds de la Cruzada ont-ils toujours reçu la destination voulue ? On en a souvent douté. Le budget secret a inspiré bien des soupçons, devenus un moment assez forts il y a quelques années pour qu’une enquête fût ordonnée. La gestion du dernier commissaire apostolique a été déférée à la cour des comptes. Le ministère a trouvé les choses en cet état, et il y a quelques jours, par une sorte de résolution subite, il a porté l’affaire devant le sénat, transformé en cour de justice pour juger M. Santaella. Malheureusement c’était le lendemain d’une délibération du sénat, et d’une délibération dans laquelle M. Santaella avait voté contre le cabinet, de sorte que dans cet acte imprévu on a cru voir une vengeance, un mouvement d’irritation du ministère contre un membre de l’opposition. Maintenant le sénat va-t-il se déclarer compétent et juger M. Santaella ? Il ne semble nullement disposé à accepter ce rôle de juge, et il se fonde sur ce que la commission de la Cruzada relevait uniquement et exclusivement de la juridiction ecclésiastique. D’un autre côté d’ailleurs, des influences puissantes n’ont pas manqué d’intervenir. Le nonce du pape a réclamé par la voie diplomatique contre ce qu’il appelle un empiétement de l’autorité civile au détriment d’un délégué apostolique. On s’est adressé aux sentimens pieux de la reine, et il est infiniment probable que tout se terminera par une déclaration d’incompétence du sénat ; mais alors le ministère ne va-t-il pas se trouver quelque peu embarrassé de la brusque mise en accusation de M. Santaella ?

Ce n’est pas tout : on a eu l’idée, il y a quelques années, en Espagne qu’on faisait une révolution en prenant pour drapeau la moralité. C’était une illusion à coup sûr ; mais enfin cette illusion a pris place dans la politique. De là une multitude d’accusations incessamment dirigées contre les administrations antérieures à 1854, et notamment contre celle du comte de San-Luis. Plusieurs fois déjà, depuis qu’il est rentré au congrès, le comte de San-Luis a voulu provoquer une enquête et une discussion solennelle sur tous ces faits ; il s’est toujours arrêté par des considérations de parti, dans la pensée de ne point ajouter aux lamentables fractionnemens de l’opinion conservatrice. Les certes constituantes avaient rédigé une sorte d’acte d’accusation qui était tombé dans l’eau avec tant d’autres choses. Il y a peu de jours cependant, un député, M. Sagasta, prenait l’initiative d’une proposition tendant à provoquer une enquête relativement à une opération spéciale, celle de la construction du canal du Manzanarès. Le comte de San-Luis s’est rallié aussitôt à cette pensée d’une enquête ; le général O’Donnell a cherché, il est vrai, à démontrer tout le danger de ces luttes rétrospectives et de ces récriminations incessantes. La proposition de M. Sagasta n’a pas moins été votée unanimement par les progressistes, par les modérés intéressés à éclaircir toutes ces obscurités, et par les amis du gouvernement. dont l’ardeur a paru dépasser en cette affaire celle du cabinet lui-même. Que sortira-t-il de cette enquête ? En apparence, elle ne concerne pas le ministère actuel ; au fond toutes ces questions, toutes ces discussions incessamment soulevées sont un élément perpétuel d’incertitude dans l’état politique de la péninsule. Le cabinet du général O’Donnell vit et ne s’affermit pas politiquement, parce qu’il s’appuie non sur une opinion, mais sur des débris d’opinions qui ne sont arrivés nullement encore à former le parti nouveau qu’on aspirait à constituer. Par le fait, il est à la merci d’une discussion, d’un incident, et sa force la plus visible est dans la faiblesse de tous les partis, comme aussi il se trouverait sans doute singulièrement en danger le jour où les modérés se présenteraient avec toutes les garanties d’un parti reconstitué, rajeuni, éclairé par l’expérience des divisions anciennes, et prêt à maintenir l’Espagne dans les voies d’un régime constitutionnel sincèrement et libéralement pratiqué.

Si le présent a ses anxiétés et ses tristesses, convenons qu’il n’est point au pouvoir des hommes de notre génération de chercher au moins des consolations dans leurs souvenirs. Qu’est-ce en effet que le présent pour la plupart des hommes d’état de notre pays et de notre temps, sinon le pénible avortement des aspirations de leur jeunesse et des ardens efforts de leur virilité ? Y a-t-il rien de plus mélancolique que de ne trouver autour de soi d’autre écho que des déceptions à ses espérances passées ? Nous ne pouvions nous défendre de cette pensée en ouvrant le second volume des Mémoires de M. Guizot où est écrite l’histoire de la révolution de juillet et des deux premières années de la monarchie de 1830. Avons-nous besoin de dire que nous n’y avons trouvé aucune de ces tristesses qu’exprimait Dante, lorsqu’il s’écriait :

 Nessiin maggior dolore
Che ricordarsi dal tempo felice
Nella miseria ?

M. Guizot donne un démenti vaillant au cri de douleur du poète. Alfred de Musset avait, lui aussi, dans une de ses plus belles inspirations, répondu à « cette grande âme immortellement triste : »

Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur.

Nous pensions que cette protestation intrépide convenait mieux au poète et à l’amoureux qu’à l’homme politique : nous remercions M. Guizot de nous avoir détrompés.

Une des plus belles qualités de l’esprit de M. Guizot est cette calme et imperturbable confiance qui plane sur les événemens et ne s’en laisse point étonner. Il a, lui aussi, quelque chose de la vertu de ces forts caractères et de ces grandes montagnes que comparait Bossuet dans une superbe image, et qui trouvent la sérénité dans leur hauteur. C’est cette sérénité qui communique aux jugemens de M. Guizot cette élévation simple et sévère qui domine ses lecteurs. « Quand il exposait à la tribune quelque principe constitutionnel, quelque théorie générale de gouvernement, nous disait peu de temps après le naufrage de 1848 le plus éloquent et le plus aimable de ses rivaux, il était notre Périclès. » On retrouvera dans le second volume des Mémoires quelques-unes de ces belles pages d’enseignement politique où la mâle simplicité du langage resserre si fortement l’énergie de la pensée, semblables à ces morceaux d’éloquence sculpturale qui arrachaient à l’adversaire du grand orateur le généreux témoignage que nous nous plaisons à reproduire. Nous ne pouvons essayer d’apprécier ici le second volume des Mémoires. Il nous semble d’ailleurs que, pour porter un jugement équitable et complet sur la carrière politique de M. Guizot, il faut attendre l’entière publication du livre où il s’est chargé de la retracer lui-même. Nous n’avons pas besoin de dire l’intérêt historique et politique qui s’attache aux deux années du règne de Louis-Philippe qu’embrasse ce second volume. C’est la révolution de juillet dans son exubérance que commencent à contenir, à fixer, à diriger, le roi avec sa pénétration et sa prudence revêtue d’aimable et spirituelle bonhomie, et l’énergique Casimir Périer, cet homme d’état qui, jeté dans une grande convulsion politique, se trouva « doué, ainsi que disait M. Royer-Collard, de ces instincts merveilleux qui sont comme la partie divine de l’art de gouverner. » Les événemens, les hommes, les systèmes politiques se pressent dans le volume de M. Guizot. Le mouvement des esprits et des choses y est peut-être, suivant nous, traité avec trop de sobriété ; pour reproduire ces époques agitées, pour en rendPe le sentiment et la vie, peut-être un historien coloriste et abondant à la façon de Macaulay réussirait-il mieux qu’un austère dessinateur. Les physionomies personnelles sont retracées avec plus de bonheur : avec quelques traits, sans appuyer, M. Guizot a fait des portraits très fins du général Lafayette, de M. Lafiitte, du roi Louis-Philippe. L’exposition des systèmes politiques est la partie excellente et tout à fait supérieure du livre ; nous signalerons, entre autres, dans ce genre les belles pages qui ouvrent le chapitre intitulé : Casimir Périer et la paix. Nous parlons surtout de la forme de ces exposés, car sur les systèmes de M. Guizot, malgré l’autorité de l’écrivain et la justesse habituelle de ses vues, nous nous permettrions d’émettre certaines dissidences, si nous avions à les juger. Nous regrettons par exemple les tendances excessives de cette politique de résistance trop durement accusée que nous voyons poindre dès le lendemain de la révolution. M. Guizot annonce noblement qu’il sera sévère pour lui-même ; si, dans la suite de ses mémoires, il avoue que la politique de résistance avait fini par rendre si étroite la base de la monarchie de juillet qu’elle n’a pas pu, malgré l’honnête et glorieuse popularité de son origine, y conserver son aplomb, s’il reconnaît que sur le terrain de la liberté la conciliation était possible non-seulement entre la monarchie et ceux qu’une méprise qui n’a pas survécu à sa chute avait rendus ses adversaires apparens, mais entre la monarchie et la démocratie intelligente et progressive, M. Guizot aura légué aux générations présentes et à l’avenir une leçon féconde. Hélas ! bien peu d’années après 1830, la politique de résistance laissait voir ses périls aux observateurs les plus pénétrans. « Ayons plus de confiance dans notre pays, s’écriait en 1835 M. Royer-Collard, rendons-lui honneur. Les sentimens honnêtes y abondent ; adressons-nous à ces sentimens. Ils nous entendront, ils nous répondront. » Quel malheur que cette grande voix n’ait point été écoutée, et qu’après avoir été impuissante à prévenir les malheurs qu’elle annonçait, il ne nous soit plus possible de l’invoquer que pour préparer un meilleur avenir. e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAVATER[1].

Il n’y a pas encore cent ans, la plus riante partie du département du Doubs était entre des mains allemandes. Le duc Frédéric-Eugène de Wurtemberg tenait une cour à Montbéliard. Destiné à l’état ecclésiastique, ce prince avait été tonsuré et pourvu d’un canonicat à Constance avant de se distinguer dans la guerre de sept ans. La bravoure qu’il y déploya sous les yeux du grand Frédéric lui valut la main de sa nièce, la princesse Frédérique-Dorothée-Sophie de Brandebourg-Schwedt, qui lui donna cinq fils et trois filles. L’aînée de celle-ci, la princesse Dorothée, était merveilleusement douée sous le triple rapport de l’esprit, du cœur et de la beauté. Elle était sur le point en 1776 d’épouser une de ces altesses germaniques qui peuvent embrasser des yeux leur principauté tout entière, lorsqu’arriva au château de Montbéliard un courrier qui y causa un étrange émoi. Catherine, la grande Catherine, sollicitait la main de la princesse Dorothée pour son fils, autocrate futur du plus vaste empire du monde. Dès le lendemain, la jeune princesse fut conduite à Berlin, où se trouvait le grand-duc Paul, et deux mois plus tard ce mariage inespéré fut conclu à Saint-Pétersbourg. En 1780, le grand-duc Paul obtint de sa mère l’autorisation de parcourir l’Europe avec sa femme. On sait de quelle bienveillante façon le comte et la comtesse du Nord furent accueillis par la cour et la société françaises. Avant d’entrer en France, les illustres touristes étaient restés quelque temps en Suisse. La comtesse du Nord avait voulu connaître Lavater, et cet homme remarquable avait produit sur elle une impression si profonde que ce fut au pasteur de Zurich qu’elle s’adressa lorsque, bien des années plus tard, impératrice de Russie, elle s’aperçut que sur le trône plus encore que dans toute autre condition tout n’est que Vanité. Quelle était donc sa préoccupation ? Elle désirait savoir ce que deviendrait un jour son âme ; elle voulait être certaine de son immortalité.

Les lettres de l’impératrice à Lavater sont malheureusement inconnues, mais celles de ce dernier viennent d’être découvertes parmi les papiers du grand-duc Constantin. M. le baron de Korf, dont le nom, lié à l’histoire moderne de Russie, n’est pas étranger au public français[2], les a soigneusement rassemblées. Lavater s’y entretient librement et sans gêne avec l’impératrice; il ne l’appelle pas majesté, ce titre lui paraît peu en harmonie avec le sujet qu’elle lui demande de traiter, à savoir : l’état des âmes après la mort. Quel est cet état? Le savant et le philosophe n’osent se prononcer, mais le disciple du Christ en sait assez pour se maintenir intrépide et calme. Le savant convient que l’âme, séparée du corps matériel, doit apercevoir et sentir d’une manière toute différente. Pendant notre vie, nous sommes semblables à des enfans dans le sein de leurs mères : nous respirons, mais notre souffle est incomplet; nous sommes liés par la matière; nos sens, nos organes déterminent la manière d’apercevoir et de sentir de notre âme; celle-ci, séparée du corps, sentira le monde physique s’évanouir comme il disparaît dans le sommeil, ou, pour mieux dire, le monde physique se montrera alors tout autre. Le savant a l’instinct de cette spiritualité future, mais le plus souvent il s’arrête à cette idée. Plus heureux que lui, le chrétien est certain que l’état de l’âme après la mort repose sur cet immuable principe : l’homme récoltera ce qu’il aura semé, et il agit en conséquence.

À ce décret divin Lavater ajoute la loi générale de la nature, qui veut que le semblable se joigne au semblable, — que tout ce qui est semblable s’attire, et selon lui, toute la doctrine de l’état de l’âme après la mort est fondée sur ce double critérium. Dès qu’elle ne sera plus liée par la nature, dit-il, l’âme sera invitée par un irrésistible penchant à s’approcher de tout ce qui lui est semblable, à s’éloigner de tout ce qui ne lui ressemble pas. Elle sera entraînée vers d’horribles abîmes, ou bien, pareille à l’étincelle que la légèreté de son essence emporte dans les airs; elle montera vers des régions éthérées et libres de toute oppression. L’âme se donne à elle-même son propre poids ; sa valeur ou ses défauts la poussent en haut ou en bas, suivant une direction immuable. Si pendant son emprisonnement dans le corps les passions de l’esprit ont été nobles et légitimes, sa félicité consistera à rencontrer ce qui pourra les contenter ; si elles n’ont été que matérielles, son supplice sera de ne trouver absolument rien dans l’autre monde de matériel. Examinez vos passions, dit hardiment notre professeur à son auguste élève, appelez-les par leurs noms. Demandez-vous : Sont-elles possibles dans un monde moins matériel? Y trouveront-elles leur contentement? Et selon la réponse que votre conscience vous fera, soyez paisible ou inquiète. Notre première passion est-elle la passion de Dieu? notre tendance consiste-t-elle à s’approcher du père invisible des esprits ? S’il en est ainsi, nous ne devons pas trembler pour notre état futur, nous ne devons pas redouter le moment où tombera le voile qui couvre Dieu; mais d’autre part, de même que l’œil faible et malade ne peut fixer le soleil, l’esprit impur, entouré du brouillard dont une vie entièrement matérielle l’enveloppait encore au moment de sa séparation, ne pourra contempler le Seigneur dans l’éclat et le rayonnement qui pénètre les bienheureux du sentiment de son éternité.

Fidèles à la méthode germanique, les argumens de Lavater sont subtils, vaporeux, malaisés à transporter dans un autre idiome ; mais lorsqu’on a la patience d’en suivre le fil, on est forcé de convenir qu’ils sont logiques et qu’ils renferment plus d’une vérité. Il multiplie les comparaisons pour rendre sa thèse plus saisissable, il l’entoure continuellement d’images; il se tait souvent et laisse la parole à des âmes qu’il fait revenir tout exprès de l’autre monde pour achever de tranquilliser l’impératrice. S’il cherche à lui inspirer de la confiance, il ne transige avec aucun précepte de la morale ; il a soin de la prémunir contre les dangers particuliers de sa position, et lui parle ainsi : « Les bons seuls sont attirés vers les bons ; les cœurs nobles seuls sont aptes à jouir d’une société d’élite. Qui le sait mieux que vous, madame, qui êtes condamnée à subir la présence d’improbes flatteurs, d’hypocrites épiant chaque mot, d’esclaves se courbant au moindre signe, et qui ne sentez pas comme tous ces êtres qui semblent vouloir faire douter qu’ils aient une âme ? Ah ! vous devez bien le comprendre, — aucune âme hypocrite n’est heureuse dans le voisinage d’une âme loyale qui a la force de la pénétrer. Chaque âme impure délivrée du corps doit donc fuir inévitablement les êtres lumineux, et tâcher, s’il est possible, de porter hors de leur vue ses mille défauts, qu’elle ne peut plus se cacher à elle-même… » — « S’il n’était pas écrit, poursuit-il, que personne ne verra le Seigneur sans être sanctifié, cela serait dans la nature des choses. Une âme impure ne peut avoir aucun rapport réel, aucune sympathie avec ce qui est pur. Une âme redoutant la lumière ne peut être attirée vers la source de la lumière ; la lumière doit être pour elle un feu dévorant. » Qu’entend-il par une âme impure ? C’est celle qui ne tend pas à se purifier, à se simplifier, à se perfectionner ; c’est l’égoïste, c’est celui qui sert deux maîtres. Lavater adjure l’impératrice de ne pas servir Dieu comme la servent ses courtisans. « Soyons remplis d’un amour pur, et nos efforts nous mèneront aux embrassemens des âmes pleines d’amour. Purifions-nous chaque jour davantage de tout égoïsme, et alors nous pourrons rendre paisiblement ce corps mortel à la terre. Nous pourrons partir aujourd’hui ou demain, n’importe ! Notre esprit montera avec la rapidité de l’éclair vers les sources de l’amour, et ira se joindre avec d’ineffables délices à tous ceux qui aiment. »

Si nos sentimens sont destinés à ne jamais périr, ils sont destinés par cela même à devenir plus vifs et plus profonds ; ils ne feront que se transformer merveilleusement. Comment cette transformation s’opérera-t-elle ? Lavater l’explique d’une façon plus ingénieuse qu’orthodoxe. « Le bon deviendra meilleur, le saint deviendra plus saint, rien que par la contemplation des esprits qui sont plus purs et plus saints que lui ; l’aimant sera plus aimant, mais aussi le méchant deviendra plus méchant par le commerce de ses semblables. Sur cette terre déjà, qu’y a-t-il de plus contagieux et de plus entraînant que la vertu et le vice, l’amour et la haine ? De l’autre côté de la rive, chaque perfection morale ou religieuse, chaque sensation immorale ou irréligieuse aura une force à laquelle on ne pourra plus résister. Ce qui me restera encore d’égoïsme et d’indifférence pour le règne de Dieu sera, si le sens de l’amour est pourtant dominant en moi, graduellement purifié par l’approche des esprits aimans ; mais Dieu ne se révélera pas tout à coup à notre âme dans toute sa splendeur et sa magnificence ; ce spectacle pourrait trop l’intimider. Il sera d’abord méconnaissable. C’est ainsi qu’il a toujours procédé ici-bas. Qui chérissait plus l’incognito que Jésus ? Qui a mieux réussi à s’en couvrir ? Il est venu sous la forme la plus humble, et jusqu’à sa mort l’adoré des cieux resta fidèle à la personnalité du Nazaréen. Même après sa résurrection, il ne se fait pas toujours connaître. Il apparaît à Marie sous l’habit d’un jardinier, et ce n’est qu’après lui avoir longtemps parlé qu’il se découvre à elle. Il était voilé, lorsqu’il s’approcha des disciples d’Emmaüs ; il marcha durant la moitié du jour avec eux. Leurs cœurs brûlaient ; ils devinaient que leur compagnon était un être supérieur ; ils étaient loin toutefois de supposer que c’était leur maître lui-même, qui ne dessilla leurs yeux qu’en disparaissant après la fraction du pain. Comme Jésus s’est conduit avec ses disciples, le Père céleste se conduira avec ses enfans. »

Lavater consacre plus d’une page à cette hypothèse, et la termine par cette chaleureuse exclamation : « Christ ! tu paraîtras à l’âme aimante à laquelle j’écris, ainsi qu’à moi, d’abord voilé ; puis tu te montreras de telle sorte qu’on ne puisse plus te méconnaître. Nous te verrons mille fois, toujours autre, toujours le même, à chaque instant plus beau, à mesure que notre âme s’embellira, et jamais nous ne te verrons pour la dernière fois. »

Telles sont les pensées que Lavater expose à l’impératrice, non sans quelque désordre, mais avec une naïveté et une délicatesse qui s’adressent au plus profond de notre cœur. Sans doute saint Augustin, Bossuet, Nicole dans son chef-d’œuvre sur les quatre fins, ont depuis longtemps et bien mieux précisé nos destinées futures que ne l’a fait l’honnête curé suisse ; mais, habitués à ne lui demander que des notions physiognomoniques, nous sommes surpris de l’entendre professer de plus graves enseignemens, et c’est avec émotion que nous découvrons en lui une de ces mille intelligences égarées qu’un point seulement sépare de l’éternelle doctrine. En signalant ces pages inédites de Lavater, j’éprouve aussi, je l’avoue, un singulier plaisir à mettre en lumière les graves et sérieuses idées d’une princesse dont la mémoire est justement vénérée par les populations russes. Assurément cette belle intelligence ne leur a pas été enlevée tout entière, car elle a transmis sa générosité, sa franchise au souverain qui règne aujourd’hui en Russie, et qui, joignant à ces vertus natives l’énergie que réclament les circonstances, saura, nous l’espérons, continuer et compléter l’œuvre de Pierre Ier


Pre AUGUSTIN GALITZIN.



REVUE LITTERAIRE.


La confusion des arts et les emprunts qu’ils se font l’un à l’autre sont des symptômes qui attestent dans les œuvres d’imagination une décadence réelle. On a plus d’une fois signalé ici même la fâcheuse influence exercée sur la langue par cette poésie plastique et pittoresque qui florissait il y a quelques années. Aujourd’hui d’autres procédés tendent à prévaloir. Ce n’est plus avec le peintre et le sculpteur, c’est avec le musicien qu’on prétend rivaliser. Au lieu de s’en prendre aux préoccupations matérielles, qui tuent la poésie, dit-on, n’est-ce pas aux poètes eux-mêmes qu’il faudrait reprocher de compromettre la cause qu’ils prétendent servir ? Est-ce défendre la poésie que de la livrer aux hasards de ces révolutions d’esthétique qui trahissent l’indécision plutôt que la force ? Est-ce même la respecter que de la faire tour à tour l’humble servante des procédés qui appartiennent aux autres arts ? Si l’on sait ce qu’il faut craindre, on ignore ce qu’il faut espérer. Cette inquiétude n’est pas dissipée par la préface du nouveau recueil poétique de M. de Laprade, les Idylles héroïques[3]. Voici en quelques mots le singulier raisonnement qu’on y trouve développé, ou plutôt enveloppé dans une forme un peu trop syllogistique. Chaque période historique offre un art-type, sur lequel se règlent les autres arts, et dont ils reproduisent le caractère; — or la musique est l’art de notre temps, et qui dit musique dit poésie ; — donc la poésie, un moment délaissée, doit reprendre sa place dans le concert universel dont elle est le premier virtuose.

Qui dit musique dit poésie. C’est le renversement, on le voit, du vieil adage qui assimilait la poésie à la peinture. Où mènent cependant de tels oublis des limites assignées à chaque domaine de l’art? M. de Laprade est sans doute pénétré plus que personne du noble rôle de la poésie, et ce n’est pas lui qui appliquera imprudemment, nous voulons le croire, les belles théories de sa préface ; mais viennent des disciples trop ardens, et l’on verra bientôt aux ciseleurs, aux coloristes, qui supprimaient l’art de penser, succéder des symphonistes qui supprimeront l’art de parler. Aux objections que leur fera la critique ils pourront répondre : Que voulez-vous ! La musique est l’art populaire, l’art de notre temps. Il faut que nos aspirations, que l’état de notre intelligence et de notre cœur s’expriment dans un langage indéterminé comme le sien. Ce qui nous gêne, c’est la forme exacte et précise de la parole, surtout de la parole française. Désormais, pour être poète, il suffira d’éprouver de vagues sensations et de les interpréter en termes confus ; désormais, avec une pensée indéterminée qui n’aura aucune prise directe sur la raison, il suffira de faire vibrer une corde quelconque de la sensibilité. Nous ignorons de quelle façon nous pourrons traduire ainsi les passions du cœur humain, et si l’analyse morale se trouvera bien de ce système; mais nous nous prendrons aux objets physiques, et nous essaierons, si faire se peut, de leur imposer une signification spirituelle. En ceci, le paysage peut nous servir à souhait : comme la musique, il n’a pour l’âme qu’une signification vague et indirecte ; le paysage est une symphonie. Nous aurons un orchestre poétique, comme nous avons un orchestre instrumental. Chacun des objets qui restent ordinairement dans les ombres du cadre sera chargé de quelques lignes de récitatif, et cet accompagnement complétera et développera d’une manière suffisante une idée que le vulgaire ne comprendra pas, que les initiés seuls seront admis à deviner!

Avec les meilleures intentions, avec un talent digne de toute sympathie, M. de Laprade se méprend sur le rôle de la poésie, et il arrive à faire d’elle ce que M. Michelet a fait de la femme dans son livre de l’Amour : il l’abaisse en voulant l’exalter. Son erreur est de vouloir la présenter comme une réalité indépendante et personnelle, tandis qu’elle n’est véritablement qu’une abstraction. La poésie est un effet et non une cause, une qualité et non une essence. Aussi, en voulant lui conserver ces limites perdues dans l’idéal que lui ont assignées les transformations successives et aussi les maladroites complaisances de l’esprit critique, l’auteur des Idylles héroïques semble-t-il plaider surtout pour lui-même. La poésie de M. de Laprade est entièrement impersonnelle : elle ne traduit point la nature, comme M. Victor Hugo ; elle n’explique point l’homme, comme Alfred de Musset. Elle s’élève continuellement d’un vol trop uniforme vers des alpes immaculées que nos pieds ne sauraient franchir, vers des horizons infinis que l’œil humain ne saurait percer. M. de Laprade oublie qu’avant d’être un système exclusif de mysticisme et de religiosité, la poésie a daigné se soumettre à des lois de précision et de clarté. Toute âme peut sentir, mais le poète est celui qui explique ses sensations. La théorie musicale de M. de Laprade, malgré quelques vérités de détail, est donc en dehors de la littérature au même titre que les systèmes plastiques.

« L’excès du naturalisme, lisons-nous encore dans la préface des Idylles héroïques, conduit à deux erreurs qui semblent inconciliables, et qui néanmoins se touchent aujourd’hui par bien des côtés : le réalisme et un certain genre de mysticisme... » Ici on ne peut qu’applaudir, et nous voilà conduits à parler d’une erreur bien plus grave que celle où mènent de trop vagues aspirations vers l’idéal. Il s’agit du réalisme et d’un écrivain qui s’est fait le propagateur de cette doctrine, M. Champfleury, jusqu’à présent resté seul, comme un burgrave, dans sa petite citadelle, où ne pénétreront jamais, s’il faut l’en croire, ni le style, ni la langue française, ni même cette qualité fondamentale dont ne sauraient se passer les plus humbles conteurs, l’intérêt. « Je ne me suis jamais, dit-il quelque part dans son nouveau roman[4], prosterné aux pieds de l’intérêt, cette fausse idole à laquelle il est temps d’échapper. » C’est en effet de toutes les tentatives de M. Champfleury celle qui lui a le mieux réussi. Pour le reste, il semble s’en remettre volontiers à la fatalité, ou à cette loi providentielle qui doit à la longue faire triompher la vérité. « Le réalisme est un grelot que l’on attache de force à mon cou, » disait-il il y a quelques années, et aujourd’hui le grelot n’y reste pas moins attaché, « sauf à jouir du résultat ou à en être victime, » fait observer l’auteur. Ainsi justifie-t-il par son exemple la parole de Sénèque : Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. Depuis plus de dix ans, M. Champfleury est donc traîné à se présenter comme le prophète d’une nouvelle église littéraire, et bien que les disciples aient manqué, le corps du système existe : œuvres nombreuses couronnées par une sorte d’évangile critique, où, entre autres axiomes, l’auteur des Bourgeois de Molinchart semble justifier contre M. de Laprade lui-même l’observation que nous lui empruntions tout à l’heure : « J’aime la poésie, mais je ne la comprends que l’esclave de la musique. » Encore la poésie préférée du réalisme, est-ce « la chanson d’après-dîner et les malices grivoises ou sentimentales de Désaugiers et de Bérat. »

Il suffirait d’une telle opinion pour donner la clé du tempérament littéraire de M. Champfleury, si la lecture de ses nombreux ouvrages ne démontrait complètement qu’il appartient à la grande famille des artistes bourgeois. Il se contente de saisir la plupart de ses scènes au daguerréotype, et son unique préoccupation, c’est de les faire voir de la même manière à ses lecteurs, qu’il remplace simplement auprès des objets dont il prend pour eux copie. Personne n’eût su mieux que lui dresser un procès-verbal ou un état de lieux. M. Champfleury n’invente donc pas, et il s’en défend d’ailleurs avec une grâce modeste. De plus, il n’est pas écrivain. Pour qui a lu ses œuvres, l’assertion est évidente; mais ce que tout le monde ne remarque pas assez, c’est qu’il était interdit à l’auteur de Mademoiselle Mariette de savoir écrire. La raison en est simple : il ne se propose d’autre but que l’exacte et complète reproduction des choses réelles. Or le style réside souverainement dans le choix des idées et des expressions, et M. Champfleury s’est volontairement fait l’esclave de la réalité, qu’il ne se permet ni de modifier ni de transformer, ignorant ou voulant ignorer que l’art des modifications ou des transformations imposées à la réalité est ce qui constitue la qualité d’écrivain, avant même de constituer le talent. M. Champfleury, qui paraît si ennemi et qui se moque si agréablement de ce qu’en langage d’atelier on appelle le style poncif, ne possède guère que cette espèce de style. Il fait plus qu’il ne le croit lui-même suite aux Drolling et aux Duval Le Camus. Quand il comprendra ce résultat, il en sera certainement au désespoir. Ses ouvrages ont en somme beaucoup de rapport avec le genre adopté par M. Henri Monnier : c’est le même soin précieux et méticuleux, la même confusion du grotesque avec le ridicule, et le même amour de petits détails superflus, qui ont chez M. Champfleury le tort de ne point se rattacher à la situation qu’il expose.

La moindre étude dans la réalité serait encore de l’art; mais ici ce n’est pas même la réalité, c’est la trivialité, pour ne pas dire plus quelquefois. La lecture des Amoureux de Sainte-Périne laisse une impression fâcheuse de tristesse et de dégoût. Le précédent ouvrage de M. Champfleury, la Succession Le Camus[5], permet au moins qu’on l’examine dans quelques-uns de ses détails. C’est une scène de la vie de province. Elle peut se résumer en deux mots : la domination exercée sur une vieille dame par sa demoiselle de compagnie, et les platitudes de quelques cousins et cousines, ses inévitables héritiers. Sans être bien neuf, le sujet laissait cependant carrière à de curieux développemens. M. Champfleury n’est arrivé à construire sur sa donnée qu’une fable assez peu intéressante. On retrouve dans cette œuvre beaucoup de ces détails locaux, de ces imperceptibles ridicules, de ces murmures à peine distinctifs, qui demandent, pour être observés et traduits, plus de patience que de talent. Malheureusement il n’y a là qu’une succession de petites scènes artificiellement reliées, indépendantes les unes des autres, et qui constituent autant de hors-d’œuvre séparés. L’auteur était pourtant placé sur son terrain. Un tel sujet comportait une série de portraits, une variété d’appétits brutaux, une lutte d’intérêts dont M. Champfleury n’a saisi que le côté grotesque et mesquin, au lieu d’en creuser le ridicule profond qui est de tous les temps et de tous les pays. Il ne nous fait assister ni à un drame, ni à une véritable comédie; il ne sort pas des limites de l’esquisse ou de la caricature.

Pourquoi donc M. Champfleury, qui a de réelles qualités de conteur, se fait-il ainsi la victime d’une mauvaise thèse? Il est observateur, il peint avec délicatesse certaines affections, et il a parfois le sentiment du véritable comique. C’est la vanité d’un faux système qui l’a donc entraîné; il se trompe lui-même plus qu’il ne cherche à tromper les autres. Contenu dans la nouvelle, son talent eût sans doute produit des œuvres agréables; il eût été, avec plus de grammaire et moins de trivialité, un de ces écrivains qu’on peut relire, car l’analyse psychologique ne lui fait pas défaut, et l’on ne peut nier qu’il n’y ait chez lui de consciencieux efforts. Il est fâcheux que tant de travail uni à des qualités sérieuses l’ait conduit à une impasse d’où il est impossible de sortir après quelques années d’un semblable exercice. M. Champfleury paraît convaincu « que l’homme de génie n’arrive à une œuvre remarquable qu’après des essais nombreux. » Espérons que ceci le regarde; mais en attendant constatons, en lui empruntant une dernière phrase, que ses efforts n’ont abouti « qu’à semer le pépin du mécontentement sur une terre fertile. »

S’il est quelques reproches que la critique puisse adresser à M. Amédée Achard, assurément ce n’est point celui de réalisme. M. Achard pêche plutôt par une affectation trop visible de bon goût, par la recherche trop exclusive d’un idéal convenu. Ses personnages, qu’il réussit ordinairement à rendre sympathiques, manquent quelquefois de consistance. Il semblé qu’il n’ose pas donner à ses caractères, qu’il étudie soigneusement du reste, toute la franchise qu’ils comportent, et la première des deux nouvelles que renferment les Vocations[6] se ressent de cette absence de fermeté. Urbain Lefort est un de ces artistes que tuent peu à peu la débauche et la paresse; mais ce n’est pas seulement eux-mêmes qu’ils sacrifient à ces deux impures, ce sont aussi les âmes innocentes et résignées qui se sont dévouées à être les compagnes d’une aussi misérable existence, et que la douleur d’en rester les témoins condamne au supplice du désespoir et de la jalousie. Le sujet est vrai, mais il n’est pas, traité avec la vigueur nécessaire; on ne sent point assez la conviction de l’auteur. La seconde nouvelle, qui a pour titre la Maîtresse de Dessin, se rapproche un peu plus d’une charmante étude que les lecteurs de la Revue n’ont point oubliée. Mademoiselle Du Rosier. Il y a là un caractère de jeune fille finement et fermement tracé; il se distingue avec bonheur des figures féminines dont M. Achard aime trop d’ordinaire à estomper les contours. L’analyse et l’intérêt ne font pas défaut à l’écrivain; on peut lui demander un peu plus de concentration, moins de formules et d’appellations mondaines, et, je le répète, moins de convenu. Ces défauts ne peuvent compter comme causes d’insuccès, mais à la longue ils deviennent des écueils.

Au-dessous des inventeurs qui se recommandent par de grandes qualités d’action dramatique et d’analyse morale se placent des écrivains qui tendent simplement à se montrer agréables, et qui se contentent de chercher dans les sentimens les plus généraux et dans les événemens de la vie commune des sujets d’une facile intelligence et d’un intérêt presque certain. Mme Louis Figuier, dont la première nouvelle, Mos de Larène, a paru dans la Revue, semble devoir appartenir à cette classe d’écrivains qui plaisent et qui reposent. Une fable naïve et touchante, l’exposition d’un dévouement maternel à la fois simple et élevé, d’intéressans détails sur la vie méridionale suffisent à remplir heureusement le petit cadre que l’auteur a choisi. On retrouve à peu près les mêmes élémens de succès dans les Filles du Boër. M. Alfred de Bréhat, l’auteur de ce roman, y a retracé d’une façon intéressante des souvenirs du cap de Bonne-Espérance. Études des mœurs particulières aux habitans semi-colons, semi-soldats de cette contrée, opposition du caractère hollandais au caractère anglais, chasses, paysages, tels sont les principaux élémens d’un livre qui s’achève sans fatigue, et peut passer pour un curieux récit de voyage où le drame fait heureusement ressortir les observations du touriste. — Quant aux Nouveaux contes excentriques, par M. Charles Newill, la rapidité avec laquelle ils nous paraissent écrits nous dispense de nous y arrêter longuement. Constatons-y la présence d’une sorte d’humour plus affectée que naturelle; mais ce ne sont que des esquisses fugitives qui peuvent tromper pour un moment l’ennui des voyageurs auxquels elles sont destinées. Ainsi passent et passeront une foule d’œuvres dont nous n’avons pas à parler, que le mouvement social rend pour ainsi dire nécessaires, mais qui n’ont aucune valeur absolue, et qui ne doivent leur existence qu’à ce besoin invincible du public de relire les vieilles histoires dont on a bercé son enfance, imprimées sous un nouveau titre et sur du papier neuf.

Les préoccupations générales qui se tournent à l’heure qu’il est vers ces Alpes, dont les échos redisent tant de misères après avoir propagé tant de grandeurs, donnent une opportunité toute particulière au livre que vient de publier M. Laurent Pichat, la Sibylle[7]. A proprement parler, ce n’est point un roman, c’est une étude politique. Il est impossible de lire la Sibylle sans se rappeler à chaque page une œuvre conçue dans un tout autre esprit, mais qui donnait du caractère italien un calque bien plus fidèle et plus net, la Chartreuse de Parme. Entre les deux romans, il y a des différences de toute espèce sur lesquelles il est inutile d’insister. La Chartreuse de Parme est en quelque sorte le roman autrichien de l’Italie, et le comte Mosca, la principale figure du livre, est le portrait le plus remarquable qu’on ait jamais tracé du prince de Metternich. La Sibylle plaide au contraire pour l’indépendance et pour la liberté, mais les idées en sont encore plus françaises qu’italiennes. Le Prince de Machiavel a inspiré Stendahl ; Dio è popolo pourrait servir d’épigraphe au roman de M. Pichat. Où ils se rencontrent tous deux néanmoins, c’est dans la conception du jeune Italien moderne : Fabrice et Giusto Salvi sont bien le même personnage. A côté de ce type, qui réunit l’exaltation naïve et la confiance présomptueuse, se place dans la Sibylle une double antithèse : d’une part le jésuite et l’apôtre, de l’autre la femme qui ne connaît que les passions de son cœur et la femme inspirée qui se consume pour l’idée politique, qui cache les proscrits et qui devient l’Egérie secrète du prince Ænéas, représentant d’une personnalité royale que tout le monde nommera. L’intérêt du livre de M. Laurent Pichat réside presque tout entier dans ces types considérés séparément, car il n’offre ni la lutte de passions et d’intérêts, ni le choc des caractères qui remplissent la Chartreuse de Parme d’épisodes si dramatiques. Le livre n’en est pas moins instructif, parce qu’il est sincère, parce que M. Laurent Pichat n’y a rien caché, soit qu’il ait obéi à une impartialité rare devant les brûlantes passions qui se combattent avec tant d’acharnement, soit qu’il adopte lui-même et approuve les inconséquences et les fièvres de ces âmes dont on ne peut méconnaître la noblesse, mais chez qui l’impatience tue le raisonnement, chez qui encore l’imagination absorbe le sentiment de la réalité. On pourrait peut-être reprocher à l’auteur d’avoir fait son prêtre ultramontain trop vil et trop méprisable : un peu plus de grandeur dans ce caractère eût contribué à grandir les types opposés. La figure la plus curieuse et la mieux étudiée est sans contredit celle du prince Ænéas : on sent qu’un modèle vivant posait devant le peintre, et M. Laurent Pichat a exprimé avec bonheur ce singulier mélange d’énergie et de faiblesse, d’ambition et de désintéressement, et surtout cet entraînement fatal qui domina toute la vie du vaincu de Novare, et le rapproche en quelque sorte de ces grandes figures de l’antiquité contre lesquelles s’acharna le destin.

Il est des génies qui demeureront pour l’humanité un inépuisable sujet d’étude, et qui demanderont à l’avenir des commentaires sans cesse renouvelés et sans cesse différens, car chaque siècle, chaque nation les expliquera suivant son tempérament, et se mettra pour les contempler aux points de vue nouveaux que lui créeront inévitablement la succession des faits et la transformation des idées. Ceux qui doivent jouir de cet honneur n’y peuvent prétendre que parce qu’ils sont humains : Shakspeare est au premier rang de ces créateurs immortels. Aussi la nouvelle traduction française de ses chefs-d’œuvre, qui s’annonce comme une interprétation très-rigoureuse du texte, mériterait-elle d’attirer notre attention, si elle n’était recommandée d’une façon toute spéciale par le nom qui la signe. On a spirituellement plaint les personnes qui avaient à se faire pardonner le nom illustre qu’elles portaient; M. François-Victor Hugo ne pouvait choisir un meilleur moyen de montrer qu’il saurait être lui-même : il faut être homme pour se prendre à Shakspeare. Le premier volume de cette traduction[8] contient les deux Hamlet, et il est précédé de quelques pages intéressantes, où M. F.-V. Hugo compare et éclaircit les différences des deux versions, et où il jette quelques lumières sur un type qui ne sera jamais complètement défini, parce qu’il appartient maintenant à la conscience humaine. Le premier de ces deux Hamlet, découvert seulement en 1825, fut écrit vers 1584; Shakspeare avait alors vingt et un ans. Entre cette première forme de sa pensée et la seconde, Shakspeare laissa passer quinze ans pendant lesquels, éclairé sans doute et par les représentations publiques de son drame et par ses méditations solitaires, il revit et remania son œuvre en plusieurs endroits, nous laissant ainsi la preuve qu’un écrivain de génie doit savoir être à lui-même son propre critique. L’Hamlet que nous connaissons parut pour la première fois vers l’année 1600. La modification la plus importante que Shakspeare ait introduite dans son œuvre montre bien quelles furent la grandeur et la pénétration de ce génie tragique. Dans le premier Hamlet, Gertrude ignore le crime de Claudius et devient, dès qu’il le lui a révélé, la confidente active des projets de son fils; dans l’autre, elle est la complice silencieuse de son second époux, et sa mort, cet empoisonnement involontaire de sa propre main, semble obéir aux lois de la fatalité antique. Shakspeare a montré ainsi qu’il brûlait du génie d’Eschyle, mais son inspiration possédait encore d’autres fermens, qui le font surtout grand pour nous : l’étude constante de l’homme et la pénétration des nouveaux sentimens propres aux sociétés modernes. Quant au type d’Hamlet lui-même, on l’a commenté et interprété de mille façons, toutes peut-être également vraies. Goethe, dans Wilhelm Meister, en fait une âme chargée d’une grande action et incapable de l’accomplir. Il y a quinze ans, on le rapprochait, non sans quelque raison, de René et d’Obermann, on le rattachait à la grande famille des incompris. Dans une éloquente étude que les lecteurs de la Revue n’ont point oubliée[9], M. Émile Montégut démontre qu’Hamlet doit sa grandeur et sa beauté à un amour inaltérable, ardent, pour la vérité, et c’est en cela, ajoute-t-il, qu’il est profondément moderne. Pour nous, Hamlet est moins un impuissant et un rêveur qu’un homme livré par la recherche de la certitude aux horribles tortures du doute. Qu’il sorte de sa sphère féodale pour entrer, par exemple, dans le domaine des idées religieuses, et ce sera Pascal. Notre siècle a connu des Hamlet politiques. — La traduction de M. François-Victor Hugo va nous donner enfin le véritable Shakspeare avec toutes ses beautés et toutes ses hardiesses. Évidemment quelques détails demanderont toujours qu’on fasse la part du milieu où Shakspeare vivait et des nécessités auxquelles il était soumis, mais devant un aussi puissant idéal porté sur les bases franches de la réalité, on comprendra ce qu’offrent de radicalement faux, et la poursuite mystique des pensées les plus vagues, et le calque inintelligent des détails vulgaires : double courant dans lequel semblent engagées nos habitudes et notre imagination, et qui se termine également par un infranchissable écueil.


EUGENE LATAYE.


Travels and discoveries in North and Central Africa,
by H. Baith ; t. IV and V. Longman, 1838.


La relation du docteur Barth vient d’être complétée par la publication des deux derniers tomes, qui comprennent les voyages à travers les pays du Libtako et de Hombori, le séjour à Timbuktu, et le retour par les bords du Niger. C’est pour nous une occasion de revenir non sur les grands résultats de cette exploration déjà indiqués, mais sur l’intérêt général qu’offre, au point de vue scientifique, une œuvre qui comptera dans l’avenir parmi les monumens les plus utiles et les plus glorieux de l’activité humaine au XIXe siècle.

Presque toutes les branches des connaissances modernes se trouvent représentées dans les volumes du docteur Barth. L’auteur nous fait pénétrer dans l’histoire ancienne par l’archéologie, puis par des documens locaux ; dans l’histoire actuelle par des tables chronologiques servant de cadre à des peintures pleines de mouvement ; dans l’ethnologie, par l’étude du langage et des caractères physiques qui distinguent les races ; dans la géographie, par la description topographique du terrain, le relèvement des cours d’eau, l’indication précise de la situation des localités. Détails de mœurs, côtés pittoresques, l’infatigable voyageur n’a rien négligé. Enfin nous avons désormais le droit de dire que l’Afrique nous est en grande partie connue, et si le rêve des savans géographes du dernier siècle, c’est-à-dire l’explication des notions relatives à l’Afrique qui procèdent de Pline, de Ptolémée et des autres anciens, doit être réalisé, c’est aujourd’hui seulement, et grâce à l’ouvrage de M. Barth, que ce résultat peut être obtenu.

Les seules données qui soient rejetées au second plan dans la relation du voyageur sont celles qui concernent l’histoire naturelle, faune et flore, la géologie et les relèvemens astronomiques; mais si puissant que soit l’esprit d’un homme, il ne saurait embrasser un ordre de connaissances universel, et il serait injuste de demander au docteur Barth plus qu’il ne nous a donné. A son début, l’expédition emmenait un naturaliste, et plus tard elle s’adjoignait un astronome : or ces jeunes hommes, qui portaient une part de nos espérances, la terre d’Afrique ne les a pas rendus.

La forme de journal adoptée par l’auteur, et qui aujourd’hui paraît prévaloir dans les relations sérieuses et étendues, nous semble de beaucoup préférable à toute autre : elle témoigne de notes presque quotidiennes, et fait ainsi preuve de sincérité. Si d’abord elle paraît un peu lente et monotone, elle ne tarde pas à racheter cette apparence de défaut par l’intérêt qu’elle excite, car, en vivant tous les jours avec le voyageur, on finit par s’identifier avec lui; on partage ses émotions, ses dangers, ses craintes, ses espérances, et les conclusions qui ressortent des faits frappent d’autant plus le lecteur, qu’il croit les avoir tirées lui-même du simple récit qui a passé sous ses yeux.

Dans les volumes déjà publiés, il a été bien des fois question des Fellani, ces hommes distincts des noirs par les caractères de leur visage et leur couleur non moins que par leur ferveur religieuse et leur esprit conquérant. Pendant des siècles ils ont vécu obscurément, nomades et sédentaires, dans les régions extrêmes de l’Afrique occidentale ; puis tout d’un coup, se levant à la voix d’un chef religieux, ils ont porté leur domination jusqu’au fond du Soudan. M. Baïkie nous les a montrés établis tout le long du Niger inférieur; Sokoto est aujourd’hui le siège principal de leur empire, et nous les avons vus, avec M. Barth, assiégeant du Katsena et de l’Adamawa les frontières du Bornu; puis nous les retrouvons à Timbuktu. D’où sont venus les ancêtres de ces hommes qui ne sauraient être confondus avec aucun mélange de Berbers ou d’Arabes, et chez qui cependant l’aspect physique, le langage et les habitudes témoignent d’une origine en partie étrangère à l’Afrique? C’est une des questions qui éveillent le plus de curiosité dans l’esprit du lecteur.

Leur nom a d’innombrables variantes, parmi lesquelles les plus générales sont celles de Fula et Fulbé, employées par les Mandingues; de Fellani, en usage chez les Hausa; de Fellata chez les Kanuri, et de Fellan chez les Arabes. Ils se sont incorporé un grand nombre des tribus de l’Afrique occidentale, que l’analyse ethnologique permet en partie de distinguer, et comme ces tribus, en s’amalgamant dans un commun ensemble, ont cependant conservé quelques restes d’individualité et vécu selon des fortunes diverses, il en résulte parmi les Fellani des divisions de castes. De ces tribus, certaines forment une aristocratie dominante, tandis que d’autres, tombées dans une sorte de dégradation, se trouvent vouées aux professions de marchand, de charpentier, de cordonnier, de tailleur, de chanteur. Il y en a une qui exerce celle de mendiant. La race dominante, celle dont le mélange avec des tribus indigènes a constitué le grand corps des Fellani, présente d’intimes rapports avec ces Yolofs de la côte bien connus aujourd’hui par les expéditions militaires et les récits de M. Le commandant Faidherbe. Elle-même, d’où vient-elle? L’ethnologie, s’appuyant sur quelques analogies de langage assez peu voisines et assez peu nombreuses, songeait à l’identifier avec les races malaisiennes, qui, après avoir franchi la mer des Indes, auraient traversé l’Afrique dans son épaisseur sous la latitude de Meroë. Peut-être en effet, pense M. Barth, ces hommes sont-ils venus de l’est, mais c’est à une époque si lointaine, qu’on ne saurait plus retrouver trace de leurs migrations. Peut-être aussi, à un âge qu’on ne peut estimer moins éloigné que celui des Pharaons, y a-t-il eu quelque lointaine affinité entre les Fellani et certaines des tribus de l’Afrique méridionale. La question d’origine ne paraît donc pas pouvoir être résolue, et si nous voulons étudier l’action des Fellani, il faut que nous nous bornions encore, avec la relation du docteur Barth, à les prendre au XIIIe siècle, à leur première apparition dans l’histoire, et à les suivre jusqu’à cet extrême développement de l’heure présente qui, par plus d’un point, les met en contact avec les Européens.

Ce ne sont pas seulement de rares voyageurs et quelques consuls anglais que les Fellani et les Berbers doivent désormais rencontrer : ceux de l’ouest ont devant eux un voisin plus immédiat, dont les succès ont retenti à travers le désert jusque dans la cité de Timbuktu. Les deux derniers volumes de la relation de M. Barth tirent, au point de vue français, un intérêt particulier des renseignemens que le voyageur fournit sur l’état politique de la ville. Il est singulier de voir que Timbuktu va par ses craintes au-devant des desseins et des intérêts de la France : nous n’avons encore songé qu’à lui envoyer un voyageur; une récompense est promise à celui qui dans la traversée du désert occidental relierait l’Algérie au Sénégal ou le Sénégal à l’Algérie par Timbuktu, et ce n’est pas un voyageur isolé, c’est une armée que la ville noire attend. Pendant le séjour de M. Barth à Timbuktu, la nouvelle vint par Ghadames que les Français dirigeaient une expédition militaire sur Wargela à la limite du grand désert, et le bruit de leurs succès, grossi de tribu en tribu, arrivait comme une menace imminente et était l’objet de toutes les conversations : on disait qu’ils allaient se jeter sur Tawat, au cœur du Sahara, et que ce ne serait qu’une étape vers Timbuktu. Le voyageur était obligé de dissimuler sa présence, car peu de ses hôtes étaient dans le cas de distinguer entre un envoyé de l’Angleterre et un de ces Français craints et détestés; et ils enveloppent dans une commune aversion tous les chrétiens mangeurs de porc et, ce qui est encore pis, d’œufs non brisés, c’est-à-dire d’œufs à la coque, qu’ils prennent pour des œufs crus. Dans l’opinion des politiques de la ville, Barth était un espion dont la présence se rattachait aux succès menaçans des Français. Deux fois dans une même après-midi le sheikh, ami et protecteur du voyageur, vint le trouver pour l’entretenir de l’opportunité qu’il y aurait à réunir les forces des Berbers de Timbuktu à celles des Tawati pour les précipiter contre les Français, et celui-ci eut bien du mal à détourner son hôte de ce projet trop hardi. Il ne put du moins pas l’empêcher d’écrire aux Français pour leur interdire tout empiétement ultérieur. Cette singulière missive fut envoyée de Timbuktu en Algérie vers le mois de mai 1854. Depuis ce temps, les Français n’ont ni occupé Tawat, ni marché sur Timbuktu. Cette conduite a sans doute comblé le sheikh de satisfaction sur le résultat de sa démarche, s’il ne s’est pas appliqué à considérer que d’Alger à Timbuktu il y a le désert et environ cinq cents lieues, et que si, de Saint-Louis, la distance est moindre, le climat, les accidens topographiques et la grande densité des populations hostiles la rendent peut-être encore plus difficile à franchir.

Telles sont les véritables barrières qui, peut-être longtemps encore, sépareront de Timbuktu nos possessions françaises de l’Afrique. Il n’est pas dit qu’un jour ces barrières ne doivent pas être surmontées; mais en attendant, la France peut remplir un rôle très utile et très élevé, quoique moins personnellement profitable. Ce rôle, M. Barth l’indique : ce serait de faire la police de la portion du désert qui avoisine nos colonies, pour mettre un terme aux brigandages des Berbers. Il est vrai que pour cela il faudra probablement occuper Tawat, de même que, pour délivrer la Méditerranée des pirates barbaresques, on a dû prendre Alger; mais cette conquête ne paraît pas impossible : elle faciliterait les relations commerciales et préparerait l’influence française dans le cœur du Soudan. Si les Anglais ont mérité par leurs persévérans efforts d’exploiter les richesses du bassin du Tsad, les régions de l’ouest et Timbuktu, qu’un Français a le premier fait connaître, reviennent de droit à la France.

En dehors de ces considérations, il en est d’autres propres à toucher les esprits qui s’élèvent au-dessus des rivalités commerciales et des espérances, mercantiles, et pensent que la civilisation, accomplissant sur notre terre une évolution lente, mais complète, doit finir par admettre tous les peuples, ceux mêmes de l’Afrique, au partage de ses bienfaits : c’est que le contact, l’influence des Européens, leur mélange avec les races noires et leur constante action sur elles pourront opérer le changement de celles-ci, et faire leur éducation. Je n’ignore pas qu’une semblable espérance doit sembler aujourd’hui bien chimérique, lorsqu’à côté de nos sociétés nous contemplons les ébauches grossières de ces sociétés encore à l’état d’enfance, et que, jetant à la fois les yeux sur ces deux pôles de l’humanité, nous saisissons entre nos races et les leurs des différences morales qui semblent aussi indélébiles que les couleurs de nos visages. Mais peut-on admettre d’autre part que tant d’hommes aient été créés pour toujours vivre, à travers les siècles, dans un état de même abjection, et l’histoire ne montre-t-elle pas que toutes les grandes révolutions de ce monde ne se sont accomplies que par l’œuvre du temps et le travail successif des générations? D’ailleurs, une telle espérance ne fût-elle qu’un rêve, il serait beau de l’avoir conçue, et si incertaine qu’elle puisse être, elle mérite bien que la France, l’Angleterre et toutes les nations intelligentes se donnent la main sans récriminations et sans envie sur cette terre d’Afrique où tant d’hommes de tous pays ont trouvé la mort, et où il y a encore autant à souffrir qu’à profiter.

Si jamais elle se réalise dans un bien lointain avenir, quelques noms devront être particulièrement chers à l’Afrique relevée et rachetée, — les noms des hommes qui, au péril de leur vie, sont allés lui porter des paroles d’espérance et de pitié, — et M. Barth n’a-t-il pas trouvé une vraie compensation à ses longues souffrances dans l’idée que son nom figurerait au premier rang sur cette liste des bienfaiteurs d’une portion de l’humanité ?


ALFRED JACOBS.


V. DE MARS.


  1. Saint-Pétersbourg, 1858.
  2. Membre du conseil de l’empire et directeur de la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, M. le baron de Korf a publié l’an dernier une curieuse relation de l’Avènement au trône de l’empereur Nicolas et un grand nombre de travaux littéraires qui le placent au premier rang des bibliophiles les plus éclairés.
  3. 1 vol. grand in-18, Michel Lévy.
  4. Les Amoureux de Sainte-Périne, 1 vol. grand in-18, Librairie-Nouvelle.
  5. 1 vol. in-16, Cadot.
  6. 1 vol. in-12, L. Hachette.
  7. 1 vol. grand-18 jésus, Librairie-Nouvelle.
  8. In-8°, chez Pagnerre.
  9. Voyez la livraison du 1er  avril 1856.