Chronique de la quinzaine - 14 février 1859

Chronique n° 644
14 février 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1859.

Enfin nous commençons à voir clair ! Nous sommes, Dieu merci ! sortis de cette nébuleuse atmosphère remplie de rumeurs sourdes et vagues où ondoyaient des hypothèses sinistres, où erraient les anxiétés grelottantes. Quelques flèches de lumière ont traversé ces ténèbres, et nous ne sommes plus réduits à faire aux fantômes une chasse indécise. Les causes du trouble actuel de l’Europe se laissent discerner : d’importantes révélations nous permettent de mesurer nos espérances et nos craintes. Nous avons devant nous des faits officiels, des faits réels, substantiels, palpables : nous avons la discussion de l’adresse dans le parlement britannique, le discours de l’empereur à l’ouverture de la session, l’emprunt du Piémont, accompagné d’une circulaire diplomatique de M. de Cavour et d’un intéressant débat du parlement sarde. Ces manifestations politiques n’ont pas seulement éclairé des faits considérables : précédées ou suivies de curieuses publications, elles ont fait connaître les systèmes que les difficultés présentes mettent aux prises. L’opinion, qui jusqu’alors n’avait pu que témoigner vaguement, quoique avec une singulière unanimité, de ses préférences pacifiques, a désormais dans les faits et les systèmes connus des données à l’aide desquelles elle est en état de se prononcer avec plus de précision et d’autorité. Enfin, en présence des faits accomplis, des systèmes dévoilés et de l’opinion édifiée, l’on peut avec moins de témérité calculer les éventualités de l’avenir. Faits, systèmes, état de l’opinion, éventualités futures, nous allons nous-mêmes passer en revue ces élémens divers de la situation où l’Europe est engagée. Disons-le tout de suite, c’est avec une disposition d’esprit confiante que nous entreprenons cet examen. Sans doute les difficultés sont grandes ; mais le génie de la fatalité, la guerre, n’a point encore fait invasion dans les affaires de l’Europe. Si grandes qu’elles soient, les difficultés peuvent encore être résolues par la raison, et les solutions de la raison sont toujours pacifiques. Dans l’ordre chronologique des faits, c’est aux débats du parlement britannique qu’appartient la priorité. L’ouverture des chambres anglaises était attendue avec une impatience universelle, et en cette occasion l’orgueil anglais, à qui les péripéties de nos révolutions ont donné au moins le prétexte de croire que le parlement britannique est aujourd’hui le parlement du monde, a dû être pleinement satisfait. Il faut être juste envers nos alliés et nos rivaux : le discours de la reine d’Angleterre et la discussion de l’adresse dans les deux chambres ont été dignes de la gravité et de la solennité des circonstances présentes. Amical pour la France et son souverain, le discours de la reine a donné à la paix du monde un gage significatif dans cette phrase, qui a été si remarquée : « Je reçois de toutes les puissances l’assurance de leurs sentimens d’amitié. Cultiver et confirmer ces sentimens, maintenir intacte (inviolate) la foi des traités publics, et contribuer, aussi loin que s’étend mon influence, à conserver la paix générale, tels sont les objets de ma constante sollicitude. » Cette déclaration royale a été acceptée comme le mot d’ordre de la politique anglaise par les orateurs qui ont présenté des observations sur la question italienne et les difficultés qui divisent la France et l’Autriche. Ce n’est point, à proprement parler, une discussion qui s’est engagée sur les adresses proposées en réponse au discours du trône : c’est une conversation calme et élevée, à laquelle les chefs des grands partis parlementaires ont seuls pris part. Chefs de l’opposition et ministres, lord Granville et lord Derby dans la chambre des lords, lord Palmerston, lord John Russell et M. Disraeli dans la chambre des communes sont venus tour à tour attester la doctrine du respect des traités existans et en même temps témoigner de leurs sympathies pour l’amélioration des gouvernemens de l’Italie et de leur attachement à l’alliance française. Il est intéressant de recueillir et de rapprocher leurs déclarations les plus caractéristiques dans ces trois ordres d’idées. A nos yeux en effet, ces trois sortes de manifestations se corroborent les unes par les autres. Comment ne point accorder un grand poids à la parole d’hommes d’état qui protestent en faveur du respect des traités qui ont déterminé la distribution actuelle des territoires en Italie, lorsque ces hommes d’état sont des amis incontestés de l’émancipation progressive et libérale de l’Italie et des partisans éprouvés et persévérans de l’alliance française ?

Les hommes d’état anglais ne se sont point mépris un instant sur la conséquence immédiate à laquelle tendent les agitateurs de la question italienne : cette conséquence est l’expulsion de l’Autriche de la Lombardo-Vénétie au moyen de la guerre, de la guerre entreprise par le Piémont et la France contre l’Autriche ; c’est le renversement d’une domination étrangère par le concours d’une puissance étrangère. L’aimable leader des whigs dans la chambre des lords, lord Granville, qui a pris le premier la parole, a signalé le danger d’une pareille coopération. « On se dissimulerait en vain, a-t-il dit, qu’il y a maintenant en Italie des hommes qui, oublieux des leçons de l’histoire, croient qu’il est possible de s’affranchir d’une domination étrangère par le secours de l’étranger… Le sentiment le plus profond qui existe chez les Italiens à travers tous les partis qui les divisent, c’est la haine de l’étranger, et, ne nous y trompons pas, cette haine n’est pas exclusivement dirigée contre les Autrichiens malgré les apparences actuelles. Soyez sûrs que la rivale de l’Autriche en Italie, la France, était tout autant impopulaire à l’époque où elle occupait ce pays, et qu’elle deviendrait bientôt aussi impopulaire que l’Autriche, si elle se retrouvait dans la même position. » Lord Granville, après avoir examiné le gouvernement de la Lombardie et avoir constaté que c’était peut-être un des meilleurs de l’Italie, s’arrête devant ce mal et ce ressentiment de la domination de l’étranger, lequel ne saurait justifier une intervention étrangère. « Mais, dit-il, il ne nous appartient pas de discuter si la Lombardie est bien ou mal gouvernée. Ce que nous avons à considérer, c’est que ces provinces appartiennent à l’Autriche en vertu de traités qui ont pu être bons ou mauvais à l’origine, — et il est certain que dans le principe ils ont été considérés comme bienfaisans, — mais qui par l’action du temps sont devenus partie intégrante du droit public européen. » Le grand orateur qui préside le cabinet, lord Derby, n’a fait que donner aux observations de lord Granville la vigueur habituelle que prennent toutes les idées qui passent par sa bouche. « Ce n’est point en Lombardie, a-t-il dit, qu’existe le principal danger. Mon noble ami a tracé un tableau exact du gouvernement de la Lombardie. Cette province n’a guère à se plaindre de son administration, et l’Autriche, dans ces dernières années, s’est appliquée sans relâche à améliorer la situation du pays. La population peut avoir certains griefs, certains motifs de mécontentement ; mais le principal, le seul, l’irrémédiable grief, c’est qu’elle est placée sous le joug d’une nation différente et étrangère. Voilà la cause de mécontentement qui absorbe et domine toutes les autres, et dans ses efforts pour la détruire, la Lombardie n’a que trop souvent oublié ce que mon noble ami nous rappelait tout à l’heure, à savoir que tous les efforts de l’Italie pour reconquérir sa liberté se sont terminés par un changement de maîtres. Dans de telles circonstances, les provinces lombardes, si riches, si fertiles, si prospères qu’elles soient, sont-elles une force pour l’Autriche, et constituent-elles pour cette puissance une possession désirable ? Je n’ai pas la prétention de le dire ; mais il y a un point qui n’est pas douteux, et je souscris entièrement à cet égard à la doctrine de mon noble ami : c’est que, quel que soit le gouvernement intérieur de la Lombardie, le système que l’Autriche applique à l’administration de ses provinces italiennes, qu’il soit habile ou maladroit, doux ou sévère, prudent ou imprudent, nous n’avons point à nous en mêler. Par l’héritage, par la longue possession, par la foi des traités, dont la rupture serait une incalculable calamité pour l’Europe, par tous ces liens l’Autriche a acquis sur ses provinces italiennes une tenure dont personne, pas plus nous que toute autre nation, n’a, à aucun titre et sous aucun prétexte, le droit de la dépouiller. »

La protestation de lord Palmerston a été plus forte encore. Parlant des éventualités de guerre qu’il appréhendait en Italie, le vétéran de la chambre des communes a dit qu’il présumait que le but de la guerre serait l’expulsion de l’Autriche hors des frontières italiennes. « Beaucoup de personnes pensent, a ajouté le noble lord, et je suis du nombre, qu’il serait désirable, non-seulement dans l’intérêt de l’Italie, mais dans l’intérêt bien entendu de l’Autriche, que cette puissance ne possédât point ses provinces situées au sud des Alpes. Je ne crois pas qu’elle tire aucune force de ces possessions. Je suis sûr qu’elles lui valent de grandes haines, et qu’elles l’entraînent dans un système politique que tout gouvernement sage doit éviter ; mais nous devons nous rappeler à quel titre elle possède ces provinces. Elle les possède en vertu du traité général de 1815, qui est également le titre d’autres puissances à la possession d’un grand nombre de territoires en Europe. Ce traité est le grand acte qui a réglé l’état de l’Europe. Il eût peut-être mieux valu que, dans plusieurs de ses parties, cet arrangement eût été combiné d’une autre façon, et je pense, pour ma part, au tour qu’ont pris les choses, qu’on eût mieux fait d’arrêter d’autres arrangemens pour le nord de l’Italie ; mais, pour être juste, il faut nous reporter à la situation qui existait au moment de la conclusion du traité, et se rappeler les raisons qui ont pu faire juger aux parties contractantes que l’on avait pris le meilleur arrangement. Il y avait certaines réclamations de l’Autriche, fondées sur l’ancienne possession. Il y avait d’autres considérations, liées à la défense future de cette partie de l’Italie. À tout événement, bon ou mauvais, c’est un arrangement auquel toutes les grandes puissances de l’Europe ont acquiescé, et qu’elles ont sanctionné par traité, et je déclare humblement qu’aucune puissance ne peut violer justement cette convention et tenter sans raison d’enlever à l’Autriche ce que les traités lui ont donné. Il faut que les traités soient respectés. Si, au nom de quelque préférence théorique, l’on pouvait mettre de côté les stipulations d’un traité, toutes les affaires de l’Europe seraient à vau-l’eau, et il serait impossible de prédire les conséquences auxquelles aboutirait un tel principe. »

M. Disraeli ne pouvait rien ajouter à une telle profession de foi : il s’est borné à en prendre acte, et a exprimé l’espérance motivée que l’on ne verrait point s’accomplir cette violation gratuite des traités contre laquelle lord Palmerston s’élevait avec tant d’énergie ; mais il n’a point suffi à lord John Russell d’adhérer simplement à la doctrine de son rival dans la direction du parti whig. Il a voulu la fortifier encore par un témoignage explicite. Lui aussi, vieil ami de l’Italie, il regrette que les traités de Vienne n’aient point disposé autrement de la Lombardie et de la Vénétie ; lui aussi, il regrette que l’Autriche, dans ces dernières années, n’ait point compris qu’il était de son intérêt d’abandonner au moins une partie de ses territoires italiens. « Mais le traité, a-t-il dit, qui donne à l’Autriche ces territoires, ce traité, revêtu de toutes les sanctions qui le consacrent, fait partie du droit public, et personne ne pourrait tenter de troubler par la force cet arrangement territorial sans commettre une offense contre le droit public européen, et sans porter une profonde atteinte à la paix de l’Europe. J’espère donc, avec le très honorable gentleman (M. Disraeli), que l’infraction gratuite aux traités dont il a été question ne sera point commise. Cependant, si l’agression devait être inspirée par une pensée d’agrandissement, si la France voulait ajouter des territoires à son empire, si la Sardaigne devait accroître ses possessions, l’agression serait plus odieuse encore qu’une violation gratuite des traités. J’ai toujours eu une sympathie profonde pour l’indépendance et la liberté de l’Italie ; mais il m’est impossible de croire que la cause de la liberté italienne soit jamais servie par une guerre comme celle dont on nous menace. » Puis, avec cette prédilection qui le ramène toujours vers les vieilles traditions de son parti, lord John Russell a rappelé ce mot d’ordre du vieux parti whig : la cause de la liberté civile et religieuse dans le monde entier, que Canning s’appropria lorsqu’il devint ministre des affaires étrangères ; « moi aussi, a-t-il ajouté, je suis pour la cause de la liberté civile et religieuse dans le monde entier, mais sur ma vie je ne puis voir comment cette grande cause pourrait être servie par une agression telle que celle dont on a parlé. »

Il est inutile de s’appesantir sur l’importance de semblables déclarations : nous les enregistrons comme les premiers documens officiels qui nous soient arrivés sur le grand procès politique dont l’Italie est aujourd’hui l’objet à la face de l’Europe, et comme des documens qui ne sauraient manquer d’avoir une influence considérable sur la conduite de cette brûlante affaire. Il nous reste à parler des vives sympathies qui ont été témoignées par les orateurs anglais pour l’alliance française et pour les progrès de l’Italie. À l’égard de la France, de peur de tomber dans des répétitions oiseuses, nous nous contenterons de citer quelques paroles élevées de M. Disraeli, qui ont obtenu au surplus l’entière adhésion de lord John Russell. « J’ai toujours soutenu dans cette chambre, a dit le chancelier de l’échiquier, la politique de l’alliance de la France. En exprimant cette opinion, j’ai toujours rappelé à la chambre que c’est la politique qui a été défendue en tout temps par les plus sagaces de nos souverains et de nos hommes d’état. L’alliance avec la France est la politique que la reine Elisabeth et le Protecteur ont adoptée tous les deux. C’était le seul point sur lequel fussent d’accord lord Bolingbroke et sir Robert Walpole. Je crois que c’est la politique qu’approuvaient en commun M. Pitt et M. Fox. Ce n’est point une politique nouvelle. Il y a eu des intervalles de mésintelligence entre les deux pays. Le souvenir de la grande guerre qu’a produite une grande révolution subsiste encore ; mais cette guerre, que la chambre me permette de le lui rappeler, a été suivie d’une paix qui a duré le double. Et pourquoi supposerions-nous un instant qu’une alliance toujours adoptée par les plus grands hommes d’état, et qui pendant deux cent quarante ans a plus ou moins prévalu entre les deux paj^s serait à la merci du caprice d’une personne ou de la mobile fantaisie d’une nation ? Il faut qu’il y ait des raisons profondes pour que cette alliance soit ce que je la nomme, une alliance naturelle. Il peut y avoir à la surface mille difficultés naissant de la contiguïté des deux pays, de la vive et constante émulation (jui anime les deux peuples à la tête tous deux de la civilisation, du souvenir d’une ancienne et passagère querelle, ou de la différence et du contraste des caractères nationaux ; il faut cependant qu’il y ait eu des raisons profondes pour que leur alliance ait été sanctionnée par des autorités aussi hautes que celles du plus grand souverain et des plus illustres hommes d’état que nous ayons connus. C’est une alliance indépendante des dynasties, des personnes et des formes de gouvernement. Nous n’avons point à nous préoccuper de ces formes diverses ; tout ce que nous avons besoin de savoir, et nous le savons, c’est que les bonnes relations des deux pays leur sont avantageuses, et le sont aussi au monde entier. Telle est mon opinion générale à ce sujet, et je l’ai exprimée lorsque d’autres princes étaient sur le trône de France, lorsque d’autres dynasties florissaient, lorsque dominait une autre forme de gouvernement ; pourquoi donc ne pourrais-je pas dire aujourd’hui que l’Angleterre a trouvé dans l’empereur des Français un fidèle allié, éprouvé dans un moment de crise, et qui attache, je le crois, une grande valeur politique à l’alliance des deux pays ? Je ne puis penser qu’un prince si sagace soit à la veille de troubler la paix du monde… Tant que nous n’aurons rien appris de plus que ce que nous savons, je n’abandonnerai pas l’espoir de voir s’évanouir l’agitation créée dans les esprits par l’état des relations de la France avec TAutriche, et je persisterai dans la pensée que la fin de cet état de choses sera non un conflit entre deux puissances militaires qui ne sauraient faire par la guerre aucun bien à l’Italie, mais plutôt une entente entre ces deux grandes puissances afin de concerter des mesures qui améliorent la condition de la péninsule, et fassent disparaître ces causes de guerre qui renaîtraient périodiquement, si la condition de l’Italie demeurait la même. »

Ferme adhésion aux traités existans, mais attachement non moins constant à l’alliance française, voilà les deux premiers faits qu’il y ait à relever pour nous dans les débats de cette grave séance du parlement anglais : nous arrivons aux considérations qui y ont été présentées sur l’état de l’Italie. Tous les grands orateurs que nous venons de nommer ont parlé des souffrances de l’Italie et de la malheureuse condition où la retiennent ses mauvais gouvernemens avec les sentimens et dans le langage qui conviennent aux hommes d’état d’un pays libre. Ils n’ont renié aucune de leurs convictions, désavoué aucune de leurs anciennes sympathies ; mais ils se sont tous réunis dans cette opinion que nous exprimons nous-mêmes depuis plusieurs mois : c’est qu’il n’est pas possible à un peuple d’attendre d’un concours étranger son affranchissement national et la conquête de sa liberté. Ils ont parlé du Piémont, de sa constitution actuelle, de son roi courageux et de son habile ministre avec l’intérêt sincère que mérite à ce petit pays et à son gouvernement la sage, libérale et ferme conduite qu’il a su tenir depuis dix ans. « Le Piémont, a dit lord Derby, est le seul point lumineux au milieu des tristes ténèbres de l’Italie, a bright spot amid the surrounding gloom ; » mais tous ils ont exprimé la crainte que le Piémont ne compromît les résultats heureux et glorieux de ces dix années, si, par ambition et par impatience, il allait jouer ses libertés contre les chances d’une guerre intempestive. Tous enfin, et en cela ils n’ont fait que reprendre le programme diplomatique légal tracé en 1856 par le Piémont au congrès de Paris, ils se sont accordés à représenter comme nécessaire et urgente la réforme des gouvernemens de l’Italie centrale. Les ministres, lord Derby et M. Disraeli, ont pu annoncer à cet égard la direction déjà prise par la diplomatie anglaise. Les explications de M. Disraeli sur ce côté pratique des questions entamées ont été plus précises encore que celles du premier ministre. Le gouvernement anglais s’est adressé aux cabinets de Paris et de Vienne, et après leur avoir communiqué ses sentimens sur le respect dû aux traités et sur le maintien de la paix, il les a engagés à se mettre d’accord pour faire cesser les causes qui perpétuent l’occupation des États-Romains par leurs troupes. Tout le monde reconnaît en Angleterre que la présence de régimens autrichiens et français dans les états du pape est une cause de conflits entre la politique de l’Autriche et la politique française, et tout le monde est force d’admettre que ce sont les intolérables abus du gouvernement pontifical qui rendent nécessaire la présence des forces étrangères à Rome et dans les Légations. Lord Granville, récemment arrivé de Rome, n’aurait pas voulu, disait-il, payer d’un retour discourtois l’hospitalité qu’il avait reçue dans cette ville, et pourtant il se voyait forcé de convenir que, pour un ami de l’humanité, rien n’était pénible comme le spectacle du gouvernement des États-Romains, et que la population laïque tout entière était hostile à ce système politique. « Le danger réel de l’Italie, s’est écrié lord Derby vient de la présence dans les États-Romains de deux armées, qui y sont placées non pour défendre les libertés italiennes, mais pour soutenir un gouvernement incompétent. » Les deux puissances grâce auxquelles ce gouvernement incompétent subsiste, la France et l’Autriche, se doivent donc à elles-mêmes et doivent à l’Europe de s’entendre pour obtenir la réforme efficace du gouvernement du saint-siège. Telle est, d’après M. Disraeli, le sens de l’invitation qui aurait été adressée à Paris et à Vienne par le cabinet anglais. Il a ajouté que s’il résultait des négociations de la France et de l’Autriche, sur les réformes à introduire dans les états du pape, la nécessité d’un remaniement des dispositions territoriales du traité de Vienne dans l’Italie centrale, l’Angleterre userait de ses conseils et de son influence auprès des signataires de ce traité pour obtenir leur adhésion aux modifications convenues. Nous n’avons pas besoin d’insister sur l’importance du conseil donné par le gouvernement anglais : un pareil conseil, dans l’état actuel de l’Europe, ne peut être accueilli par une fin de non-recevoir. Ne fût-ce que par ces égards d’urbanité que se doivent de grandes puissances alliées, la France et l’Autriche, lors même qu’elles débiteraient du résultat, ne peuvent se refuser à l’expérience qu’on leur demande au nom de l’Europe. Les opinions émises par lord John Russell complètent, à notre sens, la démarche officielle du cabinet anglais. « J’ai lu récemment, a dit lord John Russell, une brochure de M. Farini, l’auteur de l’Histoire des États du Pape, dont nous devons la traduction à M. Gladstone. À propos du traité de Paris, M. Farini observe qu’en vertu de ce traité les populations de Moldavie et de Valachie ont le droit de choisir la forme de gouvernement qu’elles préfèrent. Pourquoi, écrit-il, n’aurions-nous pas le même privilège ? Pourquoi le peuple de la Romagne ne serait-il pas réuni pour avoir à déclarer lui-même sous quelles lois il veut vivre ? » Lord John Russell ne doute point que les Romains n’aient plus de titres encore que les Moldo-Valaques à choisir leur gouvernement. Le noble lord va plus loin : il désire que l’on applique ù l’Italie un autre principe du traité de Paris. Convaincu que les interventions incessantes de l’Autriche depuis 1815 sont la cause la plus sérieuse des souffrances de l’Italie, il voudrait, conformément à ce qui a été décidé pour les provinces danubiennes, que désormais aucune puissance ne pût intervenir dans les petits états italiens sans une entente préalable de l’Europe. Ces suggestions de lord John Russell doivent naturellement se lier à la négociation demandée par le gouvernement anglais aux cabinets français et autrichien : elles achèveraient, si elles entraient dans la pratique, l’adoption par l’Europe du programme que nous analysions il y a un mois, et qui fut présenté par M. de Cavour au traité de Paris. Enfin, pour clore cet intéressant examen des révélations que les premières séances du parlement anglais ont apportées sur la question de paix ou de guerre, rappelons deux informations précieuses données par lord Derby. Le ministère anglais a reçu de la part de la France et de la part de l’Autriche des assurances qu’il serait impossible de ne point regarder comme décisives pour le maintien de la paix : le gouvernement français lui a répondu que « tant que l’Autriche ne sortirait point de ses limites, la Sardaigne ne devait attendre aucun secours de la France pour une guerre agressive ; l’Autriche de son côté a énergiquement déclaré, et lord Derby croit à sa sincérité, qu’elle n’avait pas l’intention de s’immiscer dans les affaires intérieures d’aucun de ses voisins, qu’elle voulait se renfermer dans ses limites et dans les obligations des traités, et diriger son attention exclusive sur l’administration de ses propres provinces. »

Récapitulons une dernière fois les faits qui ressortent des débats du parlement anglais : l’observation fidèle des traités unanimement invoquée dans une assemblée qui peut être à bon droit considérée comme l’écho le plus retentissant de l’opinion publique européenne ; l’alliance anglo-française recommandée avec une sincérité incontestable au nom des raisons les plus élevées ; les maux de l’Italie reconnus et déplorés ; la source principale de ces maux, — l’intervention étrangère, — signalée dans l’état dont la situation politique est la plaie de la péninsule ; le Piémont un peu gourmande à la vérité dans l’impatience ambitieuse et les velléités belliqueuses qu’on lui attribue, mais loué avec chaleur dans ses institutions libérales, sérieusement écouté dans son action diplomatique, puisque c’est à son programme de 1856 que l’on emprunte la nécessité de réformer immédiatement le gouvernement romain et la pensée d’interdire à l’avenir l’immixtion militaire d’une puissance isolée dans les affaires des petits états italiens ; — une négociation conseillée à la France et à l’Autriche pour arriver à la réforme des états pontificaux, et le concours de l’Angleterre et des signataires du traité devienne promis aux résultats de cette négociation ; — enfin, au sujet des craintes que ferait naître la possibilité d’une explosion de guerre, la révélation des dispositions rassurantes montrées par l’Autriche et la France, déclarant : l’une qu’elle ne sortira point de ses limites et qu’elle ne se mêlera point des affaires de ses voisins, et l’autre, que si l’Autriche ne sort pas de ses limites, elle ne secondera pas le Piémont dans une guerre d’agression.

Certes le discours que l’empereur a prononcé le 7 février devant la réunion du corps législatif et du sénat a par lui-même une signification assez claire ; mais il nous semble que le rapprochement des débats antérieurs du parlement anglais ajoute, par l’abondance des points de vue et le développement des appréciations, plus de force encore et de décision aux déclarations impériales. L’empereur se réfère au mot célèbre qu’il a donné lui-même pour devise au régime actuel : « l’empire, c’est la paix. » L’état de l’Italie n’est pas à ses yeux un motif suffisant de croire à la guerre. Il espère que Ja paix ne sera point troublée ; il proteste avec chaleur, et en rappelant les gages incontestables qu’il a donnés à l’alliance anglaise, de sa persévérance à conserver cette alliance. La dignité d’un souverain lui interdit sans doute de laisser mettre en question la sincérité du respect qu’il porte aux traités, et un discours impérial ne peut entrer dans le détail des problèmes divers soulevés par la situation de l’Italie. Aussi l’empereur s’abstient-il avec raison de parler des traités, et se contente-t-il de signaler le trait saillant de la condition anormale de l’Italie, la nécessité d’y maintenir l’ordre par des troupes étrangères. Néanmoins la fidélité de la France aux règles du droit public européen et les sympathies que nous devons à la malheureuse Italie sont exprimées avec élévation dans ces mots : « Je resterai inébranlable dans la voie du droit, de la jljstice, de l’honneur national ! » Les dispositions pacifiques se manifestent avec dignité dans cette phrase : « Ma politique n’a pas cessé un instant d’être la même : ferme, mais conciliante. » Enfin il n’est pas jusqu’à la forme même du discours, jusqu’au ton d’argumentation animée qui y règne, et qui a justement frappé l’attention publique, qui ne confirme avec une force singulière l’effet de ces déclarations rassurantes. L’on dirait que l’empereur s’adresse, pour les réfuter, à des incertitudes et à des objections inexprimées, et qu’il est surpris et peiné que sa véritable politique n’ait point été pressentie et devinée. Ici même il nous semble que les plaintes de l’empereur ne s’adressent pas toutes à la France, et que quelques-unes doivent retomber sur les exagérations de l’opinion étrangère. Chez nous, l’opinion dans ses inquiétudes n’a été coupable que du péché d’ignorance : nous ne voudrions pas croire qu’elle fût allée jusqu’à l’effroi. La perspective d’une guerre juste et nécessaire, quelque douloureuse qu’elle puisse être pour de respectables intérêts, n’effraiera jamais personne dans notre pays, et en une telle conjoncture le courage de la masse du peuple sera celui de la nation tout entière.

Nous arrivons aux actes du Piémont. Ceux-ci, nous le reconnaissons, ne sont point aussi rassurans que les débats parlementaires anglais et que le discours de l’empereur. Le Piémont, nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, ne peut invoquer efficacement devant la conscience de l’Europe, dans sa lutte avec l’Autriche, qu’un seul intérêt et un seul droit, le droit et l’intérêt de son indépendance et de sa sécurité. Sa cause que nous appellerons légale, celle qui est gagnée dans l’opinion, et qui sera gagnée infailliblement dans les faits, si elle n’est point compromise par un recours intempestif et téméraire à la force, l’autorise à demander la fin de ces interventions autrichiennes qui ont infesté l’Italie depuis 1815, et qui ont arrêté et rendu impossible tout progrès politique dans la péninsule. Un orateur du parlement piémontais, M. Mamiani, vient, à propos de la discussion de l’emprunt, de tracer un éloquent contraste des provocations mutuelles que s’adressent, par l’antagonisme même de leurs institutions, l’Autriche italienne et le Piémont. Il a rappelé, comme M. de Cavour l’avait fait déjà en 1856 dans ses célèbres notes adressées au congrès de Paris, et vient de le faire encore dans sa récente circulaire, les intrusions successives de l’Autriche dans les petits états italiens. Ces provocations matérielles de l’Autriche, injurieuses à la liberté du Piémont et menaçantes pour son indépendance, peuvent, doivent et vont cesser, nous n’en doutons point, sous l’influence pacifique des grandes puissances, aujourd’hui enfin préoccupées de la question italienne. « Au surplus, s’est écrié M. Mamiani, la provocation existe d’un côté et de l’autre dans l’ordre moral. De ce côté du Tessin existe la liberté, de l’autre l’esclavage ; ici on fait tout pour relever l’indépendance de notre nation, là tout pour l’opprimer : voilà la véritable provocation qui ne se peut éteindre. » Mais cette provocation morale est toute à l’avantage du Piémont, elle est menaçante et ruineuse pour l’Autriche ; l’Autriche ne peut pas la réprimer, car pour la réprimer il faudrait qu’elle attentât à l’indépendance du Piémont, ce qui soulèverait contre elle l’opinion et les forces de l’Europe entière. Cette provocation morale, par la paix et par le jeu de ses institutions libérales, que la paix seule lui garantit, le Piémont la maintient et la fortifie, et c’est en y persistant que le Piémont doit finir par lasser et user la domination autrichienne en Lombardie, par contraindre l’Autriche à abandonner cette domination, et à rendre à elles-mêmes ses provinces italiennes. La paix et l’attitude défensive, voilà la politique nécessaire du Piémont tant qu’il voudra passer aux j^eux de l’Europe pour le représentant désintéressé de la cause de l’Italie. Un autre avantage de la politique défensive pour le Piémont, c’est qu’elle ne lui impose ni charges financières, ni charges militaires. L’opinion de l’Europe, l’alliance des grandes puissances, le protègent assez contre les agressions de sa redoutable voisine. 11 semblait enfin que le lien plus intime par lequel le Piémont vient de s’unir à la France devait lui épargner les frais d’une armée qui dépasse ses ressources. M. de Gavour en a pensé autrement : il a pris prétexte des renforts récemment envoyés en Italie par l’Autriche pour augmenter les arméniens de la Sardaigne et pour faire un emprunt. Le prétexte ne trompe personne, car il est évident pour tout le monde que l’Autriche ne médite aucune attaque contre la Sardaigne. Au lieu de profiter simplement du désavantage de la situation de l’Autriche, qui oblige cette puissance à s’épuiser en armemens, M. de Cavour semble vouloir rivaliser avec l’Autriche même en dépenses et en préparatifs. Faut-il voir dans cette prodigalité piémontaise une provocation nouvelle ? JNous n’irons pas jusque-là, et en tout cas ce serait une de ces provocations que l’Autriche est obligée de subir en silence ; elle ne lui donnera, nous en sommes sûrs, pas plus la tentation qu’elle ne lui fournirait une raison légitime de prendre l’initiative et la responsabilité de l’attaque.

Quoi qu’il en soit, la politique piémontaise, avec l’homme d’état éminent et persévérant qui l’a conçue et qui la dirige, a obtenu aujourd’hui un succès assez glorieux pour qu’elle ait le droit, ce nous semble, de se reposer un moment et la complaisance de laisser reprendre haleine à l’Europe surprise. M. le comte de Cavour voulait, il y a trois ans, que la question italienne fut posée en Europe : on voit s’il a réussi, et pour notre part nous applaudirons cordialement à cet éclatant triomphe, si M. de Cavour n’en brusque point les résultats en les jouant sur les chances d’une guerre intempestive et peu populaire parmi les nations qui sont les alliées naturelles du Piémont. M. de Cavour, disons-nous, est parvenu au but patriotique et hardi qu’il s’était assigné. Non-seulement en effet la question italienne est posée, mais les gouvernemens et l’opinion sentent qu’elle doit recevoir dans un terme prochain une solution quelconque, ou tout au moins un commencement de solution. Déjà cette nécessité d’une solution a donné naissance à divers systèmes qui, suivant nous, peuvent se ramener à deux : le système des changemens arbitraires et violens, le système de la guerre en réalité, et le système des améliorations progressives par les moyens pacifiques. Le premier système a été développé dans un écrit habilement élaboré, qui a paru sous ce titre : l’Empereur Napoléon III et l’Italie. Les discussions parlementaires anglaises et le discours de l’empereur ont heureusement rejeté dans l’ombre cette brochure, dont on avait voulu faire grand bruit, mais qui avait reçu de l’opinion un accueil peu favorable. Cet écrit, remarquable à divers titres, ne doit cependant point être passé sous silence. On pourrait le diviser en trois parties : il contient d’abord un exposé historique et critique de la situation actuelle de l’Italie, ensuite le plan théorique de la réorganisation que l’auteur demande pour la péninsule, et enfin l’indication des moyens à l’aide desquels ce plan devrait être réalisé. Nous n’aurions pas d’observations à présenter sur la première partie de ce travail, si nous n’y avions rencontré une inexcusable erreur historique, qui devient nécessairement, et sans doute contre la pensée de l’auteur, une injustice politique. L’auteur prétend que la diplomatie du roi Louis-Philippe soutenait en 1847 dans les affaires d’Italie la pensée autrichienne ! Nous manquerions à la mémoire du plus illustre de nos prédécesseurs[1] dans ces études d’histoire contemporaine poursuivies persévéramment par la Revue, si nous laissions passer sans protestation une telle allégation. À l’époque si radieuse pour les espérances de l’Italie dont parle la brochure, le représentant de la diplomatie du roi Louis-Philippe à Rome était M. Rossi. M. Rossi soutenant la pensée autrichienne en Italie ! Il semble qu’une pareille distraction, même lorsqu’elle ne veut atteindre que la mémoire d’un roi détrôné et mort, ne devrait pas être permise à un écrivain français qui se donne la mission d’étudier le développement de la politique nationale dans les grandes affaires de l’Europe. Le pontife qui fut l’initiateur du mouvement italien de 1847 était-il sorti du conclave comme pape autrichien ou comme pape français, et n’est-ce pas l’influence française, dirigée par M. Rossi, qui obtint son élection comme un triomphe sur l’influence autrichienne ? N’est-ce pas l’influence française qui semait alors les institutions constitutionnelles dans tous les états de l’Italie ? Quand la révolution de 1848 mit au pouvoir des républicains la correspondance de la diplomatie du roi Louis-Philippe, est-ce par la réprobation ou par l’admiration qu’ils l’accueillirent ? y virent-ils la pensée autrichienne ou la pensée du libéralisme italien ? Quand cette révolution rendit M. Rossi à sa première patrie et permit au pape de faire de lui son premier ministre, croit-on que le ministre du pape ne continuât point au pouvoir la politique de l’ambassadeur français ? N’est-ce pas M. Rossi qui conçut ce plan même de fédération italienne présidée par le pape, que les circonstances semblaient rendre possible alors, et dont tant d’événemens révolutionnaires, et par-dessus tout le lâche assassinat qui vint frapper l’ancien ambassadeur du roi Louis-Philippe, empêchèrent la réalisation pour la rejeter éternellement peut-être dans la région des chimères ?

La retraite de l’Autriche des provinces lombardes, la sécularisation du gouvernement pontifical, et ensuite l’association des divers états de la péninsule dans une confédération présidée par le pape, voilà le plan théorique de la brochure. Dans les circonstances actuelles, ce plan est évidemment chimérique, car ce qui était possible en 1847, avec le courant libéral qui régnait alors en Europe et en Italie, ne l’est plus dans l’ère de réaction qui a succédé partout à ce mouvement. Trouverait-on dans les princes qui sont à la tête des états italiens les mêmes dispositions qu’ils montraient il y a douze ans ? Personne n’y compte assurément. Il faudrait donc, pour réaliser la confédération proposée, faire violence aux princes actuels, ou changer les gouvernemens et les maisons régnantes dans la plupart des états qu’il s’agirait d’associer. Ici nous touchons aux moyens d’exécution indiqués par la brochure. L’auteur au fond ne laisse entrevoir d’autre moyen d’accomplir ses plans de remaniement et de réorganisation de l’Italie que la force et la guerre. C’est en vain qu’il croit éluder cette nécessité en adressant un appel à l’opinion et en demandant à la diplomatie, avec des expressions certes peu pacifiques, de faire « la veille d’une lutte ce qu’elle ferait le lendemain d’une victoire » — « S’il est démontré, dit-il encore, que la situation des états italiens soit non-seulement une cause de souffrance pour ce pays, mais encore une cause d’inquiétude pour l’Europe, la lettre des traités serait vainement invoquée ; elle ne pourrait pas tenir contre la nécessité de la politique et de l’intérêt de l’ordre européen. » Peut-être ces expressions donnent-elles à entendre qu’un congrès devrait être chargé d’exécuter le plan que l’on soumet à l’opinion ; mais n’invoque-t-on pas bien souvent et bien légèrement en France l’intervention des congrès ? Un congrès peut-il être appelé à refaire les traités aux dépens de ceux qui ne les ont point violés, c’est-à-dire à supprimer gratuitement les droits que ces traités consacrent ? Quelle autorité morale pourraient avoir les nouvelles conventions arrêtées par des congrès qui auraient eux-mêmes commencé par méconnaître l’autorité du droit public en vigueur avant eux ? Qui reconnaîtrait une telle juridiction ? Et avant de la faire admettre, ne serait-on pas condamné à contraindre tous les états européens à se réunir par un pacte fédéral ? Assigner aux congrès une autorité supérieure aux traités, leur attribuer ce rôle arbitraire et coërcitif, n’est-ce pas en termes déguisés en appeler à la force ? Demander à la diplomatie de faire la veille d’une lutte ce qu’elle ferait le lendemain d’une victoire, c’est oublier, dans les fumées de l’antithèse, qu’entre la veille d’une lutte et le lendemain d’une victoire il y a un moment fatal où les traités sont violés par une politique téméraire qui croit plus à la force qu’à l’influence morale du droit, et que c’est pour réparer cette lésion du droit écrit, et non pour la commettre eux-mêmes, que les congrès sont convoqués au lendemain des victoires. Une telle conclusion équivaut de bien près à un appel à la force. Cet appel à la force serait-il justifié, nous ne disons pas seulement par les vrais intérêts de la France, mais par la générosité de la cause que l’on arbore ? La générosité d’une cause n’absout pas la violation arbitraire des traités. Où serait en effet le principe qui déciderait quelles sont les causes généreuses et quelles sont celles qui ne le sont pas ? La conscience de l’Europe est choquée de cette fièvre cynique d’absorption, de ce flibustiérisme dont la Jeune Amérique est possédée : prenons garde de nous laisser aller aux mêmes tentations.

Mais nous attachons peut-être trop dïmportance à un écrit auquel le discours de l’empereur et les débats du parlement britannique semblent avoir enlevé toute signification dangereuse. D’accord avec ces grandes autorités, il est permis désormais de croire que l’opinion et les gouvernemens adopteront le système pacifique. La France alors, obtenant dans les états pontificaux d’utiles réformes, pourrait renoncer à une occupation militaire pénible et compromettante et exiger l’évacuation des Légations par les troupes autrichiennes. Il y aurait lieu également, suivant cet ordre d’efforts pacifiques, de travailler au règlement du droit d’intervention dans les affaires des états italiens. Il y aurait à profiter, à ce point de vue, de la suggestion de lord John Russell, et à décider, dans une conférence réunie non pour dépouiller personne de ses droits, mais pour protéger ceux de tous, qu’en Italie pas plus qu’en Serbie et dans les provinces danubiennes, aucune puissance ne serait autorisée à intervenir isolément et sans concert préalable avec les grands états de l’Europe. L’on rendrait ainsi impossible le retour de ce système d’intervention, si funeste à l’Italie, que l’Autriche s’était arrogé depuis 1815. Ces principes posés, le temps démontrerait d’une façon victorieuse, nous l’espérons, que l’Italie peut se gouverner elle-même, et que ses petits états sont perfectibles. L’Autriche cependant serait refoulée dans ses limites légitimes ; sans doute, sous le poids des haines que lui attire sa domination en Lombardie et des charges militaires et financières qu’elle lui impose, elle ne tarderait pas à revenir à ces projets de retraite qu’elle conçut un instant en 1848, et que ne cessent de lui recommander les hommes d’état de l’Europe qui portent le plus d’intérêt au maintien de sa puissance légitime. Ainsi naturellement, sans violer le droit écrit, sans déchaîner d’incalculables calamités sur l’Europe et particulièrement sur la malheureuse Italie, livrée en proie aux armes étrangères, l’on arriverait à l’affranchissement durable du sol italien. Certes nous ne méconnaissons ni les difficultés ni les lenteurs attachées à l’accomplissement de ce système ; mais, pour être lent, le succès n’en serait que plus sûr. Au surplus, après la lecture des écrits consacrés à la propagande des idées contraires et des débats du parlement, l’opinion parmi nous n’en comprend pas d’autre, et elle a cru lire avec raison, à notre avis, dans le discours impérial que tel est le système ferme, mais conciliant, que le gouvernement de la France a choisi. Si l’opinion a deviné juste, elle saura grand gré à l’empereur des résolutions annoncées par son discours, sans oublier les ministres qui ont dû être les interprètes de ses inspirations auprès du trône, et surtout celui qui conduit la politique extérieure de la France dans la crise que nous traversons, M. le comte Walewski.

L’on oublierait volontiers les soucis que la politique étrangère donne depuis un mois à l’esprit public, pour s’occuper des grands intérêts d’administration intérieure sur lesquels le retour des sessions législatives ramène naturellement l’attention. Un décret rendu sur un rapport de M. le ministre de l’intérieur vient de porter l’octroi de Paris jusqu’à l’enceinte fortifiée, et d’ajouter près de quatre cent mille âmes à l’administration parisienne. Cette mesure importante était depuis longtemps à l’étude. L’on avait trop hésité peut-être devant les intérêts qui avaient cherché à se soustraire aux redevances de l’octroi parisien en s’abritant dans les communes suburbaines placées entre la circonscription administrative et l’enceinte des fortifications. Ces intérêts méritaient de grands égards sans doute, car ce sont ceux des classes laborieuses et d’usines qui avaient fait entrer les différences d’octroi dans le calcul des prix de revient de leurs produits. Le rapport lumineux et décisif de M. Delangle nous semble éclairer toutes les difficultés de la question et démontrer qu’elles ont été résolues à l’avantage des communes suburbaines agrégées à l’agglomération parisienne et au surplus avec d’équitables ménagemens pour les positions auxquelles le nouveau changement serait passagèrement défavorable. M. le ministre des travaux publics a de son côté fait présenter au corps législatif le projet de loi qui doit mettre en vigueur les conventions conclues l’été dernier entre lui et les compagnies de chemins de fer, conventions dont nous avons indiqué dans le temps l’économie générale. Enfin le projet de budget de 1860 a été également apporté au corps législatif avec l’exposé des motifs du conseil d’état qui l’accompagne ordinairement. Le budget de 1860 est conforme aux dispositions que M. Magne avait annoncées dans son intéressant rapport du mois de décembre 1858. Le budget est présenté avec un excédant de recettes d’un peu plus de 5 millions. Il est vrai que la somme allouée à l’amortissement, qui n’est que de 40 millions pour l’exercice 1859, est portée à 60 pour l’année 1860 ; mais il faut remarquer par contre que le second décime de guerre est conservé encore sur les contributions indirectes et sur les droits de douane. Cette taxe transitoire donne un produit de plus de 38 millions. Est-il bien utile d’augmenter l’action de l’amortissement avant que les impôts soient rentrés dans les limites normales des budgets de paix ? L’emploi des 38 millions produits par le second décime ne serait-il pas plus fructueux, si cette somme était laissée aux consommateurs ? Une aggravation ou un dégrèvement sur les impôts indirects, est-ce chose indifférente pour la consommation ? îsous posons aujourd’hui ces questions en nous réservant d’y revenir dans l’examen du budget.

L’espace nous mauque pour dire ici l’émotion que nous avons ressentie à la lecture d’une œuvre délicate et touchante qu’une morte illustre vient d’inspirer à une pieuse amitié : nous voulons parler de cette étude sur Madame la duchesse d’Orléans, que la société lit en ce moment avec une sympathique admiration pour la princesse qui s’est nommée elle-même l’ardente exilée, et avec une vive reconnaissance pour la personne distinguée qui a su donner aux sentimens de tous une expression si juste et si attendrie. La tombe de Mme la duchesse d’Orléans est fermée depuis trop peu de temps, il semble que l’on offenserait le noble souvenir de la princesse, si l’on essayait déjà d’apprécier le rôle politique que ses malheurs lui infligèrent et qu’elle sut si dignement remplir ; mais l’âme grande, simple, sensible et passionnée de l’épouse, de la mère, de la princesse française, pouvait être révélée à ce public d’amis inconnus qui ne fait jamais défaut aux nobles mémoires. Ce sont les plus purs rayons de cette âme d’élite que l’auteur de Madame la, duchesse d’Orléans a su fixer dans un livre attachant. e. forcade.


Abécédaire vocal, ou Méthode préparatoire du Chant, par M. Henri Panofka.


Les ouvrages sur l’art de chanter ne manquent pas plus que les professeurs à grandes prétentions, qui promettent, avec le Psalmiste, de soutenir les faibles, de contenir les superbes et de ramener les égarés. Tous les ans, le Conservatoire de Paris couronne un certain nombre de rosières de première et de seconde qualité, de basses, de barytons surtout, et de ténors, qu’il livre à la circulation et qui vont alimenter les théâtres de la capitale et de la province. A côté du Conservatoire, il existe d’autres écoles de chant, de déclamation plus ou moins lyrique, des maîtres nombreux, inventeurs de méthodes expéditives et nouvelles, qui sont le fruit de l’expérience et du progrès, et c’est de toutes ces causes réunies qu’il résulte peut-être que votre fille est muette !

La manie de notre temps (et chaque époque a la sienne), c’est de croire que tout est possible, de mettre en toutes choses l’effort où manque la grâce, la volonté et le labeur à la place de la nature et de la vocation. On cultive donc les arts comme on laboure la terre, comme on apprend un métier, et l’on fait des peintres, des musiciens et des sculpteurs aussi expéditivement qu’on enseigne aux soldats la charge en douze temps. De cette fausse manière d’apprécier le jeu des facultés humaines, de cette subordination de l’instinct créateur à la volonté qui dirige, provient, selon nous, une des grandes misères de la société moderne : l’encombrement des carrières libérales par des ouvriers déclassés et des hommes sans vocation, c’est-à-dire sans amour. L’art est devenu une profession comme une autre, un gagne-pain qu’on choisit à froid, et l’on entre au Conservatoire de Musique, par exemple, aussi délibérément qu’on se présente au Conservatoire des Arts et Métiers, avec l’autorisation de père et mère qui ont mûrement pesé les avantages de la carrière que leur fils va parcourir. Les abords de l’Institut sont obstrués de peintres, de sculpteurs, d’architectes et de compositeurs qui auraient pu être des ingénieurs, des avocats, des notaires ou des commerçans utiles à la société, qu’ils affligent des produits amers de leur prétendu génie. Des artistes éminens comme Mlles  Rachel, Mars, Mme  Malibran, Lablache, Rubini ou Martin sont rares sans doute dans tous les temps, et il serait aussi injuste d’exiger du Conservatoire qu’il produise tous les ans de pareils phénomènes que de demander à l’École polytechnique des hommes comme Laplace et Poisson. Cependant on devrait consulter plus qu’on ne le fait les aptitudes naturelles, et ne pas croire qu’avec le temps et beaucoup de travail on forme un artiste comme on fait un médecin ou un fabricant de produits chimiques. Il faut absolument à la société des cordonniers, des tailleurs et des ouvriers de différens états, mais elle n’a que faire de pauvres peintres et de misérables musiciens.

À Dieu ne plaise que je sois ennemi de l’émancipation morale des classes inférieures, et que je voie d’un œil jaloux les nobles tentatives qu’on fait partout de nos jours pour les faire participer aux bienfaits d’une éducation plus libérale et plus salutaire à l’âme ! J’approuve de tout mon cœur cette diffusion des élémens des beaux-arts parmi le peuple, ces écoles primaires où l’on s’efforce de répandre les principes du dessin et de la musique, et qui préparent ainsi les générations nouvelles à mieux comprendre les plaisirs désintéressés de l’esprit et à mieux goûter les chefs-d’œuvre du génie. Qu’on se garde d’oublier toutefois que cette éducation esthétique des classes populaires ne dépassera jamais certaines limites, qu’elle ajoute aux dons de la nature, et qu’elle les perfectionne sans pouvoir jamais suppléer à son influence suprême, en sorte qu’on ne doit pas se faire une trop grande illusion sur la puissance de l’éducation et de l’industrie humaine, qui ne sauraient changer la nature des choses. Quoi qu’il arrive et quoi qu’on fasse, la France ne produira pas plus des oranges en plein vent que des voix comme celles de Rubini ou de Lablache. Tout ce que l’art peut enseigner, c’est de tirer le meilleur parti possible des forces de la nature. Tel est aussi le but raisonnable que s’est proposé M. Panofka dans le petit ouvrage élémentaire dont nous nous occupons.

Si dans l’enseignement de tous les arts il importe avant tout de bien asseoir les premiers principes, on peut affirmer que tout l’art de chanter dépend des premiers conseils qu’on donne à l’enfant. Un maître de solfège qui n’a fait aucune étude d’un organe aussi délicat que la voix humaine peut le briser comme un verre, le fausser tout au moins, et en détruire le timbre pour toujours ; c’est ce qui arrive bien souvent dans les écoles, dans les pensionnats, et même dans les classes que dirigent des professeurs émérites. Et lorsqu’on entend chanter ces sociétés chorales dont la France semble un peu trop engouée depuis quelques années, on acquiert la conviction que l’enseignement populaire de la musique vocale franchit un échelon important, qui est l’étude préalable de l’émission pure et naturelle de la voix. L’étude du solfège, dit avec raison M. Panofka, est la base de toute éducation musicale en France. Lorsque les enfans solfient sans avoir appris d’abord à bien poser les quelques sons qui forment l’échelle vocale qu’il leur est permis de parcourir sans danger, ils concentrent toute leur attention sur la justesse de l’intonation et l’exactitude de la mesure. Dans cet exercice mnémonique et presque machinal, l’enfant préoccupé du nom de la note do, ré, mi, de son intonation et de sa valeur relative, ne peut manquer de contracter de mauvaises habitudes vocales, s’il n’est pas dirigé par un maitre qui possède quelques notions de l’art de chanter. Puisque solfier, ce n’est pas autre chose que chanter, il importe de ne pas établir des divisions factices dans l’enseignement populaire de la musique vocale, et de se préoccuper immédiatement de la qualité matérielle du son et de l’organe fragile qui le produit. Telles sont les bonnes idées qui ont inspiré à M. Panofka l’ouvrage intéressant et fort utile que nous avons sous les yeux. Il est divisé en deux parties : l’une contient le texte qui traite successivement du timbre de la voix et de la respiration, de la classification des voix d’enfans, chapitre délicat et fort curieux, auquel M. Panofka consacre toute la sollicitude qu’il mérite. Dans la première leçon, M. Panofka parle de l’émission du son ; dans la seconde, des exercices d’agilité, de la gamme, des arpèges, des sons filés, enfin de tous les détails qui constituent les premiers élémens de l’art de chanter, fondus dans l’enseignement du solfège, qui les contient implicitement. Là est l’intérêt de ce petit travail. Viennent ensuite vingt-quatre leçons graduées, appropriées à l’habileté acquise de l’élève, et servant de commentaire à la théorie contenue dans le texte.

M. Panofka est un homme d’esprit, un artiste d’un vrai mérite, qui aime son art, dont il a fait une étude approfondie. Il a publié, il y a quelques années, une grande méthode de chant, dont nous avons rendu compte, et qui s’est classée depuis parmi les meilleurs ouvrages qui existent dans ce genre. M. Panofka, qui sait la musique comme ne la savent guère la plupart des professeurs de chant, a vu une lacune fâcheuse dans l’enseignement de la musique vocale en France, qui est entre les mains de grossiers croquenotes, comme on dit vulgairement, de maîtres de solfège qui n’ont aucune notion de l’art délicat de préparer, de ménager et de conserver les voix. M. Panofka a pensé judicieusement que, sans rien changer aux bases de l’enseignement populaire de la musique, on pouvait y faire entrer un élément de plus, un élément indispensable dont se préoccupaient si fort les vieilles écoles d’Italie, c’est-à-dire l’émission du son et la souplesse de l’organe qui en est la source. Sans rien exagérer, sans prétendre faire des chanteurs de tous les enfans qui fréquentent les écoles primaires, en restant dans les limites de l’enseignement élémentaire, M. Panofka est persuadé que, puisqu’on fait ouvrir la bouche aux jeunes élèves des deux sexes pour articuler un son, il est possible et même nécessaire de le faire avec méthode et de surveiller la direction de l’organe vocal. Nous sommes entièrement de son avis, qui a été partagé aussi par le comité des études musicales du Conservatoire de Paris. Toute mère de famille qui voudra donner à ses enfans les premières notions de l’art musical, tout chef d’institution qui aura à surveiller des professeurs et à se rendre compte de leur habileté en ces matières délicates pourra se servir avec utilité de l’Abécédaire vocal.

Nous l’avons dit et nous ne craignons pas de le répéter, l’art de chanter proprement dit repose tout entier sur certaines règles qu’il est nécessaire d’appliquer immédiatement à l’enfant qui commence l’étude de la musique vocale. Tout maître de solfège qui ne se préoccupe pas de la bonne émission du son, de la facilité de la respiration, de la tenue et de la pose de la voix, est un homme qui ne remplit pas les conditions les plus importantes de l’art qu’il professe. C’est des premières leçons de chant ou de solfège que dépend très souvent l’avenir de l’élève qui les reçoit. Lorsque l’organe vocal a été bien préparé, bien ménagé par le maître qui a donné les premières notions, on peut en espérer les plus grands effets sans craindre d’en briser les ressorts. Nous avons eu récemment un exemple frappant de ce que peut une bonne éducation vocale. Au dernier concert du Conservatoire, une jeune personne de seize ans, Mlle  Dorus, fille du célèbre virtuose sur la flûte, a chanté avec une pureté et une sûreté admirables une des parties les plus difficiles de la Création d’Haydn, la partie de l’ange Gabriel. Assurément Mlle  Dorus n’est pas encore une cantatrice dont il faille louer le style, qui n’est pas complètement formé, ni l’expression, qui viendra sans doute avec les années et l’expérience de la vie ; mais elle a prouvé, en exécutant les choses les plus scabreuses avec assurance et simplicité, combien il importe de commencer l’étude de l’art de chanter sous la direction d’un bon maître. Pour obtenir de semblables résultats, nous ne saurions trop recommander l’Abécédaire de M. Panofka. p. scudo.


V. de Mars.
  1. M. Rossi, qui a rédigé la Chronique de la Revue pendant plus de quatre ans.