Chronique de la quinzaine - 28 février 1842

Chronique no 237
28 février 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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28 février 1842.


La contre-révolution s’est accomplie en Portugal avec une facilité merveilleuse. C’est une comédie qui a été jouée promptement et sans trop de bruit. Les spectateurs ont fini par se mêler aux acteurs. On ne savait plus quels étaient ceux qui s’étaient chargés de donner au public cette représentation improvisée. Le public proprement dit paraît au reste n’y avoir pris qu’un très médiocre intérêt. Il semblait dire à cette poignée d’hommes qui s’agitaient devant lui : Que m’importe que vous vous appeliez constitutionnels ou chartistes ? En effet, tous ces systèmes politiques n’ont guère de racines dans le pays, pas plus les imitations de la constitution espagnole que la charte que don Pedro imagina de prendre dans un livre qu’il serait facile de citer. L’éducation politique du pays n’est pas encore formée, mais à chaque commotion elle fait quelque progrès. Ces crises ne donnent au pays ni force ni bien-être ; mais toute commotion fait jaillir la lumière et ouvre une issue à la pensée. En attendant, les destinées politiques du Portugal dépendent de l’armée et de la population de Lisbonne. Celui qui parvient à s’emparer de l’un ou de l’autre de ces deux leviers renverse l’édifice récemment établi, mais il peut d’un jour à l’autre voir renverser avec la même facilité l’édifice qu’il vient d’élever.

La contre-révolution portugaise est un sujet d’alarmes pour le gouvernement espagnol. Nous n’en sommes pas surpris. Il a pu croire en effet que l’intrigue de Lisbonne était comme le préliminaire d’une contre-révolution à Madrid. Les affinités qui existent entre les deux peuples sont si nombreuses et si intimes, qu’un changement politique ne peut se réaliser dans l’un sans que l’autre s’en ressente, sans qu’il en conçoive des espérances et des craintes. D’ailleurs la situation du gouvernement espagnol est difficile, et toute nouvelle complication est pour lui une cause légitime d’inquiétude. L’hostilité réciproque des partis devient tous les jours plus acharnée et plus implacable en Espagne. Ils ne cherchent qu’à s’entre-détruire, et c’est avec peine que le gouvernement parvient à maintenir l’ordre matériel dans un pays dont les finances sont délabrées, dont l’administration est affaiblie, et où les assemblées politiques ne sont que des arènes toujours ouvertes à de violens combats. Les partis s’agitent, en Espagne, par le travail des sociétés secrètes, à l’étranger par les conciliabules et les menées de l’émigration. Ajoutez les passions ardentes et opposées de plus d’une province, en particulier des provinces basques et de la Catalogne, le mécontentement des officiers licenciés et la toute-puissance de l’armée dans un pays ainsi divisé, et vous conviendrez sans peine que le régent se trouve chargé d’un lourd fardeau. Il le porte cependant avec une sorte d’aisance ; il fait preuve de courage et même d’habileté. Il est certain du moins qu’il ne méconnaît pas les dangers divers dont l’Espagne est menacée par la violence des partis qui la déchirent ; il ne se fait pas d’illusion sur la situation du pays ; il est intelligent et assez actif. Enfant de la révolution, il ne la répudie pas, il ne refuse pas, il ne peut pas refuser de la suivre dans la carrière qu’elle lui a ouverte ; mais il s’efforce de ne pas précipiter sa course et d’en conserver la direction. Il fait ce qu’il peut pour que les rênes du gouvernement n’échappent pas de ses mains ; à l’intérieur et à l’extérieur, il surveille activement les menées des partis. Il insiste auprès des gouvernemens amis, pour en obtenir cet appui moral et indirect qui est dû en effet à tout gouvernement régulier et reconnu. Cet appui, il l’obtient. En France, le gouvernement a fait interner les émigrés espagnols dont la présence aux frontières pouvait être une cause légitime d’alarmes. Nous espérons que notre ministère ne ralentira pas ces mesures de bon voisinage. Quels que soient les incidens diplomatiques qui ont eu lieu entre le gouvernement espagnol et le nôtre, ils ne sont pas de nature à altérer, pour le fond, les relations amicales des deux pays. M. le ministre des affaires étrangères l’a dit à la tribune dans un discours dont il serait difficile de perdre le souvenir. Nous ne demandons que la réalisation des idées qu’il a émises à ce sujet ; rien de plus, rien de moins.

En Angleterre, le ministère, par l’organe de sir Robert Peel, s’est empressé d’ôter toute inquiétude au gouvernement espagnol. Le discours du ministre anglais a été d’autant plus significatif et remarquable, qu’il est le fait d’un cabinet conservateur. C’était dire au gouvernement espagnol, au régent : — Rassurez-vous ; les évènemens du Portugal ne doivent pas vous alarmer ; la contre-révolution de Lisbonne n’est point le signal d’une croisade contre la révolution espagnole ; la contre-révolution sur les bords du Tage, la révolution sur les bords du Mançanarès, peuvent coexister en paix. Si nous sommes les partisans de la contre-révolution en Portugal, c’est de la révolution que nous sommes les amis, les alliés en Espagne.

C’est là la vérité, et cette conduite est habile ; elle résume implicitement toute la politique extérieure de l’Angleterre.

Que veut le gouvernement anglais à l’extérieur ? Que dans tel ou tel pays le pouvoir appartienne plutôt à un parti qu’à un autre, et cela pour y faire prévaloir ses principes, ses doctrines, des systèmes analogues aux idées et aux institutions de l’Angleterre ? Nullement. L’Angleterre ne se préoccupe pas de ces spéculations, aucun parti ne s’y intéresse. Les tories comme les radicaux trouvent que, pour les étrangers, tous les gouvernemens sont assez bons, pourvu qu’ils soient pleins d’égards et de déférence pour les Anglais. Sur ce point, et c’est là un grand point, il n’y a pas de divisions de parti en Angleterre ; sur ce sujet, les opinions sont unanimes. Ce que l’Angleterre veut à l’extérieur, ce qu’elle veut toujours, quel que soit le parti qui gouverne chez elle, c’est de l’influence, et encore de l’influence, et toujours de l’influence. Les amis de l’Angleterre sont tous ceux qui acceptent l’influence anglaise ; ses ennemis sont ceux qui la repoussent. Que lui importent la forme de gouvernement, les tendances morales, les doctrines politiques des pays étrangers ? Là n’est pas pour elle la question. Renfermée dans son île, forte de ses vieilles institutions, de ses profondes habitudes, de ses longues traditions, elle ne redoute ni contagion ni contre-coups. Que des orages éclatent à l’étranger, ils se brisent aux rivages britanniques, et, dans leur sécurité, les Anglais en perçoivent à peine le bruit. Encore une fois, pour l’Angleterre, les révolutions et les contre-révolutions, les monarchies et les républiques, l’aristocratie et la démocratie, sont, à l’étranger, également bonnes, également légitimes et dignes d’intérêt, si l’Angleterre n’a rien à en craindre pour son commerce, si elle peut, au contraire, beaucoup en attendre pour son influence.

Certes, à ne considérer les choses qu’au point de vue politique, c’est là une conduite dont le principe est aussi net que les résultats en sont admirables. Elle a l’avantage d’être à fois simple, claire pour tout le monde et toujours nationale. Le pays, sur les questions étrangères, est toujours de l’avis de son gouvernement, parce qu’il sait que le gouvernement n’a qu’un but, que ce but est toujours le même pour toutes les administrations, quelles que soient d’ailleurs leurs nuances politiques. Le pays sait que tout ministère a pour devise, à l’égard des gouvernemens étrangers, ces paroles : Quels que soient votre nom et votre forme, soyez Anglais, et l’Angleterre est pour vous ; si au contraire notre influence vous déplaît, si vos tendances nous sont contraires, nous prendrons parti contre vous, et nous n’épargnerons rien de ce qui peut vous nuire et vous renverser.

Répétons-le : c’est là une politique que le moraliste peut blâmer, mais qui n’est pas moins simple, claire, toujours nationale, une politique qui a même le mérite de la franchise, car en réalité elle ne peut tromper que des aveugles.

Notre politique est bien autrement variée dans ses élémens et compliquée dans ses directions, car nous nous proposons toujours, au sujet de la politique étrangère, des questions complexes et des problèmes qui sont trop souvent impossibles à résoudre. Nous voulons toujours mêler la question intérieure à la question extérieure ; nous avons la prétention de vouloir toujours être conséquens, logiques et complets. Sommes-nous en révolution ? nous n’inclinons à l’extérieur que pour les révolutions. Sommes-nous au contraire appliqués chez nous à l’œuvre de la résistance ? toute révolution à l’extérieur nous déplaît ; elle est suspecte à notre politique et blesse nos idées ; tous les conservateurs des quatre parties du monde ne tardent pas alors à s’apercevoir qu’ils peuvent compter sur nous, sur nos sympathies du moins.

Cette politique complexe et par cela même embarrassée, faible souvent et incertaine, s’explique sans doute en partie et se justifie par notre situation continentale, par un contact plus intime avec les pays qui nous entourent, par la vivacité intelligente et mobile de la nation, et enfin par la jeunesse, si j’osais parler ainsi, de nos institutions. Par toutes ces circonstances, nos hommes de gouvernement sont facilement accessibles aux inquiétudes et aux soupçons : ils craignent ces contre-coups que l’Angleterre ne redoute pas, ils redoutent la contagion de l’exemple pour nos esprits toujours libres et toujours ouverts. Mais, quelle que soit la valeur de ces causes, ce n’est pas à elles seulement qu’il faut attribuer le caractère particulier de notre politique. La logique et l’esprit de système y entrent aussi pour une bonne part. Nous tenons à être conséquens, à le paraître du moins. L’unité, ce principe qui, appliqué à notre organisation sociale et politique, fait la force et la gloire de la France, nous voudrions le retrouver dans toutes choses, l’appliquer à tous et pour tout ; il domine notre pensée, quels que soient d’ailleurs le sujet de nos méditations et le but de nos efforts. Aussi, voulons-nous que notre action politique ressemble en quelque sorte à nos actions dramatiques : nous voulons être classiques partout. L’Angleterre se contente d’une politique à l’instar des drames de Shakspeare, d’une politique pleine de variétés, de disparates de contradictions apparentes, et qui ne manque cependant pas d’unité, car elle a l’unité d’intérêt ; tout lui est moyen pour la grandeur et la prospérité de l’Angleterre. Chez nous, la logique peut sans doute être satisfaite : la politique l’est-elle au même degré ? Nous sommes plus habiles en théorie ; sommes-nous plus heureux pour les résultats ? La politique anglaise est toujours nationale ; la nôtre l’a-t-elle toujours été ?

Voyez ce qui se passe en Angleterre et en France lors d’un changement de ministère. En Angleterre, le parti qui arrive aux affaires y a presque toujours été porté par une victoire sur une question intérieure : en ce qui concerne la politique extérieure, à peine peut-on s’apercevoir du changement. Lord Melbourne, lord Aberdeen, lord Palmerston et sir Robert Peel, qu’importe ? Ces hommes d’état, en se succédant les uns aux autres, ont-ils changé de conduite politique en Portugal, en Espagne, en Grèce, à Constantinople ? Nullement. Le langage et les formes ont pu se modifier quelque peu ; la politique au fond est restée la même, et la conduite aussi. Lord Aberdeen n’a aucune envie de mettre un abîme entre sa politique extérieure et celle de ses prédécesseurs. Il veut, comme eux, une politique utile, pratique, tout anglaise, une politique qui ne perd jamais de vue le but, c’est-à-dire l’influence de l’Angleterre, et qui n’est pas difficile sur les moyens.

Chez nous, au contraire il n’est pas de ministère qui, en prenant les affaires, ne se croie appelé à sauver le pays à l’intérieur et à l’extérieur. Il est toujours convenu, à chaque crise ministérielle, que la France aurait été perdue, si elle fut restée quinze jours encore sous la direction du ministère qui vient de tomber ; et, il faut le dire, il ne manque pas de bonnes gens qui le croient, et qui, dans leur zèle, accourent tout haletans pour aider les ministres à sauver la patrie. À toute rénovation ministérielle, on dit presque les mêmes choses, on énonce les mêmes prétentions. Aussi, chaque cabinet, pour être d’accord avec lui-même, doit-il agir ou paraître agir autrement que ne l’a fait le précédent cabinet ; à l’extérieur comme à l’intérieur. Que pourrions-nous faire, que pourrions-nous dire du moins (on se paie quelquefois de mots), qui n’ait pas été fait, qui n’ait pas été dit par nos prédécesseurs ? C’est là la question que s’adresse tout cabinet nouveau. Le mot est consacré : il faut un programme.

Les conséquences de ces faits ne laissent pas d’être graves et sérieuses. Il est aisé de les déduire. Pour en signaler une seule, c’est à cause de ces faits que la tribune législative s’empare si souvent, chez nous, des discussions diplomatiques les plus épineuses. Nous avons toujours sur chaque point deux ou trois systèmes à défendre, à comparer. Les faits accomplis, comme les faits qui sont encore pendans, deviennent également un sujet de discussion publique, et nos hommes d’état, jetés, bon gré mal gré, dans cette arène, parviennent difficilement à garder la mesure que commanderait l’intérêt du pays. Cette diplomatie de tribune peut être sans doute fort brillante ; est-elle également habile dans sa conduite, utile par ses résultats ? Il est permis d’en douter.

Quoi qu’il en soit, une question diplomatique des plus délicates a été traitée, aujourd’hui même, à la chambre des députés. M. Mauguin a interpellé le cabinet sur le traité relatif au droit de visite. M. le ministre des affaires étrangères a répété que le vœu de la chambre était un fait grave que le gouvernement devait prendre en sérieuse considération. Il a dit que la couronne, sur l’avis du cabinet et en particulier sur celui du ministre des affaires étrangères, a donné l’ordre de déclarer qu’elle ne ratifierait pas le traité dans ce moment ; que des modifications avaient été demandées ; que, sans témoigner de répugnance pour ces modifications, on ne les avait cependant pas accueillies ; que tout porte à croire que dans un terme qu’on ne peut fixer, la question pourra être résolue d’une manière satisfaisante : qu’au surplus il ne pouvait entrer dans aucun détail sur une affaire pendante et dont la négociation était suivie.

Nous avons jeté les yeux sur le traité ; les journaux quotidiens en donnent le texte, extrait du Times. Nous ne pouvons pas l’examiner en détail. Il est si long, et, disons-le, la rédaction en est si peu nette, qu’il exigerait une lecture attentive, un travail que nous n’avons pas le temps de faire aujourd’hui ; mais si une lecture rapide ne nous a pas induits en erreur, il est, entre autres, deux dispositions dont on a le droit d’être surpris, même en se plaçant au point de vue des négociateurs.

Ainsi l’article 1er dit que l’Autriche, la Prusse et la Russie s’engagent à déclarer piraterie la traite des noirs, et à retirer la protection du pavillon à tout navire qui essaierait de faire la traite. Il est d’abord singulier que, dans un traité à cinq, trois des parties contractantes prennent un engagement tout particulier. Mais d’ailleurs l’article dit-il réellement ce que les parties voulaient dire ?

Si la traite est déclarée piraterie, elle tombe sous le droit commun. La piraterie est un délit du droit des gens, un délit de droit commun. On n’a pas besoin de stipulations particulières pour saisir un pirate et pour le punir. Il fallait alors s’arrêter à cet article 1er ; tout était dit.

Si c’est autre chose que les trois puissances ont voulu, si elles n’ont entendu énoncer qu’une sorte d’assimilation, si le nom de piraterie n’est là que comme une manifestation énergique de leur horreur pour la traite, sans entendre pour cela faire entrer la traite des noirs sous l’empire du droit commun à l’égard des pirates, pourquoi ajouter « et par ce seul fait le navire perdra tout droit à la protection du pavillon ? » S’il perd la protection du pavillon national, c’est que réellement vous le regardez comme un pirate, passible des répressions du droit commun. Ainsi, ou les mots ont conservé leur signification naturelle, et il fallait se borner, pour les trois puissances, à l’article 1er ; ou le mot de pirate n’est là que comme une manière de parler, et il ne fallait pas ajouter la clause de la perte de la protection nationale.

À l’article 9, on énumère certaines circonstances particulières comme pouvant indiquer qu’un navire a fait la traite. Qu’on eût énuméré ces circonstances comme des indices pouvant faire présumer la culpabilité du navire et en autoriser la saisie et la mise en jugement, cela peut à toute rigueur se concevoir ; mais là ne s’arrête pas la convention. Elle ajoute que, si un de ces faits est prouvé, le navire sera condamné et déclaré de bonne prise, à moins que les maîtres ou les propriétaires ne prouvent jusqu’à la dernière évidence que le navire faisait un trafic licite. Cette clause nous paraît exorbitante. C’est le rétablissement des preuves légales, des preuves objectives ; c’est une dérogation formelle aux principes essentiels de notre instruction criminelle. Il y a long-temps, Dieu merci, que nous n’imposons plus aux juges des preuves matérielles, ce qu’on appelait le tarif des preuves. Un de ces faits peut être prouvé, sans que l’accusé puisse prouver le contraire avec la dernière évidence, et sans que toutefois la conviction du juge soit formée : il devrait donc condamner sans conviction ? Tous les juges, chez nous, du moins pour les questions de fait, ne sont que des jurés. Que l’Autriche ait accepté l’article, nous le concevons. Il n’est pas directement contraire à ses lois. Mais nous !

Au reste, sans vouloir revenir ici sur ce que M. le ministre des affaires étrangères vient de dire à la tribune, nous croyons que les modifications n’ont pas été admises, plus encore par un sentiment de dignité ou de déplaisir que par des objections sérieuses qu’on eût à leur opposer. Au fait, ces modifications n’ont pas été discutées. On a ratifié, en laissant pour la France le protocole ouvert.

Si ces faits sont exacts, les conséquences en sont, ce nous semble, évidentes. Le protocole pouvait être laissé ouvert à la demande de la France, ou par une résolution que la France n’avait point provoquée.

Dans le premier cas, et ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées, la France aurait, je ne dis pas pris l’engagement, mais donné l’espérance de ratifier plus tard.

Dans le second cas, la ratification n’est-elle pas devenue moralement impossible ? Le traité se trouve parfait et ratifié à quatre. Que ferait la France en venant ratifier après coup ? Quel rôle jouerait-elle ? Le rôle d’une puissance secondaire, qui adhère post factum aux conventions que les grandes puissances ont conclues ; le rôle de la Toscane, de la Sardaigne, du Danemark, adhérant aux stipulations de 1833 !

Il n’y avait qu’un moyen de rendre possible la ratification de la France : c’était de suspendre la conclusion de l’affaire et de faire subir au traité une révision dont il est facile de voir qu’il a besoin, indépendamment de toute considération politique.

Ajoutons que, sans la ratification de la France, le but du traité est manqué. Que voulait-on avant tout ? Se présenter aux États-Unis avec un traité européen, leur montrer l’Europe réunie dans un faisceau, leur imposer en quelque sorte, par une contrainte morale, un arrêt de la civilisation européenne. C’est uniquement dans ce but qu’on a mis de l’importance à obtenir la signature de la Prusse et de l’Autriche. Le faisceau n’existe pas sans la France. Les États-Unis ne sont plus dans la nécessité de refuser des mesures sanctionnées par l’Europe entière.

La situation de nos colonies attire fortement l’attention de nos hommes d’état. Les questions les plus graves à leur égard sont débattues dans ce moment. La question des sucres est sur le point d’être résolue dans le conseil supérieur du commerce, et le gouvernement en saisira sous peu la chambre des députés. À la chambre des pairs, on discutera bientôt un projet de loi ayant pour but d’introduire dans nos colonies d’Amérique nos lois sur le régime hypothécaire et sur l’expropriation forcée. L’absence de ces lois a jeté le désordre dans la propriété coloniale. L’action des créanciers se trouve paralysée, et par cela même les colons manquent à la fois de capitaux et de crédit. Tout languit, et les débiteurs ne profitent de la dangereuse sécurité qu’on leur a faite qu’au détriment des colons intelligens et solvables, de ceux qui trouveraient tous les capitaux qui leur sont nécessaires, si les prêteurs n’étaient pas privés, dans les colonies, des garanties du droit commun et des moyens d’exécution qu’il leur donne.

Si cette question et la question des sucres sont résolues dans cette session d’une manière satisfaisante, on peut espérer de voir s’ouvrir pour nos colonies, pour ces possessions si importantes pour notre commerce et pour notre marine, une ère nouvelle. C’est ainsi qu’on préparera des changemens plus considérables encore, des mesures qui, sans nuire à leur prospérité, les rattacheront de plus en plus, les incorporeront, pour ainsi dire, à la mère-patrie.


— S’il n’est rien de plus important que la confection des lois, il n’est rien non plus de plus essentiel, dans toute constitution politique, que les règles qui président à cette confection, quelle que soit l’autorité qui en est investie. Ce principe général est particulièrement vrai quand il s’agit d’un pays libre. Le droit de faire des lois étant conféré, dans les états constitutionnels, à des assemblées nombreuses, dont le personnel est incessamment renouvelé, il y aurait à craindre à tout moment que la plus grande confusion ne se mît dans les travaux et jusque dans l’organisation même des chambres, si les règles générales qui président à leurs opérations n’étaient accompagnées d’un commentaire qui en fixe l’esprit et d’une jurisprudence qui en approprie l’exécution aux cas spéciaux.

Or, tandis que les jugemens des tribunaux de tous les degrés en France sont recueillis, annotés, commentés, tandis que les juridictions de toute nature, civiles, criminelles, administratives, ont leurs arrêtistes et leurs interprètes, les chambres seules n’avaient pas vu encore mettre en lumière l’ensemble de leurs procédés et de leurs solutions. Cette partie si grave de notre droit public n’avait encore été abordée que par MM. Valette et Bénat Saint-Marry dans leur Traité de la confection des Lois, et par MM. Denis Lagarde et Cerclet, secrétaires-rédacteurs de la chambre des députés, dans leur Annuaire parlementaire pour 1835. Mais de ces deux remarquables écrits, l’un est un traité méthodique qui n’embrasse pas dans son cadre tous les faits qui peuvent se rencontrer dans la pratique, l’autre n’est que le relevé très bien fait des décisions d’une seule année. Rien de complet et de tout-à-fait satisfaisant n’existait sur la matière.

M. Alphonse Grün, avocat à la cour royale de Paris et rédacteur en chef du Moniteur universel, vient de commencer une publication qui ne peut rien laisser à désirer à l’avenir. Cette publication a pour titre : Jurisprudence parlementaire, recueil des lois, ordonnances, réglemens, discussions, opinions, documens, précédens relatifs aux attributions des chambres législatives, à leur composition et au mode d’exercice de leurs pouvoirs. Il doit paraître un volume par session législative. Les trois premières livraisons du tome premier viennent de paraître, et peuvent donner une idée du but que s’est proposé l’auteur et du plan qu’il a embrassé. Ces livraisons comprennent les réglemens des deux chambres, la loi du 19 avril 1831, sur les élections, la jurisprudence de la chambre des pairs sur les promotions, et celle de la chambre des députés sur les vérifications de pouvoirs.

Un simple coup d’œil jeté sur la portion relative à la vérification des pouvoirs, par exemple, suffit pour faire sentir sur-le-champ toute l’utilité du travail de M. Grün. Là viennent successivement se présenter toutes les questions qui ont été soulevées depuis 1830 (car M. Grün ne remonte pas plus haut que cette époque qui est la véritable ère de l’avénement du gouvernement représentatif en France), sur les formes de l’élection des députés et sur les conditions d’éligibilité. Tous les précédens sont classés avec soin et rassemblés sous des titres communs qui ne sont autre chose que les questions elles-mêmes. En un instant on peut avoir sous les yeux toutes les décisions prises par la chambre sur chaque difficulté de détail, qu’elle soit relative à l’âge ou au cens, à la désignation des candidats ou à la manière de compter les votes, à la tenue des assemblées électorales ou à la rédaction des procès-verbaux, etc.

M. Alphonse Grün était mieux placé que personne pour entreprendre un pareil relevé. En sa qualité de rédacteur en chef du Moniteur universel, il est en communication constante avec les deux chambres, et, comme tel, leur arrêtiste et leur commentateur naturel. Publiciste et jurisconsulte à la fois, il est connu par sa collaboration à plusieurs journaux politiques, en même temps que par des travaux estimés sur notre droit civil. Il a été long-temps un des plus actifs collaborateurs de M. Dalloz pour son grand ouvrage de jurisprudence. Il a donc fait doublement ses preuves dans le passé, et pour le présent il est dans une situation unique pour réaliser de la manière la plus complète ce qu’il entreprend. Les chambres ne peuvent que s’applaudir de voir en de si bonnes mains le soin de fixer leur jurisprudence ; elles sont sûres à la fois de la sagacité du commentateur et de la patience laborieuse de l’arrêtiste.

À mesure que M. Grün avancera dans son œuvre, la valeur d’un semblable dépouillement, si elle pouvait encore être contestée, éclatera de plus en plus. Après ce qui est relatif aux formes de l’élection et à la capacité des élus viendront les questions de règlement proprement dites, les principes de toute bonne délibération. « L’histoire des cinquante années qui viennent de s’écouler, dit avec raison M. Grün, atteste combien nos corps politiques ont dû de fautes et d’erreurs à leur inexpérience des procédés de la délibération, à l’insuffisance ou aux lacunes de leurs règlemens, combien souvent les mauvaises combinaisons réglementaires ont arrêté des idées utiles, retardé des travaux précieux, rendu stériles de longues sessions. » Sous ce rapport, le travail de M. Grün n’a pas seulement l’importance d’un bon répertoire de faits, il peut exercer une certaine influence sur l’avenir en donnant une direction plus sûre aux travaux des chambres et en suscitant quelquefois de précieuses améliorations.

Ainsi le gouvernement représentatif se fonde lentement et sûrement en France. Chaque jour apporte une pierre de plus à l’édifice. Ce sont là des signes infaillibles de durée et de force. Le commentaire ajoute en quelque sorte à la puissance de toute loi par la démonstration de ses principes ; la jurisprudence est la loi vivante. M. Alphonse Grün se borne pour le moment aux modestes fonctions d’analyste, mais quelque difficile que soit déjà ce travail, quelque délicat que soit le soin nécessaire pour dégager la règle de l’exemple, pour tirer tout juste d’une décision ni plus ni moins que ce qu’elle contient, il ne se bornera pas là. Déjà il annonce les nouveaux développemens, des dissertations sur des questions spéciales, des exposés de précédens des pays étrangers. Dans la période d’élaboration que traverse encore notre droit constitutionnel, de pareilles études ne peuvent manquer d’être fructueuses.


— Le Théâtre-Français vient de représenter un nouveau drame de M. Alexandre Dumas, Lorenzino. Nous avons retrouvé dans cette œuvre les qualités qui distinguent M. Dumas, sa verve, son esprit, son entente de la scène ; mais nous devons ajouter qu’on y remarque aussi des traces nombreuses de négligence et de précipitation. C’est un reproche, au reste, que nous n’adresserons pas seulement à M. Dumas, mais à notre littérature en général. Si chez elle l’invention abonde, l’étude et la patience font presque toujours défaut. On annonce que M. Hugo termine en ce moment un drame pour le Théâtre-Français. Il appartient à l’auteur d’Hernani, comme à tous nos poètes éminens, de concourir, par de sérieux efforts, à ranimer, dans notre littérature dramatique, le sentiment élevé et complet de l’art qui tend de plus en plus à s’en retirer.


— L’Académie française a nommé les successeurs aux fauteuils laissés vacans par la mort de M. Frayssinous et de M. Alexandre Duval. C’est M. le baron Pasquier qui remplace M. l’évêque d’Hermopolis ; c’est M. Ballanche qui hérite de M. Duval. L’élection de M. Alfred de Vigny se trouve donc ajournée ; nous espérons toutefois que l’Académie ne laissera pas long-temps hors de son sein le poète que des titres sérieux désignent à son choix, et parmi les voix qui sont d’avance acquises à l’auteur de Stello, on peut compter, nous aimons à le croire, celle des deux nouveaux académiciens.


— Le second volume de Port-Royal[1], par M. Sainte-Beuve, vient de paraître. Dans ce volume, l’auteur arrive à l’époque de la publication des premières Provinciales. De nombreux portraits, ceux du grand Arnauld d’Andilly, de M. de Sacy, de substantielles digressions sur Balzac et Montaigne, répandent un vif intérêt sur ce volume, où l’on retrouve toute la finesse et l’exquise pénétration du talent de M. Sainte-Beuve unies à une solide érudition.


— Les Chants populaires du Nord, recueillis et traduits par M. Marmier[2], avec une introduction érudite et intéressante, forment un des plus jolis volumes de la collection qui en compte déjà un si grand nombre. L’ensemble de ces humbles fleurs, le plus souvent sans nom, laisse une impression morale et toute sympathique : on suit avec un charme un peu triste ces rêves, ces joies et ces plaintes mêlées d’espérance, tout ce poème naturel auquel s’est livrée de tout temps, et sous les climats les plus sévères, la sensible et souffrante humanité. L’auteur, jaloux de compléter ses études sur le Nord, est parti de nouveau vers le pôle.


  1. Chez Hachette, rue Pierre-Sarrazin, 12.
  2. Charpentier, rue de Seine 29.