Chronique de la quinzaine - 14 mars 1842

Chronique no 238
14 mars 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1842.


La situation politique ne s’est point modifiée dans la quinzaine qui vient de s’écouler. À l’intérieur, tout sommeille, hommes et choses ; on attend pour s’éveiller les sons éclatans de la trompette électorale. À l’extérieur, la position est encore la même ; elle ne changera pas de long-temps ; seulement elle est aujourd’hui plus nettement dessinée, plus généralement connue.

Tout le monde sait aujourd’hui que notre rentrée dans le concert européen n’est plus qu’une pensée sans réalité. C’était une conception spéculative, une conception qui pouvait être louable en soi, ayant pour but de prévenir une union trop intime, trop exclusive, trop prolongée, entre les puissances signataires du traité du 15 juillet, mais aussi une conception qui devait avorter, comme tout ce qui est trop précoce et qui n’a pas été suffisamment élaboré. En écrivant ces paroles, ce n’est pas aux hommes que nous pensons, aux ministres, aux diplomates, à leurs démarches, à leurs actes. Nullement ; les hommes y ont fait de leur mieux, mais ils n’ont pu amener un résultat pour lequel le pays n’était pas encore préparé. Ce brusque passage du mécontentement aux relations amicales, d’un isolement presque hargneux à un parfait accord, c’était plus que le pays ne pouvait faire. La diplomatie avait trop compté sur la mobilité française ; elle s’est trompée. La chambre a pris soin de le lui prouver par le vote sur le droit de visite. La France oublie facilement, trop facilement peut-être, ses malheurs et ses pertes ; il lui est si aisé de les réparer ! Elle n’est point oublieuse de ce qui paraît toucher, ne fût-ce que légèrement, à la dignité nationale. Si elle n’y trouve pas toujours une cause suffisante de vengeance à main armée, elle n’en conserve pas moins le souvenir ; manet alta mente repostum. Elle prend sa revanche et témoigne son mécontentement dès que l’occasion s’en présente. Le concert européen, nous n’avons fait, pour ainsi dire, que le traverser.

Cette situation est devenue plus apparente encore par le dialogue que le cabinet français a soutenu publiquement, à la tribune, avec le ministère anglais. Et ici loin de blâmer, nous approuvons fort M. le ministre des affaires étrangères. Sa réponse ferme et même quelque peu sèche aux distinctions par trop subtiles de lord Aberdeen était nécessaire. En gardant le silence, le ministère aurait donné prise à de fâcheuses suppositions ; il se serait trop séparé de la chambre, des opinions et des sentimens du pays à l’endroit de nos relations extérieures.

De terribles récits viennent dans ce moment frapper les esprits en Angleterre, et fixer toute leur attention sur l’Asie. Si les nouvelles sont positives, la retraite de la garnison de Caboul rappelle, au nombre des victimes près, les désastres de la retraite de Moscou. Loin de nous la pensée de nous réjouir de ces massacres. Le bruit du canon de Beyrouth ne nous a pas rendus sourds à la voix de l’humanité. Ces officiers lâchement assassinés au milieu d’une conférence, ces soldats sans cartouches, sans pain, enfoncés dans la neige, qu’on a égorgés sans pitié, ces femmes tombées au pouvoir d’hommes féroces, sont d’horribles évènemens, des évènemens dont le récit vient en quelque sorte nous surprendre et nous effrayer au milieu de nos occupations toutes pacifiques. La guerre d’Alger n’a rien offert de si cruel et de si révoltant. Abd-el-Kader ne tire pas à brûle-pourpoint des coups de pistolet sur les officiers qui pénètrent sous sa tente. L’Angleterre a commencé une terrible lutte en voulant pousser sa domination au-delà de l’Indus. On croyait que ces entreprises gigantesques, et qui paraissent appartenir à la poésie plus encore qu’à la politique, qui rappellent plutôt les élans d’un génie extraordinaire que les combinaisons d’un esprit calculateur, on croyait, dis-je, que ces immenses pensées ne pouvaient naître que dans le cerveau d’un grand homme, par le travail d’un de ces géans que la Providence nous envoie lorsqu’il lui plaît de renouveler la face du monde. Apparaissent alors Alexandre, César, Napoléon, et ils disparaissent aussitôt que leur mission providentielle est accomplie. Que feraient-ils ici-bas ? Le monde tel qu’il est dans les temps ordinaires, le monde régulier et pacifique, ne les comprend pas, et il ne leur est pas donné de le comprendre. L’Angleterre n’est point sous la main d’un de ces hommes puissans, irrésistibles, qui enivrent les peuples et les entraînent avec eux dans une carrière sans limites. Mais l’Angleterre s’est faite homme ; l’intérêt lui tient lieu de génie ; l’ambition de ses marchands est aussi illimitée, aussi audacieuse que celle des plus téméraires conquérans. Après avoir acquis de vastes, d’immenses possessions en Europe, en Afrique, en Amérique, dans l’Australasie, c’est l’Asie tout entière qu’elle convoite aujourd’hui. Elle veut en faire, directement ou indirectement, une dépendance de l’empire britannique. L’entreprise est pleine de périls. Sans doute les ressources de l’Angleterre sont immenses ; elle peut, avant de s’épuiser, faire les plus redoutables efforts. Et si elle ne rencontre jamais devant elle que des populations asiatiques, si elle n’a jamais à lutter qu’avec les armes et la stratégie de leurs chefs, l’Angleterre ne peut pas douter du succès. Là est toute la question. Nous verrons si, la lutte se prolongeant, l’Angleterre trouvera, dans le traité du 15 juillet et dans les toasts d’un banquet récent, une garantie suffisante contre toute intervention étrangère dans ses démêlés avec les peuples de l’Asie.

En attendant, le gouvernement anglais fait face à la mauvaise fortune avec une vigueur qu’on ne saurait assez admirer. Sir Robert Peel n’a pas cherché à dissimuler ce que la position a de grave et d’impérieux ; il a en même temps demandé au parlement tous les sacrifices nécessaires à l’honneur du pays et à la défense des intérêts nationaux. Le discours du ministre a été accueilli par les applaudissemens unanimes de tous les partis. Évidemment on ne cherchera pas à rejeter sur un ministère ou sur un autre les évènemens de l’Inde. On n’emploiera pas des semaines entières en dissertations historiques ; on ne parlera pas pour parler, pour montrer qu’on ne parle pas trop mal, et qu’en effet on mérite d’être ou de devenir ministre. Le ministère obtiendra promptement, sans phrases, les ressources qu’il sollicite. C’est une sorte d’income-taxe que le cabinet propose. Il compte en retirer de 100 à 120 millions de francs. Par cette augmentation de revenu, il comble le déficit actuel et trouve en outre quarante et quelques millions, applicables aux dépenses nouvelles qu’exige la situation. Il se propose en même temps de modifier sur un grand nombre de points le tarif des douanes. Le droit sera diminué sur sept cent cinquante articles. C’est là en effet le meilleur moyen d’animer la production intérieure. Nous ne savons si l’Angleterre parviendra à conclure les traités de commerce qu’elle désire, en particulier le traité qui a été négocié entre elle et la France ; mais il est démontré pour nous qu’aucun pays n’aurait le pouvoir, ou, à mieux dire, ne pourrait faire la folie de résister à l’initiative de liberté commerciale que prendrait une des grandes nations industrielles. Le jour où nous serions libres de placer une grande quantité de vins, de soieries, d’articles de mode en Angleterre, croit-on sérieusement que nous pourrions empêcher, entraver ces échanges en prohibant chez nous l’importation des produits qui sont, on peut dire, naturels à l’Angleterre ?

Quoi qu’il en soit, il est un autre enseignement important dans le discours du ministre anglais. Au milieu de circonstances aussi difficiles, l’Angleterre se trouve avec un budget en déficit, et ce déficit provient, en grande partie, d’une taxe imprudemment, légèrement abolie. La poste aux lettres, sous le régime actuel, ne fournit pas le moindre revenu au trésor de l’Angleterre. C’est un service gratuit qu’on a imposé à l’état, et cependant quels sont ceux qui écrivent le plus de lettres ? Ce ne sont certes pas les pauvres. Il est facile de déclamer contre un impôt. Il n’y a pas d’impôt dont on ne puisse, par des raisons spécieuses, en le considérant en lui-même, isolément, demander la suppression. Cependant, s’il est facile de supprimer un impôt, il est encore plus difficile de combler la lacune qui en résulte. Quand le pays est accoutumé à un certain impôt, il faut, avant de le supprimer, s’assurer que l’état peut se passer de cette branche de revenu. Ceci ne s’applique pas, il est vrai, à des impôts évidemment funestes et immoraux, tels que la loterie. Mais peut-on également applaudir au dégrèvement qui eut lieu sur l’impôt des boissons ? N’aurait-il pas mieux valu ne pas toucher à cet impôt, et procurer en même temps plus de moyens d’échange pour nos vins à l’étranger ? Il y aurait eu double profit. Nous avons, au contraire, appauvri le trésor et entravé le développement de notre commerce extérieur. Nous ne voulons certes pas en nier l’accroissement ; mais qu’est cet accroissement comparé à celui qu’on aurait obtenu par une législation moins illibérale, plus favorable aux échanges ?

Le bill des céréales a fait un nouveau pas dans le parlement, et toujours à l’aide d’une grande majorité. Décidément, le système du ministère l’emporte, et, dans la situation du pays, ce système nous paraît en effet une transaction équitable.

La presse s’est occupée, ces jours derniers, d’une loi que le gouvernement prussien préparait, dit-on, dans le but de régler l’état civil et politique des juifs. Si on en croit quelques feuilles allemandes, il ne s’agirait de rien moins que de dénationaliser complètement les juifs de toutes les provinces de la monarchie prussienne, de leur faire un état à part, de les organiser comme une bande de bohémiens ou de lazzaroni. À la vérité, les juifs ne vivent pas de rapines, d’aumônes, de filouteries. Cependant ils seraient, comme les lazzaroni et les zingari, des parias dans la société, des sujets du roi de Prusse qui ne seraient pas Prussiens, des hommes de la Palestine que le roi de Prusse tolérerait chez lui pour l’instruction religieuse de son peuple, afin qu’ils portent témoignage de la dispersion du peuple juif. Nous ne pouvons pas croire que ce projet soit sérieux. Le gouvernement prussien est trop éclairé et trop religieux pour penser que ses ordonnances soient nécessaires à l’Éternel dans l’accomplissement de ses décrets. Nous aurions plutôt été tentés de voir dans ce projet une application exagérée des principes de l’école historique, de cette école qui a répandu en Allemagne tant de lumières sur la science du droit. Mais nous avons également repoussé cette idée. Le chef illustre de l’école historique, l’homme aux travaux duquel elle doit principalement l’influence qu’elle exerce et la célébrité qui l’honore, est à Berlin, et occupe dans les conseils de la couronne la haute place que lui ont méritée ses rares talens et son noble caractère. Ce n’est pas à lui, à son influence, à ses conseils, que pourrait remonter l’étrange projet dont il a été question ces jours-ci.

Les États-Unis se trouvent toujours dans les plus graves embarras financiers. Comme dans toutes les confédérations, le trésor fédéral ne sait imaginer d’autres ressources que le produit des douanes. Ce système a peu d’inconvéniens dans un état comme la Suisse, où le pacte fédéral ne met que peu de dépenses à la charge du trésor commun. Ajoutez que la neutralité reconnue de la Suisse la dispense de tout armement permanent, et qu’elle n’a en réalité rien de sérieux à démêler avec ses voisins. Les États-Unis se trouvent dans des conditions toutes différentes, et si leurs querelles avec l’Angleterre ne se terminent pas, comme il faut l’espérer, par une transaction honorable, ils peuvent, d’un jour à l’autre, se voir entraînés à d’énormes dépenses. Dans cet état de choses, il peut facilement arriver que le gouvernement de l’Union, sollicité d’un côté par certains intérêts, par ces intérêts qui ne sont pas seulement égoïstes en Europe, mais partout, et poussé de l’autre par le besoin d’un plus large revenu, se détermine, sur l’exemple des états européens, à quitter les principes de la liberté commerciale pour ceux du système mercantile, du système protecteur. Déjà il est question d’imposer aux produits étrangers, ou à quelques-uns de ces produits, un droit supérieur à 20 pour 100. Ce serait évidemment un pas décisif dans la carrière prohibitive. Nous ne dirons pas que les États-Unis n’aient point le droit de faire chez eux, en tant qu’aucun traité ne s’y oppose, ce que font tous les jours les puissances européennes. Certes, si l’Union veut se préparer les embarras, les difficultés, les catastrophes, auxquels sont exposés les grands états de notre continent, nul n’a le droit de les retenir sur cette pente funeste. Seulement il est permis de remarquer que les conséquences en seraient plus fâcheuses encore pour un état fédératif que pour un état unitaire, les intérêts rivaux ne s’y trouvant pas également contenus, l’autorité centrale y étant toujours faible et livrée à toutes les agitations des partis. Le système protecteur a été, il est encore en Europe la cause principale de grands désordres économiques et moraux ; il ne tarderait pas à devenir en Amérique une cause irrésistible de rupture entre les diverses parties de l’Union. N’oublions pas que cette Union est d’hier, et que, pour plusieurs des états qui la composent, le ciment historique qui seul forme la véritable unité commence à peine à se former.

Nous ne pouvons qu’applaudir au projet de loi que M. le ministre de la marine vient de présenter à la chambre des députés, et qui a pour but l’augmentation de nos forces navales à la vapeur. Nous voyons avec plaisir le gouvernement ne pas oublier que la marine militaire est aujourd’hui plus que jamais un élément essentiel de notre puissance nationale. Les chambres entreront sans doute dans la pensée du gouvernement et lui alloueront tous les fonds nécessaires. C’est là la meilleure réponse qu’on puisse faire aux observations et aux objections, l’un ou l’autre, peu importe.

Les discussions politiques paraissent avoir épuisé nos hommes parlementaires. Un calme profond a succédé à une agitation sans résultats. Après avoir consacré une grande partie de la session à des débats plus éclatans qu’utiles, voudra-t-on enfin discuter sérieusement les lois que réclament nos plus chers intérêts et qui sont nécessaires au développement de la prospérité nationale ? On peut le désirer, mais à peine ose-t-on l’espérer. La question électorale préoccupe vivement les esprits. On songe quelque peu aux affaires, beaucoup aux élections. On redoute tout ce qui, de près ou de loin, pourrait venir déranger la situation du candidat vis-à-vis de ses commettans. Au fait, si le budget était voté, on ne demanderait pas mieux que de laisser toutes choses in statu quo ; car si un projet est discuté, par exemple celui relatif aux chemins de fer, et que tel ou tel département n’obtienne pas le tracé et le rameau qu’il souhaite, qui peut dire quels seront les effets du mécontentement des électeurs ? Mais, d’un autre côté, que penserait la France tout entière de l’insouciance des chambres et de la mollesse du gouvernement, si tous ces projets, dont on fait tant de bruit, venaient à avorter, si les espérances qu’on a fait concevoir étaient encore une fois déjouées ? Si l’action peut être embarrassante pour quelques-uns, l’inaction serait nuisible à tout le monde ; une grande responsabilité morale pèserait sur les pouvoirs publics ; et la chambre des députés achèverait sa carrière sans avoir entièrement répondu à l’attente du pays.

Il faut donc surmonter tous les obstacles et accomplir dignement la tâche qu’on s’est imposée.

Il n’est bruit que des efforts de l’intérêt particulier pour exercer sur la question des chemins de fer une influence irrésistible. La commission de la chambre des députés garde le secret de ses délibérations, et on ne peut assez applaudir à cette résolution. Les chambres et l’administration ont un bel exemple, un grand enseignement à donner au pays, l’exemple d’une fermeté éclairée, l’enseignement d’une appréciation courageuse des intérêts généraux de la France. S’ils descendent jusqu’aux intérêts particuliers, s’ils se flattent de pouvoir contenter tout le monde par des transactions impossibles et par des expédiens ruineux, le pays ne tardera pas à reconnaître qu’on a mis en oubli ce qu’exigeaient impérieusement la puissance et la prospérité nationales. Que le gouvernement et la commission osent mettre la question dans toute sa lumière, sans ménagemens, sans faiblesse, et les efforts de l’intérêt particulier ne parviendront pas à obscurcir la vérité ni à paralyser d’utiles projets. Si au contraire l’administration hésite, si elle ne prend pas hautement l’initiative qui lui appartient, si elle se laisse entraîner d’un projet à un autre projet, d’un plan à un plan tout opposé, si chacun peut espérer de trouver en elle un certain appui pour ses idées particulières, tout sera perdu, et nous verrons peut-être adopter par voie de transaction des résolutions aussi singulières que celle qui a autorisé deux chemins de fer entre Versailles et Paris.

Ce serait une étrange pensée que de vouloir sillonner tout d’un coup la France entière de chemins de fer. Comme si d’énormes capitaux étaient oisifs dans nos coffres et ne cherchaient qu’un emploi ! comme si cette surabondance de capital était attestée chez nous par la baisse de l’intérêt, et que tout emprunteur solvable pût obtenir des subventions à deux et trois pour cent ! Le capital disponible est limité. Que les travaux soient exécutés par le gouvernement ou par des compagnies, que les salaires et les matières premières soient payés par le trésor ou par des caisses particulières, qu’importe ? Ils puisent tous à la même source ; sous forme d’impôt, d’emprunt ou d’action, ils prennent les capitaux là où ils se trouvent ; tous cherchent à les attirer ; nul ne peut en enfanter. Le travail et l’économie peuvent seuls créer du capital, et cette création est lente et progressive. Sans doute il est des hommes pour l’imagination desquels tout est possible. Ils font du capital avec du papier, sous des noms divers, avec des combinaisons plus ou moins ingénieuses. Ils prennent pour une création de richesse ce qui n’est qu’un mode plus ou moins utile, plus ou moins dangereux, de distribution et de circulation. Ils oublient qu’une promesse de payer n’est rien lorsqu’elle n’est pas garantie par une richesse déjà produite ou du moins par une richesse prochaine et certaine. Hors de là il n’y a que des chimères d’abord, et ensuite une effroyable réalité, la banqueroute, la banqueroute, qui engloutit dans son gouffre les ouvriers, les fournisseurs de matières premières, tous les vrais producteurs en un mot qui ont fourni, eux, non des paroles, non du papier, non des promesses, mais leur travail, mais leur bien, le bien de leurs familles, le pain de leurs enfans ! L’industrie et le commerce n’ont déjà été que trop souvent victimes, dans les deux mondes, de ces déplorables hallucinations. Nous n’avons du reste aucune crainte de cette nature pour la France. Le pays n’est nullement disposé à se jeter dans ces témérités. Il est plutôt timide que hardi dans l’emploi des moyens de crédit, et on ne vaincra pas facilement la répugnance qu’ils lui inspirent. Il se passera long-temps avant qu’il se prête, je ne dis pas à l’abus, mais à un emploi raisonnable et courageux de ces moyens.

Quoi qu’il en soit le capital disponible étant limité, il serait absurde de l’appeler en même temps à un grand nombre d’entreprises colossales. Il est trois chemins que l’intérêt stratégique comme l’intérêt commercial de la France nous impose avant tout : le chemin de Paris à la frontière belge ou à la Manche, celui de Paris au Rhin, et celui du Midi, car nous avons aussi un grand intérêt politique et commercial à rapprocher de nous la frontière des Pyrénées, et une nation qui, quoi qu’on fasse, sera toujours dans des rapports intimes avec nous ; je veux dire l’Espagne. Ce sont là les trois grandes lignes qu’il faut s’efforcer d’établir d’abord. Ce sont là les points qu’il faut chercher à atteindre aussi promptement que cela est possible. A-t-on jamais songé à couvrir d’un seul coup la surface de la France de canaux et de grandes routes ? Tout se fait, tout doit se faire successivement. À quoi bon tout commencer pour ne rien finir ? À quoi bon engager des capitaux qui, l’œuvre restant inachevée, ne rapporteraient pas les profits qu’on a le droit d’en attendre ? C’est ainsi qu’on tarit les sources de la prospérité nationale, et que ce qui aurait été, avec une meilleure direction, un élément de richesse, devient une cause d’appauvrissement et de décadence.

La chambre des pairs a discuté et voté à une grande majorité, 92 suffrages affirmatifs contre 28 suffrages négatifs, l’important projet de loi qui a pour but d’appliquer à nos colonies d’Amérique le système hypothécaire et l’expropriation forcée. Le projet, tel qu’il avait été modifié par la commission de la chambre, n’a subi, dans le cours de la discussion, que deux modifications sans importance. Un autre amendement, proposé par M. le vice-amiral de Mackau, et qui aurait fort affaibli l’efficacité de la loi, a été rejeté à une grande majorité. Si la chambre des députés adopte également le projet, on peut espérer de voir dans quelques années l’ordre succéder au désordre dans la propriété coloniale, et alors le crédit et les capitaux ne tarderont pas à ranimer ces importantes possessions.

Mais il est une autre loi que nos colonies attendent avec une juste impatience, c’est la loi sur les sucres. Nous ne voulons pas revenir ici sur un projet que nous avons déjà abordé plusieurs fois. Rappelons seulement qu’une loi favorable aux colonies ne sera qu’un acte de la plus stricte justice. Certes, nous ne sommes pas et nous ne serons jamais les défenseurs aveugles et passionnés de tous les intérêts particuliers des colons ; mais nous voulons la justice pour tous. Or, peut-on sérieusement dire à une classe de producteurs : Vous ne pourrez vous approvisionner que sur les marchés de la métropole ; vous ne pourrez vendre vos produits qu’à la métropole ; ces produits, la métropole les frappera d’un droit énorme, et en même temps elle laissera se développer chez elle une industrie qui vous enlèvera le privilége de ce marché forcé. Cela n’est ni juste ni sensé.

Et au profit de qui a-t-on ainsi altéré les rapports des colonies avec la mère-patrie ? Au profit d’une industrie tout artificielle, d’une industrie qui ne serait pas même née sans le droit qui pèse sur le sucre de cannes, d’une industrie dont tout le profit consiste à soustraire au trésor une partie du revenu que les lois de douane lui assuraient. Si on voulait décidément faire un présent à un certain nombre de propriétaires fonciers, car c’est à cela que se réduit en définitive la question, mieux valait le leur faire en les dispensant en même temps du soin de cultiver des betteraves pour en extraire du sucre. Le trésor aurait fait les mêmes pertes, mais les colons du moins n’auraient pas été victimes de cette étrange largesse. Appauvrir le trésor et ruiner en même temps les colons, c’est trop. Ici encore espérons que le gouvernement ne fléchira pas devant les clameurs de l’intérêt particulier, qu’il ne se laissera pas entraîner à des demi-mesures qui ne feraient que compliquer de plus en plus les difficultés de la situation. Qu’il ose demander aux chambres une solution définitive ; nous sommes convaincus qu’elle ne lui sera pas refusée. Le trésor a plus que jamais besoin de tous les revenus que le législateur lui a assignés. Il serait par trop singulier que les intérêts du trésor fussent oubliés dans un moment où nous paraissons décidés à ajouter à nos dépenses ordinaires une somme considérable de dépenses extraordinaires, lorsque nous espérons voir doter le pays des moyens puissans d’activité et de prospérité qu’il réclame. Il serait par trop singulier de consommer la ruine de nos colonies dans un temps où tous les hommes qui ont de l’avenir dans l’esprit reconnaissent que les colonies, que la navigation, que la marine militaire et marchande sont aujourd’hui plus que jamais un élément essentiel de la puissance et la prospérité d’une grande nation.


La chambre, l’Université, le pays, viennent de faire une perte douloureuse. M. Jouffroy a été enlevé dans la force de l’âge et dans la maturité de son beau talent. Ce qu’il avait déjà fait pour la science n’était, pour un esprit aussi étendu et aussi pénétrant, que la préparation et la promesse de plus vastes et plus profondes recherches. La Revue a perdu dans M. Jouffroy un collaborateur éminent. Nous rendrons un dernier hommage à sa mémoire par une appréciation détaillée de ses travaux philosophiques.