Chronique de la quinzaine - 14 février 1842

Chronique no 236
14 février 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 février 1842.


Nous venons d’assister au second acte du drame politique de cette session. Le troisième se joue en ce moment. La péripétie est imminente. Aux dépens de qui éclatera-t-elle ? Sera-ce l’opposition ou le cabinet qui passera de la bonne à la mauvaise fortune ? That is the question.

Aujourd’hui on trouve dans les deux camps ce mélange de craintes et d’espérances qui suscite des combats acharnés, une lutte opiniâtre, des efforts désespérés. Tous croient au succès sans toutefois le tenir pour certain ; tous craignent une défaite sans renoncer à l’espoir de vaincre. On n’a ni cette confiance qui fait paraître les efforts inutiles, ni ce découragement qui les paralyse. Les chefs, dit-on, descendront tous dans l’arène. Ils ont raison. Le succès ne serait pas seulement éclatant ; il peut être durable.

Le ministère, qui avait obtenu dans le vote de l’adresse une majorité qui dépassait ses espérances, a vu cette majorité s’amincir et presque s’annihiler dans la question des incompatibilités. Elle est tombée brusquement de 84 voix à 8 ; quatre personnes ont décidé la dernière question dans le sens ministériel, et il y a cinq députés sur le banc des ministres. C’est en vain qu’on se flatterait de faire passer ce vote pour un succès, surtout après qu’on a eu soin de dire et de répéter, au sein de la chambre et au dehors, que la proposition n’était, pour l’opposition, qu’un moyen de renverser le cabinet. On a par là donné le droit d’affirmer qu’après tout il s’est trouvé 190 députés qui ne veulent pas du ministère, ou, qui, du moins, ne sont pas disposés à faire le moindre effort, le moindre sacrifice pour le soutenir. Il est des armes, il ne fallait pas l’oublier, qui reviennent blesser le combattant qui en fait usage, lorsqu’elles ne tuent pas son adversaire.

Le vote de l’adresse avait produit une illusion. Les 84 voix n’étaient pas l’expression sincère d’une majorité ministérielle. Il fallait en déduire les membres du centre gauche qui n’adhèrent au cabinet qu’avec des réserves et en vertu d’une alliance qui n’a pas été l’objet d’une stipulation solennelle et irrévocable. Il fallait en déduire ceux qui se tenaient pour satisfaits au moyen de l’amendement relatif au droit de visite, et qui, sans cet amendement, auraient déposé dans l’urne une boule noire. Enfin il fallait en déduire ceux qui n’ont voté l’adresse qu’afin de ne pas se séparer de la majorité dans ses énergiques protestations contre les émeutes sanglantes de l’an dernier. En soulevant la question du recensement, on avait accru de vingt voix peut-être la majorité ministérielle dans le vote de l’adresse.

Toujours est-il qu’après ces réductions, le ministère paraissait encore pouvoir espérer une majorité de 25 à 30 voix ; c’est la différence entre 8 et 30 que le ministère a perdue ; c’est là ce qui a rendu la journée mauvaise pour lui. Comment ces 20 voix se sont-elles retirées des rangs ministériels ? Est-ce une défection ? est-ce seulement l’effet d’un engagement sur la question particulière ? Si l’engagement existe, s’étend-il à l’adjonction des capacités ? Il serait facile de multiplier les questions. En réalité, le problème est fort compliqué. Mais à quoi bon l’approfondir, à quoi bon chercher à le résoudre par la voie conjecturale ? Au moment où ces lignes tomberont sous les yeux du lecteur, la question aura été résolue par la chambre. L’urne du scrutin nous dira si le vote sur les incompatibilités a été un succès momentané dû à la parole si spirituelle et si habile de M. de Rémusat ou bien la victoire décisive d’un parti, si c’était un accident parlementaire ou bien la preuve que la majorité n’accepte pas dans toute leur rigidité les doctrines des conservateurs. À ce point de vue, le vote de la chambre est de la plus haute importance. Le pays a le droit de s’attendre à un débat vivement soutenu, à une discussion approfondie. Le devoir commande impérieusement à tous les hommes considérables de la chambre de dire à la France toute leur pensée. La question est posée en termes simples et clairs. Il s’agit d’opter entre la politique purement conservatrice et la politique de sages réformes et de prudentes améliorations. La question des incompatibilités ne touchait pas aux principes déjà acceptés, n’altérait pas le système établi. Il est aujourd’hui des incompatibilités absolues et des incompatibilités relatives. La proposition n’avait pas pour objet d’introduire dans la loi électorale un principe nouveau ; on demandait seulement une application plus large d’un principe déjà admis. Il en serait de même pour la question qui s’agite en ce moment, si on avait proposé d’admettre les capacités au moyen d’un cens électoral de cent francs seulement. Ce serait appliquer à d’autres classes de capables ce qui se fait aujourd’hui pour les membres de l’Institut et pour quelques officiers de notre armée. Tel n’est pas le sens de la proposition. On demande l’adjonction pure et simple de la seconde liste du jury. La question se trouve ainsi nettement posée entre deux principes divers. Aujourd’hui on peut dire que le cens n’est pas seulement exigé comme présomption d’aptitude intellectuelle, mais comme signe de propriété et comme indice d’intérêts conservateurs. Le débat est donc établi entre la propriété et l’intelligence ; pour être électeur, suffit-il d’être un homme de quelque instruction, ou bien faut-il, quelles que soient les lumières qu’on possède, offrir en outre la garantie d’une fortune immobilière ? C’est là au fond la question, toute la question. Il est facile de voir que ce n’est pas en abordant un projet aussi grave, un point qui touche aux bases même de notre organisation politique, qu’on pourrait se contenter d’un examen superficiel, d’une discussion incomplète. Il ne faut pas songer à éluder la question ; il faut au contraire l’aborder en plein, avec franchise, avec courage ; il faut la décider.

Nous ne voulons pas affirmer qu’en soulevant cette question, on ait obéi aux nécessités les plus pressantes du pays. Nous ne voulons pas affirmer que dans ce moment le pays soit très vivement préoccupé des questions de cette nature. Il est rare, en effet, très rare que le public se préoccupe à la fois de deux grandes idées, de deux grands intérêts. Aujourd’hui malheureusement, on ne saurait nier que les intérêts matériels n’agitent les esprits plus encore que les intérêts moraux et politiques. On veut, avant tout, être certain de ne pas payer une fenêtre de trop ; on demande avant tout un port, un chemin de fer, un canal. Cette tendance des esprits n’est pas particulière à la France ; elle n’est que trop générale. C’est une phase qui s’accomplira dans l’ordre des temps, comme s’accomplissent dans l’histoire des peuples les phases politiques, les phases religieuses. Peut-être la question ne portait pas en elle-même ce caractère d’urgence qui fait supporter impatiemment au pays les délais et les ajournemens. Mais une fois les esprits éveillés et l’attention excitée, il importe de pénétrer dans les profondeurs de la question. C’est à un débat grave et solennel que nous assistons. Nul ne doit épargner ses forces ; nous avons le droit de connaître la pensée de toutes les notabilités politiques du pays. Parmi ces notabilités, M. Dufaure était l’homme le plus curieusement attendu à la tribune. Son discours est un évènement, tant à cause des doctrines qu’il développe que de l’irritation qu’il a soulevée dans les centres.

Aux embarras de l’intérieur s’ajoute dans ce moment pour le cabinet une grave difficulté à l’extérieur. C’est le 20 février que devraient être échangées les ratifications du traité relatif au droit de visite. Nous sommes convaincus que cet échange, de la part de la France du moins, n’aura pas lieu. Il est impossible de regarder le vote de la chambre comme non avenu. Le cabinet anglais pourrait-il s’étonner de la réserve de nos ministres ? Ne connaît-il pas les nécessités politiques des gouvernemens constitutionnels ? Au reste, nous ne demanderons pas, et personne ne doit, ce nous semble, demander dans ce moment où en est cette négociation délicate. La ratification n’est pas un fait qui puisse demeurer occulte. Il nous sera révélé de toutes parts. Notre gouvernement lui-même sera obligé de le publier.

Si notre ministère n’est pas sur des roses, le cabinet anglais aussi éprouve de graves difficultés, et il rencontre plus d’une question épineuse. Le vote de la chambre des députés sur le droit de visite, tout en plaçant le ministère français dans une position fort délicate, au milieu de difficultés presque inextricables, est en même temps une cause d’embarras pour le cabinet de Saint-James : D’un côté, lord Palmerston et son parti l’accuseront de mollesse et soutiendront que la ratification de la France pouvait être obtenue avant la convocation de nos chambres ; de l’autre, il trouve dans son propre parti, dans les rangs ministériels, parmi les conservateurs, des hommes considérables, influens, qui sont tout-à-fait intraitables sur la question du droit de visite. Toute modification du traité, tout délai sera un crime à leurs yeux, et ils seront tout aussi disposés que les whigs à lui reprocher le refus ou les retards de la France.

La question des céréales n’est ni moins embarrassante ni moins grave. Le cabinet anglais s’est appliqué à la résoudre en conservant le principe du droit mobile ; seulement il a rendu la charge moins lourde pour les consommateurs, et il s’est efforcé de prévenir les fraudes qu’on ne saurait éviter lorsqu’une excessive mobilité du droit offre à la cupidité des appâts trop séduisans et des moyens de succès trop faciles. Lorsque toute fluctuation du marché peut être la cause d’un gain considérable, il devient à peu près impossible de prévenir les négociations simulées, les hausses et les baisses factices. C’est là un des reproches les plus graves et les mieux fondés qu’on ait le droit de faire aux lois économiques qui poussent trop loin le système restrictif. Elles engendrent la fraude et l’immoralité. Elles dépouillent l’homme probe au profit du fripon. Elles proportionnent les profits, non au travail de l’honnête homme, mais aux efforts de l’homme rusé.

À ce point de vue, le projet de sir Robert Peel ne mérite que des éloges. L’intention est bonne, et les moyens, sans être aussi décisifs que le serait un droit fixe ou la suppression de tout droit, sont cependant propres à prévenir un grand nombre de fraudes.

Quant au droit lui-même, le bill rencontre tous les adversaires des mesures de conciliation, ceux qui prétendent tout enlever d’un seul coup, comme ceux qui croient avoir le droit et la force de tout refuser. Le ministère est obligé de lutter à la fois avec ses adversaires naturels et avec une partie de ses amis. Parmi ces adversaires, les uns, sous la conduite de lord John Russel, lui opposent le principe du droit fixe ; les autres se proposent, dit-on, de demander, par l’organe de M. Villers, la suppression de tout droit.

Dans l’état des esprits, ce dernier système n’a aucune chance de succès. La lutte sérieuse s’établira entre le système du droit fixe et le système du droit mobile, entre le cabinet de lord Melbourne et le cabinet de sir Robert Peel. Il serait injuste de ne pas reconnaître que le bill proposé, tout en conservant le principe en vigueur, en adoucit d’une manière notable les conséquences au profit des consommateurs. Le maximum du droit descend de 35 shellings à 20. C’est un dégrèvement de 15 shellings par quarter, d’environ 3 shellings (plus de 6 francs) par hectolitre. Le dégrèvement est de 10 à 12 shellings, lorsque le blé se trouve dans les prix moyens.

Nous l’avons dit plus d’une fois, il était impossible de conserver plus long-temps des lois qui n’avaient d’autre but que d’accroître la rente des propriétaires fonciers, de lever à leur profit un impôt sur le pays. Sans doute ces lois permettaient d’étendre en Angleterre la culture du blé, d’y appliquer des terres de qualité inférieure, des terres que la nature avait destinées aux pâturages, aux broussailles. On n’a jamais nié qu’on ne puisse faire naître du blé partout. On obtient, dans les serres anglaises, de magnifiques raisins ; que dirait-on d’un bill qui, pour encourager cette culture, défendrait l’importation en Angleterre des vins de Portugal, de France et d’Espagne ? Sir Robert Peel pense qu’il importe à l’Angleterre de pouvoir, dans les années ordinaires, se suffire à elle-même pour la production du blé. Si cela était vrai de l’Angleterre, il faudrait, à plus forte raison, l’affirmer de toutes les autres parties du globe. Mais nous ne saurions prendre au sérieux sur ce point la doctrine de l’illustre orateur. L’Angleterre, parvînt-on à supprimer tout droit, produira toujours une quantité considérable de blé, parce que l’agriculture anglaise est très perfectionnée, que les capitaux abondent dans le pays, et que le génie anglais devance tous les autres, je ne dis pas dans les découvertes, mais dans les applications de la puissance scientifique à la production. Nulle part on n’entreprend tout ce qui est utile avec plus de moyens, avec plus de hardiesse et de persévérance qu’en Angleterre. L’importation du blé ne peut donc jamais s’élever au-delà d’une quantité dont le maximum et le minimum seraient facilement assignables. Or, certes, pour cette quantité, l’Angleterre, avec sa marine, son commerce, son influence politique et ses immenses possessions dans les cinq parties du monde, ne peut pas concevoir de craintes sérieuses. Elle paiera, il est vrai, le blé plus ou moins cher, selon les années et les circonstances générales du marché ; mais c’est là tout le risque auquel elle s’exposerait, même dans l’hypothèse de la suppression de tout droit. Ajoutons que l’Angleterre y trouverait de nouvelles ressources pour son commerce manufacturier. Les pays à blé, ceux du moins qui peuvent en exporter de grandes quantités, sont des pays d’une civilisation arriérée, des pays dont les besoins physiques comme les besoins moraux ne sont pas encore développés. C’est par le commerce qu’ils peuvent s’animer, que le feu sacré peut circuler dans leurs veines, et les appeler à une vie qui leur est encore inconnue. Qu’ils puissent vendre à un prix raisonnable ce blé dont ils n’ont que faire, et les acheteurs de blé pourront bientôt leur apporter, au lieu d’or, des étoffes, des meubles, des denrées de toute espèce. À qui ce commerce appartiendrait-il, si ce n’est à ceux qui iront acheter leur blé, à ceux avec lesquels ils auront l’habitude de traiter ? Ce sont là des conquêtes réelles, des conquêtes plus utiles peut-être, mais, à coup sûr, moins coûteuses que celles qu’on peut faire dans l’Inde et à la Chine. Ainsi qu’on adopte le bill proposé, ou qu’on préfère une mesure plus libérale encore, l’Angleterre n’a rien à craindre pour les approvisionnemens de son marché.

D’un autre côté, nous ne sommes pas de ceux qui imaginent que la diminution des taxes sur l’importation du blé, et la baisse du prix des céréales, qui en sera la conséquence, fera disparaître à tout jamais toutes les misères du royaume-uni et commencer l’âge d’or pour l’ouvrier anglais. Ce sont là les rêves de ces esprits superficiels qui s’efforcent de mettre à la place de la science leurs folles utopies. Le taux des salaires dépend du rapport de la population ouvrière avec la demande de travail, avec la puissance du capital. On supprimerait demain tout droit sur le blé, que si ce rapport ne s’améliorait pas, s’il y avait toujours beaucoup plus de travail offert que de travail demandé, le dégrèvement, au lieu de profiter aux ouvriers, ne profiterait qu’aux capitalistes. Entourés d’une population affamée et demandant à tout prix un emploi de ses forces, les capitalistes obtiendraient la même quantité de travail pour un salaire inférieur, parce qu’avec ce salaire inférieur le travailleur pourrait se procurer la même quantité de nourriture. On a beau rêver, on n’empêchera jamais les choses de suivre leur cours naturel. Il y a toujours un maître sur le marché. Lorsque le travail surabonde, c’est le capitaliste qui fait la loi ; lorsque le travail est rare, c’est l’ouvrier qui dicte les conditions du contrat. Voyez les colonies où les esclaves ont été émancipés. Quelle est, au fait, la plainte des entrepreneurs, des colons ? Ils se plaignent du haut prix des salaires, parce que la population affranchie, pouvant, dans ces heureux climats, vivre de peu de chose, ne veut accepter le travail qu’autant qu’il est largement rétribué. L’offre de travail est inférieure à la demande ; le travailleur fait la loi : c’est tout simple. Quel est le remède qu’ont imaginé les hommes qui ont été tout de suite au fond de la question, les colons intelligens ? un seul, l’introduction dans les colonies affranchies d’un surcroît de travailleurs qu’ils vont enrôler en Afrique, en Asie, en Amérique, partout où ils trouvent des hommes libres disposés à s’expatrier. Ils ont compris que le jour où l’offre de travail sera proportionnée à la demande, les entrepreneurs ne seront plus à la merci des travailleurs. Ce n’est donc pas dans le prix de telle ou telle denrée qu’il faut chercher la cause intime et première de la misère des classes laborieuses. Le haut prix de ces denrées ajoute sans doute à leur misère ; la baisse du prix la soulage momentanément, et c’est déjà, nous en convenons, un grand bien. Mais si l’équilibre ne s’établit pas entre l’offre et la demande de travail, si la population qui ne vit que de ses bras déborde de toutes parts, le bas prix des denrées n’est plus une garantie suffisante de bien-être. Il ne fait qu’augmenter les bénéfices de quelques producteurs, après avoir servi d’excitation à la population pauvre, après avoir contribué à en augmenter le nombre en multipliant les familles.

Quoi qu’il en soit, la modification des lois des céréales est dans ce moment une mesure utile et populaire. La génération actuelle en éprouvera un soulagement notable. Elle le comprend. Aussi voudrait-elle un changement plus radical que celui que le ministère propose. Le bill de sir Robert Peel a produit dans le pays une certaine agitation. Les assemblées se multiplient, les rassemblemens deviennent de plus en plus nombreux, les manifestations hostiles au bill sont de plus en plus bruyantes. Il n’y a cependant là rien d’alarmant ni de sérieux. On sait que ces démonstrations, quels qu’en soient le bruit et le retentissement, ne sortent guère, en Angleterre, des limites de la légalité, et que, si elles agitent la surface de la société, elles n’en touchent pas les bases.

Les Anglais s’élèvent vivement contre les opinions ; ils respectent les personnes. En Angleterre, il y a souvent du tapage ; il n’y a pas de sédition, pas d’émeute. Les classes supérieures sont sans crainte, et par cela même sans violence. Ceci nous rappelle le fait d’un ministre anglais dont un rassemblement nombreux entourait la maison et cassait les vitres. C’est là le nec plus ultra de la colère populaire. Ce ministre quitta son domicile, et alla se placer dans la rue au milieu du tumulte. Reconnu bientôt, on lui demanda pourquoi il venait en ce lieu. « La raison est bien simple, dit-il ; chez moi, une pierre aurait pu me frapper ; ici, au milieu des assaillans, je suis à l’abri. » Le raisonnement parut excellent, et on applaudit à l’ingénieux expédient de l’homme d’état.

Le vrai combat ne se livrera pas dans les rues, mais dans le parlement. Nous ne voulons rien affirmer ; nous disons seulement que, selon toute probabilité, cette grande question se terminera comme toutes les grandes questions se terminent en Angleterre, fort heureusement pour ce pays. Il y aura transaction, c’est-à-dire que le bill sera adopté, soit tel qu’il a été proposé, soit avec des modifications qui n’en altéreront pas le principe. Il suffit pour cela que le droit mobile soit maintenu dans des limites qui ne le rendent pas illusoire.

À ces difficultés s’ajoutent, pour le gouvernement anglais, d’autres faits d’une haute importance et d’une grande gravité : nous voulons parler des nouvelles de l’Inde. Elles paraissent avoir produit et dans l’Inde même et en Angleterre une profonde sensation. On le conçoit : le domaine colonial est une partie si essentielle de l’empire britannique, que tout ce qui pourrait le menacer de près ou de loin, doit, à juste titre, exciter en Angleterre la plus vive sollicitude. On se tromperait, du reste, si on voyait dans les faits qu’on nous a racontés, un péril sérieux pour la domination anglaise dans l’Inde. Cette domination est trop fortement, trop habilement établie, pour que quelques attaques partielles, quelques révoltes locales, puissent l’ébranler. Sans doute ces attaques, ces révoltes, sont un exemple séduisant pour les populations asservies, et seront pour l’Angleterre, qui doit à tout prix réprimer ces mouvemens, une cause de grandes dépenses. Sans doute encore, aujourd’hui que l’Angleterre a voulu étendre de plus en plus son immense empire, aujourd’hui qu’elle compte dans l’Inde plus de quatre-vingts millions de sujets et plus de quarante millions d’alliés et de tributaires, il devient très difficile de prévenir toute résistance. Les surprises ne sont pas impossibles, lorsque les forces doivent se disséminer sur d’immenses territoires, franchir d’énormes distances, affronter toutes les difficultés que peuvent offrir la diversité des climats, les hautes montagnes, la haine des populations, les trahisons d’alliés perfides ou mécontens.

Ce sont les difficultés qui accompagnent toute domination excessivement étendue. Il est impossible de la concilier avec une profonde tranquillité et une sûreté durable. Ajoutez que ce vaste empire embrasse des races, des religions, des langues diverses. S’il en est, parmi ces populations, dont la douceur, la mansuétude, ou, à mieux dire, la servilité, ne laissent rien à craindre, il en est aussi qui, par leurs habitudes belliqueuses, par leur courage, par leur esprit d’indépendance, renouvelleront plus d’une fois ces attaques contre la puissance anglaise, et ne lui permettront pas d’exercer, hors de l’Indoustan, cette domination paisible qu’elle exerce désormais dans le territoire de ses anciennes possessions. Tout cela est vrai, certain, inévitable ; mais il est également vrai que, tant que l’Angleterre ne rencontrera dans l’Inde que des indigènes, la lutte pourra être quelquefois sanglante, difficile : le succès n’en sera pas douteux ; la puissance européenne l’emportera. On peut, ce nous semble, faire de cette proposition une proposition générale, et dire qu’une colonie européenne ne se soustrait guère à la mère patrie que lorsqu’une autre puissance européenne vient directement ou indirectement en aide à la colonie qui s’insurge. Il a fallu les circonstances tout-à-fait extraordinaires qui ont complètement paralysé les forces de l’Espagne, pour que ses colonies de l’Amérique du sud pussent briser le joug de la mère-patrie. Il y a eu en réalité secours indirect.

Un mouvement a éclaté en Portugal. On ne sait, en vérité, quel nom lui donner. Est-ce une révolution, ou une contre-révolution ? ou ne serait-ce, à mieux dire, qu’une intrigue, une manière un peu violente de changer le cabinet ? L’affaire ne paraît pas sérieuse. Cependant elle ne laisse pas d’exciter, par ses apparences contre-révolutionnaires, la sollicitude du gouvernement espagnol. On dit que des troupes espagnoles s’acheminent vers la frontière portugaise.


— La bibliothèque Charpentier vient de s’enrichir des œuvres complètes de M. Alfred de Vigny. On ne peut douter que cette publication ne trouve bon accueil chez les nombreux amis de ce talent délicat et fin. Nous ne reviendrons pas sur des œuvres que nous avons souvent appréciées ; pourtant, à une époque où le sentiment de l’art sérieux tend à s’altérer et à se perdre, il n’est pas inutile peut-être de signaler encore une fois les qualités communes aux productions trop rares de M. de Vigny : l’élévation soutenue de la pensée et la sévère pureté du style. C’est jeudi prochain que l’Académie française doit nommer les successeurs aux siéges laissés vacans par la mort de MM. Frayssinous et Duval. On sait que M. de Vigny est au nombre des candidats pour la succession de l’évêque d’Hermopolis. Il a prévenu l’Académie que dans le cas où il ne serait point nommé au fauteuil de M. Frayssinous, il se reportait candidat pour celui de M. Duval. On s’étonnerait à bon droit qu’une de ces deux successions ne fût point offerte par l’Académie française à l’auteur de Cinq-Mars et de Stello.