Chronique de la quinzaine - 15 juillet 1884

Chronique n° 1254
15 juillet 1884


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




15 juillet.

Est-ce l’influence d’un temps peu propice aux œuvres sérieuses ? Est-ce l’effet de la fatigue, qui vient avec la saison, et qui ne permet plus de s’attacher avec suite, avec un zèle soutenu à toutes ces questions qui se pressent, les unes inévitables, les autres imprudemment soulevées ? Toujours est-il que nos affaires de France se ressentent visiblement de toutes les influences, et de l’atmosphère torride, et de la lassitude universelle, et des fausses directions d’une politique sans fixité comme sans prévoyance. Elles vont comme elles peuvent, d’un pas traînant et mal assuré, à travers des difficultés qu’on a laissées s’accumuler à cette fin de session, et avec lesquelles on voudrait bien probablement n’avoir point à compter aujourd’hui. On a hâte de passer les derniers défilés pour arriver le plus tôt possible au terme des travaux parlementaires, en ajournant tout ce qui n’est pas d’une nécessité immédiate. Bien entendu, il n’est pas pour le moment question du budget, qui n’est pas encore sorti des délibérations intimes de la commission, auquel on songera, suivant l’usage, à l’hiver. S’il y a des crédits à voter pour le Tonkin ou Madagascar, on les expédiera au pas de course. On ne parle plus même de cette loi de recrutement, pour laquelle on a livré de si vives batailles, qu’on était si pressé de voter, et qui fort heureusement finira sans doute par rester en chemin, délaissée par ceux-là même qui ont imaginé cette merveilleuse résurrection d’une garde nationale pour la défense du pays. Pour l’instant, on ne s’intéresse plus guère à ce qu’on fait, et, pour se reposer des émotions, en attendant les vacances, on s’occupe au Palais-Bourbon d’une loi sur les sucres. Tout ce qui reste d’attention à ce monde distrait, dans les derniers jours de la session, se partage entre la révision constitutionnelle, cette œuvre ingrate imposée par l’obstination de M. le président du conseil à la patience, à la fatigue du sénat, et ces affaires de Chine, qui ont repris tout à coup, il y a quelques jours, une assez importune gravité.

Elle a donc été décidément portée au Luxembourg, cette question de la révision constitutionnelle, qui semble imaginée pour embarrasser et troubler les dernières heures d’une session, pour faire concurrence à la cruelle épidémie répandue en Provence. M. le président du conseil y a tenu comme s’il avait à répondre, sans perdre un instant, à un vœu pressant et impérieux du pays, comme s’il ne se trouvait pas, de son propre aveu, en face d’une complète et parfaite indifférence de l’opinion, il n’a point eu de repos qu’il n’ait eu péniblement arraché à la chambre des députés, à travers toute sorte de contestations et d’interprétations contradictoires, un vote équivoque et obscur, plein de réticences et de menaces, qu’il s’est hâté d’aller soumettre à la bonne volonté du sénat. C’est ce qu’il appelle déployer son initiative et montrer ses facultés d’homme de gouvernement ! Eh bien ! c’est décidé ; après la chambre des députés, c’est au sénat de se prononcer. Que va-t-on faire maintenant, au Luxembourg, de cette proposition qui ne répond à rien, ni à un mouvement sensible d’opinion, ni à des exigences sérieuses d’intérêt public, ni à des difficultés nées du jeu des institutions ? Il est certain que si le sénat avait eu à émettre un vote décisif dès le premier jour, il n’aurait point hésité, il aurait renvoyé la révision a des temps plus propices. Le sentiment général était évident, et il s’est manifesté par le choix des membres de la commission de révision, même de ceux qui ont cru devoir se réserver la possibilité de faire quelques concessions, pour ne pas désobliger le gouvernement. C’était le premier mouvement, celui qu’on prétend être le meilleur. Le lendemain, au second mouvement, on a voulu sans doute faire preuve de bonne volonté ; on s’est mis à discuter les propositions ministérielles, la résolution de la chambre des députés, à chercher ce qu’on pourrait faire sans trop se laisser entraîner, et c’est là justement que sont apparues, comme elles devaient apparaître, les difficultés de la situation que M. le président du conseil lui-même a créée si gratuitement, par une simple fantaisie de réformateur peu convaincu.

Ces difficultés sont de diverse nature. Elles tiennent au fond de la question et à la procédure, qu’on n’a pas réussi encore à fixer. Elles tiennent surtout à ce qu’il y a de vague et d’illimité dans cette proposition, qui, sous prétexte de réaliser une réforme que personne ne réclame, commence à mettre en doute tout l’ensemble constitutionnel. Le fait est que si M. le président du conseil, par ses déclarations, par ses discours qui ont plus ou moins convaincu la chambre des députés, a cru obtenir une limitation, il s’est singulièrement abusé ; il n’a rien obtenu de sérieux et il n’a même réussi à avoir un vote tel quel que parce qu’il a mis toute sa diplomatie à éviter d’enfermer la révision dans des limites trop strictes. M. Gambetta, comme on l’a dit, a échoué il y a quelques années, dans son court ministère, parce qu’il a voulu préciser les points soumis à la révision et les solutions qui devraient être adoptées. M. Jules Ferry n’a été plus heureux aujourd’hui, — il n’a du moins décidé le vote — qu’en s’abstenant de préciser, en laissant la porte ouverte à toutes les propositions, à toutes les combinaisons, à tous les systèmes d’élection pour le sénat. Il a cru même devoir admettre que s’il n’y avait que quelques articles visés dans la résolution de la chambre, la révision ne pourrait pas moins s’étendre à d’autres parties de la constitution. La limitation est dans les discours, probablement dans les intentions de M. le président du conseil ; en réalité, tout reste vague et indéfini. — C’est possible, dira-t-on, c’était une nécessité pour enlever le vote au Palais-Bourbon ; mais c’est maintenant au sénat de compléter ou de rectifier ce que l’autre chambre a fait, de serrer de plus près la question, de préciser les résolutions en obtenant des garanties pour lui-même, pour son indépendance, pour sa dignité, pour ses prérogatives les plus précieuses. Il ne s’agit que de cela ! Seulement, par quelle voie et comment arrivera-t-on à déterminer ces garanties ? Quelle est sérieusement la forme de l’engagement qu’on peut demander à la chambre des députés ? Et, de plus, y eût-il un vote, en quoi un acte de la majorité d’aujourd’hui obligerait-il la majorité de demain et lierait-il les représentans du pays qui entreront dans le congrès, c’est-à-dire dans une assemblée souveraine, avec leur liberté, avec le droit de proposer ce qu’ils voudront, même une révolution, d’ouvrir la discussion sur tout, même sur l’existence de la république ? On parle de négociations, de conciliabules, de compromis qui obvieraient à tout, qui simplifieraient l’œuvre du congrès en traçant d’avance le programme de la représentation qu’on se promet de donner à Versailles. Conciliabules, négociations et compromis ne sont guère qu’un moyen de se déguiser à soi-même le danger de l’expérience dans laquelle on se jette les yeux fermés, avec une frivole imprévoyance.

Il faut s’en tenir à la vérité vraie, et cette vérité, M. Léon Say la montrait, il y a quelques jours, — dans la période du premier mouvement, — avec son bon sens, avec la sagacité de son esprit politique. La révision ne peut être proposée et acceptée que dans certaines conditions en dehors desquelles elle n’est qu’une puérilité ou un danger. Elle doit d’abord être opportune ; elle doit aussi être sérieusement limitée ; il faut enfin que les solutions qu’on propose soient acceptables. De ces diverses conditions quelle est celle qui est remplie aujourd’hui ? La révision n’est sûrement pas opportune ; non-seulement elle n’est pas réclamée par l’opinion, elle finit, au contraire, par être une importunité et une fatigue pour tout le monde. Elle n’est pas non plus limitée ; les discussions de la chambre des députés le constatent, les réserves de la plupart des orateurs et les votes eux-mêmes l’attestent, les concessions que M. le président du conseil a été obligé de faire le prouvent. Quant aux solutions qui ont quelque chance de prévaloir et auxquelles le gouvernement paraît disposé à se rallier, elles ne tendent qu’à affaiblir le contrôle financier du sénat dans un moment où il faudrait plutôt le fortifier, et à confondre, à troubler les conditions de l’électorat sénatorial sans les élargir. La conclusion, c’est que le sénat n’a en vérité rien de mieux à faire que de suivre son premier mouvement, de se refuser à une révision sans garanties pour lui, sans avantages pour l’ordre constitutionnel. Que risque-t-il ? Il aura servi plus qu’on ne pense peut-être le gouvernement et les institutions. Il s’expose, dit-on, à provoquer une campagne révisionniste plus violente que jamais. Ce n’est pas bien sûr, cela se peut cependant. Il sera, après tout, attaqué par ceux qui, même aujourd’hui, veulent, non le réformer, mais le supprimer. Il se défendra par la manifestation la plus modérée et la plus simple d’une autorité qui a sa place dans la constitution. S’il cède aujourd’hui, s’il se laisse entraîner ou intimider, il va évidemment à une aventure ; il porte au congrès la soumission d’une assemblée qui doute d’elle-même ; et qui peut lui garantir que, fût-il respecté dans son existence, il ne sortira pas de ce congrès avec une dignité amoindrie, avec des prérogatives diminuées ? Qui peut, de plus, assurer au gouvernement que, sous prétexte de poursuivre une réforme douteuse, il ne court pas à un danger que M. le président du conseil lui-même a signalé, le danger d’un congrès prolongeant ses pouvoirs outre mesure, soulevant toutes les questions, agitant, et inquiétant le pays ?

C’est bien la peine de se mettre étourdiment à cette révision, qui n’aurait rien perdu à être ajournée, à être accomplie dans des conditions plus sérieuses de maturité, de se créer inutilement de tels embarras au moment où les affaires de Chine se réveillent, où les affaires d’Egypte sont loin d’être finies pour notre diplomatie ! Lorsque le traité signé au mois de mai à Tien-Tsin était porté avec un certain apparat aux chambres par M. le président du conseil, on a pu croire un instant que tout était terminé, que nos différends avec la Chine avaient cessé, que le protectorat français allait pouvoir se déployer désormais sans contestations dans ces contrées du Tonkin et de l’Annam. C’était une illusion qui n’a pas duré longtemps, qui s’est évanouie à la première tentative faite pour occuper les positions assurées par le traité.

Le jour où une petite colonne française a été envoyée pour prendre possession de la ville de Lang-Son à l’extrême frontière, elle a rencontré sur son chemin des forces régulières chinoises qui ont ouvert le feu sur elle presque par surprise ; elle a été obligée de se replier sur Bac-Lé, après un combat inégal de deux jours où le sang français a de nouveau coulé. Chose curieuse ! jusque-là il n’y avait point eu d’hostilités réellement et directement engagées avec la Chine ; c’est au lendemain d’un traité que le choc a éclaté, et quelques semaines après qu’il était allé annoncer au Palais-Bourbon et au Luxembourg la paix victorieuse de Tien-Tsin, M. le président du conseil a été obligé de revenir devant les chambres pour leur déclarer que le traité avait été violé, que nos soldats étaient tenus en échec, que la France avait désormais le devoir de rappeler la Chine au respect de la foi jurée, de réclamer à Pékin toutes les réparations nécessaires. En d’autres termes cette guerre avec la Chine qu’on avait voulu, qu’on avait cru pouvoir éviter, pour laquelle l’opinion n’avait visiblement aucun goût, elle peut s’imposer aujourd’hui comme une obligation d’honneur, comme la plus légitime représaille ; elle peut éclater d’un jour à l’autre si la Chine ne se hâte pas de souscrire aux conditions françaises, de punir les agressions dont nos soldats ont été les victimes et de donner des gages plus positifs de son respect des traités. Assurément M. le président du conseil n’a fait que ce qu’il devait en expédiant sur-le-champ l’ultimatum de la France à Pékin, en donnant des ordres à l’amiral Courbet, chargé de la défense du drapeau dans les mers de Chine ; il est dans son droit en exigeant, fût-ce par les armes, une réparation du gouvernement de Pékin, en réclamant aujourd’hui une indemnité pour laquelle il n’avait. pas insisté à la veille du traité de Tien-Tsin. Il a déclaré devant le parlement que rien ne serait épargné pour « sauvegarder avec résolution, avec prudence toujours, mais avec une fermeté que rien n’ébranlera, les droits et les intérêts de la France. » Soit, la France ne peut évidemment reculer devant la perfidie chinoise. Si la guerre devient inévitable par la résistance de la Chine à notre ultimatum, il faut la faire.

Qu’on se décide du moins une bonne fois à savoir ce qu’on veut, à ne point exposer sans cesse la France à des mécomptes ou à des surprises dans ces aventures lointaines, et qu’on évite surtout de compromettre légèrement, inutilement nos soldats dans des opérations mal calculées. Il est bien clair qu’au début de ces derniers incidens, il y a eu quelque faute militaire, qu’on ne devait s’engager dans une contrée inconnue, sur une frontière incertaine, qu’avec des forces suffisantes pour vaincre les résistances, pour tenir tête tout au moins à des difficultés imprévues. Il est tout aussi clair qu’on a été sur le point de commettre une faute autrement grave en rappelant sans réflexion, sans prévoyance, une partie du corps expéditionnaire à la veille même de la violation du traité de Tien-Tsin. Puisqu’on veut un empire colonial, il faut en accepter les conséquences, et ce n’est pas sans doute d’ici à longtemps qu’on pourra diminuer des forces toujours nécessaires pour assurer l’inviolabilité des traités, pour faire sentir l’autorité de la France. Si M. le président du conseil a besoin de ressources nouvelles, on ne les lui refusera probablement pas, — à la condition, toutefois qu’il n’offre pas c, e perpétuel exemple d’une politique qui, veut et qui ne veut pas, qui commence toute forte d’entreprises et qui les compromet faute d’oser demander des moyens suffisans pour assurer à la France un rôle digne d’elle.

Quant aux affaires d’Egypte, où M. le président du conseil est aussi particulièrement engagé par sa négociation récente avec l’Angleterre, elles restent livrées aux discrètes délibérations de la conférence réunie à Londres. C’est, pour le moment, entre les délégués financiers que la question se débat, et ce n’est qu’après ce travail préliminaire que la diplomatie reprendra ce problème, qui touche à tant d’intérêts financiers, politiques, internationaux.

Ce qui sortira des délibérations de la diplomatie européenne est encore un mystère. On ne sait trop jusqu’ici à quelles combinaisons se ralliera cette conférence de Londres qui s’est réunie dans des conditions assez ingrates, ni même si elle découvrira une solution qui puisse concilier tous les intérêts. Une seule chose paraît maintenant assez claire, c’est que si les affaires égyptiennes ont été depuis bien des mois une obsession pour nos voisins de la Grande-Bretagne, elles sont éclipsées depuis quelques jours par une autre question qui a pris la première place dans les préoccupations anglaises ; et le cabinet de Londres est pour le moment sauvé des embarras qui lui viennent du côté du Nil par la diversion intérieure du bill de réforme électorale. M. Gladstone, depuis le début de la session, a eu à coup sûr de mauvais momens à passer, ayant tous les jours à rendre compte de ce qu’il fait sait et de ce qu’il ne faisait pas, de l’insurrection du Soudan et de la mission de Gordon, de ses projets et de ses négociations avec la France, sans cesse harcelé par l’opposition, à laquelle il donnait des armes dangereuses par sa politique égyptienne. Il a eu vraiment à déployer une singulière habileté de tacticien pour échapper aux censures qui l’ont souvent menacé, pour retenir ses amis eux-mêmes prêts quelquefois à se tourner contre lui. Jusqu’à la réunion de la conférence, il a été à plus d’une reprise fort en danger. Les difficultés ne sont pas finies sans doute, elles renaîtront selon toute apparence un peu plus tard, Pour le moment M. Gladstone a détourné le péril ; il a reconquis d’un seul coup sa position à la faveur de ce reform bill, qui, en lui rendant son ascendant de chef du parti libéral et sa popularité dans le pays, lui laisse plus de liberté pour terminer comme il l’entendra les affaires d’Egypte avec la diplomatie, particulièrement avec la France, Il est vrai que si la crise égyptienne s’apaise et perd momentanément de sa gravité pour le ministère, c’est, d’un autre côté, une crise constitutionnelle des plus redoutables qui s’ouvre par un conflit entre les deux chambres du parlement, par l’agitation qui va se répandre dans toute l’Angleterre, dont M. Gladstone lui-même a donné le signal.

Tant que le nouveau bill, qui donne le droit de vote à deux millions d’électeurs anglais, en était encore à passer par toutes les épreuves parlementaires dans la chambre des communes, ce n’était rien ; la majorité ministérielle, on le savait, était assez forte pour assurer le succès du bill en dépit des résistances qui se sont manifestées même parmi des libéraux comme M. Goschen ; et le chef du cabinet était toujours là pour rallier son parti. Le jour où la question, victorieusement tranchée par les communes, a été portée devant la chambre des lords, tout a changé de face ; le conflit était à peu près inévitable. Les tories, tout-puissans parmi les lords, ne cachaient pas leur intention de combattre la réforme à outrance, et ils ont convoqué pour la circonstance jusqu’aux pairs qui ne paraissent jamais aux séances du parlement. Il y a eu jusqu’à trois cent cinquante membres présens. Vainement des hommes comme le duc d’Argyll ont défendu la nouvelle réforme électorale ; lord Salisbury et ses amis de l’opposition conservatrice l’ont combattue avec acharnement. Il faut distinguer néanmoins : ce qu’un certain nombre de pairs ont combattu dans le bill, ce n’est pas précisément le principe de l’extension du suffrage, c’est le système ministériel ; et l’ancien chancelier, lord Cairns, a même présenté sans succès un amendement qui tendait à rectifier ou à compléter ce système. Toute cette discussion, qui a duré plusieurs jours, a été certes aussi brillante que forte, et elle s’est terminée en définitive par la victoire des tories les moins concilians, par un vote qui a rejeté purement et simplement le bill à une majorité de cinquante-neuf voix. Dès lors la lutte était engagée, et M. Gladstone, loin d’être découragé ou affaibli par le vote des lords, s’est trouvé au contraire relevé dans son rôle de chef libéral ; il a puisé dans cette situation une force nouvelle et est redevenu d’un seul coup le ministre indispensable. Le chef du cabinet a aussitôt réuni ses amis et il leur a fait part de ses résolutions, qu’il a du reste communiquées à la chambre des communes sur une interpellation qui lui a été adressée. Il a été décidé que la session serait très prochainement interrompue, qu’on mettrait de côté pour le moment tout ce qui n’a rien d’urgent, notamment le bill sur la réorganisation municipale de Londres, et que le parlement serait de nouveau réuni au mois d’octobre pour reprendre la réforme électorale. D’ici là les partis se mettront en campagne pour conquérir l’opinion. Les meetings vont se succéder dans toute l’Angleterre ; l’agitation va se propager avec le concours et sous les auspices du gouvernement lui-même pour avoir raison de la résistance de la chambre des lords. En un mot, le conflit va passer des chambres dans le pays, en attendant de revenir plus violent et plus aigu dans le parlement.

C’est assurément une crise grave qui pourrait devenir une épreuve dangereuse pour les institutions britanniques, pour les privilèges héréditaires des lords, pour l’organisation politique et même sociale de l’Angleterre. Il ne faudrait pas cependant aller trop vite et se hâter de voir dans ces incidens toujours possibles dans un pays de grande liberté les préliminaires d’une révolution. Ce n’est pas la première fois que l’Angleterre a vu se produire des agitations de ce genre, et elle s’en est toujours tirée. Après tout, de quoi s’agit-il ? Les conservateurs anglais ne sont pas absolument opposés à l’extension du suffrage, et s’ils revenaient demain au pouvoir, ils prendraient vraisemblablement à leur compte la réforme qu’ils combattent, comme ils l’ont fait il y a, déjà bien des années avec M. Disraeli, devenu depuis lord Beaconsfield. Dernièrement même l’amendement de lord Cairns se bornait à demander que le nouveau système des circonscriptions électorales ne fût point séparé de l’extension du suffrage. C’est ce qu’avaient demandé dans la chambre des communes des conservateurs comme sir Stafford Northcote, et même quelques libéraux. D’un autre côté, M. Gladstone, à ce qu’il semble, n’a jamais entendu que le nouveau droit de suffrage fût appliqué avant le vote des circonscriptions électorales, et il ne paraît pas se refuser à joindre les deux questions : de sorte qu’on a déjà les premiers élémens d’une transaction, et c’est toujours par des transactions opportunes que toutes les agitations ont fini en Angleterre, sans dégénérer en irréparables conflits, périlleux pour tout le monde.

La Belgique fait encore parler d’elle. L’évolution qui a commencé pour les Belges avec les élections du 10 juin, qui s’est manifestée par la victoire des catholiques ou des nationaux indépendans, était-elle un accident, une œuvre de circonstance et de hasard ? Était-elle, au contraire, le résultat d’un mouvement d’opinion dès longtemps préparé et assez sérieux pour être persistant ? S’il y avait encore quelque incertitude après un premier vote, qui par lui-même paraissait pourtant assez décisif, le doute n’est plus possible après le scrutin ouvert il y a six jours, le 8 juillet, pour le renouvellement du sénat.

Ce que les élections des députés avaient commencé il y a un mois, les élections sénatoriales viennent de l’achever. La question est désormais tranchée par un nouveau et sensible succès du ministère de M. Malou et de son parti, par une manifestation nouvelle de l’opinion. Les catholiques ou « les nationaux indépendans, » puisqu’ainsi s’appellent les vainqueurs du jour en Belgique, ont gardé l’avantage presque partout, et même dans certaines villes sans contestation, sans rencontrer de concurrens. Ils n’ont pas seulement gardé les sièges qu’ils avaient, ils en ont conquis trois à Anvers, quatre à Gand, deux à Soignies, deux à Verviers, un à Ath. A Gand, notamment, ils ont eu une majorité de 400 voix. Les libéraux, il est vrai, ont eu un dédommagement d’amour-propre, ils ont trouvé dans le scrutin du 8 juillet de quoi panser leur blessure du 10 juin. Vaincus il y a un mois, même à Bruxelles, qui, pour la première fois depuis un demi-siècle, a élu des députés catholiques, ils ont cherché à prendre leur revanche dans les élections sénatoriales. Ils ont employé les quelques semaines qui viennent de s’écouler depuis leur défaite à reprendre la lutte plus vivement que jamais. Ils ont opposé candidats à candidats, ils ont chaudement combattu, et, s’ils n’ont pas complètement réussi, ils ont du moins regagné un peu du terrain perdu, ils sont arrivés à une quasi-égalité de suffrages qui nécessite un ballottage. Libéraux et catholiques se serrent de près ; il n’y a entre eux qu’une différence d’une centaine de voix sur près de 18,000 votans, et c’est un catholique qui tient la tête de la liste. A Tournai et à Nivelles, il y a également un ballottage. C’est là, si l’on veut, de quoi atténuer jusqu’à un certain point la défaite des libéraux et leur rendre quelque confiance. Dès ce moment, cependant, le résultat est acquis pour le parti que le ministère de M. Malou représente au pouvoir, et même en admettant qu’à Bruxelles comme à Nivelles et à Tournai les scrutins de ballottage soient favorables aux libéraux, les catholiques n’ont pas moins l’avantage dans l’ensemble des élections sénatoriales. Au demeurant, les libéraux avaient dans le dernier sénat une petite majorité de cinq voix ; dans le sénat renouvelé, les libéraux fussent-ils élus à Bruxelles, le ministère a encore une majorité de quinze voix, ce qui a son importance dans une assemblée peu nombreuse.

On peut donc considérer le scrutin du 8 juillet comme le complément logique du scrutin du 10 juin ; et l’évolution de la politique belge comme définitivement consacrée par l’opinion consultée sous toutes les formes. La victoire des catholiques est pour le moment assurée, et le nouveau ministère n’a point à craindre les tiraillemens, les difficultés qui se produisent toujours avec les majorités douteuses. Ces dernières élections sénatoriales ne laissent pas cependant d’avoir une certaine signification qui peut donner à réfléchir. Si le mouvement qui s’est si vivement et si soudainement déclaré il y a un mois ne s’est point démenti il y a six jours, ce qui s’est passé à Bruxelles et dans quelques autres villes révèle néanmoins une situation où l’opinion reste assez impressionnable, assez facilement livrée aux influences contraires. Les libéraux ont perdu le pouvoir par leurs fautes, cela n’est pas douteux ; ils se sont compromis par leur politique de secte, par la triste manie de tourmenter les sentimens religieux et conservateurs du pays, comme par leur imprévoyance financière ; et c’est ce qui a détaché de leur cause bon nombre d’électeurs modérés qui sont allés à l’opposition par crainte du radicalisme. Les catholiques, à leur tour, compromettraient sûrement le succès qu’ils ont obtenu, la position qu’ils viennent de reconquérir, s’ils se laissaient aller à abuser de leurs avantages et à inaugurer une politique de réaction à outrance, s’ils oubliaient que la victoire n’a été possible que par l’alliance de tous les modérés, avec qui ils ont fait cause commune dans la dernière lutte, et qu’ils s’aliéneraient infailliblement par des excès de domination. C’était déjà vrai avant les élections sénatoriales, c’est bien plus vrai encore après ces élections. Le chef du cabinet de Bruxelles, M. Malou, est certainement le premier à le sentir ; il est trop avisé pour ne pas comprendre que la meilleure des politiques sera celle qui saura donner satisfaction aux sentimens modérés du pays ; et, sous ce rapport, le scrutin du 8 juillet peut lui être un appui utile pour résister à ceux qui voudraient l’entraîner dans des campagnes de parti, dans une réaction mal calculée. C’est en définitive la moralité la plus sûre de ce scrutin qui peut être un avertissement salutaire, qui, en achevant la victoire de la politique nouvelle, lui fixe pour ainsi dire une limite qu’elle ne pourrait franchir sans péril.

Voici un pays voisin, ami et allié de la Belgique, la Hollande, qui a aussi son épreuve, une crise nationale et politique destinée peut-être à prendre une assez sérieuse importance. La mort du prince Alexandre, le dernier héritier de la maison d’Orange-Nassau, a profondément ému les Hollandais. Ce n’est pas que le prince eût une grande popularité ; il était peu connu, il se mêlait fort peu au monde. La mort de sa mère, la reine Sophie, femme d’un esprit supérieur, avait été un premier coup qui l’avait atteint dans ses forces physiques comme dans sa vie morale, et lorsque peu après, la fin prématurée de son frère aîné, le prince Guillaume, faisait de lui l’héritier de la couronne, il se sentait accablé de cette fortune inattendue qui était pour lui un fardeau. Il vivait solitairement dans son palais de La Haye, affecté de la mort de ses proches, recevant à peine les princes étrangers qui passaient en Hollande et qui témoignaient le désir de le visiter, fort peu connu de ses compatriotes et peu compris, enfermé le plus souvent dans des études tranquilles qui lui donnaient un renom d’originalité. Tel qu’il était cependant, ce prince avait reçu de sa mère des idées généreuses ; il ne manquait pas de dons naturels développés par une éducation soignée, il goûtait les hommes de talent, avec qui il aimait à avoir de longues conversations ; et il ne négligeait pas de se tenir au courant des affaires publiques, de se préparer à la lourde tâche qui pouvait lui échoir un jour. Il n’aimait ni le bruit ni l’éclat. La mort précoce et inattendue de ce prince solitaire de moins de trente-cinq ans est venue montrer la place qu’il occupait dans les affaires hollandaises ; elle a rappelé qu’il était le dernier fils du roi Guillaume, déjà souffrant et presque septuagénaire, qu’avec lui s’éteignait la ligne masculine des Orange-Nassau, et, par une coïncidence curieuse qui n’a pu qu’ajouter à l’émotion, cette mort est arrivée au moment où l’on se dispose à célébrer en terre hollandaise le troisième centenaire de la mort de Guillaume le Taciturne, le grand fondateur de la dynastie ! La constitution néerlandaise, il est vrai, a pourvu à tout, et attribue la couronne à la fille que le roi Guillaume a eue d’un second mariage, à la jeune princesse Wilhelmine ; mais cette princesse, devenue à l’improviste héritière de la couronne, est une enfant de quatre ans. Il faut, d’après la loi constitutionnelle, instituer une régence. Il y a un intérêt politique de premier ordre à ce que tout soit réglé pour cette régence, pour le choix de la personne qui l’exercera, du vivant du roi, obligé de signer en quelque sorte son testament. Tout cela a paru d’abord assez délicat. Les difficultés ont dû néanmoins être surmontées, puisque le gouvernement, interpellé dans le parlement, a pu déclarer que le souverain est prêt a sanctionner toutes les mesures nécessaires, qu’une loi sera proposée aux chambres réunies au mois d’août.

Tout d’ailleurs semble assez compliqué dans cette situation nouvelle de la Hollande. D’après la loi fondamentale, il est défendu de toucher à la constitution pendant la durée d’une régence. Or, depuis plus d’un an déjà, on est occupé à La Haye, d’accord avec le gouvernement, à préparer une révision constitutionnelle. Une commission royale a été nommée pour étudier la question, et cette commission a même présenté un rapport où le gouvernement doit puiser les élémens du projet définitif qu’il proposera ; mais, quelle que puisse être la bonne volonté du chef du cabinet, M. Heemskerk, il est douteux qu’il puisse proposer de sitôt son projet, surtout dans les circonstances présentes. La révision qu’on poursuit peut subir des retards, d’autant plus que la constitution exige une procédure, des formalités assez longues, assez embarrassantes. On sait cela à La Haye, et bien des esprits impatiens, inquiets de la santé ébranlée du roi, ont conçu peut-être un peu précipitamment la crainte que la vie du souverain ne se prolongeât pas assez pour que la révision fût présentée, discutée, et votée en temps utile, de sorte que si un nouveau malheur arrivait, on se trouverait en face d’une impossibilité, d’un veto invincible. De là est née dans la chambre la pensée de provoquer de la part du gouvernement des résolutions particulières ; on lui a demandé de proposer, en attendant une réforme constitutionnelle plus complète, la suppression du veto inscrit dans la constitution. On n’aurait pas ainsi les mains liées pendant la durée entière d’une régence éventuelle qui pourrait être longue. Le gouvernement n’a pas décliné du premier coup cette proposition ; il n’a pas repoussé absolument une idée dont la réalisation nécessiterait des élections avant la un de l’année. La question ne laisse pas cependant de demeurer assez compliquée ; elle n’aura pas sûrement une solution très prompte à un moment où les esprits sont vivement préoccupés de la situation générale de la Hollande, et les révisions constitutionnelles, on le voit, ne se font pas aisément même dans les pays les plus calmes, les plus sages.

Ce qui ajoute aux difficultés de la situation, c’est que le ministère de M. Heemskerk, quoiqu’il garde une certaine autorité devant le parlement, n’a pas toujours la vie commode avec les partis. Il a, il est vrai, quelques bonnes fortunes ; il a réussi enfin à obtenir de ses chambres l’approbation de la convention commerciale franco-hollandaise, qui, sans être encore un traité définitif, assure du moins des conditions plus fixes et certains avantages réciproques aux deux pays. À l’intérieur, il reste aux prises avec des embarras toujours renaissans, sans cesse aggravés par les divisions des partis. Il n’a pas pu récemment obtenir le vote des ressources dont il avait absolument besoin pour faire face aux nécessités impérieuses qui pèsent sur le trésor ; il a fallu suffire, avec des expédiens, au paiement des intérêts d’un emprunt qu’on vient de contracter. Dans d’autres circonstances, le ministère se serait sans doute immédiatement retiré ; aujourd’hui il n’aurait fait qu’aggraver la situation générale du pays par une crise ministérielle, qui, dans l’état des partis, n’aurait conduit à rien. Il s’est raisonnablement décidé à rester jusqu’au retour du roi, jusqu’au moment où, par l’accord nécessaire de tous les pouvoirs, il faudra aborder des questions bien autrement sérieuses qui intéressent la paix, l’indépendance, l’avenir même de cette bonne et brave Hollande.

Ch. de Mazade.

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE


Les préoccupations relatives au choléra, au conflit franco-chinois, et à la conférence de Londres ont pesé depuis le commencement du mois sur le marché financier. Les cours des rentes et des valeurs en général ont peu baissé, mais le mouvement des transactions a été très sensiblement ralenti ; la spéculation, qui venait d’être si maltraitée par les événemens à la fin de juin, a été fort empêchée de réagir contre le malaise général et de mettre en action les élémens sérieux de reprise que lui offrait l’abondance extrême de l’argent, constatée à la fois par l’abaissement du taux de l’escompte, les achats constans de l’épargne, et les facilités de plus en plus grandes que trouvent les acheteurs à terme à se faire reporter.

À la dernière liquidation, le report est tombé à 0 fr. 02 ou 0 fr. 03 sur le 4 1/2, à 1 ou 2 francs sur les grosses valeurs, comme le Suez, le Gaz, etc. ; à 0 fr. 50 sur les actions de quelques-unes de nos compagnies de chemins de fer, au pair sur un assez grand nombre de titres. On a coté du déport sur la Banque de France, sur le Comptoir d’escompte, sur le Panama, dont les titres venaient de perdre une vingtaine de francs en quelques jours.

Il y avait donc un découvert ; le fait devenait indéniable par le seul témoignage de la cote des reports. Mais les circonstances pouvaient-elles permettre à des haussiers dont la déconvenue venait d’être si forte depuis quelques semaines, de reprendre immédiatement l’avantage en forçant les vendeurs à se racheter quand même, en dépit de tous événemens fâcheux et alarmans ? Bien des raisons devaient tenter les acheteurs, et parmi ceux-ci nous comprenons certains établissemens de crédit de première importance, qui, comme le Crédit foncier de France et le Crédit lyonnais, passent pour être chargés de gros paquets de rente dont la réalisation, aux cours actuels, écraserait le marché et provoquerait une panique générale. Pourquoi ne recommencerait-on pas, par des achats persistans au comptant et à terme, à faire le vide sur ce marché déjà déserté par la plus grande partie de sa clientèle, surtout au moment où la mise en paiement des coupons de juillet, va jeter dans la circulation des sommes considérables dont l’emploi en sérieuses valeurs de Bourse est tout indiqué ? La bonne tenue du marché du comptant finirait par réagir sur les dispositions naturellement moins confiantes du marché à terme ; les vendeurs en spéculation se montreraient plus craintifs, et bientôt croiraient prudent de se racheter, ce qui faciliterait la hausse, alors même que la situation ne semblerait pas comporter un tel mouvement.

C’est ce programme que l’on a vu en partie se réaliser cette quinzaine. Les cours ont d’abord fléchi quelque peu sous le poids des télégrammes de Toulon, puis de ceux de Marseille, annonçant une extension régulière de l’épidémie. Mais la réaction n’a pas tardé à s’arrêter, parce que la spéculation disposée à vendre s’est aperçue que l’on maintenait les cours au comptant avec une extraordinaire fermeté. Les affaires se sont aussitôt restreintes au minimum des périodes de vacances et de chômage d’été, et il a suffi de quelques achats pour relever assez brusquement les cours le jour même où la mortalité cholérique devenait vraiment inquiétante à Toulon. Il n’y a pas de conclusions sérieuses à tirer, pour l’avenir du marché, de ces mouvemens de Bourse, qui, comme celui que nous venons d’expliquer, semblent contraires à toute logique. Il est fort probable que les affaires resteront en fait dépourvues de toute animation jusqu’au mois d’octobre. Nous venons de dire pourquoi on pourra faire monter, par intermittences, les fonds français et quelques bonnes valeurs. Mais la situation ne comporte évidemment pas une hausse soutenue et durable, un mouvement analogue à celui qui, de janvier à mai, avait relevé de 2 ou 3 francs les cours de nos rentes.

Il est impossible que le monde des affaires se désintéresse des graves événemens qui lui causaient, il y a moins d’un mois, de si justes alarmes. La conférence de Londres est réunie, mais il est encore bien douteux qu’elle aboutisse à un résultat satisfaisant, soit au point de vue de la politique générale et de l’entente entre les puissances, soit au point de vue des intérêts des créanciers de l’Egypte. Le gouvernement français a résolu de demander à la cour de Pékin une indemnité sérieuse pour la violation du traité de Tien-Tsin. Il est possible que la Chine reconnaisse promptement ses torts et nous donne pleine satisfaction. Il y aurait peut-être toutefois quelque inconvénient à escompter sans plus tarder cette heureuse issue du conflit. Les entrevues de Li-Fong-Pao avec notre ministère des affaires étrangères ne paraissent avoir rien réglé.

La spéculation peut encore moins négliger les indications si défavorables fournies sur notre état économique par les chiffres de notre commerce extérieur, par les recettes des chemins de fer, par le résultat du rendement des impôts pendant le premier semestre de 1884. Le résultat est très peu satisfaisant. Il y a, pour le seul mois de juin, une moins-value de 10 millions sur les évaluations budgétaires. Depuis le 1er  janvier, l’insuffisance atteint déjà 40 millions, et la diminution du rendement, par rapport aux recettes réalisées en 1883, dépasse 15 millions. On ne peut espérer que les chiffres du second semestre comblent le déficit ainsi créé. Le mal ira au contraire en s’aggravant. Le choléra, par les quarantaines et autres mesures sanitaires adoptées par les gouvernemens étrangers et chez nous-mêmes par les autorités administratives et municipales, va entraver sur un grand nombre de points les transactions commerciales. Les transports diminueront encore, les échanges se restreindront, et l’on devra se féliciter si, en fin d’exercice, le déficit ne dépasse pas une centaine de millions. Pendant ce temps, le montant des dépenses se sera certainement accru, le Tonkin et Madagascar réclamant de nombreux millions, et la commission du budget s’évertuant vainement à dresser sur le papier une liste d’économies à réaliser dans les différens ministères, et que l’expérience démontrera irréalisables.

Le seul argument à opposer à ces considérations d’ordre général est l’abondance de l’argent. L’épargne a des disponibilités considérables. Elle a à recevoir depuis le 1er  juillet le montant d’innombrables coupons d’obligations de chemins de fer, et, depuis le 5 courant, elle a pu toucher, sur les valeurs diverses, des coupons dont voici les plus importans : 53 francs sur les actions de Suez, 43 sur les Délégations, 41 sur les Parts civiles, 53 sur le Nord, 80 sur le Crédit foncier, la Banque de Paris et les Omnibus, 25 sur le Midi, le Crédit foncier d’Autriche et la Banque ottomane, 22 sur les Voitures, 20 sur les Magasins généraux de Paris, les Chemins Andalous, les Méridionaux italiens, 18 sur le Nord de l’Espagne, 15 sur la Compagnie transatlantique et sur les Portugais, 13 sur le Saragosse, 12 sur les Autrichiens. Presque tout cet argent se reporte immédiatement sur les rentes et les obligations de chemins de fer.

Déjà le 3 pour 100 s’est relevé à 76.50 et le 4 1/2 à 107.10. Les détenteurs de ce dernier fonds auront à toucher dans quinze jours le montant d’un coupon trimestriel ; ce qui explique les achats au comptant. Quant aux actions de chemins de fer, elles ont baissé de 15 à 20 francs. Ces titres ont été entraînés dans le recul général et de plus subissent l’influence de la faiblesse persistante de leurs recettes hebdomadaires. Cependant les acheteurs sont déjà revenus au Midi à 1,150 et au Lyon à 1,180.

Les valeurs du Suez ont également à lutter contre l’effet des diminutions de recettes. Au-dessus de 1,900 francs, les offres sont redevenues rares ; la moindre amélioration dans l’état du marché provoquerait la réapparition de ce cours.

Le Gaz s’est soutenu au-dessus de 1,500 francs, par suite du gain de son procès contre la ville devant le conseil de préfecture. La ville a vu repousser sa demande tendant à un abaissement des tarifs de la Compagnie. Il lui reste, pour obtenir la diminution désirée du prix du gaz, la voie de l’arrangement à l’amiable au moyen d’une prolongation de la durée du monopole.

Les titres des établissemens de crédit sont restés à peu près immobiles. Il est vrai que la plupart n’ont échappé à la baisse que par l’abandon absolu où les oublie la spéculation et par une absence presque complète de transactions. D’ailleurs il n’y a pas de motifs sérieux de hausse sur cette catégorie de titres, les émissions les plus récemment tentées ayant complètement échoué.

Les fonds étrangers ont été assez maltraités depuis quinze jours, surtout l’Italien, qui n’a pu reprendre sans quelque peine le cours de 93, après détachement d’un coupon de 2 fr. 17, et l’Extérieure d’Espagne, qui, après le paiement de son coupon, a immédiatement baissé de 1 franc. En Italie, le parlement s’est séparé sans que l’affaire des conventions de chemins de fer ait pu être portée devant lui, ce qui a été un désappointement assez vif pour la spéculation. L’Unifiée d’Égypte se maintient très ferme à 295. Les propositions de l’Angleterre ont été accueillies froidement par les représentans des puissances, et les porteurs de titres ne désespèrent pas de voir leurs intérêts vigoureusement défendus dans la conférence. Les combinaisons les plus diverses sont mises en avant pour parer aux difficultés de la situation ; une des plus intéressantes est celle que signalaient hier des dépêches de Londres et qui tendrait à l’émission d’un impôt général sur le revenu en Égypte. Les créanciers ne seraient atteints ainsi qu’indirectement et leurs droits resteraient intacts.


Le directeur-gérant : C. Buloz.