Chronique de la quinzaine - 15 février 1843

Chronique no 260
15 février 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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15 février.


La discussion de l’adresse a eu pour résultat une sorte d’imbroglio parlementaire qui agite les partis et met le cabinet dans une position délicate. D’ordinaire, c’est dans les débats sur l’adresse que les partis mesurent leurs forces, que deux systèmes de gouvernement se trouvent aux prises, que la majorité confirme ou rompt son pacte avec le ministère. La question politique une fois vidée, il devient possible aux chambres de se consacrer sérieusement aux affaires du pays et de les discuter pour ce qu’elles sont, sans préoccupations étrangères au sujet de la discussion. Sans doute la question ministérielle est au fond de tout débat parlementaire ; épier toutes les occasions de renverser le cabinet, c’est le rôle de l’opposition, c’est son droit. Il n’est pas moins vrai que lorsque la question politique vient d’être débattue comme question spéciale, et que le cabinet, vivement attaqué, a été non moins vivement défendu par une majorité suffisante, une sorte de trêve tacite s’établit jusqu’à faits nouveaux entre les deux grandes fractions de la chambre ; l’opposition reconnaît que le renversement du cabinet pour le moment est impossible ; le ministère, rassuré et fort de l’adhésion des chambres, se préoccupe moins de ses propres affaires et songe davantage aux affaires du pays.

Tel n’a pas été le résultat du débat qui vient de se clore. Au fait, sur la question capitale, il n’y avait ni majorité ni minorité ; à quelques voix près, on était unanime. La question ministérielle, loin de se trouver impliquée dans le débat, en a été formellement écartée. Ce n’est donc pas une question vidée, mais une question ajournée ; tout le monde le reconnaît, tout le monde le dit. Toutes les interprétations officielles et ingénieuses viennent échouer contre ce sentiment général. Si on veut appeler le débat sur le droit de visite une bataille, il faut ajouter qu’il n’y a eu que des vaincus ou que des vainqueurs, comme on voudra ; les deux propositions sont également vraies. Le ministère a accepté un amendement qu’il aurait voulu pouvoir repousser ; les amis du ministère ont accepté des commentaires que certes ils n’auraient pas faits : ses adversaires ont dû se contenter d’un amendement rédigé en quelque sorte par le ministère lui-même. Ou bien on peut dire que le ministère a pu, à l’aide de ses amis, faire avorter la pensée d’un amendement plus explicite et impératif, et que l’opposition a forcé le ministère d’accepter une situation qui n’est pour lui qu’un embarras et un péril.

Quoi qu’il en soit, la position n’est bonne pour personne. L’opposition s’est faite bonne fille pour attirer les centres sur un terrain bien glissant pour des conservateurs ; si elle s’en tenait là, au lieu d’avoir été habile, elle aurait été dupe ; les conservateurs, de leur côté, suivent un ministère qui, sur une question vitale, n’est pas au fond de leur avis ; enfin le cabinet n’a pu combattre ouvertement ses ennemis, de crainte de blesser ses amis, et il a dû se résigner à des résolutions que, dans son ame et conscience, il est loin d’approuver.

C’est là une situation précaire, une sorte de mensonge, une réticence convenue et qui ne fait illusion à personne. Les partis eux-mêmes en souffrent, à plus forte raison les individus. Ainsi tout le monde désire, dit-on, arriver le plus tôt possible à quelque chose de net et de décisif. Nous n’en sommes pas surpris ; le cabinet doit le désirer plus que tout autre, car c’est le gouvernement qui a essentiellement besoin de force et d’autorité. Ce qu’il n’a pas fait au sujet du droit de visite, il doit chercher à le faire dans une occasion prochaine. Il faut qu’il sache ce qu’il en est du pêle-mêle au milieu duquel il s’est trouvé ; il faut que la majorité lui dise si, après tout, c’est en lui qu’elle place sa confiance, si c’est avec lui qu’elle compte parcourir sa carrière. La force et la dignité de l’administration sont à ce prix. Le cabinet se trouve en présence d’une chambre nouvelle qu’il connaît peu, qui ne se connaît pas bien elle-même. Elle n’a émis jusqu’ici que deux votes remarquables : le vote de la régence, donné à la monarchie et que tout ministère aurait également obtenu, et le vote d’une adresse que la chambre a cru rendre d’autant plus efficace qu’elle ne touchait en rien aux ministres.

Bref la chambre nouvelle n’a pas encore abordé la question ministérielle. Il y a cent députés dans la chambre pour qui ces luttes, où se développe tout l’orgueil de l’omnipotence parlementaire, sont encore un jeu inconnu. Et cependant ces nouveaux députés sont, dit-on, les moins impatiens. Timides comme des vierges, ils ont plus de curiosité que d’ardeur. Ils ne comptent pas, eux, autant de mariages que de consuls. Les noces et le divorce leur paraissent également chose sérieuse. Que leurs anciens doivent sourire de tant d’innocence ! Ils s’appliquent sans doute à former l’esprit et le cœur de ces nouveaux venus.

Quoi qu’il en soit, les débats politiques vont reprendre leur cours dans l’une et dans l’autre chambre. Demain, le projet de loi sur les fonds secrets sera, dit-on, présenté à la chambre des députés. La question ministérielle sera probablement vidée la semaine prochaine.

Il circule à ce sujet des bruits qui seraient alarmans pour le cabinet s’ils avaient quelque fondement. On dit qu’un certain nombre de conservateurs se détachent définitivement de l’armée ministérielle ; que le ministère, s’il ne périt pas par la parole, périra par les houles ; qu’on veut à tout prix essayer d’un nouveau mélange, d’une coalition nouvelle. Des bruits de cette nature ne circulent pas sans être accompagnés d’une liste de ministres. Il y en a de trois nuances, peut-être de quatre. Nous ne voulons pas jeter ces noms à la curiosité du public. Qu’il se donne un peu de peine et qu’il devine ; un ou deux exceptés, il est facile de les deviner.

Dans la lutte qui se prépare, il est quelques faits qui seront pour le cabinet un embarras et un danger : avant tout, les éloges dont la presse étrangère l’accable. S’ils ne sont pas perfides, ces éloges, accompagnés d’injures pour la chambre et pour le pays, sont pour le cabinet une faveur déplorable. On a été jusqu’à accuser les ministres de se les être procurés. En vérité, nul n’a le droit de leur imputer une conduite si stupide.

La nomination de M. l’amiral Roussin a également aigri quelques esprits. Ce qui nous a surpris plus que la nomination elle-même, c’est l’inopportunité du moment. Un arrondissement de Paris allait procéder à une élection des plus contestées. Des élections de députés allaient également se faire à Châlons, à Beauvais. N’importe : au lieu de prier M. l’amiral Duperré de garder son portefeuille jusqu’à la fin du mois, on s’empresse de jeter à la polémique le nom de M. Roussin, nom sans doute des plus respectables, mais qui n’était pas moins celui d’un défenseur du droit de visite. Pourquoi cet empressement ? Dans quel but ? Quelle utilité pouvait-on attendre de l’adhésion immédiate de M. l’amiral Roussin au cabinet du 29 octobre ? Quelle force y apporte-t-il ? Qu’a-t-on voulu ? Se donner un air d’indépendance ? Interpréter le paragraphe de l’adresse ? Le commenter à son tour ? Nullement. On a voulu éviter tel ou tel aspirant au ministère de la marine ; on n’a pas osé confier ce ministère à un civil, et on a prié M. l’amiral Roussin de tirer le cabinet d’embarras. On a dû comprendre après coup que si la nomination de M. Roussin a indisposé une dizaine d’électeurs sur seize cents dans le troisième arrondissement, cela a suffi pour donner partie gagnée à l’opposition.

À ces faits fâcheux le ministère peut aujourd’hui opposer un heureux résultat de ses démarches et de sa persévérance. Le gouvernement espagnol a désavoué l’imputation portée par l’ancien chef politique de Barcelone, M. Gutierrez, contre le consul de France M. de Lesseps. Ce désavœu se trouve formellement exprimé dans la gazette officielle de Madrid, sous la forme d’une lettre du ministre de l’intérieur au ministre de la guerre. Le ministre déclare que l’assertion du chef politique n’était pas exacte, et que les bruits répandus à ce sujet avaient été entièrement dissipés par l’enquête du capitaine-général. Loin de vouloir atténuer l’importance d’un fait également heureux et également honorable pour les deux pays, nous aimons à féliciter le cabinet d’avoir mis fin d’une manière satisfaisante à un déplorable débat. Laissons à l’esprit de parti le soin de tout louer et de tout blâmer ; nous ne voulons être que justes, mais nous le voulons être envers et contre tous.

Quant aux prochains débats, ce que nous voudrions, avant tout, c’est que la discussion se plaçât sur un terrain élevé, là où les systèmes politiques se développent dans tout leur jour, et où les hommes disparaissent devant l’importance des choses et la grandeur des idées. Ce vœu, nous le savons, ne sera pas accompli : il paraîtra même ridicule, un désir de rêveur, de visionnaire. Aujourd’hui les hommes sont tout ; les choses ne sont rien. Il s’agit bien de savoir ce que vous êtes, ce que vous pensez, ce que vous voulez ; l’important est de savoir quelles sont vos affections, vos haines, quels sont vos amis, vos ennemis, quel mal vous ferez à ceux-ci, quels avantages vous promettez à ceux-là. Les idées sont de trop aujourd’hui : il n’y a de place que pour des passions, et quelles passions ! On parvient par les passions ; on gouverne avec elles et pour elles ; on tombe sous les coups qu’elles vous portent. Que de passions n’a-t-on pas soulevées contre le 1er  mars, même après sa mort ! On ne lui laissait pas même la paix du tombeau. Aujourd’hui on soulève les passions contre le 29 octobre. C’est la loi du talion. Patere legem quam fecisti. Pour nous, qui sommes complètement étrangers à ces querelles, nous ne pouvons que nous affliger en pensant que, quelle que soit l’issue du combat qui se prépare, le pays ne jouira probablement que d’une courte trêve. La vanité et les haines se remettront à l’œuvre jusqu’à ce qu’un évènement grave vienne dessiller les yeux du public et lui fasse comprendre que les hommes n’oublient si facilement ses intérêts que parce que, dans sa coupable indulgence, il leur permet de les oublier impunément. Le jour où une dizaine seulement de colléges électoraux feraient bonne justice, le jour où ils demanderaient sérieusement à certains candidats : Qu’avez-vous fait, non pour vous, pas même pour nous, mais pour le pays ? ce jour-là nous verrions les plus ardentes colères s’apaiser, les vieilles haines s’amortir ; car il n’y a rien de profond, rien d’invincible dans ces dissentimens. L’ordre se rétablira au premier coup de la férule du maître.

En attendant, on a pu juger de l’état des esprits par le spectacle que nous a offert le troisième arrondissement électoral de Paris. Le parti conservateur a-t-il pu persuader à ses candidats de ne pas sacrifier l’intérêt général à leur ambition personnelle, de ne pas diviser les électeurs, de ne pas seconder et fortifier leur entêtement par une double candidature ? Un des candidats ne s’est retiré que lorsque le mal était fait, que les amours-propres étaient engagés, que les préventions avaient pu persister plausiblement dans leur obstination. Et alors qu’a-t-on vu ? Des conservateurs porter leurs voix au candidat de l’opposition plutôt que de les donner à un de leurs candidats, homme des plus honorables et des plus capables, mais avec lequel ils ont ou croient avoir je ne sais quel démêlé d’intérêt particulier.

Après les débats politiques arriveront, si toutefois il reste aux chambres un peu de temps, les affaires du pays. Il en est de très graves et de très compliquées. Ainsi, sous une forme ou sous une autre, nous verrons se reproduire l’interminable lutte des intérêts particuliers de telle ou telle industrie, de tels ou tels producteurs, avec l’intérêt général. Les prohibitifs avaient tenté de gagner leur procès par une phrase de l’adresse à la chambre des députés et à la chambre des pairs. La tentative a échoué dans l’une et l’autre enceinte. Les ministres ont déclaré dans les deux chambres que les phrases proposées n’avaient d’autre portée que celle d’une recommandation au gouvernement pour que, dans les mesures qu’il pourrait prendre au profit de notre commerce extérieur, il n’oubliât pas les ménagemens qui sont dus aux intérêts existans. C’est avec ce commentaire que les paragraphes ont été votés. Ainsi ils ne préjugent absolument rien. Il n’est pas de publiciste sérieux, pas d’économiste sensé qui veuille conseiller des mesures violentes, qui ne sache et n’enseigne que lorsque des faits considérables se sont établis sous la protection des lois, l’erreur elle-même mérite quelque respect et quelque ménagement. Les secousses, les brusques transitions ne conviennent pas à une administration sage et régulière. Mais il y a loin de là à la sanction et à la perpétuité d’un privilége. Privilége, quoi qu’on dise, est le mot propre. Tous les sophismes viennent échouer contre une observation bien simple. Prohibez un produit étranger, vous paralysez celles des industries françaises dont les produits serviraient à payer le produit étranger. Prohibez les fers, vous enrichirez nos propriétaires de forêts. Aux dépens de qui ? De nos producteurs de vin, de soieries, de nouveautés. La question n’est donc pas de savoir si on favorisera le travail national, phrase ambitieuse dont on se sert pour troubler les esprits, mais si on favorisera une certaine production aux dépens de certaines autres productions également nationales. Et comme parmi les productions favorisées, il en est qui sont forcément limitées par la nature des choses, et qui en conséquence n’admettent pas une pleine concurrence même à l’intérieur, la question est de savoir si on assurera, aux dépens de toutes les autres productions nationales et de tous les consommateurs, des profits énormes et permanens à certains producteurs. Le jour viendra où l’on ne sera étonné que d’une chose : c’est que des nations intelligentes aient pu s’aveugler si long-temps et méconnaître des vérités si manifestes. Au surplus, empressons-nous de le dire, de le répéter, notre gouvernement est entré dans la bonne voie ; il fait tout ce qu’il peut pour relâcher peu à peu les liens de la prohibition. Aussi notre commerce maritime a-t-il pris un grand essor ; il n’est pas ce qu’il pourrait être, mais il est encore moins ce qu’il était. Si l’on avait, il y a quelques années, annoncé comme imminentes toutes les modifications apportées successivement à nos tarifs, on n’aurait pas manqué de prédire la ruine complète du pays. Or, ces modifications, loin de le ruiner, en ont considérablement augmenté la richesse. Il en sera de même des modifications futures. Nous ne demandons la mort de personne, mais nous voulons avant tout la vie, la prospérité, la grandeur du pays ; nous voulons de l’équité non-seulement pour quelques—uns, mais pour tous.

En Espagne, les affaires se présentent sous des couleurs moins sombres. Le fait que nous avons déjà cité, la juste satisfaction que le gouvernement espagnol vient de donner à la France, en est une preuve. Les prochaines élections donnent à penser à tout le monde. Le régent n’a pu se dissimuler la gravité de la situation qu’il s’est faite. Ses amis, ses conseillers, ont peut-être contribué à lui ouvrir les yeux. Il marchait vers un abîme. L’Espagne ne paraît pas disposée à se livrer pieds et poings liés à un soldat qui ne put pas lui offrir en compensation ce qui séduit et éblouit les nations généreuses, la gloire. Espartero ploie sous l’empire de la nécessité. Il a fait remise aux Barcelonais de ce qu’il leur restait à payer sur la contribution dite de guerre, dont ils avaient été frappés. Soane lui-même s’était effrayé de la résistance, et avait enfin compris que de nos jours, que dans un pays libre, le glaive ne tranche pas toutes les questions. Le gouvernement paraît vouloir préparer sa paix avec le pays. Il a beaucoup à faire pour rentrer dans les voies de la légalité, et pour faire oublier ses écarts. Au surplus, la question espagnole, sous toutes ses faces, est tout entière au fond de l’urne électorale. Il y a eu rarement un acte politique plus important que les élections prochaines en Espagne. Si le parti modéré retrouve son énergie, s’il comprend les besoins, les nécessités du pays, s’il sait, par son désintéressement et son habileté, attirer à lui les hommes honnêtes de tous les partis, tous les amis d’un gouvernement régulier, tous ceux qui sentent que les lois de la monarchie et les emportemens du sabre ne peuvent se concilier sans que la monarchie succombe, il aura bien mérité de l’Espagne, il aura rendu un service au régent lui-même, en préservant l’homme politique des catastrophes que se préparait le soldat irascible et violent.

En Suisse, le directoire fédéral veut à tout prix renouveler la querelle des couvens d’Argovie ; il s’efforce de brouiller ce grand canton avec la diète. Sans doute, en ne jugeant l’affaire que par les textes, le directoire a le droit pour lui. Messieurs de Lucerne sont, à ce qu’il paraît, de bons légistes ; sont-ils des hommes d’état ? Il est permis d’en douter. Qu’arrivera-t-il si le canton d’Argovie résiste ? si Berne, Thurgovie, Vaud, Soleure, prennent fait et cause pour lui ? si d’un autre côté la circulaire du directoire, immense factum, allume la colère des cantons catholiques ? Qui ramènera l’ordre au milieu de ce désordre ? Quoi que la diète décide, quel bien peut-on espérer ? Si la diète se rétracte, elle s’abaisse, et le directoire devient la risée de la Suisse, si elle persiste comment le directoire s’y prendra-t-il pour mettre à exécution les arrêtés de la diète ? En politique, rien de plus facile que de mettre la main à l’œuvre, de commencer quelque chose ; il est plus difficile d’achever. Les hommes d’état doivent toujours se demander : Comment cela finira-t-il dans l’hypothèse la moins favorable ? La Suisse a besoin d’être traitée comme un pays gravement malade ; elle l’est par ses divisions, par ses luttes intestines, par une déplorable recrudescence de l’esprit local. Si le gouvernement fédéral, au lieu de ménager la situation délicate du pays, y apporte une main rude et cherche à y appliquer des remèdes violens, il attirera sur la Suisse des malheurs qu’il sera le premier à déplorer. Ajoutons un dernier mot. Loin de nous la pensée que la circulaire du directoire ait été une inspiration de l’étranger. Nous aimons à croire qu’elle ne lui est pas venue de Vienne ni de Rome ; mais notre conviction sera-t-elle partagée par tout le monde en Suisse ? L’esprit de parti ne s’emparera-t-il pas de la mesure pour l’envenimer, et même des hommes modérés ne seront-ils pas tentés de se séparer dans ce cas du vorort, de crainte de seconder les vues de l’étranger ? On rappellera des coïncidences accidentelles, mais fâcheuses : la rentrée solennelle du nonce à Lucerne, l’arrivée en Suisse du ministre d’Autriche ; on dira que c’est à ce moment que la circulaire a paru. Le gouvernement de Lucerne semble avoir oublié qu’il est le produit d’une contre-révolution. Libre sans doute aux Lucernois de se donner tel gouvernement cantonnal que bon leur semble ; mais quand il s’agit de gouverner la Suisse, le conseil d’état de Lucerne ne doit pas oublier que la grande majorité de la confédération se compose d’hommes voués aux principes nouveaux. On peut être contre-révolutionnaire dans les conseils de Lucerne, mais à la condition d’être modéré, raisonnable, prudent dans les conseils de la Suisse ; car, encore une fois, la contre-révolution n’a pas pour elle les forces du pays, et nous la croyons incapable de compter sur des forces étrangères au pays.

Un traité vient d’être conclu entre la Russie et l’Angleterre. Les avis se sont partagés sur la question de savoir quels sont les avantages que peuvent s’en promettre les deux états contractans, et quels rapports en résulteront pour eux. Les uns ont vu dans ce traité la preuve frappante d’une liaison de plus en plus intime entre la Russie et l’Angleterre ; à les entendre, une profonde pensée politique se cache sous une convention commerciale ; la Russie a dérogé à ses principes administratifs pour complaire à l’Angleterre, et la détacher de plus en plus de l’alliance française. D’autres, au contraire, n’ont vu dans la convention qu’un acte fort insignifiant, un pur traité de navigation qui ne change rien au tarif des deux pays, qui ne modifie en rien les conditions essentielles de leur commerce, et qui n’assure pas à l’Angleterre des avantages assez considérables pour influer sur sa politique. Les deux opinions s’écartent également, ce nous semble, de la vérité. Le traité anglo-russe n’est pas un traité de commerce proprement dit, cela est vrai, il ne modifie pas les tarifs ; les importations et les exportations demeurent soumises aux mêmes lois qu’auparavant. Il est donc certain que le traité n’est pas de nature à garantir à l’Angleterre un grand débouché et à lier ainsi les destinées et l’avenir des deux pays. Il y avait un peu d’affectation dans quelques cris de joie qu’on a poussés en Angleterre. D’un autre côté, il est vrai que le traité est plus qu’un simple traité de navigation. Il est à la fois un traité de navigation et de libre établissement. Le commerce anglais, avec sa hardiesse, son habileté, ses capitaux, s’établira en Russie, et des rapports plus intimes et permanens se formeront entre les deux nations. La Russie aura entre ses mains des gages que de long-temps elle ne donnera pas à l’Angleterre, car la richesse et l’esprit d’entreprise sont loin d’être les mêmes dans les deux pays. Malgré cela, les conséquences politiques qu’on a voulu en déduire nous paraissent exagérées. Les Anglais pourront fréquenter les ports russes et s’établir en Russie, comme ils le peuvent dans d’autres états. Ces intérêts, quelque précieux qu’ils puissent être, ne sont pas de nature à dominer la politique.

Les discussions du parlement anglais ont fait connaître qu’en réalité tout n’est pas dit entre l’Angleterre et les États-Unis au sujet du droit de visite. Quoi qu’il en soit du droit conventionnel pour la répression de la traite des noirs, l’Angleterre n’a pas entendu renoncer à son principe de droit maritime, d’après lequel elle soutient avoir le droit de visiter tout navire en pleine mer, non pour y exercer un droit de perquisition, mais pour s’assurer de la nationalité du pavillon. Les États-Unis, de leur côté, n’ont point renoncé à leur principe, qui est le principe directement contraire, le principe qui établit qu’en pleine mer aucun navire n’a droit de police sur un autre navire, et que celui qui se permet d’aborder un bâtiment, malgré le pavillon dont il se couvre, donne un droit légitime de plainte et agit à ses périls et risques. Le droit conventionnel, quel qu’il soit, bon ou mauvais, opportun ou non, n’a rien de commun avec la grande question de principe que nous venons d’indiquer. Au surplus, le dernier mot n’a pas encore été dit, ce nous semble, sur aucune de ces questions ; on ne l’a pas encore dit sur la nature et la portée des traités qui règlent le droit purement conventionnel de visite ; on ne l’a pas dit, et il n’est pas, convenons-en, facile de le dire, sur la question qui divise l’Angleterre et les autres puissances maritimes. Il ne se passera pas long temps avant que ces grandes et belles questions se reproduisent aux tribunes des pays constitutionnels.


— Le désir de reproduire quelques traits de nos mœurs actuelles a inspiré à M. Émile Souvestre l’idée d’une série intitulée : Romans de la vie réelle. Cette série, ouverte avec succès par Riche et Pauvre, vient de s’augmenter d’un roman nouveau. Le Mât de Cocagne[1] est l’histoire des tristes concessions par lesquelles un ambitieux achète le pouvoir et la fortune ; c’est aussi le tableau des souffrances de l’homme austère qui n’a jamais su faire fléchir la vertu devant l’intérêt. On retrouve dans le nouveau roman de M. Souvestre une donnée qu’il avait développée dans le premier ouvrage de sa série. La lutte de l’égoïsme et du dévouement, déjà retracée dans Riche et Pauvre, se reproduit dans le Mât de Cocagne avec des circonstances nouvelles. Le duel n’est plus cette fois entre la fortune et la misère, il est entre l’ambition et le mérite, et c’est l’ambition qui triomphe. Un homme qui a reçu de la nature un cœur généreux, un esprit supérieur, meurt dans l’oubli après une vie misérable ; un autre, souple et rampant, fait de la lâcheté une arme à son égoïsme et s’élève au pouvoir. Nous n’analyserons pas l’action qui sert à mettre en relief l’idée principale du Mât de Cocagne. Cette action est heureusement conçue et se développe avec intérêt. Nous regrettons seulement que l’auteur n’ait pas introduit dans son œuvre un troisième type qui, entre l’ambition servile et la vertu stoïque, personnifiât les véritables qualités de l’homme d’état. M. Souvestre aurait été ainsi amené à peindre la vie politique sous de moins sombres couleurs ; sa conclusion, moins absolue, aurait été plus vraie. Considéré comme peinture de mœurs énergique et attachante, le Mât de Cocagne mérite d’ailleurs de sincères éloges, et on doit désirer que M. Souvestre continue cette série d’études sur la vie réelle où il pourra déployer à l’aise ses qualités d’observateur exact et de narrateur émouvant.


— Parmi les créations de l’art du moyen-âge, la danse des morts est peut— être celle où le génie de cette époque a laissé sa plus fidèle empreinte. L’érudition moderne a dû plus d’une fois rechercher les origines de ce fantastique poème, et elle a réussi à éclairer d’assez vives lueurs le problème qu’il offrait à sa curiosité. Après les recherches savantes de M. Peignot, de M. Douce, M. Fortoul a voulu traiter de nouveau un sujet qui, après avoir été étudié à un point de vue purement historique, pouvait être repris avec intérêt au point de vue de l’art. Le petit volume qu’il vient de publier, Essai sur les Poèmes et les Images de la Danse des Morts[2], accompagné d’une suite de gravures exécutées d’après Holbein, donne une idée précise des transformations qu’a subies, sous l’influence du développement intellectuel de l’Europe, le thème primitif de la danse macabre. M. Fortoul prouve que ce thème fut emprunté à la France par les artistes du moyen-âge. Il passe en revue les peintures gothiques de la danse des morts exécutées à Bale, à Berne, à Strasbourg, puis les poèmes inspirés par ces peintures. Il arrive enfin à l’œuvre qui résume tous ces efforts divers de l’art du moyen-âge en les conciliant avec l’esprit de la renaissance. Un libraire de Lyon publia au commencement du XVIe siècle, sous le titre de Simulacres de la Mort, un ouvrage contenant quarante-un sujets gravés sur bois avec un texte explicatif. Un des plus beaux génies de la renaissance, Hans Holbein, avait dessiné les sujets de ces gravures. De même que Dante résumait dans la Divine Comédie toutes les légendes des premiers siècles chrétiens, Holbein a recueilli dans son œuvre toutes les sombres fantaisies de l’art gothique. Seulement, docile aux tendances d’une époque sensualiste, il a transporté dans le monde réel, au milieu de toutes les pompes de la vie, la ronde gothique dont les funèbres anneaux se déroulaient avant lui dans le vide. C’est dans nos occupations et nos plaisirs qu’il fait intervenir la solennelle apparition de la mort. La création de Holbein a marqué le terme suprême de cette suite de poèmes bizarres écrits par des mains inconnues sur les murs des cloîtres et des cathédrales. Chez lui la funèbre vision du moyen-âge jette son dernier reflet. Après le peintre de Bâle, on a exécuté quelques danses des morts, mais la gracieuse fantaisie de la renaissance ou la fine raison du XVIIe siècle règne presque seule dans ces créations d’un art nouveau. M. Fortoul rend à la France l’honneur d’avoir la première donné à l’Europe du moyen-âge l’idée de la danse macabre, puis d’avoir, au début de la renaissance, confié à Holbein la tâche de rajeunir la donnée des peintres du XIVe siècle en l’adaptant aux exigences d’une époque plus sensuelle et mieux préparée aux fêtes de l’art. L’ouvrage où il développe cette pensée sera lu avec intérêt non-seulement comme un résumé substantiel de recherches curieuses, mais comme une ingénieuse dissertation.


— Il s’exhale des œuvres de ceux qui sont morts jeunes une certaine poésie mélancolique qui dispose à l’indulgence. On ouvre d’abord le livre avec émotion, et, même quand on n’a pas été complètement charmé, on le ferme néanmoins avec regret. Comment être sévère vis-à-vis de promesses ainsi interrompues ? Comment maintenir l’inflexibilité de la critique devant des espérances qui avaient leur éclat, mais qui se sont inopinément abîmées dans une tombe ? Bien des talens réels ont été depuis douze années ainsi tranchés dans leur fleur. Que Farcy teigne de son sang les pavés de juillet, que Dovalle tombe dans une rencontre sous une balle meurtrière, qu’Hégésippe Moreau expire de misère sur un grabat, la Muse est là pour recueillir le legs incomplet et mutilé de leurs chants. Et le cœur aussi a des hommages divers pour leur mémoire ; notre admiration court à celui qui s’est fait tuer pour la loi, notre douloureuse sympathie au malheureux qui a péri pour les susceptibilités de l’honneur, notre pitié enfin à l’écrivain chez qui le désordre des passions n’avait pas encore étouffé le talent. Les écrits de Mlle Louise Ozenne, qu’une main amie vient aujourd’hui recueillir, sous le titre de Mélanges[3], ne rappelle ni de si poétiques ni de si funèbres souvenirs : la poésie pourtant et la tristesse s’y retrouvent empreintes en bien des pages comme dans la biographie même de cette personne distinguée et trop peu connue. Dans une préface chaleureuse, mais qu’on aurait seulement voulu trouver un peu plus simple, et par là plus ressemblante encore au modèle, M. H. Romand a raconté, avec une vive sympathie, qu’il fera partager à tous les lecteurs, cette vie dévouée et obscure que la mort vint interrompre si prématurément. Mlle Ozenne était une jeune fille de Louviers arrivée à Paris il y a une douzaine d’années, et qui, à la suite de malheurs de famille, était devenue l’unique providence, l’unique recours des siens. Destinée à une position plus brillante, à une vie plus facile, Mlle Ozenne accepta la nécessité avec abnégation ; elle consacra à l’éducation des autres ses efforts et son talent. Dans cette existence laborieuse, dans cet esclavage d’une vie occupée, du temps se trouvait néanmoins pour les lettres : les relations nombreuses et tout-à-fait distinguées que s’était créées Mlle Ozenne l’induisirent bientôt, comme cela est inévitable dans ce temps-ci, à la publicité des journaux. Elle s’en tira en personne de sens, et on eut d’elle, sous le pseudonyme de Camille Baxton, plus d’une page ferme et élevée. Tandis que les femmes auteurs faisaient dans la presse de mauvais romans, Mlle Ozenne y fit de bonne critique et surtout de bonne critique contre les mauvais romans. Il y avait là au moins le mérite du contraste. Ces jugemens sur la plupart des travaux d’imagination de notre époque sont incomparablement la meilleure partie du recueil qu’on vient de publier. Dans la vue générale de l’histoire de la littérature française qui ouvre le volume, l’auteur, on s’en aperçoit vite, ne possède pas son sujet avec plénitude : c’est une esquisse maigre et très superficielle qu’on eût mieux fait de laisser mourir dans l’Encyclopédie où l’auteur l’avait insérée. Il n’en est pas ainsi des morceaux de critique sur les plus célèbres des romans contemporains ; ils méritaient d’être recueillis, et ils pourront même servir à l’histoire littéraire de notre temps. On y peut regretter çà et là quelques inexpériences de plume, des vues hasardées ou inexactes, des sympathies risquées, des concessions aux engouemens du jour ; en un mot l’arme tremble plus d’une fois aux mains de Clorinde ; mais en somme, des idées généreuses, des remarques finies, quelquefois des vues vraiment originales, toujours de l’élévation et de la noblesse dans la pensée, donnent à ces fragmens un caractère particulier et qui mérite l’attention. Ce volume est digne de franchir le cercle de l’amitié qui en fait hommage sur une tombe, car le public peut s’y intéresser avec profit. De toute façon c’est un souvenir qui honorera la mémoire de Mlle Ozenne.


  1. vol. in-8o, chez Coquebert, rue Jacob.
  2. 1 vol.  in-18, chez Jules Labitte, quai Voltaire
  3. 1 vol.  in-8o, chez Firmin Didot.