Chronique de la quinzaine - 28 février 1843

Chronique no 261
28 février 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur



28 février 1843.


C’est demain que commence la lutte parlementaire qui doit décider de l’avenir du cabinet. Aussi cette chronique paraît-elle dans le moment le moins propre à captiver l’attention du lecteur. De quoi parler en effet ? Des préparatifs du combat ? Ils n’ont plus d’intérêt en présence du combat lui-même. Des combattans dont on vient de proclamer les noms ? Mais paraîtront-ils tous dans l’arène ? N’y a-t-il pas parmi eux de modestes écuyers dont la présence annonce seulement l’arrivée de chevaliers encore inconnus ? Enfin, de plusieurs des orateurs inscrits, comment en parler ? Qu’en dire ? Qui les connaît ?

Nos pronostics seraient également sans intérêt pour le lecteur. L’évènement est trop prochain. Les péripéties du combat captiveront toute l’attention du public. Le temps des conjectures est passé : on ne peut aujourd’hui que regarder, qu’attendre avec anxiété. Qui se soucie de la voix d’un prophète au milieu du bruit des fers qui se croisent et des cris de victoire ou d’alarme ?

Le combat sera acharné, car il est décisif. Les vaincus ne mourront pas, il est vrai ; nul ne meurt aujourd’hui. Nous combattons comme des armées de condottieri. On se renverse, on se meurtrit, on se dépouille, on se rançonne ; on ne se tue pas. On a mille fois raison ; cela ne vaut pas la mort d’un homme. Le public approuve fort la prudence des combattans ; il ne prend pas plus les choses au sérieux qu’eux-mêmes. Assis au cirque, il ne lève pas un doigt impitoyable ; cela était bon pour des femmes romaines ; cela paraîtrait horrible pour des hommes de notre temps. Nous ne sommes pas sanguinaires ; toute notre cruauté s’épuise dans les romans et les drames. Le public veut que ses hommes politiques vivent, qu’ils puissent se racheter, se convertir, aller à gauche, aller à droite, s’allier, se séparer, se combattre, s’allier de nouveau, et lui donner long-temps le spectacle de leur habileté, de leur souplesse, de leurs tours de force. Le public a raison, car si ces hommes disparaissaient de la scène politique, par qui seraient-ils remplacés ? Où sont-ils ces débutans de brillantes espérances, ces hommes nouveaux pouvant faire oublier le talent des anciens et en rendre la perte indifférente au pays ? Encore une fois, le public a raison. Que nos hommes d’état vivent, dussent-ils ne pas se convertir. Ils vivront ; le combat qui va se livrer ne sera mortel pour personne. Il ne sera pas moins décisif dans le sens que ce mot peut avoir de nos jours, c’est-à-dire que les vaincus se trouveront pour un temps assez long éloignés du pouvoir. Qu’ils le perdent ou qu’ils ne parviennent pas à le conquérir, la défaite ne sera pas réparée d’un jour. Il y aura de douloureuses meurtrissures qui rendront nécessaire un repos assez prolongé.

Ce résultat est prévu. De là, pour les uns, une grande retenue, pour les autres un redoublement d’efforts et d’activité. De là aussi un spectacle plaisant. Un esprit morose, un moraliste austère emploierait peut-être une épithète plus significative et plus vraie. Nous voulons parler des accusations incessantes que les deux partis se jettent à la tête depuis long-temps. — Vous intriguez, disent les uns, et vous séduisez par des promesses. — Vous intriguez, répondent les autres, et vous corrompez par des moyens plus positifs que des promesses. — Certes, nous ne répéterons pas toutes les anecdotes dont chacun cherche à étayer son affirmation. Paix, messieurs, paix. Probablement personne de vous ne ment. On connaît l’amour de nos hommes politiques pour la vérité, Nous voudrions bien que quelqu’un eût le droit de répéter ces mots latins dont Pascal accablait ses adversaires. Mais ce sont là des armes dangereuses ; elles ne sont pas de notre temps. Le public lui-même trouverait étrange que quelqu’un eût le droit et la prétention de s’en servir. Il aime mieux croire ce qu’on lui dit, ce qu’on lui dit des uns et des autres, en rire, s’en amuser. Une qualité seule le frappe et lui plaît aujourd’hui ; l’adresse, l’habileté. Soyez le plus habile, réussissez, il applaudit. Le public n’a pas perdu le sens moral. Ce serait une calomnie que de l’affirmer. Mais c’est là une faculté qu’il laisse chômer pour le moment. Il n’y a pas de père de famille à qui il n’arrive parfois de préférer les libertés un peu vives des petits théâtres aux graves enseignemens de la scène française.

Quelques personnes paraissaient craindre un combat sans coups, une guerre silencieuse, sournoise, qui se passerait tout entière dans les profondeurs de l’urne, dans les mystères du vote individuel. On rappelait le ministère du 12 mai, mort comme la république de Venise, mais après une vie toute différente, mort sans bruit et sans gloire. Cette crainte était chimérique. Ce n’est pas ainsi que peut tomber un ministère qui a des amis et des ennemis également ardens, acharnés, impétueux. Le 12 mai n’avait qu’un tort, le tort d’être et d’occuper la place qu’on convoitait. Il suffisait de l’en chasser. On ne voulait rien de plus. Il n’y avait contre lui ni haine, ni rancune. Les rancunes, les haines politiques existent à l’endroit du 29 octobre. On ne veut pas seulement l’éloigner, on veut l’abattre. Sans doute il en est plus d’un, parmi ses adversaires, qui se contenterait fort de pouvoir l’éloigner sans bruit, sans combat, par un vote silencieux, caché. Ce sont là les hommes que le ministère a le plus à redouter. Combien sont-ils ? Qu’oseront-ils ? That is the question. Mais à côté de ces hommes prudens, à paroles d’oracle, à figure impassible, grands maîtres en diplomatie parlementaire, le ministère rencontre des adversaires ardens, imprudens même, pour qui la réserve serait un supplice, et le silence est impossible. Ajoutons que M. Guizot n’est pas homme à se laisser étrangler entre deux portes ; il est capable de faire parler, de faire crier même des muets.

Nous aurons donc un grand combat, ou, si l’on veut, un tournoi magnifique car probablement une fois la lutte engagée, nous verrons successivement paraître dans l’arène plus d’un combattant de grand renom. Il est bien difficile de rester sous la tente au bruit des armes, bien difficile de ne pas décider la victoire de ses amis s’ils avancent, de n’en pas couvrir la retraite s’ils succombent.

Quoi qu’il en soit, la question de confiance est nettement posée dans le rapport de la commission. On est entré franchement dans les conditions de notre gouvernement. Nous désirons, dans l’intérêt du pays, qu’on n’en sorte pas. Que la chambre juge le système politique du cabinet, qu’elle se prononce. Le repousse-t-elle ? Qu’une nouvelle administration se forme et nous dise, non tout ce qu’elle fera (ce serait vouloir disposer des circonstances et commander à l’avenir), mais quels sont les points sur lesquels elle s’éloignera des principes et des tendances du 29 octobre. La chambre, au contraire, adopte-t-elle le système actuel ? Qu’il soit alors entendu que c’est le système non-seulement du ministère, mais de la majorité, c’est dire le système de la chambre, le système dont on ne pourrait sortir que par la dissolution, au moyen d’une chambre nouvelle.

C’est ainsi, et ainsi seulement, que le pays pourra enfin être sérieusement gouverné. La chambre des députés commence sa carrière politique. Si elle se coupe en deux, si tout se réduit, de part ou d’autre, à cinq ou six voix de majorité, la chambre s’annule et frappe en même temps d’impuissance tout cabinet, quel qu’il soit. Elle pourra alors tout faire, hormis le bien du pays. Le pays comprendra l’impuissance de la chambre, et si les dernières élections ont amené près de cent députés nouveaux, les élections prochaines pourraient bien en amener deux cents. Le débat qui va s’ouvrir décidera donc de l’avenir politique de l’assemblée. Ce que nous désirons avant tout, c’est une majorité incontestable ; c’est que la chambre brise ou consolide, sans équivoque, sans incertitude, son alliance avec le ministère. Qu’il ait pour lui 30 voix au moins de majorité, ou qu’il succombe. Sans cela, la lutte recommencera demain ; la question ministérielle reparaîtra dans tout débat de quelque gravité. Nul ne désespérant du succès, les partis seront toujours sous les armes ; il n’y aura ni paix ni trêve. Aux dépens de qui ? Du pays. Nous aurons, non plus pendant quelques jours, mais pendant des sessions entières, des combinaisons adroites, nous ne voulons pas répéter le mot à la mode, des combinaisons dans tous les sens, ministérielles et anti-ministérielles. Quels sont les hommes réservés, pudiques, qui reculent devant ces moyens et s’abstiennent ? Où sont-ils ces candidats à la robe sans tache ? Rara avis.

Après le débat sur les fonds secrets, ou, à mieux dire, sur la question de confiance, la chambre des députés rencontrera deux autres discussions qui ne seront pas, dit-on, ni moins délicates ni moins sérieuses : le rapport de la commission d’enquête et le projet de loi sur les sucres.

Si le cabinet, tout en ne succombant pas cette semaine, ne remporte qu’une victoire peu décisive, c’est à l’occasion de l’enquête que le combat sera de nouveau engagé, que la question ministérielle agitera derechef l’assemblée. C’est ainsi que, comme nous le disions à la fin de décembre, la meilleure partie de la session se passera en luttes personnelles ; la France devra se contenter de savoir, non comment, mais par qui elle sera gouvernée.

La question des sucres est des plus importantes et des plus difficiles au point de vue politique, car la question économique n’en est pas une pour quiconque connaît ces matières et n’a point d’intérêt à dissimuler la vérité. Nous avons plus d’une fois abordé cette question ; il est superflu d’y revenir. La question politique est toute de convenances et de circonstances. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’il serait bon en soi de faire ; il ne peut y avoir de doute sérieux à cet égard ; il s’agit de savoir ce que permettent au gouvernement les circonstances actuelles. Le cabinet a, dit-on, pris son courage à deux mains, et déclaré formellement qu’il soutient en tout et pour tout le projet présenté et repousse tout amendement. C’est bien, et nous ne voulons pas demander pourquoi tout à coup tant de résolution et de bravoure. Nous savons seulement que les députés des ports n’entendent pas raillerie à l’endroit des sucres. La mort de la betterave d’abord, les questions ministérielles après ; c’est là leur credo politique. Or, parmi les députés d’un ministérialisme fort douteux se trouvent précisément plusieurs de ces députés des ports, hommes de valeur, d’influence, gardant in petto les souvenirs rancuniers des victimes de la coalition. En passant à l’ennemi, par leur nombre, mais surtout par leur exemple, ils auraient porté un coup funeste au ministère. Le ministère n’a sans doute pas hésité. Restez, il a pu leur dire, suivez-moi, et vous aurez la loi des sucres. Si vous travaillez à me renverser, vous compromettrez les intérêts des colonies, car une crise ministérielle va s’ouvrir ; elle sera longue, difficile, pleine de vicissitudes et de péripéties. La session peut alors s’écouler sans que le projet soit discuté dans les deux chambres, et, le fût-il, croyez-vous qu’un ministère nouveau mette un grand zèle à défendre et faire adopter les projets de ses prédécesseurs ? Vous avez besoin de moi, j’ai besoin de vous ; pourquoi nous séparer ? Ce pacte a pu exister sans être explicite, on a pu s’entendre sans se parler. Intelligenti pauca. Toujours est-il que le cabinet soutient son projet unguibus et rostro, et que les députés des ports veulent, avant tout, que ce projet devienne loi.

Le parlement anglais, qui n’a été convoqué qu’en février, en est déjà à la discussion du budget. Sir Robert Peel a prononcé en plusieurs occasions d’admirables discours, admirables de tact, de bon sens, de simplicité et de grandeur. Ajoutons que toutes les fois qu’il a été amené par son sujet à parler de la France au point de vue de ses rapports avec l’Angleterre, son langage a été plein de justice, de noblesse, de courtoisie. « J’ai pleine confiance, disait-il dernièrement encore, dans la raison et le bon sens de la nation française, et je sais qu’en Angleterre il n’existe qu’un désir, celui de rester dans de bons termes d’amitié avec la France. » Ces paroles étaient prononcées aux applaudissemens universels et bruyans de la chambre des communes. Il est possible que dans les débats de la chambre des députés il soit question de l’Angleterre et de ses rapports avec la France. Nous aimons à croire que nous n’entendrons à ce sujet ni vaines déclamations ni vieux quolibets. La tribune doit avoir sa grandeur et sa dignité, car la tribune c’est la France, la France légale, la France officielle, la voix de l’élite du pays.

Genève a été le théâtre d’une émeute sanglante, d’une émeute scandaleuse et d’autant plus criminelle, que le prétexte en était parfaitement ridicule. Lorsqu’on entreprend d’arracher son pays au joug étranger ou d’y briser le despotisme, ou d’en sauver les libertés sérieusement attaquées, les conspirations, les commotions populaires, les insurrections, trouvent leur excuse dans la grandeur du but et la légitimité du motif. Ceux-là même qui redoutent le plus ces terribles manifestations de la force irrégulière sentent leurs passions généreuses s’émouvoir, lorsque cette force se met évidemment au service du droit, du droit méconnu, trahi, foulé aux pieds ; s’ils ne justifient pas, ils pardonnent du moins ces entreprises, fussent-elles trop hardies, imprudentes, téméraires. Mais à Genève, où la révolution la plus démocratique s’est accomplie hier ; à Genève, pays de suffrage universel, de nul cens électoral ; à Genève, où le principe électif est poussé jusqu’à ses dernières limites, que veut l’insurrection ? que peut-elle vouloir ? Le conseil représentatif, l’élu de la nation, discutait paisiblement un projet de loi, et parce qu’il se trouvait dans ce projet une disposition qui déplaisait à la minorité, parce que la majorité ne voulait pas d’un amendement, on crie aux armes ! on élève des barricades, on organise la guerre civile, et on fait feu sur ses concitoyens ! Il faudra donc, pour ne pas recevoir des coups de poignard, des coups de bâton, des coups de fusil, que dorénavant la majorité demande à la minorité si elle daigne lui permettre d’adopter tel ou tel article de loi. A-t-on jamais imaginé une tyrannie à la fois plus coupable et plus ridicule ? C’est ainsi qu’on respecte la liberté, la volonté du peuple ! Encore une fois, Genève est un pays de suffrage universel ; le canton de Vaud aussi, et certes on a adopté à Lausanne plus d’un article de loi qui ne satisfait point la minorité, la partie la plus avancée, la plus ardente du pays. A-t-elle pour cela couru aux armes, blessé et tué ses concitoyens ? Elle attend le triomphe de ses idées du temps, des lumières, d’une nouvelle élection. Ce triomphe se réalisera ou ne se réalisera pas, peu importe ici ; toujours est-il qu’il faut respecter le principe dont on émane. Si, après avoir proclamé la souveraineté du nombre, on ne veut pas s’y soumettre, il faut, ou reconnaître la supériorité des principes qu’on a combattus, ou avoir le courage de soutenir tout haut que la société ne doit être que désordre, qu’un assemblage fortuit de bêtes féroces.

Aussi apprenons-nous que l’émeute genevoise a fort déplu à tout ce qu’il y a de plus considérable dans le parti démocratique en Suisse. Ce parti n’a pas fait les nombreuses révolutions de 1830 et 1831 pour offrir à l’Europe un spectacle permanent d’agitations et de désordre. Il tenait à prouver, et il a prouvé que, si populaire que fût la forme de leur gouvernement, les Suisses aimaient l’ordre public autant que la liberté. Les cantons révolutionnés jouissent depuis long-temps d’une paix profonde, et, chose remarquable, même les discordes et les dissentimens fédéraux, même les débats quelquefois très ardens de la diète, n’ont pu troubler essentiellement la paix publique en Suisse. Sans cet esprit d’ordre qui est général dans cette population à la fois si courageuse, si prudente et si grave, la Suisse, avec tous les levains qui fermentent dans son sein, avec ses divergences de mœurs, d’intérêts, de langue, d’industrie, de religion, ne serait que le vaste foyer d’un terrible incendie. La minorité genevoise déshonore, aux yeux des patriotes suisses, la cause de la liberté et de la démocratie. Ils n’acceptent point la responsabilité de ses faits et gestes ; ils ne voient rien là d’helvétique. Du désordre pour le désordre, ou pour satisfaire des convoitises et des vanités personnelles, il n’y a rien là en effet qui puisse mériter le respect ou l’indulgence de la Suisse.

Une amnistie générale a mis fin à cette déplorable équipée. Espérons que Genève n’achèvera pas de se perdre dans l’opinion publique par le renouvellement de ces scandales. Au surplus, nous sommes convaincus que, si le désordre venait à recommencer, les confédérés viendraient au secours du droit et de la constitution. Entre autres, Berne et Vaud tiendraient à prouver qu’ils ne confondent pas, eux, la liberté avec l’anarchie, et la souveraineté du peuple avec les violences d’une minorité.

Ajoutons que si le fait qui vient de se passer à Genève était autre chose qu’un accident, s’il était le symptôme d’une maladie endémique, il soulèverait une question grave et digne de toute l’attention des publicistes. C’est la question de savoir si la démocratie, si la démocratie pleine, absolue, peut exister régulièrement dans un pays qui n’a pas une forte organisation politique, des pouvoirs publics solidement constitués. La démocratie est de sa nature vive, mobile, agitée. Dans les démocraties, il y a peu de grandeur individuelle, d’influence personnelle ; mais en revanche chacun peut se faire l’interprète des masses, leur organe, leur chef : s’il sait épier le moment favorable, pressentir une opinion, exalter un sentiment il n’a pas besoin d’antécédens glorieux, de clientelle laborieusement acquise, soigneusement conservée. C’est le flot populaire qui élève les hommes et les abaisse. Le héros d’aujourd’hui peut être oublié demain, mais, pour briller aujourd’hui, il n’est pas nécessaire d’avoir existé hier. Comme dans toutes les formes de société, il y a là des inconvéniens et des avantages, de la puissance et de la faiblesse, du bien et du mal. Mais ce qui est évident, c’est qu’en règle générale un gouvernement faible, désarmé, ne peut résister aux orages de la démocratie. Autant vaudrait renfermer une liqueur en fermentation dans un vase dont les cercles seraient en carton peint. On peut sans doute citer des exceptions, précisément en Suisse. Il est des cantons pleinement démocratiques et dont néanmoins le gouvernement, bien que faiblement organisé, n’est nullement menacé et ne court aucun danger. Le fait est vrai, seulement il trouve son explication dans la nature même de la population de ces cantons. Ce sont des populations essentiellement agricoles, des hommes sédentaires, laborieux, qui ne sont point agglomérés dans une ville. Il n’y a pas de ville considérable en Suisse. Il n’y en a pas une qui approche de Genève pour la population, et cependant Genève ne compte pas trente mille ames. La Suisse est couverte de petits propriétaires fonciers. Une grande partie de ses ouvriers sont en même temps des cultivateurs. Qui ne connaît les mœurs graves, les habitudes réfléchies des Suisses, dont la majorité est de race allemande, et apporte dans ses résolutions la lenteur quelquefois excessive des hommes d’outre-Rhin ? Genève, au contraire, est une ville essentiellement manufacturière, pleine d’ouvriers, d’ouvriers intelligens, mais dont il est facile d’exciter le mécontentement et d’irriter la vanité. Genève, d’ailleurs, se trouve par ses antécédens et par sa gloire dans une position difficile. Il y a à Genève un grand développement intellectuel, mais nulle autre carrière que le commerce. De là un grand nombre d’esprits inquiets, mécontens, ne sachant pas trop ce qu’ils veulent, mais voulant toujours autre chose que ce qui est. Bref, Genève est moralement une grande ville et en fait un tout petit état. L’individu s’y développe comme il se développerait à Paris, à Londres, à Berlin, et ensuite l’état ne peut rien pour lui. Ainsi la Suisse porte en elle-même les correctifs de la démocratie ; Genève se trouve, au contraire, dans les conditions qui aggravent les inconvéniens de la démocratie. Et cependant le gouvernement est plus faiblement constitué à Genève qu’il ne l’est à Berne, à Lausanne, à Soleure. L’avenir nous apprendra si les Genevois corrigeront par leur bon sens et leur patriotisme les défauts inhérens à leur constitution sociale et politique.

Le canton directeur s’est aperçu un peu tard que sa circulaire relative aux couvens d’Argovie n’était pas destinée à trouver un accueil favorable dans les cantons les plus considérables de la Suisse. Il bat en retraite comme il peut, et il prend surtout soin d’assurer ses confédérés, et notamment tout bon catholique, que sa circulaire ne lui a pas été inspirée par le nonce du pape ou par l’ambassadeur d’Autriche. Soit. Mais s’il est malheureux de faire naître certains soupçons, il est peu digne pour un gouvernement de les démentir. D’ailleurs, à quoi cela sert-il ? Ceux qui seraient convaincus du fait ne manqueraient pas de dire que tout mauvais cas est niable. Quoi qu’il en soit, le vorort ne convoquera pas, à ce qu’on dit, de diète extraordinaire. L’affaire sera renvoyée à la diète ordinaire de juillet. C’est dire que la tentative est manquée.

— L’histoire de la stratégie chez les anciens a été, depuis trois siècles, l’objet de travaux savans et estimés. À l’heure qu’il est, ce serait même un sujet à peu près épuisé pour l’érudition, si l’érudition ne ressemblait à ce serpent symbolique des mythologies qui mordait sa propre queue : n’ayant plus guère de ressources au dehors, l’érudition, en effet, a pris le parti de se servir de substance à elle-même, et de recommencer toujours. Il n’y a pas de raison pour que cela finisse, et c’est une façon comme une autre, une façon assez innocente de dépenser le temps. Dans le vaste domaine de la science, quelques petits recoins se trouvent pourtant çà et là qui ont échappé aux investigations de la critique, ou que la critique n’a fait qu’entrevoir à la légère. C’est d’un de ces champs restreints et peu connus que s’est emparé M. le colonel Armandi dans son Histoire militaire des Éléphans[1], livre étendu et consciencieux où une connaissance approfondie des faits est mise au service d’un esprit lumineux et sain. On regrette seulement que M. Armandi ne se soit pas plus rigoureusement enfermé dans les strictes limites de son sujet. C’est là le danger de ces programmes étroits, de ces dissertations spéciales : tout y est objet à épisodes, on grapille dans le voisinage, on se trouve induit à dérober de côté et d’autre des textes piquans, des détails étrangers. En un mot, trouvant son royaume trop petit, on l’agrandit par la conquête. Par malheur, si c’est là en politique la vraie manière de fonder les grands empires, ce n’est peut-être pas en érudition le moyen le plus sûr de créer des monumens durables. Les éléphans furent un élément très secondaire de la stratégie des anciens. Importés d’Orient en Occident, ils jouèrent, il est vrai, un certain rôle dans l’histoire militaire depuis Alexandre jusqu’à César ; mais cependant il y eut peu de rencontres importantes, il y eut peu de grandes expéditions où ils décidèrent du résultat. On est donc surpris de voir M. Armandi prendre à chaque instant occasion de décrire au long les batailles, et d’expliquer les conquêtes. Ce penchant, très louable chez un militaire, l’est moins chez un érudit ; le savant colonel a un peu oublié ses nouveaux devoirs d’écrivain pour ses anciens devoirs d’officier. C’est là l’unique reproche qu’on puisse, en bonne conscience, adresser à son curieux et intéressant volume. Le principal y disparaît trop souvent dans l’accessoire. À part cette critique sur la méthode même, sur la composition du livre, les amis de l’érudition sérieuse applaudiront aux très estimables recherches de M. Armandi. Ce travail intéresse non-seulement l’histoire de la stratégie ancienne, mais encore l’histoire naturelle ; bien des anecdotes, bien des faits singuliers s’y mêlent, qui soutiennent l’attention du lecteur et piquent sa curiosité. C’est là une façon vraiment digne d’achever une carrière honorable, et on ne saurait trop féliciter M. Armandi de se si bien souvenir dans les lettres de ce qu’il a pratiqué autrefois dans les camps. Ce genre d’érudition appartient de droit aux soldats, et leur est une noble retraite.


  1. Un vol.  in-8o, chez M. Amyot, rue de la Paix, 6.