Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1866

Chronique n° 826
14 septembre 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 septembre 1866.

La guerre d’Allemagne et les changemens qu’elle a opérés dans la constitution germanique n’ont jusqu’à présent produit d’autre effet officiel en France que la démission de M. Drouyn de Lhuys, celui de nos ministres qui avait eu entre ses mains depuis l’origine jusqu’à la fin les questions dont la solution a si prodigieusement surpris l’Europe. Il va sans dire que nous ignorons les incidens particuliers qui ont déterminé la retraite de M. Drouyn de Lhuys. On ne peut cependant voir la sortie d’un homme de ce mérite avec une indifférence, silencieuse.

La premières pensée qui vient à l’esprit à propos de la démission du dernier ministre des affaires étrangères, c’est qu’en dépit des théories modernes sur la responsabilité, la nature et la force des choses reprennent leurs droits ; il est impossible aux ministres de décliner la responsabilité politique. Nous avons eu occasion d’en faire plus d’une fois la remarque en ces dernières années, nos ministres des affaires étrangères ont conservé en matière de responsabilité les scrupules et les procédés du régime parlementaire. Le chef de l’état peut ou doit, dans l’intérêt général et permanent du pays, modifier sa politique selon les circonstances ; le ministre des affaires étrangères ne peut point désavouer devant un échec ou un obstacle insurmontable les idées et le système qui ont inspiré sa conduite. C’est ainsi que nous avons vu le portefeuille des affaires étrangères abandonné par M. Walewski lorsque l’idée de l’unité italienne prévalut définitivement contre le système fédératif imaginé dans le traité de Zurich, par M. Thouvenel quand l’empereur voulut, essayer de la prolongation du statu quo à Rome, aujourd’hui enfin par M. Drouyn de Lhuys, quand il est avéré que la France renonce à toute immixtion ou ingérence dans les affaires d’Allemagne, quand il est convenu qu’il ne sera point donné suite aux espérances d’accroissement territorial que la lettre du 11 juin avait montrées à la France, quand il est certain qu’une politique qui avait assisté depuis quatre ans à l’éclosion de plusieurs graves difficultés européennes avec des airs de prudence savante et des attitudes avantageuses nous laisse, en face de révolutions considérables accomplies auprès de nous, au point où nous étions auparavant. Ce n’est point une conclusion inconsidérée de constater que la fin de la carrière ministérielle de M. Drouyn de Lhuys coïncide avec un mécompte au moins temporaire éprouvé par une des ambitions raisonnables de la France. Contentons-nous de noter en passant, à ce propos, que la conduite des affaires serait simplifiée, que les modifications de système se produiraient avec une opportunité plus heureuse, si l’on consentait à pratiquer régulièrement les principes de la responsabilité ministérielle et de l’homogénéité des cabinets solidaires, tels que les établit et les recommande l’expérience politique des peuples modernes.

Nous manquerions d’équité, si nous avions la prétention de porter un jugement absolu sur la politique extérieure que M. Drouyn de Lhuys a suivie pendant quatre années. La connaissance de bien des éléments de la cause nous fait encore défaut. Ce que l’on peut dire à première vue et sans prévention fâcheuse contre un honorable serviteur du pays, c’est que l’étoile du bonheur n’a pas lui sur le dernier ministère de M. Drouyn de Lhuys. Qu’on en repasse les incidens principaux. Les deux premiers actes de ce ministre furent à l’adresse de l’Italie et des États-Unis. M. Drouyn de Lhuys signifia à l’Italie par une note célèbre l’ajournement indéfini de la question romaine, et il a assez vécu pour signer la convention du 15 septembre. — L’essai d’intervention dans les affaires des États-Unis fut plus malencontreux encore. M. Drouyn de Lhuys eut l’étrange idée d’offrir la médiation de la France entre le gouvernement légal de la république américaine et la rébellion du sud. Tout le monde est d’accord qu’une puissance étrangère, de quelque prétexte qu’elle couvre une pareille intervention, ne peut point commettre une démarche plus blessante envers un grand état indépendant, obligé de réprimer une rébellion intérieure, que de lui proposer de traiter avec cette rébellion sur le pied de l’égalité. Offrir une semblable médiation au gouvernement américain, c’était lui proposer de s’avouer vaincu, c’était offenser gratuitement un grand peuple en péril. Nous n’avons eu heureusement en cette circonstance que l’inconvénient d’une manifestation stérile. La Russie ni l’Angleterre ne voulurent s’associer a ce projet de médiation, qui n’eût pu aboutir, si on lui eût donné suite, qu’à la plus désastreuse des guerres. L’Union américaine, jugée par le ministre français avec si peu de clairvoyance, est puissamment et glorieusement sortie de ses difficultés, et M. Drouyn de Lhuys a dû avoir mainte occasion de regretter ses essais de médiation spontanée, lorsqu’il a eu à négocier plus tard au sujet du Mexique avec le cabinet de Washington. Qui niera aujourd’hui, hélas ! qu’il eût été bien plus sage alors d’arrêter les développemens de l’entreprise du Mexique que de proposer aux Américains de traiter avec des rebelles sur le pied de l’égalité ? M. Drouyn de Lhuys n’eut pas plus de bonheur en Europe. En 1863 survinrent les complications polonaises. Nous croyons à la sincérité du zèle que notre gouvernement déploya en faveur de la Pologne, mais il est permis aujourd’hui de se demander avec douleur pourquoi les effets de ce zèle tournèrent en définitive contre les intérêts dont on prenait la défense. Il y avait une insurrection en Pologne : une négociation publique, dans laquelle la France, l’Angleterre et l’Autriche adressaient à la Russie des représentations solennelles, était pour cette insurrection une excitation énergique. Il y avait quelque chose d’inhumain à poursuivre cette négociation qui poussait des martyrs à la mort, si l’on n’avait point la certitude de pouvoir secourir efficacement la Pologne. Des philanthropes et des publicistes, en se livrant aux ardeurs de la propagande, ne donnent du moins le change à personne sur la nature de leur concours ; on n’a point à espérer d’eux des arrêts souverains dans les discussions du droit international et des armées sur les champs de bataille. En présence de populations insurgées, des gouvernemens ne peuvent, sans une imprévoyance cruelle, faire de la propagande à la façon des philanthropes et des publicistes ; ils ne doivent parler que quand ils ont la volonté d’agir. Le gouvernement français n’eût pas hésité sans doute à combattre pour la Pologne, s’il eût recruté des alliés ; la faute fut de commencer et de poursuivre la controverse publique des notes diplomatiques sans s’être assuré les alliances auxquelles la France subordonnait son entrée dans la lutte active. Avant de donner des encouragemens aux Polonais et d’irriter le patriotisme russe on eût dû être assuré du concours de l’Angleterre et de l’Autriche ou de l’une au moins de ces puissances. Or il n’était guère permis d’entretenir des illusions à cet égard : l’Angleterre en effet avait dès le principe déclaré qu’elle ne prendrait point les armes pour la Pologne, et on pouvait prévoir à quoi aboutiraient les irrésolutions de la politique autrichienne. Il était imprudent et inhumain d’attendre des accidens ou de la conclusion dialectique d’un débat de chancellerie la formation des alliances militaires qui eussent pu sauver ou soulager la Pologne. On vit avec un serrement de cœur la triste fin de la question polonaise. Cette péripétie dut vivement frapper le gouvernement français ; on sentit l’effet de cette émotion généreuse dans l’expédient de la proposition d’un congrès œcuménique. L’idée du congrès était, elle aussi, une conception de philosophe plutôt qu’une combinaison de politique. Au lieu de résoudre les questions, elle les posait toutes avec éclat ; elle révélait et entretenait par une secousse violente le malaise et l’inquiétude du continent européen. Une question toute pratique et qui pouvait donner lieu à des combinaisons positives et sérieuses s’offrit à la mort du roi de Danemark. Par une merveilleuse rencontre, l’Angleterre prenait à cœur la question des duchés de l’Elbe ; on aurait pu lier avec elle sur ce terrain une solide partie. Il s’agissait là de faire respecter, non point les dispositions des traités de 1815, mais une convention récente, une convention du règle. On pouvait d’ailleurs, en protégeant un état faible contre les convoitises brutales d’un grand état, se maintenir dans la ligne des meilleures et des plus sûres traditions de la politique française. On négligea systématiquement cette honnête et grande occasion ; on n’y vit qu’un sujet de puériles et taquines représailles contre l’Angleterre. On affecta l’impartialité, on eut l’air de prendre ses aises pour assister à la série des complications qui allaient naître. L’Allemagne avait une proie, elle ne tarderait pas à se diviser pour le partage ; il était commode de surveiller ces luttes en spectateur et d’en faire tourner à peu de frais les chances à son avantage. On pouvait, par une déclaration nette et catégorique en faveur soit de la Prusse, soit de l’Autriche, rendre la guerre impossible, tout en assurant une réforme de la confédération allemande et la restitution de Venise à l’Italie. On a mieux aimé la politique du laisser-faire. De bonnes gens, avec la meilleure intention d’être profonds et habiles, se croyaient près de réaliser à leur profit le vieil adage : inter duo dimicantes. On a poussé la circonspection jusqu’à s’exposer à voir une grande crise européenne éclater et se terminer sans que la France eût assuré sa liberté d’action par de suffisans préparatifs militaires. Au bout de ces réticences significatives, de ces finesses complexes, de ces cautèles, comme auraient dit nos pères, on sait ce qui est arrivé : partis pour être évêques, nous sommes revenus meuniers. M. Drouyn de Lhuys n’hésite point à reconnaître son échec, puisqu’il abandonne une tache qui convenait si bien aux antécédens de sa carrière et aux qualités de son esprit.

Il y aurait à tirer de ce dénoûment plusieurs leçons instructives. Il est probable que M. Drouyn de Lhuys eût rendu un plus grand service à l’empereur, si, ayant abordé la crise d’Allemagne, commencée il y a trois ans, avec des idées fermes et bien arrêtées, il se fût moins livré au hasard des accidens, et eût, en cas de dissentiment, offert plus tôt sa démission. Quand la fermeté d’esprit s’allie avec le dévouement et avec le respect, elle est la qualité la plus utile qu’un chef d’état puisse rencontrer dans un ministre, quelle que soit la forme constitutionnelle du gouvernement. Nous n’avons nullement l’idée d’évoquer ici les anciennes polémiques sur les droits des assemblées représentatives et les prérogatives du pouvoir exécutif. La pratique de nos institutions actuelles nous apprend suffisamment que la chambre représentative a le droit de prendre la parole sur les affaires extérieures de la France. Ce droit, elle ne l’a point exercé dans la question qui vient de se résoudre. Tout le monde a remarqué le soin particulier avec lequel on a dissuadé la chambre de s’éclairer, d’éclairer le pays et le gouvernement lui-même par une discussion opportune des affaires allemandes. On eût dit la vieille jalousie des chancelleries d’ancien régime contre le débat public des affaires étrangères. Cependant après l’événement qui oserait dire que le silence n’a point eu plus d’inconvéniens que la discussion n’aurait pu en produire ? N’est-il pas évident que le gouvernement eût puisé dans la manifestation des opinions diverses des indications profitables, et que la pensée publique eût pu se prononcer en connaissance de cause en faveur du système qui aurait paru d’avance le plus sage et le plus national ? Un autre enseignement sort de cette triste expérience. Les combinaisons politiques qui tiennent à s’entourer de mystère sont celles qui manquent de précision, de suite et de netteté, celles qui probablement demeurent flottantes dans l’esprit des hommes qui les ont conçues et qui se réservent de les modifier suivant les tâtonnemens de l’action. Des combinaisons de ce genre pouvaient se poursuivre et se développer au fil des événemens dans les temps où les intérêts sociaux, et économiques du plus grand nombre étaient éloignés des conseils des gouvernemens : elles ne vont plus à l’esprit et aux besoins des sociétés contemporaines. Les plans de politique étrangère ne peuvent plus être l’œuvre solitaire d’un homme ou de quelques-uns. Pour être sains et féconds, il faut maintenant qu’ils soient compris, adoptés, voulus par les masses nationales. Les grandes lignes de la politique des peuples éclairés et industrieux ne comportent plus le secret ; elles doivent être tracées en traits éclatans dans l’opinion publique. La politique internationale moderne ne peut plus être capricieuse, tortueuse, ambiguë ; l’école de l’art pour l’art n’y est plus possible. Il lui faut le grand air, la grande lumière, la simplicité et la droiture des desseins, le modeste aveu des fautes ennobli par l’honnêteté des intentions, la prompte correction des conduites erronées. Avec une politique franchement avouée, qui ne craindra point de se confronter sans cesse à l’opinion publique, on s’épargnera dans l’avenir les inquiétudes, les agitations, les déceptions, les amertumes que les peuples ont si souvent rencontrées dans les aventures extérieures de leurs gouvernemens. Une politique qui se croirait infaillible pourrait seule avoir la prétention de se dérober au contrôle d’une discussion opportune et efficace ; malheureusement les événemens ne nous ont appris à connaître depuis quelques années que des politiques très faillibles.

Nous avons, à l’heure qu’il est, à faire usage de ces enseignemens dans une question très urgente, celle du Mexique. Nos objections à l’entreprise du Mexique, à la fin qu’on lui avait assignée, à la façon dont elle a été conduite, sont anciennes, et nous n’avons plus à les reproduire. C’est encore là du passé ; c’est du présent et de l’avenir qu’il faut s’occuper. Comment allons-nous conclure l’affaire du Mexique ? Là est la question du moment. Pour le gouvernement et pour le pays, ce qu’il y a de mieux à faire aujourd’hui, c’est de prendre une résolution rapide et radicale. Il faut partir de l’idée qu’il serait absurde, qu’il ne serait pas viril de prolonger d’un seul instant une erreur universellement reconnue. Quand on s’est décidé à rappeler du Mexique l’armée française, l’on a cru et l’on a annoncé que le retour pourrait s’effectuer en trois rapatriemens successifs, le premier étant indiqué pour le mois de novembre prochain. Les bons esprits s’alarmèrent de ce projet d’évacuation partielle et graduelle. Il leur semblait périlleux d’affaiblir notre armée au moment où les forces relatives et l’audace de nos adversaires allaient être augmentées par notre retraite, et d’attirer peut-être ainsi sur nos derniers bataillons tout l’effort de l’ennemi. La question du départ était d’ailleurs dominée par l’intérêt de l’état politique où nous laisserions le Mexique. L’empereur Maximilien persisterait-il seul dans l’entreprise où il nous a suivis, et où il est manifeste aujourd’hui qu’il n’a pu nous rendre aucun service ? ou bien renoncerait-il à l’aventure et reviendrait-il en Europe avec nous ? Dans le cas d’une abdication de Maximilien, pouvions-nous quitter le Mexique avant d’avoir donné à ce triste et malheureux pays le temps d’organiser un gouvernement à sa guise, avec lequel il nous fût permis de négocier et d’établir les relations futures de la France ? Pour être résolues de la façon la moins fâcheuse, on se convaincra, avec un peu de réflexion, que ces diverses questions doivent être tranchées simultanément. Il faut savoir si Maximilien reste ou s’en va, et il faut, pour que la sécurité et la dignité de notre armée soient sauvegardées, que le rapatriement de nos troupes s’accomplisse non successivement, mais en une seule fois. Ce sont évidemment le pressant examen et la solution catégorique de ces questions que l’empereur confie au général de Castelnau en l’envoyant au Mexique chargé d’une mission pénible sans doute, mais dont les résultats peuvent servir grandement les intérêts de la France.

L’important dans cette opération difficile de la fin de notre expédition, c’est de couper court au mal et de ne point laisser traîner les choses. Pour nous, qui n’avons point confiance dans l’implantation au Mexique d’une dynastie impériale, nous voudrions que l’empereur Maximilien prît le parti de la retraite. En tout cas, il est à désirer que l’armée française, pour se retirer dans la plénitude de sa force, se concentre à Mexico et descende en masse vers le littoral. Le point d’honneur militaire et l’intérêt que nous avons à occuper le second port du Mexique nous obligeront sans doute à reprendre Tampico. Maîtres de la Vera-Cruz et de Tampico, nous pourrons organiser l’embarquement simultané de nos soldats et retenir d’ailleurs les deux villes maritimes les plus importantes du Mexique jusqu’à ce que nous ayons pris les arrangemens nécessaires avec le nouveau gouvernement. Si l’on ne perd pas de temps, comme nous avons, devant nous la saison favorable, la marche de nos trompes vers les ports du golfe et leur embarquement pourraient avoir lieu dans l’espace de six mois. Pour en finir d’un seul coup avec cette mésaventure mexicaine, le gouvernement, agirait sagement s’il réglait la question financière, en même temps que les questions politique et militaire. Tout le monde sait que des emprunts ont été émis en France par l’empereur Maximilien. Les porteurs de ces fonds sont presque tous Français. Ils n’ont reçu aucune garantie de l’état en France ; ils n’ont en conséquence aucune réclamation légale à faire valoir contre le gouvernement. Cependant, si l’on se plaçait sur le terrain de l’équité, il paraîtrait excessif de les abandonner sans compensation aux chances d’une banqueroute mexicaine. Ils ont été fortement encouragés, on ne le niera point, à souscrire à ces emprunts ; on leur promettait, car on était encore dans les Illusions, que la France maintiendrait son concours à l’empire mexicain jusqu’à ce que cet empire fût capable de vivre par sa propre force ; la portion la plus considérable du produit des emprunts a servi au remboursement des frais de guerre de la France, et par conséquent a payé des dépenses françaises. La situation des porteurs de rentes mexicaines a été prise en considération par le gouvernement français dans la convention financière conclue le 30 juillet dernier avec l’empire du Mexique. Un prélèvement de la moitié des revenus des douanes est accordé par cette convention au gouvernement français, et devra faire face au service des emprunts et au remboursement d’une somme de 250 millions due par l’empire mexicain à la France. Cette convention donnerait des dividendes certains aux porteurs d’emprunt, si le gouvernement de l’empereur Maximilien pouvait nous assurer en fait le prélèvement qu’il nous accorde en droit En ce moment même, l’état des choses n’est plus conforme à la convention, puisque Tampico n’est plus au pouvoir des impérialistes, puisque la seconde ville de l’empire au point de vue du revenu douanier est aux mains des juaristes. Il nous paraît même douteux que l’empereur Maximilien ait des ressources suffisantes pour payer le coupon d’emprunt qui échoit au mois d’octobre prochain. Quand on songe que nous sommes allés au Mexique pour obtenir en faveur de nos nationaux des indemnités qui ont été fixées à une quinzaine de millions, il serait triste, on en conviendra, de laisser en présence d’une délégation sur un débiteur à peu près insolvable des rentiers français devenus créanciers du Mexique pour une somme d’environ 300 millions effectivement versés. Le gouvernement français ne peut manquer d’étudier avec une vive sollicitude la situation des porteurs de fonds mexicains. Il y a là un véritable passif de guerre qu’on ne saurait laisser en souffrance le jour prochain où l’on liquidera le passif politique de la question mexicaine. Il faut que le gouvernement prenne encore sur ce point une résolution mâle et finale.

En dehors de cette question spéciale du Mexique, qui réclame des mesures énergiques et promptes, il serait désirable aussi, pour rétablir l’esprit public dans une bonne assiette, que le gouvernement pût trouver une occasion de faire connaître sa pensée sur la politique qui convient à la France dans l’état actuel de l’Europe. En présence des faits accomplis, cette pensée ne saurait être que pacifique. Nous allons voir se dérouler en Allemagne les conséquences naturelles de la politique prussienne. Nous avons déjà dit qu’il nous paraissait devenu oiseux de répéter les critiques que nous avons dû adresser aux procédés politiques de M. de Bismark. Nous avons exprimé l’opinion que les libéraux français devaient éviter de reporter injustement sur le peuple prussien les préventions que la cour de Berlin leur a pu inspirer, qu’ils devaient prendre garde de blesser le patriotiste allemand en croyant n’atteindre que les actes répréhensibles d’une politique arbitraire, qu’ils devaient surtout se défendre de ces mouvemens d’irritation qui pourraient rallumer des antagonismes de races contraires au meilleur esprit de notre époque. Nous ne conseillerions pas à notre gouvernement d’aller lui-même au-delà d’une manifestation générale de sentimens pacifiques dans les premières communications qu’il aura sur ce sujet avec le public. Il n’y a point à faire ostentation d’aucune préférence affectée dans le système des alliances. Les alliances d’engouement et de théorie qui n’ont pas d’objet positif et déterminé n’ont jamais eu d’heureux résultats dans ce pays. On en a eu en France plusieurs exemples, celui de Louis XV par exemple, quand, avec son étroite obstination, il se lia aux intérêts de l’Autriche, et plus récemment celui de l’alliance anglaise, qui n’a jamais été plus compromise que lorsqu’on la décora de la dénomination superlative d’entente cordiale. Il n’y aurait point lieu de s’égarer aujourd’hui vers le mirage de l’alliance prussienne. Après avoir obtenu de grands succès, la Prusse tente une grande expérience. Elle nous présente un spectacle instructif et intéressant que nous devons aborder sans préjugés, et où nous pouvons trouver d’utiles enseignemens. L’Allemagne sera-t-elle identifiée à la Prusse ? Voilà l’expérience qui est en train de s’accomplir. La majorité des libéraux prussiens et allemands pensent résolument que l’initiative prussienne doit fonder l’unité germanique. Une très petite minorité au contraire, transportant sur les résultats la responsabilité des moyens employés, nie la légitimité et la vitalité de l’œuvre prussienne. Nous respectons les quelques députés prussiens qui osent encore résister au torrent du succès, et qui protestent en faveur des principes. Cependant nous nous connaissons trop en révolutions, nous autres Français, pour ignorer que les résultats légitimes d’une révolution peuvent survivre aux procédés violens, arbitraires, employés souvent par les acteurs de ces terribles scènes. Quoi qu’il en soit, les partisans de l’œuvre prussienne ne manquent point d’argumens robustes pour soutenir leur cause. On en peut juger par les pages remarquables qui nous sont adressées par M. Henri de Sybel à l’occasion des opinions développées dans ces chroniques. Nous n’avons point la pensée d’exprimer en ce moment les dissidences qui nous séparent de M. de Sybel. Tout le monde, nous en sommes sûrs, reconnaîtra que des convictions appuyées sur une pareille solidité de philosophie historique et soutenues avec un si ferme accent sont dignes de respect et doivent donner à réfléchir. Voilà bien les pensées et les sentimens que les peuples civilisés nourriraient les uns envers les autres et échangeraient entre eux le jour où ils auraient leur franche autonomie, où ils posséderaient le self-government complet, où ils ne risqueraient plus d’être détournés de leur voie par les routines de l’ancien régime monarchique. C’est parce que nous sommes sûrs que les idées et le ton de M. de Sybel sont les idées et le ton du grand libéralisme allemand que nous n’avons jamais cessés de dire, qu’une Allemagne unie et fédérative à l’américaine n’inspirerait à la France aucune appréhension, aucune inquiétude. Entre M. de Sybel et nous restent malheureusement les traditions et les procédés d’une monarchie énergique, opiniâtre et ambitieuse.

L’autorité de M. Sybel confirme d’ailleurs les idées que nous avons émises sur la nécessité, devenue manifeste pour la France, d’accroître notre effectif disponible en cas de guerre à cause des proportions qu’ont prises les forces militaires de la Prusse. Il faut augmenter par un remaniement de notre système de recrutement la force défensive de notre pays. En nous avertissant par ses derniers succès de cette nécessité, la Prusse nous a rendu un véritable service et créé à notre patriotisme un nouveau devoir, qui, nous n’en avons nul doute, sera rempli. Nous ne sommes point surpris que notre gouvernement, éclairé par la lumière intime de la responsabilité, ait compris ce devoir sur-le-champ. L’effectif de la France doit être établi sur de telles bases qu’il puisse fournir un million de soldats ; c’est dans ces termes que nous avons posé au lendemain des victoires prussiennes le problème, et c’est dans ces termes, nous n’en doutons point, qu’il sera résolu. Le système militaire prussien est en vérité une forte création de l’esprit moderne ; il est sorti d’une inspiration patriotique de Stein ; il a été l’objet du travail d’une intelligence aussi puissante que celle de Guillaume de Humboldt ; il a été mis d’abord à exécution par un praticien militaire des plus expérimentés, le général Gneisenau. Ce fut le bonheur de cette combinaison d’avoir été conçue et appliquée dans une de ces crises d’infortune nationale qui émeuvent jusqu’au fond de l’âme les peuples destinés à vivre et à grandir. Ce qu’un mélange d’enthousiasme et de stoïcisme patriotique fit en Prusse, l’intelligence raisonnée d’une évidente nécessité politique le fera en France plus aisément. Notre population est trop considérable pour que l’obligation de fournir un million d’hommes en cas de guerre la soumette à des conditions aussi dures que celles qui pèsent sur les populations prussiennes. Le régime actuel de notre recrutement nous procure déjà 600,000 hommes, divisés, comme on sait, en armée active et en réserve, un peu moins de 400,000 hommes pour l’armée active, un peu plus de 200,000 pour la réserve. Pour arriver au million, il n’est besoin que de 400,000 hommes, à qui il s’agit de donner l’instruction militaire, et qui sont à placer dans des cadres. En Prusse, pour arriver au chiffre d’un million de soldats, il faut que toute la population mâle soit soumise à l’obligation du service militaire, et reste pendant dix-neuf ans assujétie à la mobilisation en cas de guerre. Chez nous, pour obtenir le complément des quatre cents mille hommes, on pourrait restreindre la période de mobilisation à dix ans au lieu de dix-neuf. La France possède environ trois millions d’hommes ayant de vingt à trente ans. C’est sur ces trois millions qu’il y aurait à prélever les quatre cent mille hommes qui nous manquent. On voit que le plus grand nombre des adultes mâles de vingt à trente ans pourrait demeurer affranchi encore des obligations du service spécial de notre troisième ban. Les dispositions d’exemption indiquées pour la mobilisation dans notre loi sur les gardes nationales pourraient ici s’appliquer sur une grande échelle. D’ailleurs la facilité avec laquelle les Français acquièrent l’instruction militaire, l’exactitude avec laquelle ils la conservent, permettraient de ne prendre qu’un temps très court pour leur instruction aux hommes de la garde nationale mobilisable. L’expérience de nos soldats de la réserve est à cet égard très encourageante. L’instruction suffisante est donnée à ces soldats en cinq mois répartis sur deux années. Jusqu’à la septième année, dans les occasions où on les réunit, on voit ces hommes retenir tout ce qu’ils ont appris du maniement des armes et de la manœuvre, et, dans leurs courtes réunions annuelles, montrer les qualités et l’aplomb des bonnes troupes. Sans fatiguer la nation, en la relevant au contraire à ses propres yeux par une participation plus large et plus active aux exercices militaires et aux préparatifs de la défense nationale, on pourra donc constituer à la France une vigoureuse réservé qui la mettra à l’abri de toute agression. Cette incorporation d’une plus grande masse d’hommes dans les divers degrés du service militaire permettra même avec le temps d’apporter des soulagemens à la condition des catégories qui en supportent aujourd’hui toute la charge. Il sera possible par exemple d’abréger d’une année, de réduire de sept ans à six la durée du service dans l’armée active. Nous sommes au surplus de l’avis de M. de Sybel sur l’influence pacifique que doit avoir tout système de recrutement qui répartit sur un plus grand nombre de citoyens, les obligations du service militaire. Des armées ainsi composées tendent à s’alimenter de plus en plus, pour ainsi dire, d’esprit civil ; et le pouvoir politique n’en peut disposer qu’en ces occasions rares et solennelles où derrière une guerre apparaissent avec éclat l’intérêt national et le devoir patriotique.

Voilà un des côtés par lesquels nous pourrons tirer profit de l’expérience prussienne. Nous ne demandons pas mieux que de recevoir de la Prusse d’autres enseignemens. Nous faisons des vœux par exemple pour qu’elle excite notre émulation par le progrès de ses institutions parlementaires. Soit que la chambre prussienne soutienne des luttes heureuses contre l’excès de l’initiative monarchique, soit qu’un homme d’état contrarié par son souverain dans ses projets de grandeur nationale, comme cela peut arriver un jour à M. de Bismark lui-même, cherche dans l’appui du peuple une force qu’il n’obtiendrait plus de la faveur royale, nous assisterons avec intérêt à ces compétitions généreuses par lesquelles se formant et s’accroissent les libertés populaires. Tout ce qui va se passer en Prusse est bien fait pour attirer notre attention. Les plus petits incidens parlementaires ont leur intérêt. Nous ne parlons pas des votes prévus de la seconde chambre en faveur du bill d’indemnité et de la loi des annexions ; c’est un règlement de compte de la victoire qui allait tout seul. La discussion de la loi sur le parlement fédéral ne fait encore que piquer notre curiosité sur les destinées futures de cette représentation fédérale qui va se superposer au mécanisme constitutionnel de la Prusse. Ce parlement émanera du suffrage universel, les provinces annexées y seront représentées, les souverainetés indépendantes conservées dans la confédération, nouvelle y auront aussi des représentans. Tout cela ne sera pas simple. Les prétentions prussiennes peuvent d’ailleurs ça et là se heurter a des obstacles. Si le roi de Hollande refuse, comme on le dit, de placer ses possessions allemandes dans les cadres du système prussien, n’y a-t-il pas là en germe une autre question des duchés ? Heureusement ou malheureusement en ce cas la France ne serait pas éloignée de l’objet du litige. Un petit conflit parlementaire curieux comme un objet d’archéologie est la lutte qui s’établit entre la commission de la chambre et le ministère à propos de la demande du crédit extraordinaire de 60 millions de thalers destinés par moitié à solder les frais de guerre et à constituer l’ancienne réserve de la couronne de Prusse. La commission ne veut donner que la moitié du crédit, ce qu’il faut pour payer les dépenses de guerre ; elle refuse de reconstituer la réserve. Cette réserve est un morceau intéressant de curiosité historique ; c’est au trésor lentement amassé par le bizarre Frédéric-Guillaume Ier que son fils, le grand Frédéric II, attribue principalement Les premiers succès de son règne et la conquête de la Silésie. Dans cette première moitié du XVIIIe siècle, la possession d’un trésor de cette importance assurait à un souverain une grande supériorité sur ses adversaires ; elle lui donnait le nerf de la guerre. Depuis ce temps, la conservation d’un trésor a toujours été regardée à Berlin comme un élément essentiel de la grandeur prussienne. Avec les facilités de crédit de notre époque, un tel système de thésaurisation n’a plus d’utilité, et ne serait plus dans le cas de la Prusse qu’une superstition puérile. C’est ce que comprend la commission de la chambre populaire ; elle comprend aussi autre chose, elle sait que la couronne, dans une phase de lutte avec l’assemblée qui vote le budget pourrait, pendant un certain temps, au moyen de son trésor défier la chambre et faire prévaloir sa volonté contre une opposition du parlement, il lui parait non-seulement inutile, mais dangereux de laisser une telle arme aux mains de la couronne. C’est le motif de son refus. La chambre soutiendra-t-elle la commission, qui défend sa prérogative essentielle ? se montrera-t-elle aussi coulante que les ministres en ont témoigné l’espérance ? Si elle vote les conclusions de la commission, sera-t-elle frappée de dissolution, comme certains journaux berlinois l’en menacent ? Une dissolution semblable serait un plaisant incident. Nous nous apprêtons ainsi à observer la Prusse dans son travail intérieur, sans lui faire mauvais visage. Il n’est pas probable que la France lui crie : Holà ! tant que le cabinet de Berlin ne portera point ses visées au-delà du Mein.

La paix entre l’Autriche et l’Italie ne tardera certainement point à être conclue. Il est temps que ces deux états puissent consacrer toute leur attention à leurs affaires intérieures. On parle beaucoup de réformes du côté de l’Autriche ; cette puissance ne peut reprendre une force durable qu’à la condition de donner une satisfaction entière aux vœux d’autonomie ; des quatre groupes nationaux qui maintenant la composent, et de trouver le moyen de concilier dans le pouvoir central les intérêts communs de ces autonomies diverses. Il y a longtemps que la cour de Vienne cherche en tâtonnant à composer ce faisceau de nationalités ; elle pourra se consoler de ses revers si elle réussit dans sa nouvelle tentative. Quant à l’Italie, les difficultés qu’elle rencontre devant elle touchent moins au fond des choses ; elle a l’entière unité de race ; il lui reste à organiser son administration intérieure et ses finances. Les difficultés financières de l’Italie sont considérables sans doute, mais elles ne deviendraient inextricables que si un ministre maladroit cherchait des soulagemens temporaires dans des expédiens qui augmenteraient les charges de l’Italie et aviliraient son crédit. L’œuvre de la formation nationale est achevée ; que le gouvernement italien aborde l’organisation de ses finances par des mesures larges et solides en matière d’économies réalisées, de taxes publiques et d’appels au crédit, et l’Italie verra bientôt s’ouvrir pour elle une ère florissante. Nous avons bien le droit, nous Français, de former de tels vœux et de concevoir ces espérances au sujet de ce peuple à qui l’indépendance complète est désormais rendue. C’est la seule de nos entreprises contemporaines, — les Italiens ne s’offenseront point de cette parole, — qui ait réussi. Si nous ne nous trompons, le dernier acte du concours, que nous avons prêté à l’émancipation italienne n’est pas dépourvu d’un certain caractère de dignité simple. Après les tracasseries et les méprises mutuelles qui suivirent la publication de la note du Moniteur du 5 juillet, nous avons eu la chance de trouver enfin un dénouement heureux. Nous avons échappé au fracas inutile et vaniteux de l’envoi d’une escadre à Venise dont il ai été question un moment. C’est un simple général français qui, sans bruit et sans luxe d’état-major, va recevoir d’un général autrichien la remise de ces grandes places fortes et de ces villes renommées qui seront désormais le boulevard de l’indépendance italienne, et qui les transmet à son tour aux officiers du roi Victor-Emmanuel. Notre intervention au-delà des Alpes commencée par le mouvement des armées et le tumulte des batailles, ne pouvait se terminer d’une façon plus amicale et plus douce. L’imagination italienne devrait être frappée du caractère de cette scène ; les Italiens ne sauraient nous en vouloir du prix que nous avons attaché à être représentés par un seul général dans la formalité suprême de l’affranchissement de leur patrie. e. forcade.



UN TOURISTE EN PALESTINE.

S’embarquer à Marseille, relâcher à Malte ou à Messine, prendre à Alexandrie le bateau de correspondance qui dessert la ligne de Syrie et toucher terre à Jaffa. Voilà l’itinéraire qui vous mène en moins de quinze jours de Londres ou de Paris sur les côtes de la Palestine[1]. Les étapes en sont fixées d’avance avec la ponctuelle exactitude d’un service régulier qui ne laisse rien d’imprévu aux hasards du voyage : tout au plus, si la saison est défavorable, le touriste sera-t-il forcé de passer devant Jaffa sans s’y arrêter et de n’atterrir qu’à Saint-Jean-d’Acre, à l’ombre du Mont-Carmel ; mais à peine a-t-il mis le pied en Terre-Sainte qu’il peut prendre, s’il lui convient, les allures d’un voyageur de l’ancien temps. Au port de débarquement, ou de préférence à son passage par Alexandrie, il engagera un drogman qui se charge à prix convenu de fournir les chevaux et les bêtes de somme, les vivres et les tentes, en un mot tout ce qu’il faut pour voyager avec aise et commodité en un pays où il n’y a ni routes, ni voitures publiques, ni hôtelleries. Tout à la fois pilote et cicérone, cet homme organise une caravane, la dirige et la ravitaille, veille à tout, connaît les meilleurs lieux de halte en guide expert qui y est déjà passé plus d’une fois, s’entend au besoin avec les maraudeurs arabes auxquels il prendrait fantaisie de lever tribut sur les voyageurs qu’il patronne. Il sait associer les attrayantes fatigues d’une excursion à travers le désert avec la sécurité et le confortable des pays civilisés. Rien qu’à cette heureuse combinaison des mœurs patriarcales et des habitudes européennes, on devine que beaucoup d’Anglais visitent la Palestine. L’art de guider les voyageurs y est devenu une industrie.

En quel pays au monde plus qu’en Palestine s’accommoderait-on volontiers de ces pérégrinations lentes et vagabondes à travers monts et vallées ? Ce n’est pas là une contrée qu’on veut parcourir à vol d’oiseau ; la course rapide d’un chemin de fer ne laisserait que des regrets ; sur les coussins mal rembourrés d’une voiture, on craindrait de n’avoir qu’un coup d’œil négligent pour les points les plus remarquables de la route. À cheval et à petites journées, on savoure en détail les souvenirs que réveille chaque endroit de cette terre privilégiée. De la Méditerranée à la Mer-Morte, de Jérusalem à Samarie, il n’est pas une montagne, une fontaine ou un ruisseau qui ne se rattache en quelque point aux faits les mieux connus de l’histoire sacrée. Le paysage évoque ces souvenirs, l’imagination les complète. Les narrations bibliques redeviennent présentes à l’aspect des lieux qui en ont été le théâtre.

La Judée eut-elle toujours l’aspect misérable et nu qu’on lui voit aujourd’hui ? L’administration turque est-elle responsable de l’aridité du sol, de la pauvreté des villages, de l’incurie des habitans ? On est tenté de le croire en retrouvant, en certains endroits que leur situation protège contre les incursions des bédouins nomades, tels que la vallée de Nablous ou les jardins de Jaffa, de la verdure, des arbres, des cultures et des eaux abondantes. Il faut savoir gré du moins aux conquérans arabes d’avoir laissé subsister, — par insouciance, il est vrai, et non par culte du passé, — les vestiges de l’ancien temps qui avaient échappé aux ravages des premiers envahisseurs. Par malheur ce qu’il en reste ne suffit pas pour permettre de retrouver toujours les lieux où se passèrent tant de scènes immortelles. En plus d’un point la légende s’est substituée à l’histoire ; la superstition des siècles intermédiaires a consacré de douteux autels. Sauf les derniers actes de l’existence du Christ, il n’est pas un endroit dont on puisse dire avec certitude que le Sauveur s’y est arrêté. Il reste moins de traces encore de David et de Salomon, d’Abraham et de Jacob. Ici l’on a prétendu retrouver le tombeau d’Adam et celui de Melchisédech, ailleurs la pierre sur laquelle Jacob endormi vit en songe l’échelle qui conduisait au ciel ; en réalité les Juifs ignorent eux-mêmes le véritable emplacement du temple de Jérusalem.

Jérusalem est aujourd’hui comme au moyen âge le rendez-vous de nombreux pèlerins appartenant aux diverses communions chrétiennes. Les Grecs et les Russes s’y rencontrent avec les Portugais ; les Anglais y coudoient les Italiens. Prêtres ou laïques, catholiques ou dissidens, tous s’agenouillent dévotement en l’église du Saint-Sépulcre. À côté de ces pieux voyageurs que la ferveur religieuse conduit en Palestine, il est bon nombre d’intrépides érudits qui se proposent de reconstituer au moyen des livres sacrés la géographie de la Terre-Sainte. Nulle étude ne peut être plus attachante que de secouer la poussière d’un passé si vivace et de rechercher, la bible en main, sur le sol de la Judée les traces des grands événemens qui s’y accomplirent. Si les monumens sont en ruines, si les pierres en sont dispersées, la terre est encore ce qu’elle fut autrefois. La Mer-Morte et le lac de Tibériade ont conservé le même niveau ; les montagnes subsistent ; les fontaines et les puits, qui jouent un si grand rôle dans l’histoire sainte, sont autant de repères pour les explorateurs de notre époque. De telles investigations cependant seraient trop souvent interrompues faute de ressources suffisantes, si la munificence des associations ou de riches particuliers ne venaient en aide aux voyageurs isolés. C’est ainsi que l’on a vu il y a quelques années une expédition conduite aux alentours de la Mer-Morte par M. le duc de Luynes, et qu’il s’est formé en Angleterre pour l’exploration de la Palestine une société dont on peut attendre avec confiance les savantes recherches. Ces patientes études préparent aux touristes futurs des guides plus éclairés que les vulgaires cicérones de notre époque. Le plus modeste voyageur peut, s’il est doué d’un esprit critique, concourir pour sa faible part à élucider les problèmes géographiques de la Terre-Sainte. C’est un exemple digne d’être signalé qu’en donne M. Macleod dans le récit de ses excursions en Orient.


H. BLERZY


F. BULOZ

  1. Eastward, by Norman Macleod, one of her majesty’s chaplains ; London 1866.