Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1906

Chronique n° 1788
14 octobre 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre.


Bien que les vacances parlementaires touchent à leur terme, rien dans l’état de l’opinion ne révèle cette effervescence qui précède quelquefois la rentrée des Chambres. Le pays est calme, indifférent : la seule question que les journaux agitent est toujours celle de savoir comment se fera le divorce de l’Eglise et de l’État. Elle ne se présente même pas aux esprits avec un caractère aussi général ; elle se précise ou se rétrécit en un point unique : on se demande ce qu’il adviendra des biens ecclésiastiques. Si ce n’est pas la disposition la plus importante de la loi, c’est celle dont l’intérêt est le plus actuel. Nous en avons déjà parlé il y a quinze jours ; nous avons signalé la grande entreprise de M. Henri des Houx, et noté le fait qu’à Culey et à Puymasson les biens ecclésiastiques avaient été attribués par les conseils de fabrique à deux associations schismatiques. L’entreprise de M. des Houx n’a pas fait depuis lors de progrès appréciable, et nous continuons de croire qu’elle est destinée à un succès restreint. On ne connaît jusqu’à présent aucune association provenant de son initiative qui ait réussi à se faire adjuger les biens de la fabrique. Mais à Culéy et à Puymasson, la dévolution a été faite, et les journaux se sont livrés à ce sujet à de longues polémiques sur lesquelles il ne serait pas inutile de faire un peu de lumière, car elles sont restées assez obscures.

Il y a dans ces deux paroisses deux curés interdits : ils l’étaient avant la promulgation de la loi, et ils avaient été régulièrement remplacés. Mais ils se sont mis en état de rébellion contre leurs évêques, et ils y ont été soutenus par les conseils municipaux et par les conseils de fabrique. A Culey, on a rendu la vie impossible au nouveau curé qui, croyons-nous, a fini par se retirer. A Puymasson, il a ouvert une chapelle dans une maison où il célèbre les offices religieux. La population s’est divisée en deux camps, dont le plus nombreux appartient sans conteste au curé schismatique. Telle est la situation, et l’on comprend bien comment les choses se sont passées, les curés interdits étant d’accord avec les conseils municipaux et les fabriques n’ont pas eu de peine à former des associations cultuelles, et à obtenir la dévolution des biens à leur profit.

C’est précisément parce qu’il craignait des faits de ce genre, et qu’il n’avait confiance, pour les empêcher, ni dans les dispositions de la loi, ni dans la juridiction du Conseil d’État, que le Saint-Père a condamné si durement les associations cultuelles. La loi, d’après lui, n’est pas assez claire ; elle ne vise pas avec une précision suffisante la hiérarchie ecclésiastique dont les associations doivent respecter l’autorité ; et quant au Conseil d’État, composé de magistrats révocables, il a montré par des tergiversations encore récentes qu’il était, non pas un tribunal indépendant, mais un simple instrument politique entre les mains de ministères mobiles eux-mêmes et changeans. Ces préoccupations, le Pape vient de les continuer en personne dans une conversation avec un rédacteur du Gaulois. A une question qui lui était posée sur le sens véritable du passage de l’encyclique Gravissimo qui exige « une assurance certaine et légale que la divine constitution de l’Église, les droits immuables du Pontife romain et des évêques comme leur autorité sur les biens nécessaires à l’Église, particulièrement sur les édifices sacrés, seront irrévocablement en pleine sécurité » dans les associations cultuelles, à cette question très nette, Pie X a répondu non moins nettement : « Il faut entendre par assurance certaine et légale celle qui présenterait le seul caractère de certitude et de légalité que puisse donner à un acte de sa vie politique un gouvernement représentatif, c’est-à-dire celle qui prendrait sa force dans une décision de la Chambre et du Sénat. L’interdiction, a-t-il ajouté, restera absolue tant que la Chambre et le Sénat n’auront pas apporté à la loi de séparation, contraire à la doctrine catholique, une modification nécessaire. »

Le Saint-Père ne s’était pas encore expliqué en termes aussi catégoriques. Son caractère commence à être connu : quand il a pris un parti, il s’y tient. Ce serait aller au-devant d’une déception nouvelle que de croire à un changement quelconque, ou même à une atténuation dans l’attitude qu’il a adoptée. A ceux qui expriment la crainte que L’Église de France ne soit mise dans une situation très difficile, le Pape répond qu’il n’a pas dépendu de lui d’éloigner d’elle ce calice, « Ce n’est pas moi, dit-il, qui ai condamné la loi, c’est le Christ. » Et un peu plus loin : « La Providence décidera de l’avenir et fixera les conséquences humaines d’une résolution prise suivant la volonté de Dieu. J’attends que la Providence manifeste son dessein. » A cela il n’y a rien à répondre, sinon que le Pape place sa confiance très haut. Les catholiques doivent se conformer à sa volonté, et suivre docilement ses instructions : toutefois, il ne leur est pas interdit d’user de tous les moyens humains à leur disposition pour détourner, s’il est possible, les dangers immédiats dont ils se sentent menacés. Ceux qui appartiennent au monde politique n’ont pas le moindre doute sur l’impossibilité radicale d’obtenir, en ce moment, que la loi soit modifiée dans un sens favorable aux désirs du Saint-Père. Il y a dans le Parlement une intransigeance qui défie toutes les autres, et ne pliera pas davantage. On aura beau dire que l’amendement à voter est peu de chose, qu’une courte phrase, que quelques mots en rempliraient l’objet ; on n’obtiendra rien de tel, et il faudrait ne pas connaître nos Chambres actuelles pour concevoir une espérance contraire. De deux choses l’une : ou la loi restera ce qu’elle est, ou elle sera aggravée. Nous choisissons naturellement le premier terme de l’alternative ; nous demandons que la loi reste ce qu’elle est, mais qu’elle soit du moins appliquée dans son esprit et dans sa lettre, et c’est ce que demandent avec nous des catholiques particulièrement qualifiés, comme M. Denys Cochin. M. Cochin a annoncé que, dès la rentrée de la Chambre, il interpellerait le ministre des Cultes sur l’application de la loi. Il ne sera pas le seul. D’autres interpellateurs s’apprêtent aussi à porter la question à la tribune et à la traiter dans les sens les plus divers. Nous saurons — peut-être — alors à quoi nous en tenir sur les résolutions du ministère : pour le moment, nous n’en savons rien du tout.

Le Journal officiel du 25 septembre a annoncé que les biens des fabriques de Culey et de Puymasson avaient été attribués aux associations cultuelles de ces localités, « publication faite, dit-il, en exécution de l’article 4 du décret du 16 mars 1906, et sous réserve du recours prévu par l’article 15 de ce décret. » Rien de plus : on ne sait donc pas ce que le ministre pense de la légalité d’un pareil acte. La publication au Journal officiel donne à croire qu’il ne la conteste pas : peut-être aussi a-t-il voulu par là donner à qui de droit l’occasion de le faire. Malheureusement il n’y a pas et il n’y aura pas d’associations cultuelles catholiques pour remplir cet office. Tant pis, pense sans doute le gouvernement, et c’est ce que les journaux radicaux et socialistes disent tout haut, tant pis pour l’Église de France si le Pape l’a désarmée ! S’il y avait des associations catholiques, elles introduiraient un recours au Conseil d’État, et celui-ci ne manquerait pas de leur donner raison, car le caractère schismatique des associations de Culey et de Puymasson n’est pas contestable. Mais un droit devient caduc lorsqu’il n’y a personne pour le soutenir, et ici il n’y a personne. A quoi M. Denys Cochin répond aussitôt : Pardon, il y a le gouvernement lui-même, le gouvernement qui est chargé de veiller à l’exécution régulière de la loi, et qui, non seulement peut, mais doit le faire en l’absence de tout autre intéressé.

La thèse de M. Cochin nous parait irréfutable. La tribune n’étant pas encore ouverte, il l’a développée par avance dans des lettres au Figaro et au Temps, et il n’a pas eu de peine à prouver que M. le ministre des Cultes lui-même, à supposer qu’il ait changé d’avis, partageait encore le sien il y a quelques semaines. En effet, dans une circulaire qu’il leur adressait le 31 août, M. Briand écrivait aux préfets : « Toute association cultuelle, même légalement formée, n’est pas apte à recevoir les biens d’un établissement ecclésiastique. Pour avoir qualité à cet effet, elle doit remplir les conditions voulues par l’article 4. » Et on ne peut pas dire que M. le ministre des Cultes énonçait platoniquement ici un simple principe, sauf à laisser à d’autres le soin de l’invoquer. Il comprenait autrement son devoir. D’abord il interdisait aux préfets de se prononcer eux-mêmes sur des cas qui échappaient à leur compétence : mais c’était pour les réserver à la sienne. Il enjoignait aux préfets de lui envoyer tous les renseignemens nécessaires pour qu’il pût « vérifier directement la validité des associations cultuelles. » Si les mots ont un sens, et ils en ont certainement un sous sa plume, à cette date du 31 août, M. Briand se regardait comme tenu par sa fonction de prendre toutes les initiatives utiles dans l’intérêt de la loi. Il a certainement reçu de ses préfets les dossiers qu’il leur avait demandés ; il les a feuilletés, il les a lus ; comment n’a-t-il pas reconnu tout de suite que ceux des associations de Culey et de Puymasson n’étaient pas complets ? Il leur manquait une pièce essentielle, indispensable, celle qui devait prouver qu’elles remplissaient ces « conditions voulues par l’article 4, » seules capables de leur donner qualité pour recevoir les biens des fabriques. Dès lors, le devoir strict de M. le ministre des Cultes était de saisir le Conseil d’État de l’affaire. Quand même il n’aurait pas été obligé de le faire dans l’intérêt des associations cultuelles qui peuvent encore se former d’ici au mois de décembre 1907, il l’était dans l’intérêt des communes dont il est le tuteur, et qui sont appelées à recueillir éventuellement après ce délai des biens tombés en déshérence. Pourtant M. le ministre des Cultes s’est abstenu ; il n’a fait aucun mouvement ; il s’est contenté d’une publication à l’Officiel. Pourquoi ?

Si c’est seulement pour effrayer le Vatican sur les conséquences de son attitude, et lui montrer qu’à défaut d’associations autorisées par lui, les biens ecclésiastiques seront attribués à d’autres, il fait fausse route. Le Vatican ne peut tirer qu’une conclusion de ces incidens de Culey et de Puymasson. C’est que les faits justifient ses défiances, soit contre l’insuffisance de l’article 4, soit contre la mauvaise foi du gouvernement ; — et l’Osservatore romano n’a pas manqué de le remarquer. Il est fâcheux qu’on lui en ait fourni le prétexte. Si le ministère désire sincèrement que l’application de la loi devienne possible, comment n’a-t-il pas vu dans les incidens de Culey et de Puymasson une occasion excellente de montrer que les inquiétudes de Rome ne sont pas fondées ? La discussion de la loi a pu inspirer des craintes au Saint-Siège sur les arrière-pensées de certains orateurs, qui semblaient enclins à préparer et à favoriser des schismes. S’il ne partage pas leurs vues, — et nous sommes porté à le croire, — l’intervention du gouvernement auprès du Conseil d’État en aurait fourni la preuve éclatante. Peut-être a-t-il craint qu’elle ne le fût trop ! Quant à l’arrêt du Conseil d’État, pouvait-il être douteux ? La non-conformité des associations de Culey et de Puymasson à l’article 4 de la loi est évidente. Leur dossier contient peut-être toutes les autres pièces exigées par la loi : il y en a toujours une qui fait défaut, celle dont nous parlions plus haut et qui atteste ou devrait attester qu’elles sont conformes aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice. Ces associations sont d’accord avec un curé ; soit ! mais ce curé l’est-il lui-même avec l’évêque ? Non. Dès lors, l’arrêt est écrit d’avance. Le gouvernement pouvait donc, s’il l’avait voulu, apporter, dans le débat qui se poursuit devant l’opinion, la démonstration manifeste qu’il ne mérite pas, et que le Conseil d’État ne mérite pas plus que lui les soupçons qu’on entretient contre eux. Malheureusement, il ne l’a pas voulu.

Mais que veut-il ? A dire vrai, il ne semble pas le bien savoir. Le langage de ses membres est contradictoire, comme celui de la presse qui le soutient, La note officielle, celle qui reparaît dans les journaux les lendemains de Conseil des ministres, est que la loi sera appliquée intégralement, et nous voudrions en somme qu’il en fût ainsi. Par malheur, quand nos ministres parlent, il leur arrive de tenir sur ce point des propos très différens.

C’est ce qui est arrivé, par exemple, à M. Clemenceau dans le discours qu’il a prononcé le 30 septembre à La Roche-sur-Yon, et à M. Sarrien dans celui qu’il a prononcé à Louhans. Celui de M. Clemenceau n’était certainement pas improvisé : il a été communiqué à un journal et publié par lui avant d’avoir été prononcé. Nous en négligeons la partie descriptive. M. Clemenceau rentrait dans son pays natal en triomphateur. Ses souvenirs d’enfance lui sont revenus à la mémoire, ont avivé son imagination, ont donné à sa parole une émotion inaccoutumée. Ce Vendéen a parlé à d’autres Vendéens dans un langage très pittoresque. Il s’est plu à retracer à sa manière la vieille histoire de sa province. Tout cela sans doute était intéressant pour les compatriotes de M. Clemenceau, mais un peu moins pour les autres Français. On attendait surtout l’orateur à ce qu’il dirait de la loi de séparation, ou plutôt de la manière dont elle serait appliquée, car ce qu’il pensait de la loi, on le savait d’avance. Il en a très vivement critiqué autrefois plusieurs dispositions ; mais, finalement, il s’est incliné par discipline républicaine, et a voté dans son ensemble une réforme qui ne lui plaisait qu’à demi. Ce ne sont pas seulement les catholiques qui se courbent devant une autorité suprême : l’esprit de parti fait aussi ce miracle. C’en est un que la docilité d’un homme aussi naturellement indépendant, nous allions dire indiscipliné, que M. Clemenceau. Il a donc pris à La Roche-sur-Yon la défense de la loi ; il en a montré tous les avantages pour l’Église, avantages que nous sommes loin de contester, les ayant nous-mêmes plus d’une fois énumérés ; et il a conclu en ces termes : « Je vois qu’on cherche de part et d’autre à prévoir l’action du gouvernement républicain. Quoi de plus simple ? Rome refuse une loi de privilège faite à son profit. Elle dit : tout ou rien. Le temps est passé où elle avait tout. Elle devra se contenter aujourd’hui du droit de tout le monde, du régime de la liberté. Nous vous offrions des privilèges. Vous les repoussez superbement. N’en parlons plus. On nous demande de causer, d’entrer en négociations. De négocier avec qui ? Avec une puissance étrangère ! On nous demande de causer de quoi ? Des droits de la France ! Il n’y a pas de puissance étrangère sur le sol français. » Singulière argumentation ! Si M. Clemenceau a conservé sa parole vive et tranchante, sa pensée, sans doute à cause des circonstances, a perdu quelque chose de sa clarté. Nous n’insisterons pas sur ce qu’il y a d’imprévu dans l’espèce d’horreur qu’il éprouve à négocier avec une puissance étrangère, et à causer avec elle des droits de la France. Avec qui et sur quoi négocie-t-on d’ordinaire, si ce n’est avec une autre puissance, et sur des droits qu’on cherche à mettre d’accord avec les siens ? Mais passons. Si la papauté avait la moindre puissance matérielle, M. Clemenceau en parlerait autrement. Ce passage de son discours est négligeable ; celui qui précède a plus d’intérêt pour nous. Mais que veut-il dire ? M. Clemenceau semble faire bon marché de la loi de séparation, et consentir assez cavalièrement à ce qu’il n’en soit plus question, puisqu’il s’écrie : « N’en parlons plus ! » Il propose le retour au droit commun. C’est le système de M. Jaurès ; est-ce celui du gouvernement ? On aimerait aie savoir. Le jour même où M. Clemenceau parlait à La Roche-sur-Yon avec tant de pompe et de cérémonie, et, à ce qu’on assure, au milieu d’applaudissemens frénétiques, M. Sarrien, qui n’est que président du Conseil, s’exprimait plus modestement à Louhans. « Nous sommes décidés, disait-il, à assurer l’exécution de la loi sans faiblesse : nous ne voulons pas de persécution religieuse, mais nous ne voulons pas non plus la soumission de l’État devant les sommations impérieuses de l’Église. » Ainsi M. Sarrien est pour l’application de la loi, et M. Clemenceau est pour le droit commun. Comprendra qui pourra, parmi tant de contradictions, la vraie pensée du gouvernement, à supposer qu’il en ait une. Nous craignons qu’il n’en ait plusieurs, ce qui embrouille.

M. Clemenceau doit prononcer prochainement un nouveau discours, et, comme il s’adressera cette fois à ses électeurs du Var, peut-être, dût le pittoresque y perdre, s’abandonnera-t-il moins à ses souvenirs de jeunesse et tiendra-t-il un langage plus exclusivement politique. En attendant, nous restons dans le vague. M. Briand, qui avait beaucoup parlé après l’encyclique Gravissimo, s’est aperçu depuis que le silence était d’or : il ne dit plus rien, et sans doute il réfléchit. La plupart de nos ministres imitent cette réserve. Seul, M. Clemenceau semble être dans le cabinet le ministre de la parole ; mais après qu’il a parlé, on se demande ce qu’il a dit. Jusqu’à ce jour, le gouvernement a espéré qu’il aurait des associations cultuelles. Celles de Puymasson et de Culey sont, si l’on veut, un beau début ; mais il est à craindre que la suite n’y réponde pas. M. des Houx promet toujours, et ne donne rien. Peut-être parviendra-t-on à susciter quelques douzaines d’associations schismatiques aux yeux de l’Église, et irrégulières aux yeux de la loi. On en cite déjà quatre ou cinq. Après ? Nous voudrions savoir ce qu’on fera après, et c’est ce sur quoi on reste muet. Cependant, dès aujourd’hui, le gouvernement ne peut plus s’y tromper : il n’y aura pas d’associations catholiques. Il faut en prendre son parti et se demander ce qu’on fera en conséquence. On ne veut pas négocier ; on ne veut pas modifier la loi ; on ne veut pas de persécution religieuse ; on veut, comme dit M. Sarrien, « l’Église libre dans l’État souverain. » Tant qu’on s’en tiendra aux mots, on les arrangera, on les torturera, on leur fera dire le contraire de ce qu’ils signifient, sans s’apercevoir qu’on entasse les contradictions et les contresens. Mais les choses ont une substance plus résistante. Elles ne se laissent pas traiter et manipuler aussi arbitrairement. Nous sommes convaincu que la force qui est en elles finira par l’emporter sur les maladresses et la mauvaise volonté des hommes. C’est seulement la période transitoire qui nous inquiète.

Elle pourra être longue, agitée, turbulente : elle n’est pour le moment que trouble et obscure. Il est possible que le gouvernement aille à l’application de la loi sans plan arrêté, au hasard des circonstances, à la dérive, et c’est sans doute ce qui pourrait arriver de pis. Attendons le débat des Chambres. Peut-être nous éclairera-t-il. Peut-être aussi, après beaucoup de discours, le gouvernement se contentera-t-il de dire qu’il appliquera la loi sans faiblesse et sans violence, et la Chambre lui votera-t-elle un ordre du jour où elle l’investira de sa confiance pour appliquer la loi sans violence et sans faiblesse. Alors, nous en saurons tout juste autant qu’aujourd’hui.


La situation ne se modifie guère en Russie ; mais c’est déjà beaucoup qu’elle se prolonge sans s’aggraver. Il y a sans doute un peu de lassitude dans tous les partis : le gouvernement en profite pour continuer son œuvre qu’on voudrait appeler une œuvre de pacification. Mais ce n’est pas tout à fait le mot propre. La pacification vraie se fait dans les esprits, et M. Stolypine se borne pour le moment à remettre de l’ordre dans les choses. Nous ne le lui reprochons pas : c’est par là qu’il faut commencer, et le sentiment général est que M. Stolypine est sincère lorsqu’il promet pour la suite ce qu’on a appelé autrefois chez nous le couronnement de l’édifice, c’est-à-dire un certain régime constitutionnel et une certaine liberté. Qu’il emploie contre le désordre les seuls moyens propres à le faire disparaître ou à l’atténuer, on ne peut pas non plus lui en faire un grief. Il a déjà obtenu quelques résultats, fort incomplets sans doute, mais qui permettent d’augurer un peu mieux de l’avenir. La nouvelle Douma se réunira au mois de février prochain. Tout le monde y compte. Nul ne met en doute la bonne foi du gouvernement. Aussi commence-t-on partout à se préparer aux élections. C’est ce que nous avions conseillé de faire dès la dissolution de l’ancienne Douma : n’est-ce pas aussi ce qu’entendait sir Henry Campbell Bannermann lorsqu’il prononçait, sans aucune arrière-pensée désobligeante pour le gouvernement russe, cette parole d’espérance et d’encouragement : « La Douma est morte, vive la Douma ! »

L’activité électorale se manifeste par des réunions de parti. Elles ne peuvent pas avoir lieu en Russie sans l’autorisation du gouvernement, qui l’accorde ou la refuse suivant que ceux qui la demandent lui plaisent ou lui déplaisent. Il l’a accordée aux Octobristes, ce qui signifie qu’il les considère comme un parti de gouvernement et il l’a refusée aux Constitutionnels-démocrates, aux Cadets, ce qui signifie qu’il porte sur eux un autre jugement. Les Cadets étaient le groupe le plus important de la dernière Douma. On les accuse d’avoir commis beaucoup de fautes, et, en effet, ils en ont commis d’assez lourdes ; mais il serait injuste de ne pas leur tenir compte d’une inexpérience parlementaire dont ils n’ont pas été les seuls à donner des marques, et aussi de l’attitude hostile et rogue que le gouvernement a eue tout de suite à leur égard. Les choses auraient pu tourner autrement si, de part et d’autre, on n’avait pas pris le parti vraiment absurde de s’ignorer publiquement et de se combattre sournoisement. Il n’y a de gouvernement possible que par une entente entre les pouvoirs publics : on l’a trop oublié en Russie. Mais tout cela appartient déjà au passé : la question d’aujourd’hui est de savoir ce que sera demain. Le gouvernement, comme les partis, se prépare aux élections. Il ne peut pas modifier la loi électorale, ce qui est peut-être regrettable ; mais les lois constitutionnelles le lui interdisent. En conséquence, tout son effort s’applique à soutenir ou à combattre certains partis, et il s’est donné particulièrement pour tâche de combattre les Cadets. Il ne leur a peut-être pas fait plus de mal qu’ils ne s’en sont fait à eux-mêmes : pourtant il leur en a fait et il continue de leur en faire autant qu’il peut. Comment pourrions-nous, à la distance où nous sommes, et au milieu de la confusion des événemens, pressentir les résultats de cette tactique ? Nous ne l’essaierons pas : mais n’est-il pas fâcheux que les hostilités aient pris un ? caractère aussi tranché ? De la part du gouvernement, il y a sans doute le désir de justifier la dissolution de l’ancienne Douma en combattant, et, s’il le peut, en écrasant le parti qui y a joué le rôle principal. Et, de la part des Cadets, il y a la préoccupation naturelle, puisqu’on coupe tous les ponts avec eux et qu’en les accusant d’avoir pactisé avec le parti révolutionnaire on les pousse vers ce parti, de prouver, eux aussi, qu’ils ont eu raison, et que toute entente avec le gouvernement était impossible. Si les Cadets sortent vainqueurs des élections, l’action du gouvernement contre eux aura été dangereuse. S’ils en reviennent décimés, il n’est pas sûr que le gouvernement ait à se féliciter beaucoup plus de sa victoire. Par qui, en effet, les Cadets auront-ils été remplacés ? Si c’est par des socialistes, comme il y a lieu de le craindre, où sera l’avantage ?

Quoi qu’il en soit, les Cadets, ne pouvant pas se réunir dans la Russie proprement dite, l’ont fait pour la seconde fois en Finlande. Après la dissolution de la Douma, ils avaient couru à Viborg ; ils sont allés cette fois à Helsingfors. On sait que la Finlande, profitant habilement des circonstances, s’est insurgée sur le flanc de la Russie. Elle a obtenu par là que sa constitution propre devînt une réalité, et sa constitution lui assure une autonomie à peu près complète. Elle entend la conserver : aussi ne verrait-elle sans doute pas d’un œil très favorable les partis d’opposition quasi révolutionnaire venir de Russie chez elle pour y préparer leurs campagnes, s’ils n’y mettaient une certaine discrétion. Qui sait ce qui arrivera demain ? Le gouvernement peut reprendre le dessus, et il ferait alors expier à la Finlande sa condescendance envers les révolutionnaires. D’autre part, les révolutionnaires peuvent l’emporter, et par conséquent ont droit aussi à des ménagemens. Le résultat de ces hypothèses en sens inverse n’est pas mauvais : la Finlande reste ouverte aux Cadets, mais ils sentent eux-mêmes qu’ils doivent s’y montrer modérés. Ils ne l’avaient pas fait à Viborg, et l’opinion finlandaise ne leur avait pas été bienveillante. Ce n’est cependant pas pour ce motif que, menacés de dissolution par la police, ils ont dû bâcler leur manifeste et se disperser au plus vite. Au plus fort de leur désarroi, ils s’étaient réunis dans une place de guerre placée sous l’autorité militaire russe, et ils pouvaient d’autant moins y trouver un refuge tranquille que des représentans de partis encore plus avancés s’étaient joints à eux. Leur séjour à Viborg a donc été très écourté.

Le manifeste qu’ils y ont signé leur cause aujourd’hui quelque embarras. Ils n’osent pas le désavouer, ce qui s’explique : ils feraient mieux, toutefois, d’en parler moins. Quoi qu’ils en disent, le document a un caractère révolutionnaire. La dissolution de la Douma était, de la part du gouvernement, un acte brutal et maladroit, mais non pas anticonstitutionnel. Contre un acte pareil, il était légitime de protester : il ne l’était pas d’inviter les citoyens à y répondre par le refus de l’impôt et du service militaire. L’invitation n’a eu d’ailleurs aucun effet : elle a donné seulement au ministère un nouveau grief contre les Cadets. Néanmoins, ils ne croient pas pouvoir déposer — théoriquement — une arme qui s’est montrée aussi inefficace et ils ont commencé à Helsingfors, par la fourbir et par la brandir comme une menace ; mais ils ont ajouté aussitôt que cette menace n’était que pour plus tard, et qu’ils renonçaient à l’exécuter immédiatement. Ils en ont même donné assez ingénument la raison, en avouant qu’ils ne seraient pas suivis s’ils conseillaient le refus du service militaire et de l’impôt. Alors ? N’aurait-il pas mieux valu oublier, afin de le faire oublier, le manifeste de Viborg, et publier un manifeste d’Helsingfors qui aurait été une œuvre originale et inédite ? Les Cadets en ont jugé autrement : peut-être se sont-ils trompés. On continuera de les accuser de ne s’être pas affranchis des partis révolutionnaires, et même de ne pas pouvoir le faire à la veille des élections : et l’accusation ne sera pas sans quelque vraisemblance.

Nous avons dit que le manifeste de Viborg n’avait pas eu plus d’effet qu’un coup d’épée dans l’eau, ce qui d’ailleurs est fort heureux. Personne n’a refusé le service militaire, et l’impôt direct est rentré comme auparavant. Les Cadets cherchent aujourd’hui un moyen de s’opposer aux impôts indirects, ce qui peut s’appeler jouer la difficulté ! S’ils réussissent à empêcher les populations rurales de boire de l’alcool, le coup qu’ils auront porté au budget sera largement compensé par l’immense bienfait qu’ils auront rendu à la nation. Mais ce sont là des projets chimériques. En réalité, s’il y a eu beaucoup d’agitations à la surface, le fond du pays en a beaucoup moins subi le contre-coup qu’on ne pourrait le croire. C’est même un spectacle singulier, imprévu, déconcertant, que nous offre la Russie : il serait impossible dans nos gouvernemens occidentaux plus fortement centralisés. Sur toute la surface du territoire, on assiste à des incidens anarchiques avec lesquels nous aurions beaucoup de peine à vivre. Ce sont des assassinats, des pillages, des incendies incessans ; et, tout à côté, le gouvernement continue de fonctionner, c’est-à-dire de gouverner, et l’administration d’administrer, comme si le gouvernement et l’administration opéraient dans une sphère et si le pays se mouvait dans une autre. Comment expliquer ce phénomène ? L’immensité de la Russie, la diversité des races qui l’habitent, une solidarité entre elles moins étroite qu’ailleurs, la localisation des gouvernemens provinciaux, empêchent sans doute à ces accidens d’être sentis au centre aussi gravement qu’ils le seraient dans des pays dont le système nerveux est mieux établi. Ces accidens restent des accidens, quelque nombreux qu’ils soient ; ils ne produisent pas cette modification générale de l’organisme que les médecins appellent une diathèse. C’est ce qui aide la Russie à traverser une épreuve qui est sans doute très redoutable pour elle, mais qui le serait encore plus pour tout autre pays. Le gouvernement n’est pas atteint par le mal ambiant, ou du moins il l’est peu. Ses ressources propres ne sont pas sensiblement entamées. Et quand nous parlons du gouvernement, ce n’est pas assez dire. Malgré les grèves, l’industrie russe continue de produire, et le commerce de trafiquer ; les finances même ne sont pas compromises. Ce qui reste grave, c’est l’état des campagnes, où la crise agraire ne peut être conjurée que par des mesures d’ensemble prises très largement. La crise politique n’est pas sans remèdes, pourvu toutefois que le gouvernement ne recommence pas avec la nouvelle Douma les fautes qu’il a commises avec l’ancienne, et pourvu aussi, ce qui malheureusement est plus difficile encore à obtenir, que les partis modérés montrent plus de courage à rester modérés, au lieu de, lutter de défiance et d’intransigeance avec les partis révolutionnaires, socialistes et anarchistes.

Pour le moment, on ne peut rien dire de décisif sur l’état de la Russie. La préoccupation dominante est celle des élections. La seule chose certaine, c’est qu’aucun gouvernement n’est possible avec une assemblée où il n’y a pas un puissant parti gouvernemental : or dans l’ancienne Douma il n’y en avait pas, soit qu’on n’ait pas su le dégager, soit qu’il n’ait pas su se dégager lui-même des élémens confus où il a fini par rester enseveli. Le secret de l’avenir est de savoir si on sera, avec la prochaine, plus habile ou plus heureux.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.