Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1906

Chronique n° 1789
31 octobre 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre.


Nous avons fait un grand pas depuis quinze jours : M. Clemenceau est devenu président du Conseil, et il a formé un ministère. Que les temps sont changés ! Qui aurait dit, qui aurait cru, que M. Clemenceau devait arriver un jour à ce sommet du pouvoir d’où il a précipité tant d’autres ? Le caractère même de son esprit, qui est tout d’opposition et de démolition, ne semblait pas l’y prédestiner. Certaines circonstances l’en avaient encore éloigné. Sa barque, violemment battue par l’orage, avait été emportée loin du port par la fureur des courans contraires. Mais tout s’oublie en France. M. Clemenceau a laissé le temps faire son œuvre. La tribune lui étant fermée, il s’est armé de la plume du journaliste. Quand il est enfin rentré dans le monde parlementaire, non plus par la Chambre, mais par le Sénat, il n’a pas tardé à y reprendre une place très en vue. Cependant, même alors, personne ne s’attendait à ce qu’il devint ministre. Il l’est devenu avec M. Sarrien, et, à partir de ce moment, tout l’a servi, des élections heureuses qui ont été faites sous lui, l’effacement du président du Conseil, le silence et l’inertie de la plupart de ses collègues, ses libres allures, sa confiance en lui-même, sa hardiesse, sa volonté. Lui seul se montrait ; lui seul parlait ; lui seul s’offrait. Comment s’étonner qu’on se soit tourné vers lui lorsque M. Sarrien a donné sa démission ? Tous les autres s’abandonnaient eux-mêmes, se dérobaient, s’esquivaient. Enfin M. Clemenceau était le candidat de la presse, à laquelle il plaît pour la facilité de son abord, sa bonne humeur et ses bons mots. Un mouvement d’opinion, très artificiel sans doute, mais en apparence assez vif, s’est produit en sa faveur ; et voilà comment, dans un pays qui ne croit plus à rien, indifférent, oublieux, imprévoyant, il s’est trouvé être ce que le peuple appelle l’homme du jour, mot d’ailleurs inquiétant, car il ne comprend pas l’avenir.

M. Sarrien a donné sa démission pour des motifs de santé : il l’a affirmé, et nous n’avons aucune raison d’en douter. Mais peut-être sa santé aurait-elle eu moins d’exigences, si la politique ambiante n’avait pas eu les siennes auxquelles il ne pouvait plus suffire. Il faut une main et une tête très fermes pour conduire un attelage dont M. Clemenceau fait partie, et M. Sarrien n’avait plus ni l’une ni l’autre. Tout lui échappait, même dans son entourage immédiat : on a pu en juger par la disgrâce d’un de ses directeurs qui lui faisait signer des papiers sans les lui faire lire. Quand on en est là, le mieux évidemment est de prendre sa retraite. Celle de M. Sarrien n’en a pas moins été un accident fâcheux au moment où elle s’est produite. L’homme est personnellement estimable et bienveillant. S’il a les idées de son parti, qui est aujourd’hui le parti radical-socialiste, il n’en a pas le tempérament sectaire. Aussi son action, malheureusement très faible, s’exerçait-elle dans le sens de la modération. Enfin il rendait un service plus considérable qu’on ne l’a cru rien qu’en occupant la présidence du Conseil, parce qu’il empêchait un autre de la prendre, et il y a des momens dans l’histoire où il faut savoir se contenter du moindre mal. M. Sarrien n’était qu’un tampon, mais il en était un. Les chocs en passant à travers lui étaient moins rudes. Les résolutions prises s’exécutaient mollement, ce qui était un avantage, puisqu’elles étaient généralement mauvaises. A la place du tampon, nous avons aujourd’hui une machine tout en acier : on verra la différence.

M. Clemenceau a fait précéder son accession au pouvoir d’une campagne oratoire dont nous avons reproduit, il y a quinze jours, les premiers échos. Il n’avait encore parlé, alors, que dans son pays natal, la Loire-Inférieure. Depuis, il s’est rendu dans son pays électoral, le Var, où il s’est épanché en discours pendant cinq jours consécutifs du matin au soir, tantôt à un endroit, tantôt à un autre, se répétant quelquefois, mais continuellement en verve et se livrant à toutes les fantaisies qui lui passaient par l’esprit. A l’entendre, on n’aurait pas cru qu’il se préparait à assumer des responsabilités si délicates. Les mots à l’emporte-pièce, les facéties, les drôleries coulaient à pleins bords dans le torrent de sa parole. On n’avait pas le temps de s’y arrêter, tant ils se succédaient vite. Ces fusées tombaient d’ailleurs où et sur qui elles pouvaient. En veut-on un exemple ? Voici comment M. Clemenceau a parlé du Pape. Après avoir dit que, vieux partisan de la séparation de l’Eglise et de l’État, il avait longtemps désespéré de la voir réalisée avant de mourir : « Mais il y avait, s’est-il écrié, un collaborateur sur qui je n’avais pas compté et à qui il est temps de rendre justice : c’est un homme excellent, connu dans l’univers entier sous le nom de Pie. » Les comptes rendus rapportent que ces accès de gaîté eurent grand succès auprès de l’auditoire. Les discours de M. Clemenceau en sont émaillés ! Parlant des évêques, il s’est plu à les qualifier, et même avec récidive, de « fonctionnaires de l’étranger, » mot qui a rempli de joie les journaux radicaux-socialistes, et qu’il ne faut peut-être prendre, ni au tragique, ni au sérieux. Admirera qui voudra cette éloquence. L’accent boulevardier qui y règne peut faire merveille en province, surtout dans l’Extrême-Midi ; et en somme M. Clemenceau, parlant à ses électeurs, sait mieux que nous le langage qui leur convient. Mais, certes ! ce n’est pas celui d’un homme d’État qu’il a tenu, et il aurait dû songer qu’on l’entendrait ailleurs que dans le Var. Mais n’y a-t-il pas songé ? N’en a-t-il pas pris hardiment son parti, et, même, ne l’a-t-il pas fait exprès ? Au moment de gravir le pouvoir, n’a-t-il pas tenu à montrer qu’il n’avait pas changé ? Tel il était autrefois, tel on le retrouve, vif, léger, caustique, tranchant, sacrifiant tout à un trait d’esprit, et donnant l’impression un peu mélancolique à son âge qu’il y a des hommes qui ne mûrissent jamais.

Pourtant, — et cela devait faire dresser l’oreille, — M. Clemenceau a parlé de quelqu’un avec un profond respect : c’est de M. Sarrien. Le bruit avait couru, et il l’avait recueilli avec un étonnement douloureux, qu’il voulait le remplacer, lui, M. Clemenceau. C’était bien mal le connaître ! Il était à cent lieues d’avoir une pensée pareille, et M. le président du Conseil pouvait compter sur son concours absolu, dévoué, reconnaissant. On a su depuis par lui-même que M. Sarrien avait depuis quelque temps déjà fait part à M. le Président de la République et au conseil des ministres de sa ferme résolution de se retirer. Cette certitude ajoutait presque de l’onction à la parole de M. Clemenceau. Nous ne voulons pas dire par là qu’il jouait une comédie à l’égard de M. Sarrien ; non ; mais il espérait rendre la transition plus facile d’un cabinet à l’autre, en laissant croire que l’accord le plus parfait n’avait pas cessé de régner entre lui et ses collègues. Telle a été, au premier abord, l’indication donnée à la presse officieuse. La conséquence à en tirer était claire. Si M. Sarrien s’en allait uniquement parce qu’il était malade, et si d’ailleurs il n’y avait aucune divergence d’opinion entre les ministres, la solution de la crise était des plus faciles : il suffisait de trouver un équivalent parlementaire de M. Sarrien et de le mettre à sa place au ministère de la Justice. Est-ce bien là ce que voulait M. Clemenceau ? Se proposait-il vraiment de ne changer qu’une personne dans le Cabinet, et comptait-il assez sur son ascendant personnel pour lui imprimer son propre caractère et en faire, quand même, un cabinet Clemenceau ? On a quelque peine à le croire : en tout cas, les choses ont tourné autrement. A peine M. Sarrien disparu, son ministère s’est décomposé. M. Clemenceau a essayé, peut-être sans grand espoir, peut-être aussi sans grand désir de succès, d’en retenir quelques morceaux ; mais il y a renoncé vite, et il a formé en fin de compte le ministère le plus étroitement, le plus intimement, nous allions dire le plus familialement personnel. Peu de jours ont suffi pour opérer dans ses intentions un changement aussi complet.

Il a paru vouloir conserver deux ministres, les plus importans à la vérité, M. Poincaré et M. Bourgeois : il a éprouvé deux refus. Ces refus ont été entourés de toutes sortes de politesses. M. Poincaré s’est plu à reconnaître que, pendant toute la durée du ministère Sarrien, il n’y avait pas eu le moindre nuage entre ses collègues et lui : son programme financier avait obtenu l’adhésion absolue de M. Clemenceau. Ce n’était donc pas de sa part que M. Poincaré craignait des difficultés ; mais il en avait déjà rencontré auprès de la Commission du budget et il les considérait comme irréductibles, les divergences portant, non pas sur des questions de détail, mais sur la méthode même qui pouvait rendre efficaces les efforts communs de la Commission et du ministre. Est-ce la seule raison qui ait déterminé M. Poincaré à maintenir sa démission ? Dans ce cas, il s’est découragé un peu vite. De tous les ministres de M. Sarrien, c’est celui qui s’est fait le plus d’honneur auprès de l’opinion par la loyauté avec laquelle il a exposé la situation de nos finances et par la fermeté avec laquelle il a indiqué les mesures à prendre pour la rétablir sur une base normale, régulière et solide. Nous n’approuvons pas tous ses projets ; plusieurs appelaient des réserves ; mais sa méthode de travail était parfaite parce qu’elle était sincère, et qu’à des dépenses qui n’étaient que trop réelles il voulait faire équilibre par des recettes qui ne le seraient pas moins. La Commission du budget avait adopté d’autres procédés : elle était revenue au vieux système qui consiste à masquer le déficit dans le présent et à faire face, pour l’avenir, à des dépenses réelles et grandissantes avec des recettes en partie fictives. M. Poincaré ne voulait pas se prêter à cette périlleuse supercherie : mais qui sait si la Chambre ne lui aurait pas donné raison ? La Commission ne fait, au total, que des propositions, comme le ministre lui-même : ils sont à deux de jeu devant le Parlement qui les juge, et la Chambre actuelle a fait à M. Poincaré, lorsqu’il lui a exposé au mois de juillet tout son plan financier, un accueil des plus favorables. Elle l’a couvert d’applaudissemens. Peut-être n’aurait-elle pas persévéré dans ces dispositions ; mais l’épreuve valait la peine d’être tentée. Pourquoi M. Poincaré ne l’a-t-il pas fait ? Ce qui s’est passé depuis permet de croire qu’il ne comptait pas assez sur le concours de M. Clemenceau pour risquer la partie. M. Clemenceau était pleinement d’accord avec lui, soit ! Il faut bien le croire puisqu’ils le disent l’un et l’autre. Mais il a mis finalement aux Finances un ministre qui a pris aussitôt le contre-pied de son prédécesseur.

Nous aimons à croire qu’il n’en sera pas de même pour nos Affaires étrangères, et que le changement de personne, qui vient d’avoir lieu au quai d’Orsay, n’aura pas des conséquences aussi graves. Il y a là des traditions mieux établies. Est-ce pourtant à cause de sa santé seule que M. Bourgeois a donné sa démission et a refusé de la reprendre ? Il est de notoriété publique que, pendant tout le ministère Sarrien, si M. Bourgeois et M. Clemenceau se sont toujours bien entendus sur les questions de politique générale, ils ont toujours été en conflit sur les questions de personnes. Et ce n’est pas M. Bourgeois qui faisait de l’opposition à M. Clemenceau lorsque celui-ci voulait nommer un préfet, mais bien M. Clemenceau qui en faisait à M. Bourgeois lorsqu’il voulait nommer un ambassadeur. M. Bourgeois n’est pas un homme de lutte. Il s’est lassé de rencontrer toujours devant lui le veto de son collègue. Il a pensé que M. Clemenceau ne changerait pas de manière en devenant président du Conseil. Aussi, après avoir une dernière fois supputé ses forces, interrogé sa santé, consulté son médecin, a-t-il reconnu décidément qu’il avait besoin de se soigner. Mais il a donné à M. Clemenceau la sincère assurance qu’il mettrait toute son influence à sa disposition en dehors du ministère, et même, s’il en avait besoin, tout son concours pour l’aider à le composer. On ne dit pas que, du moins pour ce dernier objet, M. Clemenceau ait fait appel à sa bonne volonté. Il a craint peut-être que si, sur sa prière, M. Bourgeois pressait un autre homme politique d’entrer dans le cabinet, celui-ci ne lui demandât pourquoi il en sortait, et que son exemple ne fût plus fort que son conseil.

Un autre ministre a donné sa démission, mais dans des conditions différentes : c’est M. Etienne. M. Clemenceau ne lui a pas demandé de rester en lui laissant carte blanche ; il a causé avec lui, a constaté qu’ils n’étaient pas d’accord et s’en est séparé. On a vu bientôt après qu’il avait en réserve son plan et son homme. Le départ de M. Etienne est regrettable. Lorsqu’il a été nommé ministre de la Guerre, on a pu penser que rien dans ses antécédens, si ce n’est l’ardeur de son patriotisme et son amour de l’armée, ne l’avait désigné pour ce département ; mais il y avait réussi. Son désir de bien faire avait inspiré confiance. C’est au moment où, après avoir fait son premier apprentissage, il pouvait rendre le plus de services, que M. Clemenceau l’a remercié. Il était écrit que M. le général Picquart deviendrait ministre.

Après avoir parlé de ceux qui sortent et avant de parler de ceux qui entrent, il y a quelque chose à dire de ceux qui auraient pu entrer et ne l’ont pas fait. Certains refus, comme certaines adhésions, donnent en effet toute sa signification au ministère. M. le président du Conseil a offert le portefeuille de la Justice à M. Millerand qui ne l’a pas accepté. Singulière démarche ! On se demande si M. Clemenceau tenait vraiment à ce qu’elle aboutît. La place de M. Millerand semblait marquée dans un cabinet qui prétend accomplir une grande œuvre sociale, et dans lequel on a commencé par créer un ministère du Travail. Il était indiqué mieux que personne pour ce ministère auquel il avait préparé les voies. M. Clemenceau lui a proposé la Justice, se doutant bien qu’il n’en voudrait pas ; M. Millerand a exprimé une préférence pour les Affaires étrangères, se doutant bien qu’on ne les lui donnerait pas. Il était cependant en droit de les demander, et s’il a voulu mettre M. Clemenceau dans son tort vis-à-vis de lui, il y a réussi. On ne peut pas dire, en effet, des Affaires étrangères comme de la Guerre, que M. Clemenceau avait dès longtemps pour elles son plan et son homme, ni que, dans sa pensée, l’attribution en était faite ne varietur à M. Pichon, puisqu’il les a successivement offertes à M. Poincaré et à M. de Selves. Pour ce qui est de M. Poincaré, passe encore : M. Clemenceau savait bien qu’il se récuserait. Mais M. de Selves ? M. de Selves, depuis de longues années déjà préfet de la Seine, est un homme d’un caractère séduisant et d’un esprit souple et délié, qui auraient très utilement trouvé leur emploi dans la diplomatie s’il les y avait exercés plus tôt. Le Conseil municipal de Paris n’est pas à quelques égards plus facile à manier que l’Europe, et M. de Selves s’en tire fort bien. En songeant à lui, M. Clemenceau a donné une preuve de bon goût ; mais ce qu’il y avait de personnel et d’imprévu dans ce choix montre qu’il ne tenait pas essentiellement à M. Pichon, et qu’il était en peine de trouver, pour le mettre à la tête de notre diplomatie, un ministre qui le satisfit. Alors, pourquoi n’avoir pas voulu de M. Millerand ? La seule explication est que M. Millerand est quelqu’un. M. Clemenceau a craint l’indépendance de son caractère dans un département ministériel où il entendait rester tout-puissant. Mais c’est cela même qui nous aurait fait désirer l’entrée de M. Millerand. Il n’y a pas assez de contrepoids dans ce cabinet. Il est trop exclusivement le cabinet Clemenceau. Qu’on le regarde, en effet, de près ; qu’on l’analyse ; qu’on le décompose. A l’exception de M. Briand, dont on ne pouvait pas se passer et qui ne pouvait pas s’en aller parce qu’il a en main une trop grosse affaire qui lui appartient un peu par droit d’auteur, aucun ministre n’est à même, par son autorité propre, de modérer et au besoin de contenir celle de M. le président du Conseil. Il y a là des hommes intelligens, comme M. Barthou et M. Caillaux ; mais compter sur eux pour remplir cet office serait pure illusion. M. Clemenceau est notre maître. Il peut nous conduire très loin, et dans des domaines très divers, sans que la Chambre s’en aperçoive, ou du moins sans qu’elle s’en aperçoive assez tôt.

Qu’est-ce, en effet, que M. Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères, et que M. le général Picquart, sinon des créatures de M. Clemenceau ? Nous ne voulons rien dire de désobligeant pour leurs personnes ; ils ont sans doute des qualités distinguées ; mais tout le monde conviendra qu’ils étaient loin l’un et l’autre du but auquel ils ont été subitement portés par la faveur d’un ami. Il y a eu, quand on les y a vus, un étonnement général. Nous laisserons de côté M. Stephen Pichon, ne voulant rien dire qui puisse affaiblir l’autorité de notre nouveau ministre des Affaires étrangères. Mais qui se serait attendu à la nomination de M. le général Picquart à la Guerre ? Nous craignons pour lui que M. Clemenceau ne lui ait rendu un très mauvais service en le faisant sortir de son rang pour le placer subitement à la tête de l’armée. Quels mérites, quels services lui ont valu cet excès d’honneur ? Il faut bien le dire, — malgré notre désir de ne plus parler d’une affaire qui nous a été si funeste, — M. le général Picquart n’a d’autre titre à la confiance de M. Clemenceau que son rôle dans l’affaire Dreyfus. S’il n’avait pas joué ce rôle, il serait quelque part général de brigade. Après l’arrêt définitif de la Cour de cassation, on l’a nommé d’emblée général de division ; aujourd’hui, on l’improvise ministre ; c’est beaucoup ! Un pareil fait ne saurait aller sans commentaires. Il n’y a pas grand inconvénient à ce qu’on comble d’honneurs M. le général Picquart, ni à ce qu’on lui donne tous les prix de vertu qu’on voudra ; mais remettre entre ses mains l’administration et peut-être le sort de notre armée, celui du pays lui-même, c’est assumer une responsabilité bien lourde, et il n’y a certainement pas en France un autre homme que M. Clemenceau qui aurait osé le faire, ou à qui même en serait venue l’idée.

Nous n’avons aucun mauvais sentiment contre M. le général Picquart. Le critérium le plus inexact pour juger un homme est d’ailleurs, à nos yeux, l’appréciation qu’on peut faire de son opinion et de sa conduite dans l’affaire Dreyfus. Cette affaire a troublé un si grand nombre d’esprits, elle a amené une perturbation si profonde dans les consciences, elle a été pour nous tous une épreuve si redoutable, tant de gens enfin s’y sont égarés par leur exaltation dans un sens ou dans l’autre, qu’on ne peut en faire la règle de son jugement sur les choses, et encore moins sur les hommes. Le plus sage est de laisser le temps opérer en silence son œuvre d’apaisement et de reconduction. En ce qui concerne M. le général Picquart, cette œuvre était déjà très avancée. Lorsqu’il a été nommé général de division, la chose est allée de soi ; elle n’a pas soulevé d’objections ; elle n’a pas provoqué de protestations. C’est que, parmi tous ceux qui se sont éper-dument jetés dans l’affaire, M. le colonel Picquart avait donné de lui une impression particulière. On a cru, non seulement à sa sincérité, mais à son désintéressement : nous voulons dire qu’il n’a paru animé d’aucune préoccupation étrangère à l’affaire elle-même ; qu’il n’a vu que l’innocence de Dreyfus, dont il était convaincu ; et que si d’autres ont mêlé des considérations politiques, anti-militaristes, anti-patriotiques même, aux considérations de justice et d’humanité, il n’a pas été de ceux-là. Il a sacrifié sa carrière, tout en conservant ses sentimens de patriote et de soldat. C’est ce qui l’a rendu intéressant ; mais, avouons-le, il l’est devenu un peu moins depuis qu’il s’est prêté au caprice de M. Clemenceau à son égard. Son rôle s’en trouve gâté rétrospectivement. Comment ne plus voir en lui que l’homme simple, un peu naïf, très entêté, mais de caractère sympathique, dont la légende s’était établie ? Comment ne pas y voir aussi l’homme qui, sans calcul de sa part, nous voulons le croire, n’en est pas moins arrivé par l’affaire Dreyfus, et auquel on peut appliquer trop exactement le dicton populaire : « Aux innocens les mains pleines ? » Il n’a pas compris qu’il se devait à lui-même de rester dans l’armée, à son rang, à sa place, parmi ses camarades. Un degré d’élévation de plus dans le caractère lui aurait donné ce sentiment avec force, et, puisqu’il a déjà montré tant d’indépendance, il aurait eu une belle occasion d’en donner une preuve nouvelle en se refusant à devenir un instrument politique dans la main de M. Clemenceau. Nous n’entendons pas par là que M. le général Picquart fera docilement au ministère de la Guerre tout ce que voudra M. le président du Conseil, mieux vaut espérer le contraire ; mais sa nomination même est un acte de revanche contre la grande majorité de l’armée et la moitié de la nation. Était-ce le moment de prendre cette revanche, ou plutôt fallait-il le faire jamais ? C’est la question qui se pose, et nous laissons à la conscience de M. le général Picquart lui-même, quand l’expérience l’aura éclairée, le soin d’y répondre. S’il était arrivé au ministère de la Guerre plus tard, après avoir fait preuve de hautes aptitudes non pas judiciaires, mais militaires, on n’aurait eu rien à dire. Aujourd’hui, à tous les points de vue, il est trop tôt. Nous ne sommes pas encore assez loin du cauchemar d’hier. Pour un ministre qui veut l’apaisement, — mais ce n’est évidemment pas M. Clemenceau, — il n’y a qu’une règle à suivre : si l’affaire Dreyfus ne doit nuire, elle ne doit non plus servir à personne. De cette règle, la nomination du général Picquart à la Guerre est la violation éclatante.

De pareils choix sont marqués au coin de ce qu’on appelait, sous l’ancien régime, le bon plaisir. Ils accroissent singulièrement la responsabilité ultérieure de M. Clemenceau dans des affaires qui seront peut-être plus laborieuses que les élections, car l’avenir, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, s’annonce pour nous plein de difficultés. Et ces difficultés ne seront pas diminuées, au dedans, par la création de ce ministère du Travail et de la Prévoyance sociale dont il faut bien dire un mot. Le titulaire du nouveau département ministériel est M. Viviani. Nous ne sommes plus, cette fois, en présence d’un simple caprice de M. Clemenceau. M. Viviani est un socialiste capable d’évoluer, comme M. Millerand ou M. Briand, et il a un talent de parole incontestable. Mais on a mis entre ses mains un instrument si dangereux que, s’il ne fait pas de mal, il aura beaucoup de mérite.

La manière même dont ce ministère a été créé est encore une preuve de la désinvolture autoritaire que M. Clemenceau apporte partout. Il l’a été par simple décret. La Constitution le permet, sans doute ; on peut même invoquer plusieurs précédens pour l’établir ; mais, depuis un quart de siècle, les convenances parlementaires l’interdisent. Gambetta, en effet, lorsqu’il a formé son grand ministère qui s’est trouvé si fragile, l’avait accru de deux départemens nouveaux, celui de l’Agriculture et celui des Beaux-Arts. Le premier seul a duré. La popularité de Gambetta était alors en déclin, et la Chambre, qui avait si longtemps subi son ascendant, éprouvait une sourde impatience de s’en dégager. Nous ne nions pas que ce sentiment n’ait été pour quelque chose dans ce qui s’est passé. Quoi qu’il en soit, la commission du budget, tout en accordant les crédits nécessaires à l’organisation des deux ministères, a émis le vœu qu’à l’avenir, si on en créait de nouveaux, on le fît par une loi. Il y a eu alors, entre Gambetta et M. Ribot, un duel oratoire dont le souvenir est ineffaçable chez tous ceux qui y ont assisté. Gambetta avait beau dire que la Chambre était la maîtresse et qu’elle aurait toujours le dernier mot, puisqu’elle pouvait accorder ou refuser les crédits, M. Ribot lui répondait, au nom de la commission, qu’une fois tranchée en fait par un décret, la question n’était plus entière, et que la liberté de la Chambre ne l’était pas non plus. Jamais M. Ribot, qui était à ses débuts dans la vie parlementaire, n’a eu un triomphe oratoire plus brillant que ce jour-là. L’opinion était unanime. A l’exception du banc des ministres, toute la Chambre applaudissait. Le ministère Gambetta ne s’est pas relevé de ce coup, et n’y a guère survécu qu’un mois. Les crédits ont été votés, puisque la commission du budget demandait elle-même qu’ils le fussent ; mais cette solution ne satisfaisait pas tout le monde. Les puristes ont voté contre et, dans le nombre de ces voix qui ne transigeaient pas sur les principes, nous n’étonnerons personne en disant qu’il y avait celle de M. Clemenceau. Depuis lors, on n’a créé qu’un ministère, celui des Colonies, en 1891. Le gouvernement de cette époque, tout en maintenant théoriquement son droit de création directe, s’inspira de la discussion de 1881 et, par déférence pour le vœu du Parlement, déposa un projet de loi. Nous ne sommes plus à la déférence. M. Clemenceau opère par simple décret. Le laissera-t-on faire ? C’est probable. Les Chambres actuelles n’ont plus les mêmes exigences que celles d’autrefois, et elles ont, en somme, les gouvernemens qu’elles méritent.

La création d’un ministère du Travail est cependant un acte politique qui, plus que tout autre peut-être, mériterait d’être mûrement délibéré avant d’être exécuté. L’exposé des motifs du décret place l’institution sous la protection des noms de Louis Blanc en 1848, de M. Camille Raspail en 1886, et de M. Vaillant aujourd’hui. Il y joint même celui de M. l’abbé Lemire. Ce ne sont pas de ces autorités imposantes devant lesquelles il ne reste qu’à s’incliner. Un argument plus spécieux est qu’il ne s’agit pas ici d’une création faite de toutes pièces, mais d’un groupement en un seul faisceau de services qui existent déjà, dispersés entre divers ministères. Soit ; mais on créera certainement d’autres services ; le tronc portera des branches ; le ministère du Travail est de ceux qui grandiront vite ; il sera même très malaisé d’en modérer la croissance. De plus, tous ces services aujourd’hui confiés à plusieurs ministères compétens, Intérieur, Commerce, Travaux publics, s’inspireront d’un esprit nouveau, plus actif, plus puissant, lorsqu’ils seront réunis. Le ministère du Travail éprouvera le besoin de légitimer son existence. Nous souffrons déjà beaucoup de la tendance qu’a l’État, chez nous, à se mêler du travail privé, tantôt pour l’empêcher le dimanche, tantôt pour le réglementer les autres jours : nous en souffrirons davantage. Le nouveau ministère comprendra, d’après le Journal Officiel : 1° la réglementation du travail (heures de travail, repos, hygiène et sécurité, etc.) ; 2° les relations entre employeurs et employés (contrat de travail, associations professionnelles, différends collectifs et conciliation, etc.), — il y a, comme on voit beaucoup, d’etc. ! — 3° les conditions d’existence des travailleurs en cas de maladie, d’accidens du travail, de chômage, d’invalidité, de vieillesse et, en général, les institutions d’épargne et de prévoyance qui les intéressent plus particulièrement ; 4° les statistiques et les enquêtes relatives à tous ces objets. Où logera-t-on le nouveau-né ? A l’administration des Cultes, pour commencer ; mais cette installation sera provisoire. L’administration des Cultes n’avait besoin que d’un local étroit, qui serait à peine suffisant pour le simple cabinet d’un ministre du Travail. Que d’employés, que de crédits nouveaux ne faut-il pas prévoir ! Et M. Clemenceau trouvait qu’il y en avait déjà trop, dans ses discours du Var ! Il sera débordé. Nous sommes d’ailleurs plus inquiet de l’esprit dans lequel fonctionnera l’institution que de ce qu’elle coûtera. Déjà le groupe socialiste parlementaire a envoyé une délégation à M. Clemenceau pour lui demander de faire figurer dans sa déclaration ministérielle la promesse de quatre projets de loi, concernant l’un le contrat du travail, l’autre l’arbitrage en temps de grève, le troisième la révision générale de la loi de 1810 sur les mines, et le dernier l’extension des libertés syndicales. Voilà bien du travail pour le ministère du Travail, et bien des menaces pour nous ! M. Clemenceau a fait, parait-il, quelques objections au sujet de l’arbitrage obligatoire et, pour le reste, de belles promesses. « Aucune réforme, aussi hardie soit-elle, ne sera, a-t-il dit, écartée de parti pris par le gouvernement, qui est au contraire bien résolu à les examiner très attentivement. » En attendant mieux, le ministère prépare son programme. Il a demandé pour cela jusqu’au 5 novembre, et les Chambres se sont ajournées à cette date. Qui aurait cru qu’il faudrait si longtemps à M. Clemenceau pour se mettre d’accord avec des collègues qu’il a si bien choisis, et surtout pour rédiger un programme avec eux ! Du temps de Pascal, il était plus facile de trouver des moines que des raisons : il est plus facile aujourd’hui de trouver des ministres que des réformes.

Tel est le ministère Clemenceau. Il a provoqué, chez les modérés, des appréhensions très vives, et, chez les autres, un enthousiasme médiocre. Le mot général est qu’on l’attend à l’œuvre. Nous ferons comme tout le monde, nous l’attendrons à ses actes, et au premier de tous, qui sera dans six semaines l’application de la loi de séparation. Mais nous l’attendons sans confiance et, à vrai dire, nous n’en constatons nulle part, du moins en Fiance, car, au-delà des frontières et dans certains pays, l’opinion lui est au contraire extrêmement favorable. Si nous en avions encore la place, nous montrerions combien à l’étranger on comprend mal nos affaires, et avec quelle imprudence on s’expose parfois à froisser nos susceptibilités. Il faut voir la tendresse, il n’y a pas d’autre mot, avec laquelle on y parle de M. le général Picquart auquel on assure que cette « réparation » était due ! On veut bien admirer notre générosité : elle est grande en effet si nous avons subordonné l’intérêt de notre armée à celui de cette « réparation ! » M. Clemenceau ferait sagement de modérer, s’il le peut, le zèle de quelques-uns de ses amis du dehors, car ils finiraient par le compromettre. Le sentiment, toutefois, n’est pas le même partout. En Allemagne on a commencé par montrer de l’irritation. On y a gardé sur le cœur quelques articles de M. Clemenceau, qui ne sont pourtant que verba et voces, et auxquels on aurait tort d’attacher trop d’importance. M. Clemenceau ne bouleversera pas la politique extérieure de la France : il sera pacifique comme ses prédécesseurs. En Russie, on attend et on se réserve un peu. Qu’y faire ? A l’exception d’un ou de deux, M. Clemenceau a traité tous les souverains de l’Europe comme de simples ministres français. Mais il était journaliste alors ; il est aujourd’hui président du Conseil ; d’autres nécessités, d’autres responsabilités s’imposent à lui. Après avoir dit qu’il était toujours le même homme, nous voudrions bien conclure qu’il changera. Ce n’est pas l’esprit qui lui manque, et il nous a déjà si souvent étonné !


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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