Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1896

Chronique n° 1548
14 octobre 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 octobre.


Le voyage que l’empereur et l’impératrice de Russie viennent de faire en France a laissé dans les esprits une trace profonde. Tous les journaux en ont fait le récit. On a multiplié les descriptions. On a philosophé à perte de vue sur ce qu’une pareille rencontre, entre un souverain absolu et une république libre et démocratique, avait d’extraordinaire. On y a vu la merveille de cette fin de siècle dont le début avait montré, ce semble, des spectacles tout aussi dignes d’admiration. Évidemment, ceux qui s’étonnent ont un peu oublié l’histoire. Nous avons si souvent entendu répéter, depuis vingt-cinq ans, que la France républicaine ne pouvait pas avoir d’alliances, et ceux qui le disaient ont si bien fini par s’en convaincre eux-mêmes, que l’évidence du contraire a de la peine à entrer dans leur esprit. La lumière se fait pourtant, à tel point aveuglante qu’il devient impossible de n’en être pas frappé. Alors, ce sont chez les uns des explosions de joie dont l’ardeur fait plaisir et devient heureusement contagieuse, et chez les autres des manifestations de surprise où persistent encore quelques vestiges de doute. Ici, l’invasion de la foi est brusque et définitive ; elle remplit l’âme tout entière. Là, elle est encore hésitante et combattue, comme si on mettait un peu d’amour-propre à ne pas croire une chose qu’on a déclarée incroyable, mais que, pourtant, on n’ose plus nier. La France, elle, a fait simplement acte de foi. Lorsque l’empereur Nicolas, en nous quittant, a déclaré que l’impératrice et lui avaient « senti battre le cœur de ce beau pays de France dans sa belle capitale », ils ont exprimé un sentiment sincère. Ils n’ont pas pu se méprendre sur ce qu’a eu de spontané, d’irrésistible, et, on nous permettra d’ajouter, de généreux dans sa confiance, le mouvement avec lequel tout un peuple s’était précipité vers eux. C’est en vain que quelques journaux avaient entamé et poursuivi, depuis plusieurs semaines, une campagne qui n’était peut-être pas bien opportune, pour jeter des doutes sur la réalité de l’alliance et pour en demander la preuve matérielle, l’instinct populaire ne s’est pas arrêté aux scrupules qu’on avait voulu lui inspirer. La foule immense a cru. Elle a couru au-devant de l’empereur, non sans attendre toutefois, avec une impatience émue, les paroles qu’il ne manquerait pas de prononcer pour révéler sa pensée jusqu’alors secrète. Les paroles sont venues ; elles ont justifié toutes les espérances. Les trois toasts que l’empereur a prononcés, à Cherbourg, à Paris, à Châlons, ont marqué une sorte de crescendo évidemment calculé, dans l’expression de ses sympathies ; et lorsqu’on l’a entendu parler des « liens si précieux » qui unissent les deux pays, lorsqu’on l’a entendu surtout proclamer la « confraternité d’armes » qui existe entre les deux armées, la satisfaction a été générale, tout le monde a compris que, quelle que fût la nature des liens auxquels l’empereur avait fait une allusion si directe, les deux nations étaient effectivement liées l’une à l’autre, et qu’elles l’étaient d’une manière durable, « inaltérable » comme leurs sentimens. pour employer l’expression impériale. Et quand le tsar, après la revue de Châlons, a pris congé du président de la République, il n’y avait eu de désillusion ni d’un côté ni de l’autre. L’impression que notre hôte auguste emportait était égale à celle qu’il nous laissait.

On peut continuer de disserter sur le caractère véritable et sur les conséquences de l’alliance franco-russe ; mais le fait lui-même ne saurait plus être nié. Au surplus, ce qui surprend, c’est qu’on ait pu conserver si longtemps des doutes à ce sujet. Depuis quelques années déjà, et à partir des fêtes de Cronstadt, bientôt suivies de celles de Toulon et de Paris, il fallait volontairement fermer les yeux à la lumière pour ne pas voir l’alliance franco-russe. Les deux gouvernemens ne faisaient rien pour la dissimuler : ils faisaient même tout ce qui dépendait d’eux pour la faire entrer dans le droit public européen comme une réalité tangible, qui valait ce qu’elle valait, mais dont il n’était plus permis de ne pas tenir compte. À ces manifestations matérielles sont venues s’en ajouter d’autres qui, pour les esprits sérieux, avaient une force encore plus convaincante. Lorsque, à propos des affaires d’extrême-Orient et de l’attitude que la France y avait prise, M. Hanotaux a lu à la tribune une dépêche diplomatique, adressée par lui à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, dans laquelle il déclarait que nous avions mis avant tout « la préoccupation de nos alliances », il était, certes, difficile d’employer une expression plus significative, on pourrait même dire plus clairement révélatrice. Est-ce que, à ce moment, des réserves se sont produites du côté de la Russie ? Pas le moins du monde. Le tsar a profité de l’occasion pour envoyer de nouveau à M. Félix Faure une marque extérieure de son amitié. Dès lors, l’alliance était, de part et d’autre, avouée. N’était-elle pas, d’ailleurs, dans la nature des choses ? Est-ce que la Russie et la France n’ont pas, dans la plupart des grandes questions de l’Europe et du monde, tantôt des intérêts communs, tantôt des intérêts sur lesquels l’accord est facile ? Est-ce que leur situation respective ne devait pas amener presque fatalement un rapprochement entre elles ? La Russie avait été autrefois l’amie, l’alliée même de l’Allemagne, amitié ou alliance dont elle a tiré de médiocres profits. On sait comment elle s’est séparée, après le Congrès de Berlin, de ses attaches antérieures. La triple alliance s’est aussitôt formée ou reformée contre elle, autant que contre nous. On ne connaît pas complètement les traités qui constituent ce groupement politique, on sait seulement qu’ils existent. Un seul a été publié ; il a été renouvelé depuis cette époque et peut-être modifié dans quelques-unes de ses dispositions, mais non pas dans son esprit général. C’est le traité conclu entre l’Allemagne et l’Autriche : il visait nominalement la Russie. D’autres, à n’en pas douter, visaient la France dans des conditions symétriquement analogues ; nous ne les connaissons pas ; nous ne pouvons que les deviner. M. de Bismarck a eu peut-être tort de livrer prématurément un de ses chefs-d’œuvre à l’admiration du monde, voire à son imitation. Quoi qu’il en soit, la Russie s’est sentie isolée, et même éventuellement menacée. Nous étions dans la même situation qu’elle. Entre elle et nous l’entente était donc tout indiquée. Pourquoi ne se serait-elle pas faite ? La France disposait d’une force militaire extrêmement puissante. Malgré ses malheurs d’il y a vingt-cinq ans, elle n’avait pas cessé de jouer dans le monde un rôle qui, chaque jour, devenait plus important. Les préjugés inspirés par son état démocratique, préjugés qu’une certaine presse étrangère s’efforçait d’entretenir avec une adresse acrimonieuse, pouvaient seuls être un obstacle ; mais l’histoire tout entière montre que ces obstacles ne sont pas de ceux devant lesquels on s’arrête longtemps. Ils n’ont pas arrêté l’empereur Alexandre III. De notre côté, il n’y avait ni préjugés, ni obstacles. Ceux qui allaient répétant au dehors qu’une république démocratique ne pourrait jamais donner la main à un souverain autocrate, ni se mettre d’accord avec lui sur des intérêts où la forme des deux gouvernemens n’avait pourtant rien à voir, nous prenaient pour des doctrinaires infiniment plus ingénus que nous ne le sommes. Nous étions tout prêts à l’alliance, aussitôt que l’empereur de Russie le serait également. Alexandre III a montré, à Cronstadt, qu’il l’était, et il a même donné à la démonstration un éclat imprévu. C’est lui, à ce moment, qui a voulu l’alliance ; c’est lui qui l’a faite ; il en aura l’honneur devant l’histoire. En France, on serait bien en peine de dire avec la même précision qui a fait l’alliance russe. On saura sans doute un jour quels sont ceux qui ont été appelés à l’enregistrer ; mais elle a été l’œuvre du consentement et presque du concours universels. En Russie, les responsabilités initiales ne peuvent ni se partager, ni s’égarer. Elles reposent toutes, et très glorieusement, sur la tête de l’empereur Alexandre III. Il les a d’ailleurs acceptées aussi ouvertement que son successeur, et pendant son règne, comme depuis, rien n’a été fait pour dissimuler l’alliance, mais, tout au contraire, pour attirer et fixer sur elle l’attention du monde européen.

Néanmoins, en Europe, on a continué de douter jusqu’à ces derniers jours, et il semble que les fêtes de Paris aient été pour beaucoup un trait de lumière tout nouveau. Au début, quelques journaux ont persisté, par habitude, à rallier notre crédulité et à s’amuser de nos illusions ; d’autres se sont livrés à des plaisanteries d’un goût plus ou moins aventureux, qui d’ailleurs dissimulaient mal une anxiété croissante ; mais presque aussitôt, devant l’éloquence des événemens qui se déroulaient, le ton général a changé. Il était impossible de contester non seulement le brillant succès des fêtes de Paris, mais la leçon politique qui s’en dégageait. Alors les journaux allemands et autrichiens, qui s’étaient efforcés d’être plaisans, sont devenus graves. Les plus importans d’entre eux, ceux qui comptent, bien que leur mauvaise humeur restât manifeste, en ont contenu l’expression avec assez de force sur eux-mêmes. Quelques-uns se sont demandé encore s’il y avait ou s’il n’y avait pas un traité écrit. La Gazette de Cologne a affirmé qu’il y en avait un, bien qu’elle n’en sache pas plus long que les autres à ce sujet ; mais tous ont avoué que la question avait perdu beaucoup de son importance en présence des manifestations si caractéristiques qui venaient de se produire. Le plus grand nombre se sont bientôt montrés rassurés sur la portée de l’alliance, puisqu’il fallait bien croire qu’elle existait sous une forme ou sous une autre, et il en est même un qui a très hardiment affirmé que l’alliance ne pouvait être dirigée que contre l’Angleterre, la seule puissance contre laquelle la Russie avait des intérêts personnels à défendre. Quant à supposer qu’elle ait pu être faite aussi en vue des intérêts français, c’est ce que les Nouvelles de Hambourg ne sauraient admettre. Les Nouvelles de Hambourg ne sont pas le premier journal venu. Le prince de Bismarck passe pour en être l’inspirateur, et on reconnaît, en effet, assez souvent dans ses articles l’esprit caustique de l’ancien chancelier. Du fond de sa retraite, le vieil homme d’État, ne pouvant plus diriger les affaires, cherche encore à diriger l’opinion. Il n’a rien perdu de son adresse à lancer des insinuations perfides, bien que ces insinuations n’atteignent plus leur but aussi sûrement. Cette fois, il cherche moins à rassurer l’Allemagne qu’à inquiéter l’Angleterre, en montrant que, dans ces derniers temps, l’action de la France et de la Russie s’est le plus souvent exercée contre celle-ci. Il travaille à nous inspirer à nous-mêmes des inquiétudes sur les avantages que nous pouvons retirer de l’alliance, en montrant que la Russie seule en a profité jusqu’à ce jour, et en affirmant que seule elle en profitera dans l’avenir. Il se tourne également du côté de l’Italie, le pays du monde qu’il a su le mieux manier, tantôt en mettant en jeu ses susceptibilités, tantôt en flattant ses intérêts sans aller toutefois jamais jusqu’à les satisfaire. A la veille même du voyage du tsar en France, les Nouvelles de Hambourg ont publié sur le récent arrangement italo-tunisien, un article dans lequel on lit : « Ce n’est pas le rôle de l’Allemagne de saluer une entente quelconque entre la France et l’Italie. Plus les relations entre ces deux puissances seront tendues, plus la dernière est sûre pour la triple alliance. La force de résistance de l’Italie aux propositions de la France ne doit pas être mise à une trop rude épreuve. Les circonstances pourraient faire que la France exerçât une sorte de protection sur le royaume d’Italie. Une telle situation serait le commencement de la fin de la participation de l’Italie à la triple alliance. » Cet article a produit naturellement quelque impression au-delà des Alpes. On y remarquera le soin avec lequel celui qui l’a rédigé ou inspiré s’efforce de provoquer les appréhensions de l’Italie contre la prétendue possibilité d’une sorte de protection que la France exercerait sur elle : c’est le même jeu qu’on joue avec nous à l’égard de la Russie.

Quoi qu’il en soit, les journaux italiens montrent un certain désarroi en présence de la situation nouvelle. La Tribuna en particulier a été instructive à lire. C’est en termes véhémens que ce journal, qui a si bien défendu la politique de M. Crispi, en confesse aujourd’hui l’absolue stérilité ; mais il s’en prend à l’égoïsme de l’Allemagne et de l’Autriche qui n’ont su, ou voulu rien faire pour l’Italie. La triple alliance ! la Tribuna affirme, et nous ne nous attendions pas à ce blasphème de sa part, que ce n’est pas pour son pays qu’elle en regretterait la ruine, car enfin quel profit en a-t-il retiré ? Est-ce que l’Italie serait dans une situation pire si elle était restée isolée depuis 1882 ? Parlez à la Tribuna de l’alliance franco-russe ! Voilà le modèle idéal : deux pays confians l’un dans l’autre, qui affichent hautement, hardiment, la solidarité de leurs intérêts et qui savent les défendre en commun sans se soucier de ce que d’autres en pourront penser. Et la Tribuna n’est pas le seul journal italien qui montre de l’enthousiasme pour ce qu’ils appellent la duplice, par opposition à la triplice, sans qu’on distingue bien encore si de tels articles manifestent chez ceux qui les écrivent des sentimens convertis, ou s’il faut y voir seulement des objurgations mêlées de reproches, ayant pour but de stimuler le zèle jugé un peu tiède des deux grands alliés. Nous renonçons d’ailleurs à résumer les articles des journaux italiens à l’occasion des événemens qui viennent de se passer en France : il y a de tout, de la colère, du dépit, de l’admiration, souvent même une réelle sympathie, et il est difficile de dire quel est, de tous ces sentimens, celui qui domine. Le ton de la presse qui a des attaches avec le gouvernement a toujours été parfaitement convenable et courtois.

Il en a été de même, et d’une manière encore plus générale, en Angleterre. L’Angleterre n’oublie pas qu’elle est, de tous les pays de l’Europe, celui qui peut regarder avec le plus de sang-froid tout ce qui se passe sur le continent. Elle a vu successivement s’y former les alliances les plus diverses, sans que sa situation personnelle en ait été éprouvée. En tout cas, son robuste bon sens ne la porte pas à discuter indéfiniment sur des faits accomplis ; aussitôt qu’elle les a reconnus définitifs, elle en prend son parti et ne cherche plus que la meilleure manière de s’en accommoder. La presse anglaise reconnaît de très bonne grâce la réalité et l’importance de l’entente franco-russe, mais elle déclare n’en prendre aucun ombrage, et n’avoir aucune raison de s’inquiéter de ce qui peut arriver d’heureux, soit à la Russie, soit à nous. Elle constate qu’au milieu des belles fêtes de Cherbourg, de Paris et de Châlons, pas un incident fâcheux ne s’est produit, pas une parole regrettable n’a été prononcée. Tout ayant été correct de notre part, tout l’est aussi de la sienne : c’est une justice qu’elle nous rend et que nous lui rendons à notre tour. L’Angleterre montre une fois de plus qu’elle est un pays où l’opinion, qui est maîtresse de tout, est avant tout maîtresse d’elle-même, et sait obéir à des inspirations toujours pratiques et vraiment politiques. Quelques journaux vont jusqu’à dire que l’alliance ne sera complète que lorsque l’Angleterre en fera partie, ce qui, à les en croire, ne saurait tarder. En vérité, nous ne demandons pas mieux. Le jour où la France, la Russie et l’Angleterre se trouveraient d’accord, l’équilibre du monde serait assis sur les bases les plus solides. Le gouvernement anglais sait bien ce qu’il aurait à faire pour atteindre un résultat si désirable : malheureusement, rien jusqu’ici ne nous a préparés de sa part à ce dénouement, sauf les articles de journaux auxquels nous faisons allusion, et ce n’est pas tout à fait assez. Il n’en est pas moins incontestable que l’opinion anglaise, dans l’accueil qu’elle a fait aux manifestations franco-russes, s’est montrée habile et sage. Nul ne peut prévoir aujourd’hui les événemens de demain. L’Angleterre, par ses ménagemens pour le dernier groupement politique qui vient de se former sur le continent, se ménage à elle-même le moyen d’en profiter à l’occasion. Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois qu’elle aurait collaboré avec la France et la Russie ; elle l’a fait, par exemple, dans la première phase de la question arménienne, et il aurait certainement mieux valu pour tout le monde, y compris les Arméniens, qu’elle le fît jusqu’au bout. En ce moment même, l’état de l’Orient n’est que trop propre à inspirer des inquiétudes. Lord Rosebery, en donnant sa démission de chef du parti libéral pour reprendre toute sa liberté d’allures, liberté que les initiatives tumultueuses de M. Gladstone ne laissaient pas de gêner et de diminuer, a montré qu’il était loin de regarder comme résolues les questions que les derniers incidens ont posées. Il a très probablement raison. Le temps nous manque aujourd’hui pour parler plus longuement de la résolution qu’il a prise, des motifs qui l’y ont déterminé, des conséquences qui peuvent en résulter, soit au dehors pour la politique de l’Angleterre, soit au dedans pour la composition des partis. Mais le fait valait au moins la peine d’être signalé.

On voit par ce qui précède combien l’impression produite en Europe par le voyage du tsar en France a été générale et profonde. Nous pourrions nous méprendre sur l’importance de l’événement si nous en jugions seulement par nous-mêmes, mais le jugement de l’étranger fait plus encore que confirmer le nôtre, il l’accentue, il lui donne plus de développement et de valeur. A nos yeux, rien n’est changé, car nous avons toujours cru à la réalité et à la solidarité des liens établis entre la France et la Russie ; mais aux yeux du monde une révélation s’est faite, et par cela même notre situation morale se trouve modifiée. On sait aujourd’hui, à ne plus pouvoir s’y tromper, que ni la France, ni la Russie ne sont isolées. Dans des circonstances que l’on connaît imparfaitement et sur lesquelles on peut par conséquent épiloguer, mais qui ont été sans aucun doute étudiées et précisées par des gens compétens, elles seraient à côté l’une de l’autre. La mort, d’ailleurs si malheureuse, du prince Lobanoff, n’a pas influé sur les rapports des deux pays, parce que ces rapports ne dépendent pas d’un ministre, quelque éminent qu’il soit. On ne sait pas encore quel sera le successeur du prince Lobanof, mais, quel qu’il soit, il suivra les instructions de son souverain, et le sens dans lequel elles lui seront données ne saurait être douteux. En attendant, l’adjoint du ministre, M. Chichkine, est venu à Paris ; il y a précédé l’empereur de quelques jours, il y est resté quelques jours après son départ, afin de conférer avec M. Hanotaux. Ce sont là des faits qui se passent de commentaires. Nous nous hâtons de dire que, parmi les opinions si diverses qui ont été émises en Europe sur l’alliance franco-russe, parmi les points de vue opposés où on s’est placé pour l’apprécier, nul n’a cru, nul n’a dit qu’il pouvait en ressortir un danger pour la paix. Il n’a pas été question de paix dans les toasts du tsar ; toute affirmation de ce genre a paru inutile. Nous n’avions pas plus d’un côté que de l’autre à donner, au sujet de nos intentions, des assurances ou des explications qui auraient pu ressembler à des excuses. L’alliance est ce qu’elle est ; elle deviendra ce que les circonstances la feront ; elle a été conclue pour donner à chacune des deux puissances qui l’ont faite toute la force dont elles disposent en commun, et pour en apporter le poids dans les conseils de l’Europe. Elle nous permet, non pas, comme on l’a dit, de relever la tête, car nous ne l’avons jamais baissée ; ni de la tenir plus haute encore, car rien ne serait plus déplacé ; elle nous permet d’apporter plus de confiance dans les résolutions que nous pourrons prendre, parce que cette confiance n’est pas seulement en nous, mais dans les autres, et que ce sentiment gagne beaucoup à se sentir partagé. C’est d’ailleurs un excellent sentiment. S’il est mauvais pour l’homme d’être seul, cela est mauvais aussi pour les nations. La solitude est quelquefois mauvaise conseillère. Elle pèse sur ceux qui y sont condamnés. Elle les prédispose à un certain exclusivisme d’esprit, à une certaine aigreur de caractère, auxquels échappent plus aisément ceux qui se savent appréciés et recherchés. Les partisans les plus résolus de la paix aiment à pouvoir se dire qu’ils le sont par goût, par choix, et non pas seulement par nécessité ; ils le sont alors d’une manière qui leur paraît plus honorable et qui coûte moins à leur dignité. Et si ce sont là les sentimens que l’alliance russe a fait naître ou qu’elle entretient dans l’âme de la France, tout le monde ne doit-il pas s’en applaudir ?


Nous avons parlé incidemment de ces arrangemens italo-tunisiens qui ont provoqué tant de mauvaise humeur de la part du journal de M. de Bismarck ; ils n’ont pas été mieux accueillis par les journaux dévoués à M. Crispi. Le ministère italien aura sans doute une bataille assez vive à soutenir devant la Chambre pour en assurer le vote, mais nous ne doutons pas qu’il n’en sorte largement victorieux. Leur conclusion a été un acte de bonne politique autant pour l’Italie que pour la France, autant pour la France que pour l’Italie ; elle fait également honneur à M. Visconti-Venosta et à M. Hanotaux, parce qu’elle témoigne de part et d’autre d’un même désir de faire disparaître ce qui divise artificiellement les deux pays, et de développer au contraire ce qui doit naturellement les rapprocher. Pour bien comprendre les avantages des arrangemens qui viennent d’être pris, il faut se demander ce qui serait arrivé si les négociations avaient échoué. C’était, sur le champ clos tunisien, la guerre de tarifs et bientôt la guerre politique entre l’Italie et la France : encore ne sommes-nous pas bien sûrs que le mot de champ clos soit exactement choisi, car les difficultés nées sur ce terrain en auraient certainement provoqué ailleurs, et nous étions menacés d’entrer dans une voie de récriminations et de querelles dont il était impossible d’apercevoir l’issue. La France aurait combattu avec des armes modernes, celles qui appartiennent à toutes les nations civilisées dans les pays où elles ont apporté leur propre civilisation, et où elles en ont assuré les garanties à tout le monde. L’Italie aurait combattu avec les armes les plus démodées, au nom de vieux traités cent fois périmés, au nom des capitulations qui, n’ayant plus de raison d’être, ne pouvaient plus, en tout état de cause, être maintenues bien longtemps. Le résultat d’une pareille lutte n’aurait pas été douteux ; mais la lutte elle-même aurait été malfaisante, et les deux gouvernemens devaient faire tout ce qui dépendait d’eux pour la prévenir. C’est ce qu’ils ont fait.

Il s’agissait de remplacer le traité italo-tunisien de 1868, dénoncé il y a un an, et arrivé à son expiration normale. A partir du 28 septembre dernier, il n’existait plus. L’Italie était bien obligée de le reconnaître ; mais M. Crispi, pendant qu’il était au pouvoir, avait fait entendre qu’à la place du traité de 1868, il saurait bien faire revivre ceux que la Tunisie avait contractés antérieurement envers divers États italiens, par exemple avec le grand-duc de Toscane ou le roi de Naples, oubliant volontairement que certains autres États, qui font partie de l’Italie unifiée, n’en avaient pas alors avec la Régence. Comment distinguer les produits qui seraient venus de Naples de ceux qui seraient venus de Rome ? Que de complications ! Que d’impossibilités ! Mais M. Crispi ne parlait sans doute pas bien sérieusement, et il serait encore moins sérieux de notre part de discuter ces conceptions fantaisistes. Au reste, M. Crispi affirmait qu’à défaut de traités formels, les capitulations suffiraient atout. C’était la menace par laquelle il espérait nous intimider ; ses successeurs, mieux inspirés, ont jugé plus sage de ne pas l’essayer. Confians dans nos dispositions amicales, ils ont négocié avec l’espoir, et cet espoir s’est pleinement réalisé, qu’ils arriveraient à faire reconnaître par le gouvernement de la République tous les intérêts légitimes de l’Italie et à en obtenir de lui une consécration efficace. Nous n’avions assurément aucune velléité de fermer les écoles, ou de dissoudre les associations italiennes existantes, ni même d’entamer contre la colonie italienne de la Régence, dont nous sommes les premiers à reconnaître les heureuses qualités, une petite guerre de vexations et de taquineries. De même pour les produits italiens importés dans la Régence : en dénonçant le traité de 1868, nous n’avions en rien la pensée de les exclure par des droits prohibitifs, ou de les surcharger de taxes exorbitantes ; tout ce que nous voulions, c’était qu’il fût désormais entendu que les produits italiens ne seraient pas sur le même pied que les nôtres, et ne pourraient pas invoquer le traitement de la nation la plus favorisée, lorsque celle-ci serait la nation protectrice. Il n’y avait, en cela, rien d’excessif. Ce qu’il y avait eu, au contraire, de très méritoire de notre part, c’est d’avoir maintenu depuis 1881 jusqu’à présent, c’est-à-dire depuis le traité du Bardo jusqu’à l’expiration du traité italien de 1868, une situation qui était pour nous intolérable et inadmissible. Nous l’avions admise pourtant, nous l’avions tolérée, parce que nous avions pris l’engagement de le faire par le traité du Bardo, qui confirmait tous les traités antérieurs, et que la parole de la France était engagée. Mais, en ce qui concerne l’Italie, cet engagement prenait fin le 28 septembre, et il n’y avait à coup sûr, ni d’un côté des Alpes, ni de l’autre, aucun homme sensé qui pût croire que la situation qui en était résultée se prolongerait un jour de plus. Si, dans le système du protectorat, la nation protectrice, après avoir fait de grands sacrifices en hommes et en argent, n’avait pas plus de droits que les autres dans un pays qu’elle aurait péniblement conquis et où elle devrait se contenter de faire la police ; si elle avait toutes les responsabilités et aucun avantage ; si elle était éternellement condamnée à un rôle où le sacrifice serait poussé jusqu’au ridicule, il faudrait évidemment renoncer partout au système du protectorat et proclamer l’annexion. Que voulions-nous donc ? Une chose très simple et très légitime : recouvrer la liberté de nos propres tarifs, et imposer aux autres nations, dans l’espèce à l’Italie, des tarifs d’ailleurs modérés. Notre cause était trop bonne pour n’être pas gagnée. De part et d’autre, on a évité tout ce qui aurait pu obstruer les abords mêmes de la négociation de controverses théoriques peut-être insolubles. On a compris que la meilleure manière de traiter les capitulations était de le faire par prétention, c’est-à-dire de n’en point parler. Pour nous, elles n’existaient plus. Pour l’Italie, la question était de savoir si, dans l’application à la Régence du droit européen, du droit dont se contentent pour elles-mêmes toutes les nations civilisées, les intérêts de ses citoyens trouveraient des garanties suffisantes. Il aurait été surprenant que, la question ayant été ainsi posée, on n’arrivât pas à s’entendre. Aussi y est-on arrivé. Il a fallu pour cela un certain appareil d’instrumens diplomatiques ; il a fallu faire trois conventions, et peut-être en fera-t-on encore d’autres, moins importantes, parce qu’on a dû pourvoir à tous les besoins d’une situation qui ressemblait un peu à une table rase. Le traité de 1868 étant expiré, les capitulations étant laissées volontairement dans l’oubli, on a fait un traité de commerce et de navigation, un traité consulaire et d’établissement, enfin un traité d’extradition. Au point de vue où on s’était placé, ces traités se sont trouvés d’ailleurs faciles à rédiger, car les modèles ne manquaient pas : il suffisait d’européaniser la Tunisie, c’est-à-dire de lui appliquer les règles ordinaires du droit des gens entre nations européennes. Sa situation spéciale exigeait sans doute quelques dispositions spéciales aussi et transitoires, afin de consacrer, comme à la suite d’un inventaire, les institutions italiennes préexistantes, écoles, hôpitaux, etc. Sur ce point il ne pouvait pas y avoir de notre part de difficultés sérieuses, puisque nous voulions faire œuvre de conciliation et d’amitié. Les nouveaux arrangemens ont été signés à Paris le 28 septembre. C’est du moins la date qu’on leur a donnée. Il semble bien que l’entente n’ait été parfaite qu’un peu plus tard ; mais cela n’a aucune importance. Ce léger retard a permis seulement au gouvernement tunisien de promulguer, sous forme de décret exécutoire au bout de quelques jours, le tarif de douanes qui devrait être appliqué aux produits italiens si on ne parvenait pas à se mettre d’accord. Ce n’était pas une menace, mais un avertissement.

Aux trois conventions applicables à la Tunisie est venue s’en ajouter une quatrième, traité direct de navigation entre la France et l’Italie, qui répare en partie les brèches faites, par la dénonciation des anciens traités, dans les rapports économiques des deux pays. C’est là une œuvre qui pourra être poursuivie. Dès maintenant, on peut dire que la bonne volonté dont les deux gouvernemens ont fait preuve dans le règlement des questions tunisiennes est de bon augure pour l’avenir. Nous sommes de ceux qui ont toujours pensé qu’il y avait eu surtout des malentendus entre l’Italie et la France : ces malentendus devaient durer aussi longtemps qu’on croirait avoir intérêt à les entretenir. Les cris de colère poussés par les journaux crispiniens, lorsqu’ils ont appris que l’entente était faite entre Rome et Paris, montrent qu’au-delà des Alpes, un parti considérable, ou du moins très bruyant, persiste à regarder comme un bien la mésintelligence entre les deux pays, et les Nouvelles de Hambourg nous ont donné le secret de cette politique. En France, au contraire, et on peut dire en Tunisie, la satisfaction a été générale. Sans s’exagérer les avantages des nouveaux traités, on les a appréciés. On a été heureux surtout de voir que ce qui aurait pu devenir une occasion et un instrument de discorde était devenu un instrument de paix.


La situation de l’Autriche-Hongrie mériterait en ce moment une étude particulière ; mais la place nous fait défaut pour nous y livrer, et nous ne pouvons donner aujourd’hui que quelques indications très générales. La Chambre des députés hongroise vient d’être dissoute, et le pays est en pleine fièvre électorale. Il en est presque de même en Autriche, où les élections sont prochaines, et où les partis prennent déjà attitude de combat avec une ardeur extrême. Des questions nombreuses et complexes se posent ici et là, mais celle de toutes qui a le plus agité les esprits depuis quelque mois est le renouvellement du compromis financier et économique. Jamais encore les passions n’avaient été aussi violemment déchaînées de part et d’autre. Le succès éclatant de l’Exposition du millénaire à Pesth a montré les progrès faits par la Transleithanie : ils sont si grands que l’évidence en éclate à tous les yeux. La Hongrie en est justement fière ; mais l’Autriche, heureuse, elle aussi, de constater le merveilleux développement économique de sa voisine, en tire un argument tout naturel pour demander avec énergie que les bases mêmes du compromis financier soient assez notablement modifiées. L’Autriche a fait ses comptes ; elle se trouve lésée dans les arrangemens pris il y a trente ans. Ils pouvaient être, ils étaient sans doute légitimes à cette époque ; ils ne le sont plus maintenant. La contestation porte sur les dépenses communes, c’est-à-dire sur celles qui proviennent des ministères des affaires étrangères, des finances et de la guerre. La quote-part supportée par les deux parties de la monarchie, au moment où le dualisme a été établi en 1867, avait été fixée à 70 p. 100 pour l’Autriche, et seulement à 30 p. 100 pour la Hongrie. L’Autriche demande que cette proportion soit changée, et que la quote-part de la Hongrie soit pour le moins élevée à 35 p. 100, tandis que la sienne serait réduite à 65. Des tentatives de conciliation ont été faites dans le courant de l’année ; peut-être n’ont-elles été très sincères ni d’un côté ni de l’autre ; car en Hongrie comme en Autriche chacun avait son siège fait, et l’opinion publique était arrivée tout de suite à un tel état de surexcitation que l’entente était évidemment impossible. On a parlé de la prorogation du compromis pour une année, mais un ajournement n’est pas une solution. On a parlé aussi de l’intervention directe de l’empereur qui, aux termes de la constitution, et dans le cas où l’accord ne pourrait se faire entre les deux parlemens, aurait le droit d’imposer sa volonté ; mais c’est là une ressource extrême et, s’il faut y recourir, ce ne sera qu’après avoir épuisé tous les autres moyens de se mettre d’accord. Malheureusement, ces moyens semblent devoir manquer jusqu’au bout. Il faut ajouter à ces difficultés, déjà si graves, celles qui se rattachent au renouvellement de la convention commerciale et douanière, dont les dispositions actuelles ne conviennent plus ni à la Hongrie, ni à l’Autriche. Plusieurs problèmes d’ordre secondaire viennent compliquer encore ceux qui tiennent la première place dans les programmes des partis. La situation semble inextricable, et M. de Beust lui-même, qui a fait non sans peine le compromis dualiste de 1867, aurait peut-être plus de peine encore à en assurer aujourd’hui le renouvellement.

Pour comble de malheur, au moment où arrive l’échéance décennale du compromis, on est en Hongrie à la veille et en Autriche à l’avant-veille des élections générales. Il en résulte pour les esprits un nouvel élément de fermentation. Dans tous les pays du monde, les députés se montrent plus ombrageux à l’approche des élections, c’est-à-dire du jour où ils sont appelés à rendre des comptes à leurs commettans. De plus, la situation parlementaire, en Hongrie, est restée profondément troublée à la suite de l’adoption des lois confessionnelles qui ont établi le mariage civil, etc. Le parti libéral aurait dû conserver quelque reconnaissance au gouvernement d’avoir fait passer les lois confessionnelles ; mais, soit que le baron Banffy ait manqué de l’autorité nécessaire, soit qu’il n’ait pas eu, dans ses rapports avec les diverses fractions parlementaires, la souplesse, sinon la fermeté indispensable pour les maintenir unies, la défection n’a pas tardé à se mettre dans les rangs de sa majorité, et on a vu se former, ou du moins se préparer contre lui les coalitions les plus hétérogènes, et pourtant aussi les plus redoutables. Dès l’ouverture du parlement, qui a eu lieu le 3 septembre, il a été évident que la partie était perdue pour le ministère. Le baron Banffy a mieux aimé jouer le tout pour le tout que de s’user dans une lutte journalière, qui n’aurait pas pu d’ailleurs se prolonger longtemps ; il a obtenu l’autorisation de dissoudre le parlement. Le bruit s’en est répandu il y a déjà quelques jours ; bientôt la résolution de l’empereur n’a plus été douteuse ; enfin, le 6 octobre, François-Joseph lui-même, à la suite d’un voyage en Roumanie, — voyage auquel certains journaux ont donné une importance politique probablement exagérée, — est venu à Pesth pour y prononcer la dissolution de la Chambre. Les élections auront lieu à la fin du mois ; elles devaient avoir bleu normalement en février ; on voit que la différence n’est pas très considérable. Le baron Banffy espère, dit-on, que la nouvelle Chambre se réunira assez tôt pour voter le renouvellement ou du moins la prorogation de la convention douanière avant la fin de l’année, où elle arrive à son terme. Qui vivra verra. Les prévisions seraient, en ce moment, bien hasardées sur les chances du scrutin ; mais il est hors de doute que les élections se feront principalement sur le compromis financier et sur les conditions dans lesquelles il sera ou ne sera pas renouvelé ; et si les députés sont, comme nous l’avons dit, particulièrement intraitables à la veille des élections, ils ne le sont guère moins au lendemain immédiat, encore chauds et bouillans des luttes qu’ils ont soutenues et tout pleins des engagemens qu’ils ont pris pour en sortir avec succès.

En Autriche, les élections, vraisemblablement, ne seront pas avancées ; elles n’auront lieu que l’année prochaine ; mais les résultats n’en sont pas moins incertains, d’abord parce que la question du compromis s’y présente, comme en Hongrie, à l’état le plus aigu ; ensuite parce que la récente loi électorale ayant créé une curie nouvelle, celle du suffrage populaire, ou même, comme on dit volontiers, du suffrage universel, nul ne peut savoir ce que seront les 75 députés qui entreront en plus de ceux d’aujourd’hui dans la Chambre future. Le comte Badeni se préoccupe déjà très activement de constituer sa majorité de demain, et, s’inspirant des exemples donnés autrefois par le comte Taaffe, il montre une véritable habileté à coudre ensemble des morceaux assez disparates : reste à savoir si la couture sera solide. En attendant, c’est surtout en Bohême que le mouvement des esprits est le plus digne d’attention ; mais il est tellement mobile, et parfois même contradictoire, qu’on a de la peine à en suivre les brusques évolutions. On a pu croire, il y a quelques jours, que le parti jeune-tchèque se rapprocherait du gouvernement. Ce parti, qui a rompu autrefois avec M. Rieger et l’a condamné à la retraite parce qu’il le trouvait ce que nous appellerions en France trop opportuniste, a paru sur le point de renoncer à une intransigeance qui ne lui a, d’ailleurs, jusqu’ici qu’imparfaitement réussi. Un de ses orateurs les plus influens, M. Gustave Eim, a prononcé devant ses électeurs un discours qui n’était pas fait pour déplaire au comte Badeni. M. Eim a déclaré que le parti jeune-tchèque devait se rapprocher du parti conservateur et de ses alliés, c’est-à-dire des Polonais, pour lutter de plus en plus contre le parti libéral et ses alliés de nuance teutonne ; — non pas que M. Eim ne soit pas libéral ; il affirme avec raison que personne ne pourra le prendre pour un clérical ; mais, d’autre part, a-t-il dit, « je ne serais ni sincère, ni patriote si je dissimulais que les conservateurs ont plus d’intelligence et de sympathie que les autres pour notre droit et notre autonomie. Les conservateurs ont des idées qui sont en contradiction avec tout notre passé et avec les convictions de notre peuple ; les Tchèques ne sauraient en aucune façon penser à une alliance avec les cléricaux ; mais si la grande propriété conservatrice veut soutenir franchement leurs aspirations populaires, ce serait folie de repousser ce compromis. » Soit ; mais ce compromis sera-t-il offert aux jeunes-tchèques ? Nous le leur souhaitons sincèrement, et alors, comme le dit M. Eim, ce serait de leur part folie de le repousser. C’est bien, ou du moins c’était bien l’avis de M. Hérold, le principal orateur du parti au parlement de Vienne, qui a donné une approbation publique au discours de M. Eim. M. Hérold a constaté avec satisfaction que le comte Badeni semblait disposé à s’entendre avec les jeunes-tchèques dans le prochain Reichsrath. H a ajouté toutefois que cette entente ne serait possible que si le cabinet de Vienne reconnaissait à la Bohême le même droit qu’à la Hongrie de conclure un compromis qui consacrerait les revendications historiques du royaume. Le comte Badeni ira-t-il, pourra-t-il aller jusque-là ? Rien n’était plus douteux. En tout cas, tout semblait marcher à souhait pour lui lorsqu’un revirement subit paraît s’être produit chez les jeunes-tchèques. Peut-être se sont-ils aperçus qu’ils étaient allés un peu vite, et qu’ils avaient pris leurs espérances pour des réalités sur le point de s’accomplir. Le même M. Hérold, qui s’était fait l’avocat de la conciliation, n’a pas tardé à reprendre les allures les plus militantes et à déclarer qu’en présence de l’attitude du gouvernement, le parti s’opposerait au renouvellement du compromis entre l’Autriche et la Hongrie, et s’efforcerait d’obtenir par tous les moyens l’autonomie nationale et politique de la Bohême. Ces soubresauts d’opinion sont bien faits pour dérouter, et aussi pour inspirer de l’inquiétude. En Hongrie, M. François Kossuth, chef de la fraction libérale du parti de l’indépendance, proclame la nécessité d’une séparation complète entre l’Autriche et la Hongrie, et M. Gabriel Ugron, chef de la fraction cléricale du même parti, marche de concert avec lui. Les deux fractions du parti, autrefois hostiles, se sont coalisées contre le gouvernement, et leur exemple semble devoir être suivi par les autres représentans de l’opposition. En Autriche, le comte Badeni accentue de plus en plus sa politique conservatrice ; en Hongrie, le baron Banffy s’apprête à déployer, à travers la lutte électorale, son énergie éprouvée d’homme d’action. Mais évidemment la situation est grave ; l’avenir est très incertain : il semble bien que des changemens plus ou moins considérables ne sauraient tarder beaucoup à s’effectuer.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.