Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1896

Chronique n° 1549
31 octobre 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 octobre.


Où en sommes-nous à Madagascar ? Quelle est la situation véritable dans la grande île africaine que nous avons successivement et si rapidement soumise à notre protectorat, puis à notre domination ? Il semble que nous ayons voulu y faire toutes les expériences à la fois, et y appliquer en même temps tous les systèmes politiques et administratifs, comme si nous n’avions eu confiance dans aucun. Jamais la prodigieuse mobilité qui préside à nos affaires coloniales ne s’est manifestée d’une manière aussi évidente, ni aussi redoutable. A dire vrai, le gouvernement a toujours fait à Madagascar le contraire de ce qu’il voulait et de ce qu’il annonçait, sans doute parce qu’il le voulait et le concevait faiblement, tandis qu’en dehors de lui des volontés d’autant plus fortes qu’elles reposaient sur des intérêts n’ont pas cessé d’agir et d’emporter toutes les résistances.

À l’origine, le gouvernement ne voulait pas d’expédition militaire, en quoi il se montrait prévoyant et sage. Le traité de 1885 nous avait rendu le grand service de rendre l’expédition inutile, en nous assurant une situation que les autres puissances devaient respecter et qui nous permettait d’attendre. Mais on a prétendu tirer de ce traité autre chose que ce qu’il contenait, et dès lors on s’est condamné soi-même à l’emploi des moyens purement militaires. Il a fallu se résigner enfin à ce qu’on avait rendu inévitable. L’expédition a été votée. Le gouvernement d’alors a dit à la Chambre, dans les termes les plus formels, qu’il s’agissait seulement d’établir notre protectorat, ou de le rendre effectif. On admettait, à ce moment, la possibilité de mettre la main sur le gouvernement hova, de le prendre, au moins provisoirement, tel qu’il était, et de s’en servir pour gouverner le pays. C’était le protectorat réduit à sa plus simple expression, et qui devait être pratiqué bourgeoisement, économiquement, dans les conditions les plus légères pour les finances métropolitaines, avec le moindre effort militaire, de manière à justifier toutes les espérances et à désarmer toutes les défiances. On sait ce qui est arrivé. Quelques mois de ministère radical ont modifié profondément, irrémédiablement, la situation. Ne sachant quel parti prendre entre les systèmes en présence, systèmes non seulement divers, mais opposés et contradictoires, le protectorat et l’annexion, le ministère Bourgeois, par un de ces éclectismes qui en politique sont l’abdication de toute volonté, les a adoptés tous les deux et a prétendu les appliquer conjointement. Il en est résulté une confusion qu’il était facile de pressentir de Paris, mais dont il reste à décrire les principaux effets à Tananarive et dans toute l’île malgache. Lorsque M. Hanotaux est revenu au ministère des affaires étrangères, il n’a plus reconnu son œuvre qui, effectivement, était devenue méconnaissable. Dans son embarras, peut-être dans son découragement, il a pris un parti qu’il est plus facile de comprendre que d’approuver, mais qui n’est cependant pas sans excuses. Il a rompu les liens qui rattachaient Madagascar au ministère des affaires étrangères. Éloignez de moi ce calice ! Madagascar est devenu une colonie. Dès lors, l’opération a été consommée. Maintenant, qu’on le reconnaisse ou non, qu’on s’obstine à fermer les yeux ou qu’on les ouvre à l’évidence, on n’évitera pas les charges écrasantes de l’annexion, et si on ne veut pas les accepter et y faire face globalement, — puisque ce méchant adverbe est à la mode ; — si on n’envoie pas d’un seul coup à Madagascar tous les hommes et tout l’appareil militaire indispensables à un succès rapide et définitif ; si on échelonne les envois ; si on prétend pourvoir, tant mal que bien, à la difficulté actuelle sans se préoccuper de celle du lendemain ; si on laisse à d’autres les responsabilités prochaines afin de ne retenir pour soi que celles d’aujourd’hui, alors que les unes et les autres sont étroitement solidaires, on aura commis la dernière faute qui restait à commettre. Et nous craignons beaucoup qu’on ne soit à la veille de le faire.

Mais revenons à Madagascar : c’est là qu’il faut constater le contrecoup du prodigieux désarroi d’idées qui s’est produit à Paris. Il y a eu trois périodes successives et parfaitement distinctes : nous sommes seulement au début de la troisième. La première a été consacrée à l’organisation du protectorat, conformément au traité du 1er octobre 1895, traité que le général Duchesne avait emporté de Paris, où il avait été soigneusement élaboré par les hommes les plus compétens, et qu’il avait fait signer par la reine en y apposant sa propre signature. La seconde a été remplie par l’étrange odyssée politique et administrative de M. Laroche, qui est arrivé avec un second traité et l’a fait également signer par la reine, mais sans y mettre lui-même le moindre visa. Bien que cette période ait été courte, elle a suffi pour faire passer dans les faits, à Madagascar, l’anarchie qui était dans les esprits en France, et il semble bien que M. Laroche ait été le trop fidèle représentant de cette confusion mentale. La troisième période, celle qui commence, est la période militaire. Il n’y a plus rien à Madagascar, ni gouvernement, ni administration. Tout est à faire, ou à refaire, et la force seule est capable de remplir cette œuvre : la seule question est de savoir si la force dont dispose le général Gallieni sera suffisante.

La première période, avons-nous dit, a été consacrée à l’établissement du protectorat. Le général Duchesne, qui, au cours de l’expédition si hasardeuse dont la conduite lui avait été confiée, avait tout sauvé par sa ténacité, s’est montré homme de bon sens lorsqu’il s’est agi de tirer parti de sa conquête. Il ne s’est pas trompé sur l’étendue de celle-ci. Il s’est parfaitement rendu compte qu’elle se réduisait au palais de la reine, et que tout le reste du pays lui échappait. Il n’avait rien de ce qu’il lui aurait fallu pour s’en emparer et pour le dominer. Dès lors, la conduite à suivre lui aurait été dictée par les circonstances, si des instructions préalables n’y avaient pas déjà pourvu. Le général Duchesne était d’ailleurs entouré d’hommes qui connaissaient bien Madagascar, qui l’avaient longtemps habité, et qui étaient mieux à même que personne non seulement d’exécuter ses volontés, mais de les prévenir et au besoin d’y suppléer. M. Ranchot a été la cheville ouvrière de toute cette organisation. Il n’a pas eu la prétention de réformer du jour au lendemain le système administratif malgache, mais seulement de l’utiliser. Ce système était très simple, un peu primitif sans doute, mais en somme efficace. La base en est dans le village, qui a à sa tête les notables, les chefs de ferme, de culture ou de famille, ce qu’on nomme le fokolona. Ce conseil municipal très rudimentaire a un représentant exécutif, qui s’appelle le mpiadidy, lequel est en correspondance directe avec le petit ou le grand gouverneur. Dans les provinces voisines de Tananarive et qui composent l’Émyrne, le pouvoir central est représenté par les petits gouverneurs : il l’est par les grands gouverneurs dans les provinces plus éloignées, dont beaucoup ne sont encore que partiellement soumises. Les notables du village sont responsables de l’ordre ; ils surveillent les suspects, les dénoncent, les arrêtent. Ils collaborent avec les gouverneurs, petits ou grands, au prélèvement des impôts, et cumulent ainsi, pour employer des expressions françaises, les fonctions de sous-préfets ou de préfets avec celles de receveurs des finances. Si les chefs de village communiquent directement avec les gouverneurs, ceux-ci communiquent de leur côté avec le bureau central de Tananarive. La force de cette organisation est dans la responsabilité très réelle que le bureau central fait peser sur les gouverneurs et ceux-ci sur les notables du village : aussi, après quelques jours d’hésitation et de trouble, sentimens bien naturels à la suite de la terrible commotion qui venait de tout ébranler, a-t-on vu les renseignemens affluer comme auparavant à Tananarive, et même en quantité plus abondante. Le Malgache s’assimile très bien les mœurs administratives ; il serait même capable de les perfectionner, si c’est les perfectionner que de les appliquer de plus en plus aux minuties. La rentrée de l’impôt s’est effectuée dans des conditions de plus en plus normales : assez languissante au début, elle n’a pas tardé à reprendre son cours habituel, ou peu s’en faut. C’est qu’à la tête de l’administration, il y avait toujours le gouvernement de la reine dont le prestige subsistait encore et se communiquait, sans atténuation trop appréciable, aux gouverneurs et aux sous-gouverneurs. Il y a eu pourtant, dès ces premiers jours, quelques soulèvemens partiels ; mais ils ont été rapidement réprimés, et le mal ne s’est pas généralisé. On a pu concevoir comme possible la réalisation des idées qui avaient présidé à l’entreprise. Le protectorat prenait forme. Il était économique. Un assez petit nombre de fonctionnaires français semblaient devoir y suffire, et d’ailleurs le traité, par une clause d’autant plus sage qu’elle pouvait nous servir de modérateur et de frein, décidait que les dépenses du protectorat seraient nécessairement couvertes par les revenus de l’île.

Si cette première période s’était prolongée quelque temps encore, nous aurions certainement recueilli de grands avantages de la méthode qui y présidait ; mais elle a été brève, et il a même fallu à ceux qui en ont été les représentans un courage moral et une impassibilité remarquables pour la prolonger jusqu’à l’arrivée de M. Laroche. Ils savaient, en effet, que le premier traité était désavoué par le monde officiel, et que les idées de gouvernement direct, se substituant à celles d’où dérivait le protectorat, avaient fait un pas considérable dans l’esprit des hommes qui venaient de prendre le pouvoir. Le malheur est qu’ils n’étaient pas seuls à le savoir. Le Malgache, le Hova surtout, est beaucoup plus éclairé qu’on ne le suppose généralement en Europe. Les missionnaires protestans et catholiques qui se sont répandus dans une partie considérable de l’île, mais particulièrement dans l’Émyrne, ont donné l’instruction primaire à plusieurs générations déjà. Le Hova est grand lecteur de journaux, grand commentateur de nouvelles, et s’il a l’esprit très ouvert à toutes sortes de superstitions qui sont pour lui un héritage atavique, il ne l’a pas moins aux réalités quotidiennes. Il n’a pas tardé à comprendre que le gouvernement de la reine n’existerait plus bientôt que pour la forme. Les petits et les grands gouverneurs dont l’autorité était ouvertement méconnue, bafouée, subalternisée sur certains points de l’île, n’étaient déjà plus rien. Ces formes extérieures, dont l’observation et le respect étaient pour eux une garantie, tendaient de plus en plus à disparaître ; et alors toutes les terreurs qu’on s’était efforcé de leur inculquer depuis plusieurs années, et que les méthodistes anglais avaient très imprudemment propagées chez eux, ont pris sur leur imagination impressionnable un ascendant nouveau. On leur avait dit que les Français ne respecteraient pas leur religion, qui consiste presque tout entière dans le culte des morts et dans la vénération des tombeaux. On leur avait dit que, toujours avides de conquêtes nouvelles, les Français leur imposeraient le service militaire et les entraîneraient dans des expéditions sans fin en vue de s’emparer de l’île tout entière. On leur avait dit surtout que les Français étaient les ennemis systématiques de l’esclavage, et qu’aussitôt maîtres de l’île, ils ne manqueraient pas de le supprimer. Ces accusations, ou, pour être plus exact, ces allégations qui n’étaient pas toutes mensongères, — on l’a bien vu en ce qui concerne l’esclavage, — entretenaient dans les esprits des fermens d’abord de suspicion, puis de colère et de haine. Le Hova y avait cru d’abord ; puis il en avait douté ; puis il avait presque cessé d’y croire dans les premiers jours qui avaient suivi la prise de Tananarive, à voir le peu de changement que nous avions apporté dans les institutions du pays ; l’apaisement aurait pu se faire et la confiance renaître ; mais bientôt les nouvelles venues d’Europe ont donné un autre cours aux esprits. Trompés sur quelques points, ils ont cru l’être sur tous. Alors s’est passé, dans la presque totalité du pays et plus particulièrement dans les campagnes, un phénomène moral dont nous avons peine à nous rendre compte, mais qui a contribué pour une large mesure à créer la situation actuelle, à savoir la réaction païenne contre le christianisme. Déjà, au cours de la première période, le mal était apparu, mais il ne s’était pas encore très développé. Le général Duchesne, dans le remarquable rapport qu’il a adressé au ministre de la guerre et dans lequel il lui rend compte de toutes ses opérations militaires, parle du soulèvement qui s’est produit à 40 kilomètres au sud-ouest de Tananarive, le 22 novembre dernier. « Un pasteur anglais, dit-il, M. Johnston, sa femme et leur fille furent cruellement massacrés ; le gouverneur hova d’Arivonimamo et ses principaux officiers, qui avaient tenté, avec quelques soldats, d’arrêter les chefs du mouvement, furent également tués, avant ou après cet assassinat. Cette insurrection paraissait être dirigée non seulement contre le gouvernement de la reine et contre nous, mais, d’une manière générale, contre tous les chrétiens. A sa tête se trouvaient plusieurs prêtres des vieilles idoles et un pu deux sorciers. » Que sont ces prêtres des vieilles idoles et ces sorciers ? Il est important de le savoir si on veut se rendre compte de la nature de l’insurrection qui occupe aujourd’hui tout le plateau central.

Le christianisme est d’importation récente à Madagascar : il n’y date guère que de quelques années. Auparavant, le culte des idoles existait dans certaines parties de l’île, non pas dans toutes, et il semble même que ce culte était assez nouveau, lui aussi, dans les régions où il était pratiqué. La croyance fondamentale de toutes les peuplades qui habitent l’île, et qui sont sans doute de même origine puisqu’elles parlent la même langue, est la croyance en un dieu unique. Mais il s’en faut de beaucoup que cette croyance ait un caractère dégagé de tout alliage : il s’y mêle des superstitions fort grossières. Le Malgache croit que le bien et le mal sont déterminés par des moyens mystérieux dont sont dépositaires ses prêtres d’autrefois, lesquels ne sont autre chose que des sorciers. Il y a des procédés sûrs pour conjurer le mauvais sort qui vous menace, même lorsqu’il se présente sous la forme inquiétante d’un fusil entre les mains de l’étranger. Ces procédés, les sorciers les connaissent, et ils les font connaître moyennant finance, car leur métier n’est rien moins que désintéressé. Une lutte sourde s’est établie dès l’origine entre les missionnaires chrétiens et les sorciers, et la situation de ceux-ci s’est trouvée de plus en plus amoindrie. Dans les villes un peu considérables, ils ont même disparu, au moins en apparence ; mais ils ont continué leur métier ou leur commerce dans les campagnes, de plus en plus aigris par les progrès d’une concurrence dont ils étaient les premières victimes, et annonçant avec une amertume croissante, celle des prophètes, que les missionnaires chrétiens n’étaient que les avant-coureurs des soldats étrangers. Depuis longtemps, ils prédisaient des maux dont la réalisation soudaine leur a rendu un crédit considérable. On doute moins, on ne doute plus de leurs facultés divinatoires ; on ne doute pas davantage de la vertu des amulettes qu’ils vendent et devant lesquelles doivent s’arrêter et tomber inertes les balles ennemies. S’ils ne sont pas les chefs, ils sont les véritables inspirateurs de l’insurrection, et cette insurrection, comme le remarquait déjà le général Duchesne, a pris le caractère d’une guerre religieuse. Il va sans dire que ce n’est pas plus contre les catholiques que contre les protestans que toutes les fureurs en sont déchaînées. Tous les chrétiens sont confondus dans la même malédiction et dans la même haine. Grâce à ce levain puissant de la passion religieuse, entretenu par le fanatisme des sorciers, l’insurrection aujourd’hui s’arrête à peine à quelques kilomètres de Tananarive, et un étranger ne peut pas sortir de la capitale sans s’exposer à être assassiné.

Naturellement, le fahavalisme, c’est-à-dire le banditisme, mal chronique à Madagascar, occupe une très grande place dans le soulèvement général. Il y a toujours eu des fahavalos dans l’île ; mais il y en a actuellement plus que jamais, et les succès qu’ils ont remportés sur plus d’un point les ont remplis d’une audace encore sans exemple. A quoi faut-il attribuer leur nombre grandissant ? A la dernière guerre évidemment, qui a laissé beaucoup de bras armés, au mécontentement qui croit sans cesse, enfin à l’affaiblissement, ou plutôt à la disparition d’une autorité quelconque.

Après la prise de Tananarive, sans doute parce qu’il était impossible de mieux faire, le désarmement s’est fait médiocrement. Nous n’étions pas en situation de l’imposer à tous : il est donc resté très incomplet, avec cette aggravation que ceux qui rendaient leurs armes étaient les plus pacifiques et les mieux intentionnés, tandis que les autres gardaient les leurs. Les débris de l’armée malgache, après un essai de résistance sous les murs de Tananarive, se sont répandus dans la campagne et ont rejoint et renforcé les bandes de fahavalos. Le fait était d’ailleurs si naturel qu’il était facile de le prévoir et que, certainement, on l’avait prévu ; mais on aurait dû tout faire pour en arrêter les conséquences, et on a tout fait au contraire pour les développer. Aussi peut-on dire qu’il y a aujourd’hui à Madagascar autant d’insurgés ou de fahavalos qu’il y a d’armes disponibles, et la quantité de ces armes augmente sans interruption. Les villages qui ont rendu les leurs ne peuvent plus se défendre, et nous ne sommes pas toujours en nombre, ou à proximité pour les protéger. Les quelques milliers d’hommes dont nous disposons sont surmenés. Ils l’ont des prodiges de courage et encore plus de mobilité pour arriver à des résultats insuffisans. Aujourd’hui sur un point, demain sur un autre, ils brûlent les étapes et semblent ne pas connaître la fatigue. Toutes les fois qu’ils atteignent l’ennemi, ils en viennent facilement à bout : la supériorité de leur armement, et surtout de leur éducation militaire, ne laisse pas longtemps le résultat incertain. Mais la plupart du temps les insurgés se dérobent et vont porter ailleurs leurs déprédations. Ils comptent sur la durée de la lutte pour épuiser les forces ou pour réduire l’effectif de nos soldats. Quant à eux, ils s’aguerrissent tous les jours davantage, et tous les jours aussi ils reçoivent des armes nouvelles, car la contrebande de guerre s’exerce sur les côtes de Madagascar avec une grande activité, et les moyens pour la réprimer nous font presque complètement défaut. Nous avions pour cela deux navires ; le ministre de la marine en a porté le nombre à quatre : nous l’en félicitons, mais ce n’est pas assez, il s’en faut même de beaucoup, pour surveiller une aussi grande étendue de côtes. Tantôt sur un point, tantôt sur un autre, des armes pénètrent dans l’île et passent entre les mains des insurgés.

Telle est la situation : loin de les exagérer, nous en atténuons les symptômes. Comment M. Laroche y a-t-il pourvu ? Son passé administratif l’avait mal préparé aux fonctions si délicates et si lourdes qui lui ont été dévolues. M. Laroche, ancien officier de marine, était devenu préfet. On a dit que le gouvernement de cette époque avait vu dans son envoi de Toulouse à Tananarive le moyen de faire en France un mouvement administratif. Cette explication, qui est la plus simple de toutes, est aussi peut-être la plus vraie : ce sont souvent des motifs de cet ordre qui déterminent chez nous les résolutions les plus graves. M. Laroche est protestant, ce qui ne diminue en rien ses mérites, mais ce qui aurait suffi pour déconseiller au gouvernement de le choisir comme résident à Tananarive. Dans un pays où les différences de religion se rattachent à des différences de nationalités, il faut sans doute pratiquer la plus large tolérance, mais il importe que l’exemple en soit donné par un résident catholique. Le choix de M. Laroche n’aurait pu se justifier, ou s’excuser, que si ce préfet de la Haute-Garonne avait eu une compétence hors ligne en matière d’administration coloniale, une expérience éprouvée, une supériorité incontestable et incontestée sur ses concurrens. Or, il n’en était pas ainsi, et M. Laroche n’a pas tardé à le prouver. Il n’a rien compris à la situation de Madagascar. Cela vient sans doute de ce qu’il n’avait pas l’ouverture et la souplesse d’esprit nécessaires pour s’en rendre compte spontanément, mais aussi, il faut le dire pour être tout à fait juste, de ce qu’on n’avait pas dû la lui bien expliquer avant son départ de Paris. Ce que l’on conçoit mal s’énonce confusément. Nous connaissons les instructions qui avaient été données autrefois au général Duchesne et à M. Ranchot ; il serait très intéressant, il serait infiniment curieux de connaître celles qui ont pu l’être à M. Laroche. On constaterait sans doute, à sa décharge, qu’il s’y est très exactement conformé. On lui a dit de pratiquer à la fois, et a doses à peu près égales, le protectorat et l’annexion ; de commencer par avilir le gouvernement malgache dans la personne de la reine, puis de le combler de ménagemens et de respects ; de se servir des gouverneurs et des sous-gouverneurs de provinces, mais néanmoins de les malmener à l’occasion pour leur bien faire sentir qu’ils n’étaient plus rien que par nous, et qu’il nous suffirait d’un geste pour les réduire à néant. En un mot, il s’agissait de conserver les formes extérieures et comme le décor du protectorat, et en réalité de pratiquer l’annexion. C’est bien ainsi qu’a opéré M. Laroche. Placé dans l’alternative de faire trop ou trop peu dans un sens ou dans l’autre, et de se montrer ou trop dur ou trop faible, trop sévère ou trop bienveillant, il a été tantôt l’un et tantôt l’autre, suivant l’inspiration du moment, croyant d’ailleurs qu’il lui suffirait, pour dominer les Malgaches, de faire de l’impression sur eux par le prestige de sa personne, ou même de son uniforme, et abusant en effet de ces exhibitions qui font bien dans les comices agricoles, mais qui ne suffisent nulle part comme procédés d’administration, ni comme moyens de gouvernement. M. Laroche était imbu en outre de toutes sortes de bons principes, qui sont sacrés chez nous depuis 1789, et qui témoignaient en lui d’une éducation vraiment libérale, mais qui n’étaient pas toujours à leur place au milieu d’un peuple encore très éloigné de nous en fait de civilisation, avec lequel nous étions en guerre la veille, et avec lequel nous risquions de l’être de nouveau le lendemain. C’est ainsi que M. Laroche n’a eu rien de plus pressé que de remettre en liberté des chefs de bande que son prédécesseur avait internés sans autre forme de procès, il faut bien l’avouer, et par mesure de simple police, mesure qui lui a paru peu conforme aux droits de l’homme et du citoyen. C’est ainsi qu’il n’a su réunir aucune milice locale, aucune troupe indigène pour renforcer nos minces effectifs, parce qu’il n’a pas cru devoir procéder par voie de réquisition, mais-seulement par enrôlemens volontaires, et qu’il n’y a pour ainsi dire pas eu de ces enrôlemens. Et il en a été ainsi pour tout.

Le tort capital de cette administration est d’avoir tout détruit, sans rien mettre à la place de ce qu’elle détruisait. L’organisation préexistante dont nous parlions tout à l’heure, et qui s’appuyait sur le village pour aboutir au gouvernement central de Tananarive, a cessé de fonctionner. La responsabilité des chefs de village, point de départ et garantie de tout le système, a été détruite ; on ne l’a plus invoquée, on a cessé de la rendre réelle et effective ; dès lors, il en a été de toute l’administration malgache comme d’une machine dont le principal ressort est avarié. Les suspects n’ont plus été surveillés, dénoncés, arrêtés. Les impôts sont mal rentrés, ce qui aurait été un mal encore plus grave si, par bonheur, le produit des douanes n’avait pas augmenté dans une proportion assez notable. Est-ce à dire que le mouvement commercial se soit accru ? On le croira difficilement ; mais, parmi les mesures nombreuses qu’a prises l’ancien ministère, il s’en est par hasard trouvé une de bonne, l’envoi de douaniers connaissant leur métier. Le revenu des douanes s’est donc élevé ; celui des autres impôts a diminué. Les gouverneurs de province, surtout les petits gouverneurs qui, étant dans l’Émyrne, se trouvaient plus rapprochés de nous, ont vu leur autorité décroître rapidement. Aussi les petits gouverneurs et les populations sur lesquelles ils avaient perdu tout ascendant se sont-ils bientôt retrouvés d’accord pour se tourner contre nous. Dans tous les pays du monde, il faut qu’il y ait quelque part une autorité. Elle était autrefois dans les hauts et petits fonctionnaires malgaches ; nous l’avons dégradée, puis brisée entre leurs mains ; mais alors, comme nous n’avions rien préparé pour cette éventualité, il n’y a plus eu d’autorité nulle part, il n’y a eu qu’anarchie, et, dans un pays comme celui que nous avons décrit, à la suite d’une guerre malheureuse pour lui qui avait déjà tout ébranlé, tout remis en question, le passage de l’anarchie à la révolte devait être rapide. Quelques jours ont suffi pour que l’Émyrne, fût en feu et que la guerre sainte y fût proclamée. Pendant ce temps, que faisait M. Laroche ? Il croyait sans doute tout ramener dans l’ordre, tout apaiser, tout pacifier, en comblant de ses prévenances non seulement la reine, mais tous les membres de la famille royale avec lesquels il vivait sur le pied d’une grande familiarité. C’était là un des retours de ce système de bascule qui consistait à garder les vaines formes du protectorat après en avoir sacrifié la substance. Quel en a été le résultat ? L’attitude de la reine a toujours été correcte, dit-on, mais il n’en a pas été de même de celle des membres de sa famille, et de ceux-là mêmes qui paraissaient avoir avec le résident-général les relations les plus cordiales. Il est aujourd’hui avéré que l’insurrection n’a pas de plus fermes appuis, ni de pourvoyeurs plus actifs. De quelque côté que nous nous tournions, nous ne trouvons que la révolte, ou la trahison.

Avons-nous besoin de dire que le vote inconsidéré de la Chambre, qui a décidé la suppression immédiate et pure et simple de l’esclavage, a ajouté à toutes les difficultés au milieu desquelles nous nous débattions un coefficient nouveau et plein de périls ? Sans doute, l’esclavage devait prendre fin à Madagascar ; l’honneur de la France était attaché à la disparition de cette monstrueuse institution. Mais fallait-il y procéder d’un seul coup, en un seul jour, sans transition, sans mesures préalables, sans indemnités ? Ceux qui l’ont fait ne se sont évidemment pas rendu compte de ce qu’est l’esclavage à Madagascar, où il est pratiqué de la manière la plus douce, et où on peut dire sans paradoxe que les esclaves sont quelquefois les gens les plus heureux, et même les plus libres de toute l’île. Ils ne sont soumis ni à la corvée ni au service militaire, et c’est une double exemption à laquelle ils tiennent beaucoup. A la vérité, les esclaves ruraux doivent à leur maître, tantôt un travail personnel, notamment pendant les trois mois où se fait le travail des rizières, tantôt un prélèvement sur le pécule qu’ils peuvent gagner ailleurs, et cette dernière obligation s’applique en principe à tous : ils sont, en revanche, nourris, logés, ils reçoivent une rizière propre à pourvoir à leurs besoins et à ceux de leur famille, et lorsqu’ils sont vieux ou malades, ils retombent à la charge de leur maître qui, presque toujours, les traite avec humanité. Tout esclave peut se racheter ; il en est beaucoup qui ont le moyen de le faire, et qui se gardent bien d’en user, car leur condition n’a rien qui leur déplaise. Mais nous ne faisons pas ici une étude sur l’esclavage à Madagascar. Tout le monde convient qu’il a un caractère familial et qu’il est exempt de la plupart des abus qui, ailleurs, le rendent si souvent atroce. Il doit pourtant disparaître ; mais nous n’avons certainement pas pris le meilleur moyen d’atteindre le but. Rien n’est plus dangereux que de heurter de front les mœurs invétérées d’un pays. Dans la pratique, et quoi que nous fassions, l’esclavage ne sera pas supprimé en un jour ; mais, en un jour, nous avons inquiété les intérêts des Malgaches, nous avons alarmé leur imagination, nous avons paru justifier les reproches dont nos ennemis nous chargeaient autrefois auprès d’eux. La conséquence, pour nous, en est grave. Malgré les développemens que l’insurrection avait déjà pris, on pouvait encore espérer, il y a quelques mois, rencontrer des amis dans la population elle-même. Il n’y aurait eu qu’à fournir des armes pour trouver des auxiliaires. Aujourd’hui, chaque fusil que nous donnerions aux Malgaches risquerait d’être dirigé contre nous. Dans plus d’une circonstance, nous avons pu réussir à tourner une peuplade contre une autre, et à pratiquer entre elles, en profitant de leurs divisions et de leurs jalousies, la politique qui a donné autrefois l’empire du monde aux Romains et que les Anglais, instruits par Dupleix, ont si habilement pratiquée dans l’Inde. Maintenant, toutes les peuplades s’unissent contre nous dans un même préjugé, dans une même hostilité. Et voilà comment notre situation, déjà si mauvaise, s’est encore aggravée du jour au lendemain, Ut declamatio fiat ! Il a suffi pour cela de quelques phrases de tribune et d’un scrutin. Que faire aujourd’hui ? Le moment est passé de discourir comparativement sur les mérites du protectorat ou de l’annexion. On connaît notre sentiment sur le protectorat : nous aurions pourtant compris qu’on lui préférât l’annexion. Aucune complication sérieuse n’était à craindre, de ce chef, avec les puissances étrangères ; on s’exposait seulement à des difficultés intérieures très nombreuses, très onéreuses, mais qui n’étaient pas insurmontables, à condition qu’on les regardât en face et qu’on prît les mesures nécessaires pour y pouvoir. Si on ne voulait pas se servir du gouvernement malgache, il fallait évidemment augmenter notre corps d’occupation, afin de briser toutes les résistances et de s’emparer militairement de tout le pays. Il fallait faire marcher derrière l’armée toute une troupe de fonctionnaires français. C’est ainsi que, traditionnellement, nous avons compris et pratiqué la colonisation ; une nouvelle expérience du même genre ne nous aurait pas beaucoup changés ; elle aurait montré seulement que nous n’avions rien appris, et tout oublié. Mais on a fait encore pis ! Un a accumulé les inconvéniens de tous les systèmes, sous prétexte d’en réunir tous les avantages. De l’administration malgache, il ne reste aujourd’hui absolument rien. L’instrument est irrémédiablement détruit. Le protectorat, quand même on voudrait y revenir, est impossible. C’est sans doute ce qu’a compris M. Hanotaux lorsque, à sa rentrée au ministère des affaires étrangères, il a trouvé les choses si profondément changées. Partisan du protectorat, il s’est aperçu que les élémens n’en existaient plus, et qu’ils ne pouvaient plus reprendre vie. Ce qui est mort est mort. Nous en étions réduits à faire de l’annexion, c’est-à-dire du gouvernement direct, et pour cela le ministère des colonies était indiqué : il s’y connaît !

Mais, avant tout, il faut faire de la conquête. L’insurrection est partout : bon gré, mal gré, nous sommes condamnés aux expéditions militaires. On a perdu le bénéfice de la chance heureuse, qui, à notre entrée à Tananarive, nous avait fait trouver le gouvernement malgache à peu près intact. Nous pouvions alors tirer un grand parti de lui ; nous ne pouvons plus aujourd’hui en tirer aucun. On a donc très bien fait d’envoyer un général à Madagascar et de l’investir de tous les pouvoirs. Le général Gallieni est arrivé à Tananarive sans accident ; c’est encore une chance, peut-être la dernière. Tout ce qu’on peut lui demander, pour le moment, est de maintenir, ou plutôt de rétablir la sécurité des communications avec Tamatave, c’est-à-dire avec la mer. Il serait désirable aussi de la maintenir par Majunga, mais c’est peut-être difficile. La route tracée sommairement par notre colonne expéditionnaire s’efface tous les jours ; il n’en reste pas grand’chose aujourd’hui. Enfin, nous entrons dans la saison des pluies ; nous sommes donc condamnés à l’immobilité. Les insurgés le sont aussi, mais dans une proportion moindre, car ils sont chez eux. La mauvaise saison leur est plus favorable qu’à nous ; ils s’organisent, comme nous l’avons dit, ils reçoivent des armes. Quant à nous, nous ne recevons rien, ou peu de chose. Le général Galliéni n’a pas encore pu se rendre assez bien compte de la situation pour exprimer ses besoins sous la forme de chiffres, soit en hommes, soit par conséquent en argent ; mais tous ceux qui sont au fait des choses ont l’absolue conviction que des renforts lui seront indispensables pour reprendre la campagne au printemps prochain. L’Emyrne est devenue une sorte de Vendée, qu’il devra reconquérir pied à pied. Il y a des procédés pour cela, et le général Gallieni les connaît bien ; ils n’ont d’autre inconvénient que d’être très onéreux. Nous avons pratiqué ces procédés en Algérie, au Soudan, et un peu au Tonkin ; nous serons obligés de les appliquer à Madagascar. Toutes les fautes se paient, et celles qui ont été commises ont été trop lourdes pour ne pas coûter cher. Mais à qui la responsabilité, sinon au ministère qui a déchiré le premier traité, celui du 1er octobre 1895, et qui a envoyé à Tananarive M. Laroche pour y apporter et y représenter, — ce qu’il a fait on ne peut mieux, — la confusion de ses idées et la contradiction de ses principes ?

Le ministère actuel a eu le mérite de rappeler M. Laroche et de le remplacer par un militaire : reste à savoir s’il donnera d’un seul coup à ce dernier tout ce dont il aurait besoin pour faire face à tant de dangers. Il faut pour cela le plus rare de tous les courages, le courage parlementaire, qui consiste à voir et à montrer aux Chambres et au pays les choses telles qu’elles sont. Le ministère aura-t-il ce courage ? Le parlement aura-t-il celui d’accepter une situation qu’il a contribué à faire naître et dont la responsabilité lui revient pour une grande part ? Alors, les choses seront au mieux. Qu’est-ce à dire ? On a répété, et on n’a pas eu tort, que le système du protectorat ne produit ses effets salutaires qu’au bout d’un temps que les impatiens trouvent long. Eh bien ! si au bout du même temps, le système de l’annexion, après avoir fait couler beaucoup de sang, après avoir fait dépenser beaucoup d’argent, produit finalement les mêmes résultats, s’il nous rend vraiment maîtres par la force d’un pays dont nous avons renoncé à nous emparer par la politique, il faudra nous tenir pour très satisfaits. On nous permettra tout de même, au risque d’être qualifié d’esprit chagrin, de protester contre la manière déplorable dont toute cette affaire a été conduite, et qui, au dernier jour comme au premier, nous amène et nous oblige à faire juste le contraire de ce que nous voulions, juste le contraire de ce qu’on nous avait promis.


Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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