Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1896

Chronique n° 1547
30 septembre 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 septembre.


Le principal événement du jour, le seul peut-être, est le voyage du tsar à travers l’Europe : que pourrions-nous en dire après l’étude si complète qui lui a été consacrée dans une autre partie de cette Revue ? L’empereur Nicolas débarquera sur les côtes de France le 5 octobre ; il arrivera à Paris le 6 ; de grands préparatifs sont faits pour le recevoir d’une manière digne de lui et de nous. Mais ce n’est là que le côté extérieur des choses. La visite que nous fait le puissant empereur n’est pas seulement un acte de courtoisie. Tel n’est pas le caractère qu’il a eu l’intention de lui assigner, puisqu’il avait été convenu, dès le début, qu’après les fêtes officielles de Vienne et de Breslau, et pendant que le tsar et sa jeune épouse iraient passer quelques jours ou quelques semaines dans l’intimité de la famille en Danemark et en Angleterre, le prince Lobanof viendrait à Paris vers le milieu de septembre, et y attendrait l’arrivée de son souverain. L’intervention d’un facteur brutal et imprévu a troublé ces arrangemens : le prince Lobanof, après avoir rempli la première partie de sa tâche, et accompagné son maître à Vienne où les heureux résultats de sa politique paraissent avoir été consacrés entre les deux empereurs, est mort subitement. On ignore encore par qui il sera remplacé, et ce n’est pas au cours de son voyage que le tsar peut prendre une décision, ni faire un choix aussi graves. M. Chichkine, qui porte le titre d’adjoint du ministre, remplit par intérim les fonctions si brusquement devenues vacantes. Bien qu’il soit très préparé à la charge qui lui incombe, il a dû en sentir le poids depuis quelques jours. La mort du prince Lobanof a rejeté sur ses épaules les plus lourdes responsabilités. Heureusement, le séjour du tsar en Danemark et en Angleterre lui ont donné quelque temps de répit. On annonce qu’il est sur le point d’arriver à Paris, où il précédera l’empereur de quatre ou cinq jours, ce qui, dans la mesure du possible, maintient au programme primitif la signification qu’on avait voulu lui donner : c’est évidemment un voyage tout politique que le tsar se propose de faire auprès de nous.

Peut-être n’en est-il pas tout à fait de même en Angleterre. La longueur du séjour que l’empereur prolonge à Balmoral, lorsqu’on le compare à la brièveté de celui qu’il a fait à Vienne et à Breslau et de celui qu’il fera chez nous, montre bien que les sentimens de famille y sont pour beaucoup. Au surplus, l’empereur est seul ; il n’a aucun de ses ministres auprès de lui. D’autre part, il est souverain absolu, et moins que tout autre il n’a besoin de ses ministres pour éclairer sa conscience et pour fixer sa volonté. Il ne faut donc rien exagérer. Tout porte à penser que, si la politique ne tient qu’une place secondaire dans les entretiens de Balmoral, elle n’en sera pourtant pas exclue. Ce n’est pas seulement pour présenter ses respects à l’empereur que lord Salisbury lui a demandé une audience, et qu’il est venu passer plusieurs jours dans le vieux château d’Ecosse où la reine Victoria a établi sa résidence d’été. Les télégrammes ne parlent que de parties de chasse entre le prince de Galles et son neveu ; mais tout le monde sait que le prince de Galles, au milieu des loisirs que lui impose une longue attente du trône et qu’il remplit de manières très diverses, est resté un habile diplomate, toujours prêt à bien servir les intérêts de son pays. La popularité dont il jouit est, ne fût-ce qu’à ce point de vue, des plus légitimes. L’empereur de Russie, placé entre la reine Victoria qui vient de célébrer la soixantième année du règne le plus heureux et le plus fécond de l’histoire d’Angleterre, le prince de Galles, le marquis de Salisbury, n’échappera certainement pas aux préoccupations politiques si naturelles dans un pareil milieu. Et ces préoccupations, si on en juge par le ton de la presse depuis quelques semaines, sont aujourd’hui aussi vives qu’elles l’aient jamais été. Non pas, certes, que les intérêts de l’Angleterre soient compromis, menacés, ou même exposés sur aucun point du monde ; rien ne justifierait un pareil jugement ; mais si l’opinion n’est ni inquiète, ni alarmée, elle n’en est pas moins fort troublée, et les agitations qu’elle éprouve depuis quelques semaines ne peuvent être comparées qu’à celles de l’atmosphère : or le vent a rarement soufflé d’une manière plus anormale, ni plus déconcertante, et les oscillations du baromètre témoignent une sorte de déséquilibre et d’affolement dans les régions supérieures. L’arrivée du tsar en Angleterre était impatiemment attendue comme si elle avait dû ramener un peu de calme dans les esprits si violemment secoués : aussi le ton des journaux s’est-il modifié d’une manière assez sensible avant même que le jeune empereur ait touché le sol britannique, et dès qu’il a été, en quelque sorte, en vue.

C’est la situation de l’Orient qui a produit l’effervescence à laquelle nous faisons allusion. Les massacres arméniens ont provoqué partout la même réprobation et la même horreur. Ce sentiment, on nous permettra de le croire, n’a pas été plus vif en Angleterre que dans d’autres parties de l’Europe ; mais peut-être s’y est-il manifesté par des explosions plus éclatantes, et cela pour deux motifs. Le premier est que le gouvernement anglais lui-même, par l’organe de ses principaux ministres et notamment de lord Salisbury, avait tout fait pour amener l’opinion à ce point de nervosité où elle est bien près de ne plus pouvoir se contenir ; il suffit alors de peu de chose pour provoquer un véritable déchaînement, et ce n’est pas, hélas ! peu de chose qui s’est produit, puisque le sang a coulé à flots dans toute l’Anatolie et jusque dans les rues de Constantinople. Le second motif est que l’Angleterre, par le fait de sa situation particulière, et peut-être même sans qu’elle analyse les impressions confuses auxquelles elle s’abandonne quelquefois, a comme un instinct secret qu’elle risque moins que personne en se laissant aller à l’impétuosité de ses passions généreuses. Elle a tous les avantages d’une attitude très noble, sans en avoir les inconvéniens. Il serait sans doute injuste de nier la très grande part de spontanéité qui existe chez elle. L’Angleterre a joué un rôle trop important dans le développement de la civilisation universelle pour qu’on puisse l’accuser d’avoir toujours cédé à des calculs d’intérêt personnel. Il y a dans ce peuple un fond de mysticisme religieux et même sentimental qui a tenu dans son histoire une place considérable, et dont on ne saurait faire abstraction sans se condamner soi-même à ne pas comprendre beaucoup de choses. Que l’opinion ait été très sincèrement émue par les massacres d’Orient, cela n’est pas douteux, et comment n’en aurait-il pas été ainsi puisque, depuis de longs mois et même depuis des années, elle avait été préparée par les comités arméniens ou arménophiles à témoigner aux « frères chrétiens » d’Anatolie un intérêt qui, dans l’espoir de tous, ne pouvait pas manquer d’être efficace ? Le malheur est qu’il ne l’a pas été. L’Angleterre s’en est rendu compte avec une véritable angoisse. Mais que faire ? Fallait-il recourir aux résolutions extrêmes ? Pendant quelques jours, la presse a paru le laisser entendre : nous employons des expressions volontairement atténuées, adoucies, compliquées de réticences, afin d’être aussi exact que possible et de ne pas dépasser la mesure où nos confrères anglais devaient d’ailleurs revenir bientôt. On aurait pu croire, à les lire, que nous étions à la veille d’une nouvelle croisade. Le gouvernement se taisait, mais tous ses organes jetaient feu et flammes. Les journaux indépendans n’étaient pas moins violens. L’opposition se faisait remarquer dans ce nouveau steeple-chase par une ardeur qui stimulait celle d’autrui, comme si elle avait eu besoin d’être stimulée. Dans tout autre pays, alors surtout que l’opinion y est souveraine, un pareil soulèvement de l’esprit public aurait certainement annoncé des résolutions extrêmes. Mais les choses ne vont pas toujours ainsi en Angleterre. Précisément parce qu’elle a pleine conscience de sa grandeur qui ne saurait jamais être mise en cause, l’Angleterre ne se fait aucun scrupule de s’arrêter, ou même de revenir en arrière, lorsqu’elle se reconnaît engagée dans une voie sans issue. Elle sent bien que ces conversions subites ne la diminuent pas, parce qu’on ne peut les attribuer qu’à sa propre réflexion et à sa volonté ; et c’est pour cela que nous la voyons céder successivement à des impressions si mobiles. A cet égard, l’extrême petitesse et l’extrême grandeur produisent quelquefois des effets analogues : elles permettent, en effet, de se livrer à toute l’impétuosité de ses premiers sentimens sans aliéner sa liberté de s’arrêter à propos, dans le premier cas parce qu’on ne peut rien faire, et dans le second parce qu’on s’exposerait à faire plus qu’on ne l’aurait voulu. C’est ainsi qu’un des pays de l’Europe qui, après l’Angleterre, s’est abandonné à la plus véhémente indignation à propos des affaires d’Orient est la Suisse. Heureuse Suisse, heureuse Angleterre, qui, pour des motifs aussi divers, peuvent sortir impunément du domaine de la pure politique et se permettre de pareilles échappées de sentiment ! Cela a duré, dans la république voisine, jusqu’à ce que la Suisse libérale, journal neufchâtelois, ait présenté sur cette attitude quelques observations judicieuses. Il s’est demandé ce que dirait le Conseil fédéral, s’il chargeait un de ses ministres à Londres, à Paris ou à Berlin de conseiller aux grandes puissances une intervention en faveur des Arméniens, et si lord Salisbury, M. Hanotaux ou le baron Marschall répondaient avec un sourire diplomatique : « Parfaitement, enchanté ; quel concours nous offrez-vous ? » Nous ne sommes malheureusement, ni dans la situation de la Suisse, ni dans celle de l’Angleterre : nous devons mesurer davantage nos paroles et nos démarches.

Pour revenir à l’Angleterre, la presse y a discuté pendant quelques jours, dans les termes les plus passionnés, la question de savoir s’il n’y avait pas lieu pour elle à une intervention isolée dans les affaires d’Orient. C’est au moment où M. Gladstone retrouvait son ardeur d’il y a vingt ans pour traiter le sultan de « grand assassin », et pour montrer dans les atrocités arméniennes une seconde édition des « atrocités bulgares ». Le duc de Westminster allait plus loin encore ; il voyait dans Abdul-Hamid l’incarnation même de Satan. Nous ne parlerons que pour mémoire de M. Asquith, ancien ministre de l’intérieur du cabinet Rosebery, mais qui n’est diplomate à aucun degré, et qui l’a prouvé en écrivant des phrases comme celles-ci : « J’ai l’absolue conviction que le moment est arrivé où l’Angleterre doit refuser d’entretenir plus longtemps des relations avec un gouvernement qui est devenu le simple instrument d’exécution des desseins d’une volonté insensée ou criminelle. Les puissances européennes, de qui le sultan tient son trône (sic), ne peuvent approuver les crimes passés ou ignorer les dangers futurs, sans se faire les complices des premiers, ni sans se rendre directement responsables des seconds. « Pour qu’un homme comme M. Asquith, qui a joué un rôle important dans les conseils du gouvernement, ait pu écrire d’un pareil style, il fallait que l’opinion fût arrivée à son paroxysme. Elle y était arrivée, en effet. Quelques voix plus sages ont commencé alors à se faire entendre, et nous aurons à y revenir bientôt ; mais il est intéressant de noter l’impression produite sur la presse continentale, et en particulier sur les journaux de la triple alliance, c’est-à-dire de Vienne et de Berlin, par les manifestations excessives et intempérantes qui se succédaient sans interruption en Angleterre. Si les journaux anglais avaient cru entraîner ceux de l’Europe centrale, ils s’étaient absolument trompés, et ils n’ont pas tardé à s’en apercevoir. Le ton des journaux autrichiens et allemands a été des plus rudes. Ils ont protesté avec chaleur contre toute idée d’une action particulière et isolée de l’Angleterre, rappelant que l’Europe s’y était toujours opposée et qu’elle ne la permettrait de la part d’aucune puissance. A cet égard, les déclarations faites il y a un an par le prince Lobanof, sur la mémoire duquel M. Gladstone rejetait, il est vrai, la responsabilité des « terribles méfaits » qui venaient d’être perpétrés, avaient été catégoriques. La presse austro-allemande témoignait qu’elle ne se laissait pas émouvoir par ces accusations, et que la politique des gouvernemens dont elle était l’organe n’en serait pas ébranlée. La Nouvelle Presse libre et le Nouveau Tagblatt, bien que servant à l’intérieur des intérêts politiques opposés, s’accordaient subitement pour dénoncer au dehors les projets ténébreux de la Grande-Bretagne. Les journaux allemands n’étaient pas moins amers : nous n’avons que l’embarras des citations à faire. La Gazette de Cologne, par exemple, écrivait ce qui suit en s’adressant à l’Angleterre : « Si vous croyez que l’Europe vous donnera mandat d’intervenir dans les affaires turques, vous vous trompez ; et votre erreur n’est pas moindre si vous imaginez qu’elle tolérera une intervention isolée de votre part, entreprise sans son consentement. Elle sait pourquoi vous étiez jadis l’ami de cœur du sultan, et pourquoi vous voici devenue son pire adversaire. Il y a plus d’or anglais que de roubles russes en circulation dans l’empire ottoman, et cela est assez significatif… Vous avez démérité de la triple alliance. Craignez qu’une tentative d’occuper la Corne d’Or n’aboutisse qu’à vous faire chasser de l’Egypte. »

C’est dans le même sens et presque dans les mêmes termes que s’exprimaient tous les autres journaux allemands. Si les Anglais sont justes pour la presse française, ils reconnaîtront que, dans cette crise, son langage à leur égard a toujours été plus modéré. Au fond l’opinion, en Allemagne, est beaucoup plus opposée à l’Angleterre qu’elle ne l’est chez nous, au moins depuis longtemps. La politique peut conseiller de mettre une sourdine à l’expression de ces sentimens, mais toutes les fois que l’occasion s’en présente, le feu qui couve sous la cendre fait explosion. L’Allemagne reconnaît de plus en plus que la grande concurrente qu’elle rencontre sur les mers et qui arrête l’expansion de son commerce, c’est l’Angleterre, et l’hostilité immanente entre les deux pays se manifeste parfois avec une violence imprévue. Quant à l’Autriche, elle obéit sans doute à des préoccupations différentes ; mais elle est sincèrement conservatrice et pacifique en Orient comme partout ailleurs, et s’il est vrai que, avant la mort du prince Lobanof et sous ses auspices, elle ait mis sa politique orientale d’accord avec celle de la Russie, on comprend que les velléités brouillonnes de l’opinion, et du gouvernement anglais, lui causent un certain malaise et fassent même naître chez elle une assez vive irritation. Cet état de l’esprit public, en Europe, était trop général pour qu’on pût le considérer à Londres comme négligeable. Évidemment les exhortations à la croisade qui étaient parties des bords de la Tamise, n’avaient pas produit sur ceux de la Sprée ou du Danube tout l’effet qu’on en avait espéré. Il y avait partout de la résistance, de la mauvaise humeur, et, pourquoi ne pas le dire ? de la défiance. Nous constatons ces impressions sans rechercher pour le moment dans quelle mesure elles peuvent être justifiées. L’opinion anglaise a fait alors une sorte de retour sur elle-même ; elle s’est demandé si elle n’était pas allée un peu trop loin, si elle n’avait pas effarouché, effrayé l’Europe, au lieu de la persuader. Et aussitôt le ton a changé. Les mêmes journaux qui s’étaient signalés par une ardeur inconsidérée sont revenus subitement à plus de circonspection et de mesure. Ils ont désavoué les projets hasardeux qu’on leur avait prêtés. « Une intervention armée en Turquie, a dit le Times, provoquerait infailliblement le renouvellement des massacres sur une grande échelle, dans maintes parties de l’empire, et si cette intervention était une intervention anglaise, décidée sans le consentement des autres puissances, elle conduirait, de plus, à une guerre européenne. Or, quels seraient nos alliés et quels seraient nos adversaires dans une pareille croisade ? L’attitude de la Russie a été nettement définie l’année dernière par le prince Lobanof, et l’attitude de la France est pareille. L’Autriche et sa grande voisine du nord sont, dit-on, arrivées à une entente pendant le séjour du tsar à Vienne, et la polémique traditionnelle de l’Autriche ne laisse pas de doutes sur la nature de cette entente. L’Italie peut-être marcherait avec nous, mais elle fait partie de la triple alliance, et puis elle a les mains occupées. Quant à l’Allemagne, on peut juger de ses intentions par les articles des journaux berlinois. Les avocats de l’agitation arménienne sont-ils préparés à affronter dans de telles conditions les chances d’une guerre européenne ? »

Cet article du plus répandu des journaux anglais, quelque peu différent de ceux qui l’avaient précédé, n’est passé inaperçu ni en Angleterre ni en Europe. Il a opéré comme un calmant ; il a provoqué une détente presque immédiate dans l’opinion. D’autres journaux ont présenté presque en même temps des réflexions analogues. Il en résultait bien qu’on faisait retomber sur autrui la responsabilité d’une inaction qu’on jugeait d’ailleurs déplorable, comme si l’Europe était restée indifférente aux maux de l’Arménie et de la Crète ! comme si elle n’avait rien fait pour en arrêter le développement ou pour en prévenir le retour ! — reproche injuste à coup sûr, et que l’histoire ne ratifiera pas, — mais enfin on consentait à tenir compte de la situation particulière des autres puissances et des ménagemens qu’elle leur imposait. Des hommes politiques considérables ont fait entendre le langage de la raison. Lord Rosebery, bien qu’on ne puisse pas tout approuver dans les nombreuses lettres qu’il a écrites et qui ont été livrées à la publicité, a mis en garde le parti libéral contre les entraînemens auxquels il avait paru trop céder. Ses observations et ses conseils se rapprochent beaucoup de ceux que le Times, de son côté, avait déjà présentés à ses lecteurs. Il appuie sans doute à l’excès sur le peu de crédit de l’Angleterre, et il déplore que le gouvernement de lord Salisbury n’entretienne pas de relations plus cordiales avec les autres puissances. On reconnaît là l’homme de parti. Mais il conclut que toute action séparée serait une faute, qu’elle engendrerait de très grands périls, et qu’il y a finalement lieu d’espérer que le gouvernement actuel saura à la fois éviter ces périls, c’est-à-dire la guerre, et néanmoins faire son devoir. On retrouve ici le langage de l’homme politique. Sir Charles Dilke a fait, lui aussi, entendre sa voix dans ce concert d’avertissemens donnés de partout à l’opinion un peu exaltée, un peu égarée. Il constate à son tour que l’Angleterre n’a pas su se concilier l’adhésion du sentiment européen, et il en recherche la cause dans un passé encore tout récent. « En 1882, dit-il, l’opinion publique ne vit dans le bombardement d’Alexandrie qu’un massacre, alors qu’elle-même avait réclamé la répression sévère des massacres chrétiens. Pour l’Angleterre, la perte d’un seul de ses cuirassés équivaudrait à la perte d’un corps d’armée pour la France ou pour l’Allemagne. Or, presque toutes les puissances sont mal disposées pour elle, car le protectorat virtuel de l’Angleterre sur l’île de Chypre et l’occupation de l’Egypte ont ruiné son crédit dans l’esprit de l’Europe. »

Il y a du vrai dans la manière dont sir Charles Dilke explique l’état de l’opinion, sur le continent, à l’égard de l’Angleterre ; il y a aussi quelques défauts de nuances dans les griefs qu’il articule, et qui n’ont pas tous, à nos yeux, la même valeur. L’Europe, pour parler en toute franchise, n’attache plus grande importance à la question de Chypre ; elle est assez disposée à la passer délibérément au compte des profits et pertes ; et au surplus l’Angleterre n’a pas tiré jusqu’à ce jour un assez grand parti de son établissement à Chypre pour que l’équilibre de la Méditerranée en ait paru gravement compromis. Mais il n’en est pas de même de l’Egypte. Sur ce point, les préoccupations générales sont restées très éveillées, et, bien loin de s’être atténuées, elles ont pris à la suite des événemens d’hier un surcroît d’acuité. Les Anglais viennent, on le sait, d’entrer à Dongola. La manière dont le major Kitchener a conduit l’expédition fait le plus grand honneur à son habileté. Ses calculs ont été si justes, et il s’est montré si soigneusement ménager du sang de ses soldats, qu’il n’a pas perdu au feu un seul homme : sur tous les points son artillerie a dépisté de loin l’ennemi et l’a mis en fuite. Son pays lui doit de la reconnaissance et tous les autres peuvent lui adresser leurs complimens. Toutefois, une affaire militaire bien conduite ne peut pas faire oublier une politique qui l’est beaucoup moins bien. On se demande de plus en plus où tend l’Angleterre sur le haut Nil. Personne ne croit qu’elle s’arrêtera à Dongola ; mais jusqu’où ira-t-elle ? La facilité même qu’elle a rencontrée jusqu’ici dans ses opérations est une tentation à laquelle, très vraisemblablement, elle ne résistera pas. Les derviches ont montré qu’ils n’étaient pas un danger bien redoutable. On s’en doutait déjà ; il n’était pas nécessaire d’être doué d’une exceptionnelle clairvoyance pour n’assigner au péril mahdiste qu’une proportion infinitésimale dans l’ensemble des motifs qui ont fait entreprendre l’expédition de Dongola. La politique égyptienne du gouvernement anglais inquiète parce qu’elle reste volontairement obscure, équivoque, couverte en quelque sorte : on n’en aperçoit pas le terme, et il a même semblé, à de certains momens, que ce terme était reporté au jour incertain, mais qu’on peut rapprocher, où aura lieu, par l’ébranlement et la chute de l’empire ottoman, la liquidation générale de toutes les affaires d’Orient. Qui sait si l’Angleterre ne dira pas alors, suivant le mot de M. de Bismarck, évidemment inspiré par un médiocre souci du droit strict : « Beati possidentes ? » Voilà pourquoi, ou voilà du moins une des raisons pour lesquelles, — sir Charles Dilke ne se trompe pas à cet égard, — son attitude dans la question arménienne a pu paraître suspecte à certains autres pays. Évidemment, le jour où l’Angleterre aurait prononcé une parole claire et définitive au sujet de l’Egypte, si, comme il n’est pas permis d’en douter, cette parole était conforme à des engage mens souvent renouvelés et se contentait d’en fixer l’échéance, toutes les défiances tomberaient, et le gouvernement anglais rencontrerait une facilité dont il serait heureusement surpris à grouper l’Europe, en Orient, autour d’une politique dont on ne verrait plus que le côté généreux. Mais nous n’en sommes pas là. Les nuages, au contraire, s’amoncellent de plus en plus sûr la politique égyptienne du cabinet de Londres. Le brillant succès des armes britanniques, qui aurait été salué avec enthousiasme si on y avait vu la promesse, les prémisses d’une solution, laisse les esprits de plus en plus perplexes en ce qui touche l’avenir. Aussi, — et tout le monde le constate à Londres avec une impatience mêlée de dépit, — n’est-il pas une puissance en Europe qui ne se réserve lorsque l’opinion anglaise se livre et s’abandonne tout entière à l’emportement des sentimens les plus honorables. Il y a là un malentendu qu’on fera cesser quand on le voudra ; seulement, on ne le veut pas encore. En attendant, chacun reste sur l’expectative. Le Times n’ose même pas trop compter sur l’Italie, qui, dit-il, est occupée ailleurs. L’Italie, depuis quelques mois, surtout depuis quelques semaines, parait occupée à rajeunir un peu sa politique, qui en avait, à la vérité, quelque besoin. Elle ne la modifie pas sans doute, mais pourtant elle en élargit l’horizon. Il semble que le prochain mariage du prince royal avec une princesse de Monténégro ait déjà ouvert l’esprit italien à des conceptions un peu nouvelles. Les rapports avec la Russie sont devenus plus fréquens et plus confians. La négociation d’un traité de commerce avec la Tunisie, poursuivie par l’intermédiaire direct de la France, indique une détente entre les deux pays. La politique de M. Crispi s’éloigne et s’estompe dans le passé. L’Italie, nous n’en doutons pas, conserve les mêmes sentimens pour l’Angleterre, mais peut-être M. Visconti-Venosta ne les exprimerait-il pas avec les effusions lyriques dont M. le baron Blanc était coutumier. Il est de moins en moins probable qu’on puisse croire à Rome, à supposer qu’on l’y ait jamais cru, que l’Angleterre soit allée à Dongola pour dégager Kassala. Au reste, l’Italie tient peu à Kassala, et elle n’a pour le moment d’autre préoccupation que de mettre fin, avec honneur et dignité, à son aventure africaine. Ses aspirations se porteront peut-être bientôt d’un autre côté.

Mais revenons à Londres : cette digression au sujet de l’Egypte n’était d’ailleurs pas inutile pour expliquer l’état de l’opinion en Europe à propos des affaires d’Orient et de l’attitude que l’Angleterre y a prise. S’il y a un homme dans ce grand pays qui en représente bien les sentimens lorsqu’ils s’épanchent dans le sens de leur générosité naturelle, à coup sûr c’est M. Gladstone. La parfaite sincérité de l’illustre vieillard ne saurait être mise en cause : toute sa vie protesterait contre le moindre doute à ce sujet. L’histoire dira si M. Gladstone ne s’est pas égaré quelquefois ; ce n’est pas à nous à le rechercher aujourd’hui ; mais s’il s’est égaré, c’est toujours avec une bonne foi absolue, et toujours à la recherche, à la poursuite du bien de l’humanité. Il a conservé, jusque dans un âge avancé, les passions de sa première jeunesse, et c’est ce qui donne à ses paroles tant de force et de séduction. Ayant été à toutes les époques un des plus éloquens champions de la cause arménienne, il ne pouvait manquer, dans les circonstances tragiques de ces derniers mois, de la prendre en main de nouveau et d’apporter à sa défense toute la ferveur de son âme. Aussi est-ce bien ce qu’il a fait. Il s’est multiplié, comme il le faisait autrefois, pour faire pénétrer partout ce qu’il croit être la vérité. Il a même écrit une longue et pressante lettre à un journaliste français, dans l’espoir que sa parole, assurément désintéressée, serait écoutée en France : elle ne pouvait l’être, en effet, qu’avec sympathie et respect, sans pourtant faire, toutefois, beaucoup de conversions. L’exagération même de quelques-uns des termes qu’emploie M. Gladstone devait mettre en garde contre lui. Tout le monde est d’accord, bien entendu, sur ce que les massacres arméniens ont eu de révoltant ; ce n’est pas à ce sujet que la moindre dissidence pourrait se produire ; mais il s’agit moins de condamner, de flétrir des actes contre lesquels se soulève la conscience universelle, que d’en prévenir le retour. Et que faut-il faire pour cela ?

M. Gladstone n’en a rien dit dans sa lettre à un de nos confrères, pas plus d’ailleurs que dans celles qu’il avait déjà adressées à des journaux anglais. Il s’est contenté d’y exhaler son indignation, et de charger plus spécialement la Russie et la France de venger l’humanité si cruellement outragée. Soit ; mais comment ? C’est toujours la même question qui se pose. Il est probable qu’on l’a posée à M. Gladstone de beaucoup de côtés à la fois ; on lui a demandé de s’expliquer, on l’a sommé de conclure. Il n’est pas seulement un philosophe ; il a souvent et longtemps dirigé les affaires de son pays ; il est homme politique et il connaît la valeur des mots. Retrouvant tout d’un coup son éloquence des meilleurs temps, il a fini par prononcer un grand discours à Liverpool. Ce discours était attendu avec impatience. S’il y avait pour l’Angleterre, s’il y avait même pour l’Europe un moyen assuré de faire prévaloir en Orient, contre les excès de la force brutale, la justice et la pitié, nul n’était plus propre que le glorieux vieillard à le reconnaître et à l’indiquer. Faut-il le dire ? Le discours de Liverpool a été une déception, et cette déception a été avouée par la presse de tous les partis. M. Gladstone n’a découvert, il n’a proposé aucun moyen d’atteindre le but que vise son ardente philanthropie. Sa parole, qui avait excité tant d’espérances, n’a laissé après elle que l’hésitation. C’est qu’après avoir dirigé un véritable et très injuste réquisitoire contre les puissances qu’il a accusées d’avoir laissé tout faire, après avoir déclaré que l’Angleterre devait garder pleine et entière l’indépendance de son propre jugement sans le sacrifier à personne, pas même à l’intérêt supérieur du concert européen, après avoir tout jugé, tout condamné, tout menacé, M. Gladstone a déclaré qu’il fallait s’arrêter en deçà de la guerre, parce que la guerre serait le pire de tous les maux. Il a donné comme un modèle à suivre la conduite de la France en 1840, justification imprévue, mais un peu tardive, d’une politique qui n’a pas trouvé autrefois d’adversaire plus résolu que le gouvernement britannique. Déclarer qu’on ira jusqu’à la guerre, mais qu’on ne fera pas un pas de plus, n’est-ce pas se désarmer d’avance et se réduire à l’impuissance ? En 1840, la France a laissé croire, au moins pendant un temps, elle a cru elle-même qu’elle ne reculerait pas devant l’obligation de mettre son attitude finale d’accord avec ses paroles : si elle avait dit dès le premier jour qu’en aucun cas elle ne tirerait l’épée, peut-être ne mériterait-elle pas aujourd’hui l’admiration rétrospective dont M. Gladstone veut bien l’honorer. La Russie, il y a vingt ans, n’a pas reculé devant la guerre ; aussi M. Gladstone ne lui marchande-t-il pas non plus les expressions laudatives. Lorsqu’on est résigné ou résolu à la guerre, toute une politique s’ensuit logiquement ; mais il y a quelque chose de contradictoire à ne pas vouloir la guerre, et même à le dire très haut, et à parler pourtant comme si on en acceptait la terrible éventualité. C’est ce que fait M. Gladstone. Nous doutons que, par ce moyen, il réussisse à faire peur même au sultan, qui n’est pourtant pas réfractaire à ce genre de sentiment. En fin de compte, il se borne à demander que le gouvernement anglais rompe ses relations diplomatiques avec le gouvernement ottoman, et qu’il rappelle son ambassadeur de Constantinople. A quoi bon ? Une rupture de ce genre n’a de valeur pratique, surtout auprès d’un souverain comme le sultan, que si elle est l’annonce d’autre chose et s’il est permis d’y voir une menace destinée à être suivie d’effet. Dans le cas contraire, elle est tout à fait inefficace, et ne peut avoir d’autre conséquence que de mettre le gouvernement qui y a eu recours dans l’embarras de savoir à quel moment il pourra renouer des relations imprudemment suspendues. Le sultan serait puni d’une manière à laquelle il risquerait d’être peu sensible si l’ambassadeur d’Angleterre le privait, pendant quelque temps, de sa présence et de ses conseils. On a fait remarquer à M. Gladstone que le seul résultat de sa proposition, si elle était adoptée, serait, en cas de troubles nouveaux, de priver ses nationaux en Orient de la protection immédiate du représentant de la Reine. Le retrait de l’ambassadeur serait un acte tout platonique de mauvaise humeur et de bouderie : ce n’est pas là ce qui convient à un grand peuple et à son gouvernement.

Mais alors, encore une fois, que faut-il faire ? Nous persistons à croire qu’il n’y a en Orient qu’une politique à suivre, à savoir celle qui résulte de l’accord de toutes les puissances en vue d’exercer sur le sultan une pression aussi forte, aussi énergique que possible. C’est la conclusion de lord Rosebery dans une dernière lettre qu’il vient d’écrire de Dalmeny, et où il déclare que toute action isolée de l’Angleterre ne pourrait avoir que des effets déplorables. Ce qu’il dit de l’Angleterre ne serait pas moins vrai d’une autre puissance. Toute action séparée, non seulement d’une puissance, mais même de plusieurs d’entre elles à l’exclusion de certaines autres, serait un affaiblissement de l’Europe. Celle-ci n’a de force que dans son union. Si cette union n’est pas parfaite, absolue, sincère, le sultan n’a pas beaucoup de peine à démêler sur quels gouvernemens il peut s’appuyer pour échapper aux objurgations plus ou moins impérieuses que les autres lui adressent, et alors tout est perdu. La guerre seule, et personne ne la veut, pourrait assurer quelque efficacité à une intervention qui ne serait pas notoirement celle de tous. Sans doute, même lorsqu’elle est unie, l’Europe ne peut pas tout ; mais lorsqu’elle ne l’est pas, elle ne peut rien. Sans doute, même lorsqu’elle est unanime à demander des réformes, l’Europe n’est pas pleinement certaine d’en imposer l’acceptation et d’en assurer l’exécution ; mais que serait-ce, si elle n’était pas unanime ? Lord Rosebery dans une de ses lettres, d’autres que lui encore et la plupart des journaux anglais mettent avec quelque affectation leur confiance dans l’empereur de Russie pour mener à bien l’œuvre qu’il s’agit d’accomplir en Orient. Ils ont raison assurément, et nous espérons comme eux que les conversations de Balmoral ne resteront pas stériles. Le tsar, avant d’arriver en Écosse, est passé par l’Autriche et par l’Allemagne ; il est allé à Vienne et à Breslau ; il sait ce qu’on y pense des affaires d’Orient et de la meilleure manière d’y intervenir utilement. Si lord Salisbury peut le faire profiter de son expérience déjà vieille, il pourra lui apporter en retour quelques renseignemens précieux sur les vues actuelles des principales puissances de l’Europe, sans même en excepter la France, bien qu’il ne soit pas encore venu à Paris. Au reste, les dépêches venues d’Orient dans ces derniers jours ne laissent aucun doute sur l’attitude de notre gouvernement, ni sur sa ferme volonté de ne pas laisser se renouveler d’odieux attentats. Dès son récent retour à Constantinople, M. Cambon a eu avec le sultan un entretien auquel on s’accorde à attribuer un caractère décisif. Nous sommes partisans résolus de l’intégrité de l’Empire ottoman, mais cette intégrité ne peut être maintenue qu’avec des réformes, et il ne suffirait pas, cette fois, de les promettre, il faut les faire. Ce programme n’est pas personnel à la France ; c’est en somme celui de l’Europe ; il est assez large pour rallier tout le monde et pour que chacun puisse mettre à son service son tempérament et ses moyens d’action particuliers.

L’Angleterre commence à s’apercevoir qu’elle a besoin de l’Europe, et certes l’Europe, de son côté, a grandement besoin de l’Angleterre. Elle ne saurait se passer de son concours ; elle fera beaucoup pour l’obtenir. Mais aussi, aucune puissance n’a le droit de se considérer comme étant d’une autre essence que les autres, ni comme l’unique dépositaire de la vérité. C’est parce qu’elle a laissé quelquefois apercevoir des sentimens de ce genre que l’Angleterre s’est subitement trouvée isolée. Mais il ne tient qu’à elle de sortir de cet isolement. Elle a sa très large place dans le concert des puissances, à la condition pourtant de consentir à l’occuper.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.